MÉMO SIX

Écoutez, Val… Entre nous… juste entre nous. Vous ne voulez vraiment pas me dire ce qui s’est passé ? Vous me mettez dans une situation difficile, vous savez. Je ne sais plus quoi faire, avec vous. Alors… juste de vous à moi… Entre collègues ! D’un Officier de Sécurité à un autre… Dites-moi, par Golowa ! Je vous aime bien, vous savez…

Je me suis gratté le nez et j’ai pincé le lobe de mon oreille gauche. J’ai aussi agacé de l’ongle la surface agréablement convexe de mon occiput. Mais ça, ce n’était pas facile, à cause des menottes magnétiques. Et j’ai dit à Gol M’Nubba :

— Je voudrais bien vous aider à conserver votre image de marque et votre poste, Gol, mais qu’est-ce que je pourrais vous dire de plus que je ne vous aie déjà dit ? Et que le sérum machin-chose m’a fait dire ? Hein ? J’ai un trou, mon vieux. Il est tout noir. Comme le cul d’un… Pardon, je ne vous visais pas particulièrement, vous savez ! Mais enfin, le fait est là : je ne sais rien, point à la ligne…

J’aurais pu ajouter que moi, par contre, je ne l’aimais pas bien. Mais il devait déjà s’en douter, je crois.

Gol M’Nubba m’a tourné son dos large comme un positron et a fait quelques pas dans son bloc, avant de se pencher sur son bureau où ses grosses mains noires ont un moment pianoté avec fureur. Quand il s’est retourné et m’a à nouveau fait face, son gros visage noir couvert d’un réseau serré de tatouages rituels grimaçait vilainement. Ses grosses lèvres bordeaux étaient ouvertes sur sa prothèse dentaire en acier, ses petites dents de requin triangulaires que je n’aurais pas aimé sentir sur ma carotide, et son énorme langue rouge se promenait devant le tableau avec une gourmandise affairée, comme si elle avait eu par avance le goût de mon sang sur ses papilles. Il était vraiment laid. Et je ne l’aimais pas. Il m’en faisait baver. Gol M’Nubba était l’Officier de Sécurité à bord du Thor de classe 4 Antarès, le vaisseau-amiral de l’escadre Mull-Anstein, dans lequel je m’étais retrouvé après mon périple sur Hydra. Ce n’était pas tout à fait un inconnu, puisque les messages interrompus concernant la présence possible au sein de notre équipe d’un espion Autre infiltré émanaient de lui.

Et maintenant, il voulait en savoir plus. En particulier comment j’avais bien pu faire pour quitter Hydra, voyager dans le vide entre 4116 et 4023 du Taureau (un parsec et demi), et surgir à cinquante mètres d’un des sas de l’Antarès, protégé par une espèce de bulle de rien du tout qui avait disparu sans laisser la moindre picocurie ou la moindre molécule une fois que le siphon s’était refermé sur ma nudité ahurie.

Mais il ne parvenait pas à le savoir. Et le pire était que je ne le savais pas non plus. Mes derniers souvenirs remontaient à ma fuite dans la nuit à bord d’un hydrotraceur en compagnie de la tératologue Sudrud Eslon, après la destruction de la base Argos. Je croyais m’être engueulé avec Sudrud, pour une raison ou une autre. Il me semblait même avoir eu un geste vers mon pistolaser… Avais-je tiré ? L’avais-je tuée ? À partir de ce moment, c’était le noir sidéral. En tout cas, c’est bien seul que j’avais été recueilli par l’Antarès…

Ça faisait trois jours standards que je me trouvais à bord du vaisseau-amiral, et que Gol me cuisinait sans résultat. Naturellement, j’avais tout de suite été mis au secret, dans une cabine du périmètre de Sécurité qui ressemblait à mon caisson d’Hydra, moins le confort et mes petits objets personnels. On m’avait juste filé une combi noire, signe de mes anciennes fonctions, pour voiler mes bijoux et le reste. Et, au bout de quelques heures, j’avais eu droit aux bracelets, ce qui n’était pas pratique pour jouer du guitarion. Heureusement je n’avais pas de guitarion, et d’ailleurs je n’ai jamais su en jouer.

En somme, j’étais suspect de contact et d’intelligence avec l’ennemi, donc dangereux comme une teigne et précieux comme un peigne si on se trouve avoir des cheveux. Un Autre, ou au moins un agent des Autres, s’était infiltré dans notre équipe d’Argos, il avait provoqué la mort d’une bonne partie de l’équipe, je n’avais pas su l’en empêcher, et je ne l’avais même pas découvert. Et, entre le jour, la nuit plutôt, où mes souvenirs coulaient dans le noir, et le moment où j’avais surgi dans l’espace, il s’était écoulé quatre-vingt-neuf journées standards (facilement calculés à partir du dernier message envoyé par Gol alors que l’escadre avait émergé dans 4116 du Taureau). Qu’est-ce que j’avais fait, pendant tout ce temps ? Qui m’avait transbahuté jusqu’à 4023 – qui, sinon les Autres ?

