MÉMO CINQ
Au début, j’entendais juste des voix.
Elles me disaient :
— Dors… dors… Tu dois dormir longtemps… Tu dois rester immobile… Tu dois te reposer… Dors.
À qui appartenaient ces voix ? À Sudrud ? À Gore ? Je ne le savais pas, il m’était impossible de les identifier, de les différencier, et ça n’avait aucune importance.
Je me reposais, je restais immobile, je dormais.
J’étais bien.
Et les voix me susurraient :
— Reste tranquille… Ne bouge pas… Tu es encore très faible… Tu es encore malade… Tu as été très gravement affecté, bien plus que tu ne l’es aujourd’hui, mais tu n’es pas encore tout à fait guéri… Repose-toi, Val… Tu as tout ton temps…
Les voix me faisaient du bien. Je ne pouvais pas deviner à qui elles appartenaient, mais elles me faisaient du bien. Elles venaient me visiter là où j’étais – où que je fusse – elles emplissaient l’obscurité où je baignais, elles m’emplissaient. Elles étaient comme une petite musique dans ma nuit, une petite musique de nuit. Ou une petite musique de chambre…
Étais-je bien dans une chambre ? Lorsque les brumes qui me colmataient l’esprit ont commencé à s’évacuer, j’en ai été convaincu. J’étais dans une chambre d’hôpital, où je subissais des soins. C’est ça : j’avais été très malade, ou alors très gravement blessé, et maintenant on me soignait, maintenant je me rétablissais tout doucement. Et à mesure que je me rétablissais, à mesure que les brumes quittaient mon esprit, les voix précisaient leur discours, confirmant par là même mes suppositions.
— Tu as subi plusieurs atteintes très diversifiées. Tu souffres d’une multibacillose consécutive à l’absorption d’eau non traitée, et d’une intoxication due à l’ingestion de matières protéiniques contenant des enzymes, des acides et des graisses très toxiques pour un humain… Je veux parler des œufs de cet animal marin que tu as mangés. Tu t’es en outre exposé pendant plusieurs heures à un rayonnement gamma d’heureusement faible intensité. Cette exposition a causé une irradiation externe d’environ cent vingt Rems, d’où des brûlures au second degré principalement localisées sur les mains et les avant-bras, la poitrine, la face et les yeux. Ce sont les brûlures aux yeux qui sont les plus graves… Elles auraient pu causer une cécité permanente et totale. Et je ne compte pas les blessures superficielles – morsures, griffures et coupures, ni un début d’asphyxie par noyade, ni les… heu… atteintes psychiques, normales dans un tel cas d’accumulation de stress… Mais j’ajoute que toutes ces atteintes sont en voie très satisfaisante de résorption et de guérison, y compris les brûlures de la cornée et du cristallin, qui sont presque totalement reconstitués.
Le discours des voix – de la voix, plutôt, car j’avais fini par me rendre compte qu’il n’y en avait en définitive qu’une seule, me rassurait sur mon état. Je ne pouvais toujours pas bouger, j’étais toujours prisonnier de l’obscurité, mais je savais désormais ce qui m’était arrivé, et les brumes encrassant mon esprit finissaient de se dissoudre. Je me souvenais. Par bribes d’abord, mais ces bribes ont fini par s’assembler en un panorama cohérent – des pièces de puzzle, de plus en plus nombreuses, dont le morcellement primitif est devenu paysage, un paysage qui avait un nom : mémoire.