Gol M’Nubba aurait bien voulu me faire cracher le gros et le détail sur toutes ces galipettes. Et en confidences, j’aurais bien voulu pouvoir l’aider, pour être au courant moi aussi. Mais rien à faire. Ma mémoire était muette comme une tombe. Après les interrogatoires aimables, puis un peu moins aimables, Gol m’avait fait une injection de crache-vérité. Elle n’avait rien donné. Ensuite, fin du fin, il m’avait fait passer dans un appareil qui ressemblait à une chaise électrique d’antan, et qu’il appelait un synthétiseur de mémoire. C’était le dernier-né des instruments de torture créés pour la Sécurité Spatiale (et terrestre, je suppose), un engin électronique qui allait vous fouiller les neurones pour restituer sur un écran les traces qu’il y péchait. Bref, une caméra qui filmait votre passé à l’intérieur de votre crâne.

En réalité, ça ne marchait pas si bien que ça. Outre l’effroyable mal de tête que j’avais récolté dans l’expérience, je n’avais vu sur l’écran du synthétiseur que des séquences muettes, mal réparties chronologiquement, et surtout terriblement imprécises, malgré les efforts de l’engin pour recréer selon des stéréotypes les images qu’il captait. Mais j’avais quand même reconnu des périodes-clés de notre séjour sur Hydra, la mort de Nol et l’incinération de son caisson, le meurtre d’Ygra par Gore, la découverte sous la mer du cadavre d’Iniès, la hideuse transformation d’Alec, quelques attaques de monstres, et… l’arrivée de Sudrud par une nuit de pluie battante. C’était tout de même curieux de revivre tous ces cauchemars – comme si je les revoyais une seconde fois, mais avec des yeux myopes et embués. Vous avez oublié, vous ? Réécoutez Soupçons sur Hydra, si ça vous amuse… En tout cas, le synthétiseur n’avait rien pu repêcher non plus sur ce qui s’était passé après la nuit terrible. Peut-être que mes souvenirs avaient été définitivement effacés par… par quelque chose sans nom et sans existence, qui avait bu quatre-vingt-dix jours de ma vie. Mais quoi ! On voit plus étrange, dans l’espace et sur les planètes hostiles…

— Alors, Val, vous rêvez ? Ou alors la mémoire vous revient ?

J’étais remonté dans mes souvenirs, c’est vrai, mais pas ceux qu’il fallait. Gol était silencieusement revenu vers moi, sa face hideuse couturée de motifs géométriques taillés au stylet électrique grimaçait à quelques centimètres de la mienne. Il aurait dû savoir que la mode des tatouages rituels, chez les descendants des Africains terrestres, était passée depuis au moins un siècle. Ça lui aurait épargné bien des souffrances, et bien des soulèvements d’estomac chez ses interlocuteurs. Mais c’était peut-être ce qu’il cherchait. J’ai essuyé les postillons dont il m’avait généreusement inondé, et je lui ai répondu :

— Oui, elle me revient… Je crois bien que c’est l’heure de la soupe. Entre collègues, Gol, vous pourriez pas me faire programmer un ordinaire un peu plus… Je ne sais pas, moi, du tajine au kholb, avec un peu de gelée de maguains, hein ?

Sa figure de peinture au couteau fait par un dégueulasse n’a pas changé de grimace. Il m’a encore fixé quelques secondes, puis m’a tourné le dos une nouvelle fois. Je l’ai entendu marmonner :

— Vous me fatiguez, Elkaïch. Je ne vais pas tarder à vous l’enfoncer dans le cul jusqu’aux amygdales…

J’aurais voulu lui demander ce qu’il avait exactement l’intention de m’enfoncer si loin, et peut-être lui proposer un objet qui aurait eu mon agrément, mais Gol a soudain aboyé : « Virez-moi cet emmerdeur ! ». La poigne d’un des S.S. (Sergent Sécurité) muets, immobiles et incolores qui se trouvaient dans la pièce m’a broyé l’épaule, le type m’a fait faire demi-tour et j’ai été éjecté de l’antre de Gol M’Nubba. De l’autre côté de la porte, deux commandos sans visage m’attendaient, engoncés dans leur armure de fer-blanc. Ils m’ont fait parcourir dans un incroyable bruit de ferraille les quelques dizaines de mètres qui me séparaient de mon caisson – je veux dire de ma cellule. La porte s’est refermée sans bruit dans mon dos. Je me suis assis sur ma couchette, les mains sur les genoux, parce qu’il m’était difficile de les mettre ailleurs.

La cellule avait deux mètres sur deux, et elle ne comprenait, à part la couchette, que l’habituel coin douche-pipi-caca, et l’extension du synthétiseur bouffe qui crachait trois fois par jour l’ignoble rata militaire, qui n’était même pas de la soupe. Une rampe lumineuse courait tout autour du plafond. Elle avait l’obligeance de baisser aux trois quarts de son intensité pendant les six heures de sommeil qui m’étaient accordées, mais ça ne devait pas gêner l’œil vidéo mobile placé au-dessus de la porte, qui ne me perdait pas de vue sans chercher à se cacher. Et je suis sûr que les montants de ma couchette devaient être bourrés de neurosenseurs qui analysaient sans me demander mon avis ma tension artérielle, mes courants nerveux, mes montées d’adrénaline et les déchets de ma sueur.

Si ça les amusait ! Si ça l’amusait, le hideux M’Nubba ! On aurait dû interdire aux nègres la fonction d’Officier de Sécurité… Avec leur combi de la même couleur que leur peau, c’était un coup à risquer de les perdre dans le noir. Qu’est-ce que je pouvais le détester, le M’Nubba ! Est-ce que je serais devenu raciste ?… Soupir. Si je le détestais autant, je crois que c’est parce qu’il me rappelait un autre nègre, qui avait été mon meilleur copain. Gol était plus petit et plus vieux que Gore, mais il devait peser autant et être aussi costaud. Et il était toujours vivant, à l’abri des dix mètres de blindage du Thor, de ses cinq mille hommes d’équipage, de ses canons à particules, de ses fusées nucléaires et de ses champs-boomerang, toujours vivant, incrusté comme une araignée au centre des soixante-quinze mille mètres cubes du vaisseau de guerre géant.

Gore, lui, était mort sur une planète perdue, mort sous mes yeux, victime d’une guerre dont je ne comprenais plus ni les développements ni la finalité, à supposer que je les eusse un jour compris. À quoi ça servait, tout ça ? À quoi ça servait ?

La porte de ma cellule s’est ouverte brusquement alors que j’en étais là, et las, aussi, de mes réflexions. On m’apportait peut-être la réponse sur un plateau ? Mais non, ce n’était que les deux fers-blancs, ou deux autres pareils. Qu’est-ce qu’ils voulaient, ceux-là ? Le crachoir n’avait pourtant pas encore délivré sa merdouille vomitive. L’heure de la soupe était reculée ?

— Veuillez nous suivre, a grésillé un groin.

Je me suis levé, je suis passé entre les deux coquilles de polymostène.

— Par là ! m’a fait l’autre groin, ou le même.

J’ai obéi, sans leur faire remarquer que je ne les suivais pas, puisque c’étaient eux qui me collaient au train. Mais je crois qu’un commando est imperméable à l’humour. Je sentais le champ rougeoyant de leur regard sans yeux m’illuminer le crâne, j’entendais leur souffle asthmatique amplifié par les masques faciaux me couiner aux oreilles. De temps en temps l’un des cyborgs me frappait sur une épaule pour me faire tourner à gauche ou à droite. Nous avons changé de passerelle, et un siphon nous a aspirés d’un étage à un autre. Autour de moi le Thor bourdonnait, vibrait, cliquetait, des milliers de tonnes d’acier et de fibre cloisonnés, soudés, rivetés, encastrés, une ruche de métal parcouru par des centaines de milliers de veines drainant une énergie fantastique qui me faisait crépiter la peau et hérissait le moindre de mes poils. Parfois nous croisions un pontonnier ou un machino qui jetait un coup d’œil étonné sur les bracelets qui maintenaient mes poignets prisonniers. Où m’emmenait-on ? C’était encore un coup de M’Nubba, dont la spécialité était de me sortir de mon trou à n’importe quel moment du jour ou de la nuit pour m’interroger en état de vulnérabilité. Mais cette fois, ce n’est pas vers son bloc qu’on m’entraînait…

La coursive où les deux fers-blancs m’ont conduit était peinte d’une ravissante couleur algues pourries, au lieu du gris habituel. Ça avait l’air d’un endroit réservé à des passagers civils, et j’en ai été étonné. Et plus étonné encore quand, après m’avoir fait signe de m’arrêter devant une porte, un des cyborgs a fait un geste vers mes mains. J’ai massé mes poignets soudain libres, la porte s’est ouverte, on m’a poussé dans le dos, la porte s’est refermée.

J’étais dans une cabine spacieuse, doucement éclairée par une rampe rose orangé, une cabine avec une table, un écran, une double couchette protégée par un rideau. Derrière la pièce principale, une petite porte sans battant ouvrait sur une arrière-salle, sans doute une cuisinette ou une salle de douche. Des bruits me parvenaient de cette seconde pièce. Je me suis raclé la gorge, les bruits ont cessé, une voix féminine a lancé :

— Il y a quelqu’un ?

J’ai recommencé à me masser les poignets, j’avais l’impression que tout mon corps était progressivement envahi par d’invisibles bêtes pleines de pattes. Cette voix, je la connaissais. J’ai abandonné mes poignets pour me gratter les avant-bras, les épaules, les aisselles, les…

Quelqu’un est sorti de l’arrière-cabine.

Quelqu’un… Une femme. Qui s’est immobilisée en face de moi, de l’autre côté de la petite table, et m’a regardé avec étonnement. Je n’étais plus qu’une gigantesque démangeaison d’un mètre quatre-vingt.

— Qui… qui êtes-vous ? m’a demandé la femme.

Elle me demandait qui j’étais, et pourtant je la connaissais, nous nous connaissions bien. Elle était de taille moyenne, mince et souple, elle avait des seins petits et haut placés, elle avait un fin visage ovale couronné d’une masse poudreuse de cheveux blanc-blond, ses yeux étaient d’un violet qu’on n’oublie pas.

La combi qui moulait ses formes graciles était violette, elle aussi. Une drôle de couleur, qui désignait une drôle de spécialité – la tératologie. C’était Sudrud Eslon.