Je me suis souvenu – de tout. La catastrophe qui s’était abattue sur la base de recherche, ma fuite dans la nuit, la peur, la solitude, la soif, la faim, les cauchemars, les monstres – tout, jusqu’au démantèlement du bouclier antiradiant du moteur de l’hydro, ces œufs horribles que je mangeais, la bataille des deux monstres, mon saut dans l’océan, la noyade…
Et puis j’avais été sauvé, soigné, et…
À partir de ces certitudes, d’autres questions surgissaient. Comment avais-je été sauvé ? Et par qui ? Et où me trouvais-je exactement ? Je ne le savais pas et, cela, la voix ne me l’avait encore pas précisé. Mais je ne m’en inquiétais pas. Pourquoi l’aurais-je fait ? J’étais Val Elkaïch, cet Officier de Sécurité au crâne chauve comme un os et nanti d’un nez grand comme le volcan Erebus, qui appartenait à la plus formidable puissance que l’Humanité eût jamais enfantée : la Spatiale. Il m’était donc facile de supposer que j’avais été recueilli par une unité de la Spatiale et que je devais me trouver dans un navire-hôpital, ou au moins dans l’infirmerie d’un croiseur. Les voix, ou la voix, n’appartenait ni à Gore, ni à Sudrud. Gore était mort, et Sudrud…
La voix appartenait à un soignant ou à une soignante (je ne parvenais pas à préciser le sexe de mon interlocuteur, car les mots me parvenaient encore à travers un grésillement persistant), à moins que je ne fusse tout simplement enkysté dans un bloc-soins entièrement automatisé.
Lorsque mes yeux ont recommencé à me transmettre des influx lumineux – au départ, ce n’était qu’un ensemble brouillé d’ombre et de lumière – cette dernière impression s’est trouvée confirmée, car je ne pouvais rien distinguer qui ressemblât à une silhouette humaine. Pourtant la voix me parlait encore régulièrement, me renseignant sur l’évolution de mon état, qui tendait au retour à la norme. J’avais maintenant une conscience beaucoup plus nette de mon être. Je sentais par exemple les points de tension architecturant mon corps et correspondant aux sondes qui devaient me relier à la machine-soignante – celles qui me nourrissaient, les drains qui évacuaient mes déchets, les goutte-à-goutte qui irriguaient mon sang et mes viscères avec les polysérums nécessaires à l’extermination de toutes les saloperies qui avaient dû se développer dans mes entrailles…
Saloperies ? Un mot que je n’emploierais plus, désormais. J’étais loin d’Hydra, et je n’y remettrais plus jamais les pieds. Cette pensée me faisait ricaner – non : elle me faisait simplement sourire, et je pouvais à nouveau percevoir dans ce sourire la contraction de mes muscles faciaux.
C’est vers ce moment de ma reprise de conscience que j’ai demandé au soignant invisible depuis combien de temps j’étais dans ce bloc. Il y a eu à nouveau ce grésillement familier dans ma tête – je veux dire : dans mes oreilles – et la voix indéfinissable m’a répondu :
— Soixante et onze cycles biologiques…
Ce qui devait correspondre, je suppose, à autant de journées. Hydrasiennes, terriennes ? Peu importait. J’ai alors questionné l’ordinateur (car j’étais maintenant persuadé qu’il n’y avait pas de présence humaine tangible à mes côtés) sur ma situation exacte, l’escadre et le vaisseau qui m’avaient recueilli, leur destination, et mon sort futur. Le grésillement m’a longtemps noué l’esprit, mais cette fois il n’y a pas eu de réponse – sans doute l’ordinateur médical n’était-il pas programmé pour apporter ce genre de précisions. J’ai alors demandé quand je pourrais voir quelqu’un, et la voix m’a seulement dit :
— Bientôt.
C’est effectivement ce jour-là (ou alors le jour suivant, je ne sais pas), que j’ai senti les sondes et les drains se détacher de moi, que j’ai pu me lever et faire quelques mouvements, que ma vue, qui n’avait cessé de s’améliorer, est redevenue ce qu’elle était avant l’attaque de mon cristallin par les radiations. Déjà, auparavant, j’avais pu m’exercer à faire jouer mes doigts, à remuer faiblement les bras et les jambes, à faire osciller ma tête au bout de mon cou. Et j’avais pu distinguer plus nettement mon environnement, à vrai dire bien décevant, une pièce à peu près nue, éclairée d’une lumière rosée d’intensité irrégulière, et de forme curieusement courbe.