Sudrud Eslon, qui avait débarqué sur Hydra peu de temps avant que les calamités ne s’abattent sur la base, Sudrud Eslon qui avait été avec moi la seule survivante du groupe et en compagnie de qui je m’étais enfoncé dans la nuit pluvieuse d’Hydra… avant que ma mémoire ne soit soufflée comme la flamme d’une bougie.

Sudrud Eslon que j’avais tenté de séduire et qui m’avait repoussé, Sudrud Eslon que, selon les dernières images qui restaient à la surface de mon esprit, j’avais menacée, j’avais peut-être tuée. Sudrud Eslon que je croyais morte, ou perdue sur Hydra. Que j’avais oubliée, je crois, et qui…

— Mais pourquoi me regardez-vous ainsi ? On dirait que vous avez vu un fantôme ! Vous n’êtes pas bien ? Et puis je vous ai demandé qui vous êtes… Un adjoint de Gol M’Nubba, je suppose ? Vous allez encore m’interroger… Je me trompe ? Mais parlez, à la fin !

J’ai avalé ma salive, je me suis secoué, intérieurement et extérieurement. J’ai laissé retomber les bras le long de mon corps, les bêtes me quittaient peu à peu, en longues rigoles grouillantes. Et j’ai enfin pu parler.

— Voyons, Sudrud, tu ne me reconnais pas ? Je suis Val Elkaïch. J’étais Officier de Sécurité à bord de la base Argos, sur la planète Hydra. Nous avons… vécu ensemble un certain nombre de jours, et un certain nombre d’événements, sur Hydra. Tu ne te souviens pas ?

Je parlais, oui. Mais c’était comme si un autre que moi avait formulé ces phrases banales. J’avais l’impression que la situation m’échappait, d’une manière sournoise et impossible à saisir. Je regardais Sudrud. Et plus je m’habituais à sa présence, moins je la retrouvais.

— Oh ! Encore cette histoire ? Mais je l’ai déjà racontée cent fois à M’Nubba ! J’ai été soumise à des injections de crache-vérité, j’ai… Merde, quoi ! Je ne suis jamais allée sur Hydra… Jamais ! C’était mon affectation, c’est vrai. Mais la navette de transbordement a eu une avarie en plein espace et je… Je ne sais plus ce qui s’est passé exactement. Je sais seulement que j’ai été recueillie par l’Antarès et que je marine ici depuis… plus de cent jours standard, je crois. Ça vous va ? Mais bien sûr vous savez par cœur ma petite histoire…

Pendant qu’elle parlait, Sudrud avait sorti de sa trousse de ceinture un paquet haschigarettes et en avait allumé une. Elle marchait de long en large, agitée, en tirant de fréquentes bouffées doucereuses de son tube magique. La Sudrud que j’avais connue était douce, calme, elle ne fumait pas. Je naviguais toujours au sein de cette brume poisseuse qui freinait le cours de mes pensées. Sudrud prétendait n’avoir jamais débarqué sur Hydra ? J’ai contourné la table, je me suis approché d’elle, j’ai tendu le bras et j’ai touché son épaule. Sudrud Eslon a sursauté, elle a eu une crispation de tout son corps, ses reins se sont arqués, tendant sur le devant de sa combi ses petits seins durs. Ses yeux violets ont fulminé, elle a ouvert la bouche, mais les mots qu’elle voulait sortir sont restés dans sa gorge. Ses lèvres se sont plissées vilainement, elle est allée s’asseoir sur la couchette du bas, a jeté sur le sol sa hasch pas terminée, en a allumé une autre.

Elle ne me regardait plus, ses mains tremblaient légèrement.

Je suis allé m’asseoir à côté d’elle, j’ai refermé mes doigts autour de son menton et je l’ai forcée à tourner la tête vers moi. Elle a battu des paupières, plusieurs fois, mais a fini par me rendre mon regard sans chercher à se dégager. J’ai parcouru tous les points de son visage, à la recherche de… de quelqu’un d’autre, sans doute, qui était elle et ne l’était pas.

Et je ne l’ai pas trouvé. Ses cheveux étaient imperceptiblement moins fins, moins poudreux. Ses yeux n’avaient pas tout à fait la même nuance de violet, et les pétillantes rides du sourire étaient absentes de leurs angles. Sa peau était moins lisse, blafarde par manque de soleil au lieu d’être diaphane. Et au coin de ses lèvres deux parenthèses étaient creusées dans sa peau, les parenthèses molles qui enferment une vie sans plaisir.

Je lui ai lâché le menton, en murmurant une excuse. Elle avait raison. Je la croyais, maintenant. Cette fille n’était jamais allée sur Hydra. Ce n’était pas Sudrud. Je veux dire… Ce n’était pas ma Sudrud. Mais c’était probablement la vraie Sudrud Eslon, une tératologue centaurienne programmée dès son plus jeune âge pour la Coopération Spatiale, pour la lutte contre les Autres.