Une fois debout, et passée une vague crépitante de phosphènes, j’ai pu arpenter le bloc stérile où j’avais été soigné, où on m’avait reconstitué et guéri. J’étais dans une sorte d’œuf, percé à une extrémité d’un sas rond prolongé par un passage curviligne dont je ne pouvais pas voir le bout. Ce passage était éclairé par une bizarre lumière écarlate, pas du tout le rouge orangé habituel des lampes d’alerte ou de secours, mais une sorte de rose foncé écœurant, biologique. C’était d’ailleurs un éclairage de semblable nature, même s’il était beaucoup plus doux, qui baignait l’intérieur de l’œuf. Il provenait de petites lampes bulbeuses, pas plus grosses qu’une moitié d’orange, qui sortaient de la paroi en ordre irrégulier, comme une éruption dispersée de furoncles. Je n’ai vu nulle part d’écran, de scintillographe, de fluoroscope, et aucun appareillage de soin. Même les tubes qui me criblaient peu de temps auparavant avaient disparu. Peut-être s’étaient-ils résorbés dans le sol ou dans les murs. Il y avait seulement, au centre de l’œuf, un grand conteneur ovale monté sur un pied évasé. Le conteneur était creusé d’une longue cannelure au galbe grossièrement humain : c’est ici que j’étais resté couché, longtemps… soixante et onze « cycles biologiques ».
J’ai regardé un bon moment ce sarcophage, qui semblait être de la même matière que le reste du bloc, un fibroïde doux, poreux, très légèrement flexible à la pression, et de couleur rose pâle – à moins que la matière ne fût tout simplement blanche, et juste colorée par les lampes furonculeuses. Rien de tout ce que je voyais n’évoquait la rigide ordonnance d’un hôpital de vaisseau. J’ai murmuré :
— Il n’y a personne ?
Mais ni la voix grésillante, ni une autre, n’a daigné me répondre. Je devais voir quelqu’un bientôt, sans doute, mais ce n’était pas encore le moment. J’ai tout de même sursauté en me retournant, car je venais de percevoir un mouvement du coin de l’œil. J’ai souri – ou peut-être que j’ai ricané : ce n’était que moi, je veux dire mon reflet, qui me faisait face dans l’eau lumineuse d’un miroir. Je me suis approché. J’aurais juré que, l’instant d’avant, il n’y avait pas de miroir à cet endroit de la paroi, ni nulle part. Mais j’avais pu me tromper. J’ai touché le bord du miroir, il semblait faire corps avec la paroi, c’était toujours cette même matière tiède et douce, une pierre ponce laissée au soleil, le bois d’un arbre pelé de son écorce, ou…
Je crois qu’à cet instant précis, malgré la tiédeur ambiante, j’ai frissonné. J’ai encore regardé autour de moi, mais il n’y avait personne, et la voix se taisait. J’avais pourtant, maintenant, l’impression d’être observé, scruté. Cela n’aurait rien eu d’extraordinaire, et un œil de surveillance est par principe invisible. Mais je n’aimais pas ça, et ma moelle crépitait à partir de la base de ma nuque. Pour tromper l’attente, j’ai palpé toutes les coutures de mon corps devant le miroir. C’était bien moi, le parcours de mes mains sur ma peau me le certifiait et, en fait, je n’avais même pas de coutures : mon épiderme était vierge de toute trace de griffure ou de brûlure, même le lobe de mon oreille gauche tenait fermement au reste du pavillon. Bien sûr, je ne pouvais pas voir mes intérieurs (je pensais demander plus tard à qui de droit une représentation synthétisée de mon système digestif) mais, apparemment, le médecin du bord, humain ou cyber, avait fait du bon boulot. J’ai appuyé mon nez contre le verre rosé. Cette poussée titanesque ne l’a pas fracassé. Je me suis regardé le fond de l’œil, mes iris étaient toujours du même marron terne, et mes pupilles tout autant dépourvues d’expression… Allons ! c’étaient bien mes yeux.
Je me suis redressé, j’ai pris une profonde inspiration. Je fonctionnais. L’air a gonflé mes poumons, je l’ai fait ressortir le plus lentement possible. Il était tiède, un peu humide, et pour la première fois je me rendais compte que je ne respirais plus l’atmosphère engorgée d’Hydra, avec ses relents de chlore, de sel, de pourriture animale et végétale. Mais ce n’était pas non plus l’atmosphère aseptique d’un vaisseau, avec son âcre teneur d’ozone. C’était juste un air anonyme, sans odeur particulière.