Mais alors… qui était celle qui avait partagé mon existence pendant cette décade terrible ? Je sentais que la réponse à cette question était sur le point de pénétrer la lourde pâte qu’était devenu mon esprit, mais l’obstacle restait trop dur à vaincre, le brouillard trop épais pour être percé. C’est à ce moment-là que l’écran placé sur la paroi qui nous faisait face s’est éclairé, reflétant le sombre visage strié de Gol M’Nubba, qu’éclairait un grand sourire carmin et argent.

— Très bien ! Très bien ! Je constate que vous avez fait connaissance… Très bien. Vous avez beaucoup de choses à vous raconter, pas vrai ? Alors allez-y ! Échangez vos confidences, petits oiseaux… Du choc de vos souvenirs naîtra peut-être la vérité !

M’Nubba a écarté davantage sa gueule de requin, puis son image a disparu sur un dernier scintillement d’acier.

— Qu’est-ce qu’il a voulu dire ? a jeté Sudrud Eslon d’un ton incertain.

— Je crois qu’il va falloir que tu m’accordes ton hospitalité… D’après ce que j’ai compris, ton transfert vers Hydra s’est interrompu de manière plutôt mystérieuse, et tu as perdu la mémoire de ce qui s’est passé… Eh bien, il m’est arrivé la même chose. Moi aussi, j’ai perdu la mémoire, à partir d’un certain événement vécu sur Hydra. Mon ami Gol semble espérer que nos deux amnésies feront bon ménage, voilà tout.

— Ah ? a fait Sudrud Eslon. (Puis elle a ajouté :) Mais il y a une chose que je ne comprends toujours pas. Vous avez… Tu as eu l’air surpris que je ne te reconnaisse pas, tout à l’heure. Pourquoi ? Nous ne nous étions jamais vus, n’est-ce pas ?

Elle parlait au milieu de la fumée de son écœurante cigarette. J’ai avancé la main pour la poser sur sa cuisse, mais je l’ai retirée avant de terminer mon geste. Je me suis levé et j’ai haussé les épaules sans répondre. Gol n’avait pas parlé à cette fille de l’existence d’un double d’elle-même ? Il devait avoir ses raisons. En tout cas ce n’était pas à moi de le faire. Je ne tenais pas à ce que la Sudrud d’Hydra et cette fille qui tirait nerveusement sur sa hasch se rencontrent.

— Bon, eh bien, si nous devons partager cette cabine, autant nous habituer l’un à l’autre, a dit Sudrud Eslon en se levant à son tour. J’allais manger. Prends quelque chose avec moi…

Elle est repassée dans l’arrière-cabine, effectivement partagée entre une demi-salle de douche et l’extention du synthétiseur de bouffe, le crachoir. Elle a sorti du four un plateau déjà garni. Quand elle s’est penchée en avant, son petit cul rond a touché mes cuisses. Elle a ri brièvement et m’a regardé par-dessus son épaule. Je me suis excusé et j’ai programmé quelques trucs à bouffer, n’importe quoi. Je n’avais pas faim. Nous avons mangé l’un en face de l’autre, sur la petite table de la cabine. Je tournais le dos à la porte, mais je sentais toujours l’invisible regard de M’Nubba ou d’un de ses sbires pointé sur ma nuque. J’ai laissé la moitié de mon plateau, mais je me suis quand même tapé deux boîtes de bière. De temps en temps Sudrud Eslon lâchait une phrase ou deux sur la vie à bord, ou sur la guerre, ou sur notre sort futur, de temps en temps elle riait de manière rien moins que naturel, de temps en temps elle allumait une autre hasch qui m’enveloppait de son brouillard doucereux avant que l’épuration ne l’avale vers le plafond.

Je n’avais pas envie de parler à cette fille, je n’avais pas envie de la regarder, de supporter sa présence. Mais j’étais obligé. Quand elle m’a dit :

— Y’a pas mal de choix, dans la vidéothèque. On se passe une bande ? Dans ces vaisseaux de guerre où il n’y a presque que des mâles, c’est fou le nombre de pornos qu’ont peut se mettre dans l’œil. Ça te dirait, Val ?…

Je lui ai répondu que j’étais crevé et que la seule envie que j’avais, c’était de dormir. Qu’elle visionne toute seule sa porno, bonne nuit. Elle m’a fixé en serrant les lèvres d’agacement, puis elle est allée pianoter le clavier mural avant de se carrer devant l’écran, sur un des deux fauteuils bulles. Je suis passé dans l’arrière-cabine, j’ai quitté ma combi et j’ai pris une douche. Il me semblait qu’il y avait bien longtemps que ça ne m’était pas arrivé. Mais je ne me suis pas vraiment senti mieux, il y avait toujours ce brouillard qui rôdait dans ma tête, et la sensation qu’à chaque pas que je faisais je ne posais pas le pied sur la bonne plaque. Je suis revenu dans la cabine. Sur l’écran, trois ou quatre personnes se faisaient des choses. J’ai grimpé sur la couchette supérieure et je me suis étendu. J’avais dit la stricte vérité à Sudrud Eslon, j’étais crevé et j’aurais bien aimé dormir. Mais je ne pouvais pas. Des soupirs, des petits et des grands cris, des halètements et des ricanements me parvenaient de l’écran. Quand la bande a été terminée et que Sudrud Eslon s’est approchée des couchettes, s’est hissée sur la pointe des pieds et a montré son nez à hauteur de mon visage, je ne dormais toujours pas.