C’est alors que je prenais une seconde inspiration que la voix s’est fait entendre.
— Bonjour, Val. Je suis content de te voir totalement rétabli…
J’aurais pu être surpris par le ton cérémonieux, en même temps que par la familiarité de cette apostrophe, car ce n’était pas ce à quoi je pouvais m’attendre de la part d’un militaire de la Spatiale. Mais en vérité ce n’est nullement le message qui m’a surpris. C’est la manière dont il me parvenait. Car, pour la première fois depuis que la voix s’était imposée à moi au sortir des limbes, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas de paroles faisant vibrer mes tympans, mais de concepts qui s’imprimaient directement dans mon cerveau. Et le grésillement qui l’accompagnait n’était pas un son, mais des vagues de parasites qui brouillaient l’agression synaptique… Depuis le début, j’étais le sujet d’un contact télépathique. Et à ma connaissance, la télépathie, ça n’existait pas.
J’ai retenu ma respiration, le frisson d’alarme a grelotté plus fort derrière ma nuque. Je crois que je serrais les poings à m’en perforer les paumes de mes ongles – ou alors c’est juste une image. Mes yeux ont fait le tour de l’ovoïde, mais je ne voyais toujours pas celui ou celle qui pouvait ainsi communiquer directement avec mon cerveau. Il n’y avait personne. Personne ?
— Mais si, Val, je suis là…
La voix grésillante s’est à nouveau infiltrée dans mon cerveau. Elle était douce et apaisante, et pourtant une sirène hurlante à déchiré mon crâne, mes nerfs sont devenus des câbles à haute tension, ma moelle épinière s’est figée, une colonne de glace qui raidissait mon dos, paralysant mon corps.
Il n’y avait personne, c’est vrai. Mais il y avait quelque chose. Quelque chose qui se tenait à l’orée de l’ouverture, une chose qui était là, tapie, silencieuse, une chose que je n’avais pas vu arriver, une chose pas très grosse et pas nécessairement effrayante – juste une sorte de rocher mou, grisâtre, ou beige, ou rosé, un rocher mou qui roulait sur lui-même avec légèreté, comme s’il n’avait rien pesé, et qui se déformait à la manière d’une énorme amibe en roulant lentement vers moi.
Juste un rocher malléable qui venait vers moi, qui parlait dans ma tête, et qui me regardait.
Je crois que c’est le poids de ce regard sans yeux qui a achevé de me dissocier jusqu’au dernier atome de raison. Mais, au milieu du désert de froid glacial où je me trouvais, je me suis quand même entendu hurler.
Oui : j’ai hurlé.
Ça fait beaucoup de hurlements, n’est-ce pas ? Je vous demande cependant de me croire, vous, qui que vous soyez, qui écouterez peut-être un jour ce témoignage de démence spatiale…
J’ai hurlé. Mais ce devait être pour la dernière fois.
Après…
Il a dû y avoir une période de confusion. Une période plus ou moins longue où, après avoir guéri dans mon corps, il m’a fallu guérir dans ma tête.
Ça a été long, probablement. Ou alors pas si long que ça. Je ne sais pas. En tout cas, on m’a aidé à guérir, à ne plus avoir froid, on m’a aidé à réunir mes atomes, ceux de mon corps comme ceux de mon cerveau (mais c’est la même chose, je crois), on m’a aidé à ne plus hurler. À ne plus avoir peur. À ne plus connaître cette… Non : peur n’est pas un mot adéquat. Et trouille a quelque chose de trop familier. Panique serait sans doute le terme qui conviendrait le mieux mais, en réalité, il n’existe pas dans notre sabir spatial, et probablement pas davantage dans aucune autre langue humaine, de concept suffisamment fort pour définir ce sentiment de dissolution et de glaciation qui vous prend quand…
Quand on se croit, ou quand on se sait en présence d’un Autre.
Voilà : le mot est lâché. Le mot. Un simple mot, qu’on peut prononcer dix fois en une heure de conversation banale, mais que la sémantique humaine avait lesté d’une signification terrifiante.
Un Autre. Les Autres.
Mais qu’est-ce qu’un mot, sinon le sens qu’on lui donne ? Et qu’est-ce qui modèle un sens, sinon un faisceau d’interprétations divergentes, où l’erroné le dispute au sciemment détourné ?…
Jadis, lorsque j’étais encore un Officier de Sécurité de la Spatiale, j’avais été à mon insu programmé pour réagir par la haine et par l’agression à toute situation impliquant la présence supposée ou réelle d’un Autre. Cette programmation était en elle-même un détournement sémantique, puisque ceux qui l’avaient instauré n’avaient aucune idée de ce que pouvait bien être un Autre. N’empêche que sur moi, ça avait marché. Trop bien. Jadis… mais ce n’était pas si vieux ! Jadis, oui, j’avais tué un Autre qui avait pris l’apparence d’une fille que j’avais peut-être aimée, et c’est à partir de là que la folie avait commencé d’envahir mon cerveau.
Mais maintenant cette folie était partie, et la programmation aussi. Partie, ou…
C’est vrai, Val, je n’ai pas seulement soigné ton corps, j’ai aussi soigné ton esprit. Je t’ai aidé à te débarrasser de ce qu’il y avait de trop négatif en toi. Ton pôle sombre. Mais ne crains rien… Je n’ai pas altéré ta personnalité, ni ton jugement. Cela nous est interdit. Je veux dire : pas interdit par une autorité supérieure, mais seulement parce que nous sommes…
C’était incroyable, mais c’était ainsi : un Autre se trouvait à quelques mètres de moi, un Autre me parlait, et je n’avais pas envie de me précipiter sur lui pour le lacérer avec mes ongles et mes dents, je n’en étais pas tombé raide mort, je n’éprouvais pas le besoin de me cogner la tête contre les murs de corail mou, je ne prenais pas mes jambes à mon cou pour courir le cent mètres à travers la salle ovoïde. À vrai dire, je l’aurais fait que ça ne m’aurait pas mené bien loin. Alors j’écoutais. Et je trouvais même le courage de le questionner.
— Ce que vous êtes… Mais vous êtes quoi, vous, les Autres ?
Les Autres ? Je ne peux pas répondre de manière satisfaisante pour toi à cette question, car cela englobe trop de paramètres… Certains que tu ne pourrais comprendre, et d’autres que je n’ai pas en ma possession. Je suis… eh bien, on pourrait dire que je suis « jeune », en regard de la durée de vie de mes comparions. Mais comme nous ne mourons jamais vraiment, je ne sais même pas si je peux employer ce terme de comparaison. Disons que je me suis déparié il y a… environ sept mille de tes années. Et depuis, je parcours la galaxie, pour apprendre. C’est cela, pour apprendre. Mais je sais encore bien peu de choses. Tout ce que je peux te dire, c’est que je ne connais rien aux Humains, ni à cette guerre dont ton esprit est tellement rempli. Rien – à part ce que j’ai pu lire en toi. Mais si tu veux pouvoir me nommer, moi, et l’ensemble des créatures dont je fais partie, je préférerais que tu dises : les Primordiaux. Je suis un Primordial, Val. Et cette terminologie n’a qu’un sens : première intelligence à être apparue dans cette galaxie que tu nommes poétiquement Voie Lactée…
Je t’écoutais. L’Autre. Le Primordial. Ce « jeune » de sept mille ans qui prétendait ne pas savoir grand-chose sur l’espèce à laquelle il appartenait, et moins encore sur les Humains et la guerre qui nous opposait… Est-ce qu’il me bourrait le mou ? Je n’arrivais pas à le croire, tout en me disant qu’il manipulait peut-être mes pensées afin de forcer ma confiance. J’étais peut-être un traître, à l’écouter ainsi. Mais il n’aurait servi à rien que je me bouche les oreilles, puisque l’Autre… je veux dire le Primordial, ne me parlait pas grâce à des contractions modulées du larynx expulsant de manière plus ou moins rapide de l’air freiné ou détourné par des mouvements subtils de la langue et des lèvres, ce qui aurait produit des ondes sonores différenciées qui auraient fait vibrer le tympan et les osselets de mon oreille moyenne avant de…
Non. C’était beaucoup plus simple, et beaucoup plus direct. Il projetait ses pensées dans ma tête au moyen d’un flux de tachyons, et mes neurones se débrouillaient pour traduire. À moins que le décodage ne fût inclus au départ dans le message. En tout cas, à l’arrivée, si je peux dire, c’étaient bien mes mots à moi, mes expressions, mes concepts, qui surgissaient tout nus dans mon encéphale. En somme je me parlais, avec le discours d’un autre.