— Hé ! Val ! Tu ne dors pas ? Tu vois, t’as eu tort de pas regarder avec moi. Y’avait des coups pas tristes, tu veux que je te raconte ?

Elle souriait béatement, ses yeux étaient ternes et vagues, toute la fumasse qu’elle s’était envoyée l’avait complètement envapée. Je n’ai rien répondu, alors elle a escaladé quelques échelons.

— Dis donc, Val… Puisqu’on doit vivre ensemble un bout de temps, autant en profiter, non ? Tu me laisses une petite place ? Je sais pas depuis combien de temps tu fais affaire avec tes mains, mais moi, j’ai une sacrée envie de baiser…

Pendant qu’elle parlait, sa main s’était posée sur ma poitrine nue et avait commencé à parcourir mon corps en direction de mon ventre. Je lui ai saisi le poignet juste avant qu’elle ne parvienne à l’endroit stratégique, qui était resté de marbre – je veux dire : de coton.

— Excuse-moi, petite, mais je te l’ai dit. Cette nuit, j’ai vraiment envie de dormir. Alors va te coucher et fous-moi la paix, si tu veux bien…

Une expression de stupéfaction et de colère s’est imprimée sur son visage d’ange tombé du ciel. Elle a secoué les bras, s’est dégagée, a sauté sur le sol. Elle a crié.

— Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que t’as ? Je te plais pas ? Je suis pas à ton goût ? Je suis pas belle, peut-être ?

D’un seul mouvement elle a ouvert sa combi, qui a glissé jusqu’à ses pieds le long de son corps pâle. Elle a cambré les reins et a mis les mains sur ses hanches. Elle me regardait avec défi, mais je voyais bien qu’il y avait une sorte de désespoir sec au fond de ce défi. J’ai parcouru des yeux sa poitrine et les oranges dures et pleines de ses petits seins d’adolescente, sa taille fine, son ventre plat ancré sur un rien de mousse en or blanc, ses cuisses souples et rondes. J’ai répété, plus fort :

— Fous-moi la paix…

Et je me suis retourné vers le mur. En bas, Sudrud Eslon glapissait sourdement. Des trucs comme :

— Pauvre mec… pauvre type ! T’aimes pas les femmes, peut-être ? Tu préfères quoi ? Les garçons ? Les animaux ? Les gynoïdes programmées ? Ou seulement les tire-foutre ? À moins que tu ne sois tout simplement impuissant ? On t’a bouffé les roubignolles, sur Hydra ? Ho ! et puis va te faire voir par les Autres, connard…

Des amabilités, quoi. Mais elle a fini par se coucher. La lumière a baissé dans la cabine, j’ai entendu Sudrud Eslon remuer sur la couchette du bas, sa respiration s’est faite sifflante, et puis plus rien. Elle avait dû se finir avec ses mains, ou une seule, ou un doigt. Tant mieux pour elle. Au bout d’un moment son souffle est devenu régulier. Elle dormait. Tant mieux pour elle. Moi, je ne dormais toujours pas. J’avais toujours ce brouillard dans ma tête. Je me suis mis sur le dos, j’ai essayé de respirer profondément, en phase biorythmique. Alors le brouillard s’est déchiré. Il s’est déchiré, d’un seul coup, et il y a eu comme un petit soleil d’or au centre de ma tête. Le soleil d’or m’a réchauffé. Il a éclairé mes pensées, tout est devenu évident et limpide.

Je me suis levé, je suis descendu sans bruit de la couchette, je suis allé vers la porte, j’ai appliqué mes paumes sur le battant d’acier froid. Il y avait quelqu’un derrière la porte, un garde, dont je sentais la présence. J’ai frappé discrètement sur le panneau.

— Qu’est-ce que c’est ? a soufflé une voix par le phone.

— Val Elkaïch. Ouvrez vite ! J’ai une communication urgente à faire à l’Officier de Sécurité…

Le garde devait avoir des ordres en prévision d’une telle situation, car la porte s’est presque immédiatement ouverte. Le garde n’était pas un commando, seulement un pontonnier vêtu d’une combi bleu marine et armé P-M à gaz. Avant qu’il ait pu faire un geste, j’ai refermé ma main sur son avant-bras. Il m’a regardé avec étonnement, c’était un jeune type aux cheveux roux et frisés, aux yeux bleus, à la peau rose semée de taches de rousseur. Le pontonnier a frémi, et moi j’ai frémi en même temps que lui, un long frémissement électrique qui m’a traversé le corps, balayant sur son passage toutes mes molécules, toutes mes cellules, tous mes atomes.

Lorsque le frémissement a cessé, j’ai commencé à avancer dans la coursive. Derrière moi, la porte de la cabine s’était refermée sans bruit sur une silhouette humaine nue. Je marchais dans la coursive, porté par de courtes jambes musclées. Mes épaules noueuses roulaient. J’étais un jeune pontonnier aux cheveux roux et frisés, aux yeux bleus, à la peau rose semée de taches de rousseur. L’ennui de ces longues heures de garde solitaire pesait sur moi, et plus encore l’ennui sans limite de ces années passées dans l’espace, enfermé dans une montagne d’acier roulant sur un fleuve de nuit, à la poursuite de fantômes.