Excusez : le jeu de mots m’a échappé…
Mais n’allez pas croire que ce discours était permanent. Mon ami le jeune Primordial était au contraire plutôt discret, il ne faisait que de courts séjours dans ma chambre, n’apparaissant peut-être que lorsque, fût-ce en dehors de ma volonté consciente, mon mental lui faisait signe que sa présence serait la bienvenue.
J’ai parlé de « chambre » ? C’est vrai, l’espace ovoïde où j’avais été soigné et où j’avais repris connaissance était très vite devenu pour moi ma chambre. Pas seulement parce que j’y vivais, mais parce que l’espace s’était réellement mis à ressembler à une chambre. L’œuf s’était modelé en un parallélépipède souple, au parterre rigoureusement plat, la cuve grossière où j’avais baigné plus de deux mois s’était transformée en un lit tiède qui, de manière très mystérieuse, créait au-dessus de moi un champ d’obscurité quand je voulais dormir, il y avait un coin toilette avec le miroir (qui avait rapetissé), une sorte de douche à ondes magnétiques qui passaient sans problème pour de l’eau, et des gogues pour mes besoins (je me demandais où ça allait).
Le tout avait gardé la douce couleur rosée de la luminosité ambiante, mais je m’y étais fait. Pour ce qui était de la boisson et de la nourriture, l’astroconque sécrétait un liquide gazeux et légèrement alcoolisé qui pouvait passer pour de la bière telle qu’elle est pressée dans les hydropones de Callisto, et le solide se présentait sous la forme de pâtes, de couleurs et de goûts différents, qui jaillissaient avec un bruit peu avenant d’une douzaine de becs verseurs nés du mur. La pâte coulait dans des coupelles jetables (aux gogues) et sûrement recyclables et recyclées. La sophistication s’arrêtait là, mais on n’a pas mieux dans les corvettes de combat. Je suppose que ce que j’ingérais contenait exactement le nombre de calories, de vitamines, protides et autres lipides qu’il me fallait, calculées au poil près. En tout cas c’était délicieux. Il y avait notamment une pâte salée et légèrement amère qui rappelait à s’y méprendre le tajine au kholb d’Ursus, et une sucrée qui ne pouvait être que de la gelée de manguains lunaires au rhum éthiopien – deux des plats que je préfère, absents de mon ordinaire militaire depuis des années, et dont Ramollo avait dû puiser la saveur à même mes centres du goût et de l’odorat…
Ah oui ! J’avais fini par l’appeler Ramollo, mon Primordial. Il ne s’en était pas offusqué. Les Primordiaux ne portent pas de nom individuel. Ce sobriquet lui allait comme un gant, vu sa structure cellulaire plasmoïde qui le poussait à se déformer sans cesse, et sa tendance à se mettre à couler comme de la moutarde quand il me parlait trop longtemps.
Il arrivait que le discours de Ramollo charriât un terme que mon cerveau restait impuissant à traduire. Dans ce cas, j’inventais spontanément un néologisme. Comparion, par exemple, qui désignait les semblables de Ramollo, mais avec une surcharge de convivialité spirituelle et de parentèle biologique d’une complexité que je ne pouvais atteindre. Ou cette expression, « déparié », qui induisait l’idée de naissance, mais aussi de séparation d’une globalité, ou encore de scissiparité, telle qu’on l’emploie pour la multiplication des amibes.