J’ai parcouru quelques centaines de mètres dans diverses coursives, et je suis arrivé au poste du pont 27. J’ai salué Aider et Janzac, qui étaient de garde, et Ploram, Dio, Krombec et Vour, qui jouaient au Mets-le-dedans. Je suis allé directement à la cabine du lieutenant, j’ai frappé, et je suis entré sans attendre qu’il m’y invite. Le lieutenant était une femme, Violet Chebraim. Elle était étendue sur sa couchette, en train de visionner une bande d’actualité spatiale. Violet Chebraim était d’âge moyen, plutôt forte et trapue, avec de gros seins emprisonnés sous le tissu de sa combi. Elle avait la tête épilée, la peau foncée, les yeux verts. Elle commençait à ouvrir la bouche pour me poser une question quand j’ai refermé mes doigts sur sa nuque.

Je suis sorti du poste en disant à Aider et à Janzac que j’allais chez le Maître d’équipage. J’étais Violet Chebraim, lieutenant en poste au pont 27. J’ai parcouru encore deux coursives, et j’ai pris un siphon qui m’a aspiré jusqu’au pont 14. Je sentais mes seins, toute cette chair molle et morte, peser et remuer sous ma combi. J’aurais aimé être un homme et monter en grade plus rapidement. Le sexisme existait encore dans la Spatiale, il était même en recrudescence. Arrivé au pont 14, j’ai pris la passerelle mouvante qui m’a conduit jusqu’au poste de commandement de la pontonnièrie. Je me suis fait annoncer au Maître Wong, mais il m’a fait attendre presque une heure avant de me recevoir, encore le sexisme.

Maître Wong était pour moitié un petit Chinois ridé âgé de plus d’un siècle, et pour l’autre moitié un ensemble de prothèses biofibreuses qui remplaçaient tout ce que l’âge et les diverses dégénérescences dues à une existence entière passée dans l’espace avaient réduit en chair morte et en tumeurs bourgeonnantes. Maître Wong était tassé à l’intérieur de la sphère ouverte d’un caisson de relaxation. Une multitude de claviers et d’écrans s’étageaient autour de lui, son corps composite flottait dans un liquide vert sombre et fumant. Il m’a regardé venir sans me poser de questions, et quand ma main s’est posée sur son épaule à la peau scarifiée, il a seulement battu des paupières une fois, comme s’il me clignait de l’œil.

J’ai eu beaucoup de mal à sortir du caisson. Ma jambe prothétique avait des ratés, sans doute un faux contact dans l’interface bionique. J’ai mis du liquide réjuvénant partout, je me suis séché au soufflant, j’ai passé avec peine mon pantalon et ma tunique. Je sentais dans ma poitrine les fortes pulsations du régulateur biorythmique, j’éprouvais une gêne respiratoire persistante, et j’avais une douleur imprécise mais tenace vers l’anus, ou la prostate. Mais je savais bien que je ne pourrais me faire changer ce poumon défaillant et réviser correctement le fondement que lors d’une escale sur une colonie suffisamment bien équipée en ingénierie médicale. Ce ne serait pas demain la veille.

J’ai toussé, j’ai crachoté, et j’ai appelé Mull-Anstein sur la ligne directe. L’amiral m’est apparu sur l’écran, avec tous ses câbles qui lui sortaient de la tête, comme des serpents, comme cette créature de la mythologie grecque, Méduse. J’ai simplement dit :

— Je monte vous voir…

Et j’ai aussitôt coupé la communication.

J’ai viphoné à Ronin, mon second, que je montais chez le pacha, et je me suis laissé aspirer par mon siphon personnel. Je déteste ce mode de transport, mais il fallait faire vite. J’ai été craché sur le pont 1, j’ai clopiné vers le dôme. Ma jambe traînait, je m’entendais respirer, un bruit de soufflet crevé. Saleté d’âge ! Mais je n’étais pas près de mourir, non, pas près du tout. Devant le sas d’accès au dôme, quatre commandos spéciaux, en armure rouge, montaient la garde, quadraser braqué. Des robots, plus robots que moi. J’ai dit à celui qui paraissait être le plus haut gradé que l’amiral Mull-Anstein m’attendait. Le robot à grésillé le code d’accès devant le sas. Il s’est ouvert, j’ai suivi le tunnel, le second sas s’est ouvert. J’étais sous le dôme, cet hémisphère de dix mètres de circonférence qui vous donne l’illusion de la transparence, qui vous donne l’illusion d’être directement sous les étoiles. Mais bien sûr, ce n’est qu’une image synthétique. Dans l’enversvide, il n’y a pas d’étoile. Là, comme nous étions en orbite dans l’espace normal, je pouvais voir puiser faiblement les soleils éparpillés du Taureau, en majorité des naines rouges et orangées.

Je me suis dirigé vers le siège de commandement où le pacha était incrusté, comme un crabe dans son trou d’eau. Avec ces nouveaux systèmes de neurocommande par impulsions cérébrales, les commandants d’escadre ne quittent plus leur poste de toute la durée de leur service. Ça peut durer des années. On les appelle des « branchés », dans le jargon de la Spatiale. C’est ce qu’ils sont : branchés à leur vaisseau, avec des gerbes de câbles qui leur sortent de la tête. Mull-Anstein était un branché. Il faisait partie de l’Antarès. Robot, lui aussi, plus robot que moi.

Je me suis penché en craquant vers son trou, d’où il n’émergeait qu’à partir de la taille. Il était nourri par perfusion, et vidé par des sondes. Il a tourné vers moi son visage carré, avec sa peau blême toute couturée de cicatrices : plus laid que moi, la créature de Frankenstein. Mull-Anstein a tordu ses cicatrices dans une mimique interrogative, mais il n’a pas eu le temps d’entendre la réponse que je n’avais pas besoin de lui donner.

Je l’ai touché, un frémissement, et j’étais Mull-Anstein. Je baignais dans ma cuvette, criblé de sonde dans le bas de mon corps paralysé, criblé de câbles sur tout le pourtour de ma tête couturée. J’étais Mull-Anstein, j’étais branché à l’Antarès, j’étais l’Antarès, j’avais pris possession d’un des plus puissants vaisseaux de guerre humain.

Mais je ne voulais pas faire la guerre.

Ramollo m’avait bien eu ! Quand il m’avait serré la main, il m’avait fait don, en plus de son amitié, de quelques dizaines de cellules portant le code génétique d’un Primordial. J’avais été à mon insu envahi. Mais je n’en voulais pas à Ramollo, ni aux anciens qui lui avaient suggéré cette invasion. Maintenant, j’étais à la fois un Primordial au corps plasmoïde, l’amiral Mull-Ainstein, et ce vieux Val Elkaïch.

Mais j’étais surtout Val Ekkaïch, et j’avais retrouvé toute ma mémoire. Je savais aussi ce que les Primordiaux attendaient de moi : aller les rejoindre, là-bas, au cœur de la galaxie, là où aucun humain n’avait pu se rendre parce que c’était trop loin pour nos pauvres moyens, parce que les conditions magnétiques, gravifiques, radiantes qui régnaient dans le noyau étaient incompatibles avec toute vie telle que nous pouvions l’imaginer.

Là-bas, là-bas, à 28 000 années-lumières dans la direction du Sagittaire. Là-bas, où vivaient les Primordiaux.

Mais pour y parvenir, je devais d’abord modifier certains éléments du moteur à carions de l’Antarès, afin de le rendre capable d’égaler les prouesses d’une astroconque. Et c’est ce que j’ai fait. J’avais en mémoire tout ce qui constituait son système de propulsion, la fournaise du triple réacteur BCW, les batteries de piles au décarium du champ distorseur, l’accélérateur linéaire, tout. J’étais le vaisseau, et j’étais son moteur. J’ai donc neurocommandé les modifications nécessaires. Cela m’a pris dix minutes. Bien sûr, j’ai ensuite tout oublié, car ce n’était pas un savoir que les Primordiaux pouvaient laisser en ma possession. Mais au bout de dix minutes, je savais que l’Antarès était prêt pour son voyage fantastique. Je sentais les superstructures du Thor vibrer autour de moi, en moi. Je vibrais. J’étais gonflé d’une énergie fabuleuse. Et je me suis senti partir.

L’Antarès quittait l’escadre dont il était les nerfs et le cerveau, il quittait la constellation du Taureau, à une vitesse sans cesse croissante que nul savoir humain n’aurait pu imaginer. J’ai eu une pensée ironique pour les cinq mille matelots et soldats prisonniers du vaisseau modifié, avec une attention particulière pour Gol M’Nubba, et j’ai levé la tête vers le dôme. L’espace n’était plus tel que Mull-Anstein et moi l’avions toujours connu, ce n’était plus cette sombre draperie dont les plis sont brouillés par la poussière stellaire et où la lumière multicolore des étoiles dessine la silhouette d’animaux fantastiques. Il n’y avait plus d’ampoules accrochées au plafond galactique, les lumignons lointains, l’œil perçant de Sirius, l’incroyable chaudière radiante de Deneb du Cygne.

Au-dessus de ma tête le néant s’éclaircissait, devenait poudreux, poreux, comme si une aube impossible s’était levée dans ses profondeurs sans dimension. Et au sein de cette aube, les étoiles bavaient, s’égouttaient, se prolongeant d’une traîne lumineuse dont j’étais le centre, et qui finissait par disparaître dans l’infra-rouge Fitzgeral-Lorentzien.

J’étais dans une cage de lumière, et les barreaux de cette cage n’était que la lente trace de la lumière des étoiles dont je traversais le rayonnement comme une flèche traverse un arc-en-ciel. J’allais vers le centre de la galaxie, vers ces cinq millions de masses solaires entassées dans moins d’un demi-parsec de rayon, vers ces nuages compacts de gaz ionisés qui nous masquent des splendeurs inconnues, vers ces essaims d’électrons libres qui tourbillonnent dans les vents magnétiques, j’allais vers cet utérus de rayonnements où naissent chaque seconde de nouvelles étoiles.

Un bruit saccadé me vrillait les oreilles : je riais.