Astroconque était un autre de ces néologismes. Mais celui-là je l’avais déjà entendu, par la bouche d’un autre Primordial – Sudrud. C’était une structure semi-vivante, à croissance lente (une astroconque se développait en même temps que son passager, ce qui impliquait des liens incompréhensibles pour moi entre le « vaisseau » et son pilote), qui tenait à la fois du cristal, du corail et du végétal, qui était pourtant entièrement artificiel, et en même temps… Mais je m’y perds. Je n’ai jamais pu comprendre non plus quelle sorte d’énergie faisait se mouvoir les astroconques, à part qu’il ne s’agissait pas d’un moteur, mais plutôt d’une sorte d’accumulateur qui se servait des forces fondamentales de l’univers pour les lancer à travers l’espace, comme l’aurait fait une fronde cosmique. Un charabia qui ne mange pas de galette, n’est-ce pas ? En tout cas, les vitesses que pouvaient atteindre les astroconques, plusieurs milliers de fois celle de la lumière, faisaient ressembler nos propres vaisseaux à des escargots englués dans l’envers-vide. Et le plus impressionnant est qu’elles ne passent pas par les trous de Tran Van Ho. Comme pour faire un pied de nez à Einstein et à ses successeurs, une astro a le pouvoir de rester à la surface de la bulle de savon, peut-être parce qu’elle est elle-même son propre trou de Tran Van Ho.
Naturellement, j’ai demandé à Ramollo de me faire voir à quoi pouvait bien ressembler l’espace quand on dépasse la limite-lumière. Mais c’était impossible : une astroconque ne possède pas d’instrument matériel permettant une vision directe de l’extérieur – quel qu’il puisse être. Je lui ai dit qu’il était bien cachottier, ou alors que son astroconque était une vieille ferraille de merde. Ramollo a bien ri.
Oui : il a ri. Car mon pote le Primordial avait fini par adopter une forme humanoïde. Ça ne lui était pas particulièrement agréable, c’était juste pour me faire plaisir. Il avait sans doute lu en moi le dégoût que m’inspirait malgré tout son aspect ordinaire de grosse pomme de terre rosâtre et, à l’une de ses visites, il m’avait fait la surprise de se pointer dans ma chambre en arquant sur deux jambes style canalisations, en balançant d’une allure martiale deux bras trop grêles et trop raides, et en arborant un grand sourire niais au centre de la masse un rien trop grosse qui lui servait de tête. Des petits yeux noirs en trous de bite me regardaient fixement (c’était toujours mieux que l’intense regard sans yeux qui m’avait jusqu’alors tellement mis mal à l’aise) et, puisque je parle de bite, je dois ajouter qu’il en avait une, au bon endroit, mais une bite cylindrique, rosâtre comme le reste de son individu, et dépourvue du moindre ornement pileux : un sexe d’enfant, planté dans le ventre d’une caricature d’homme en sucre framboisé.
Je n’avais pas été trop étonné : je savais bien que les Primordiaux pouvaient prendre n’importe quelle apparence humaine. Et je n’avais pas trop ri non plus. J’avais à ce sujet un souvenir qui me pesait toujours aussi lourd sur l’estomac.
Est-ce que ça avait été cette fois-là ? Ou la fois suivante ? Je me suis finalement décidé. Je lui ai demandé ce qui était exactement arrivé, avec… avec Sudrud.
Les Primordiaux possèdent un sens que les Humains ne possèdent pas, Val. Un sens qui nous permet d’entrer en contact avec nos comparions, à quelque distance qu’ils se trouvent. Lorsque le Primordial qui avait pris la forme de l’humaine Sudrud Eslon est…
— Est morte, Ramollo ?
Je t’ai déjà fait comprendre que nous ne mourons jamais tout à fait, Val. Et pourquoi employer le féminin ? Tu dois oublier cette forme d’emprunt. Les Primordiaux ne connaissent pas la différenciation sexuée. Celle que tu appelais Sudrud te l’avait dit, je l’ai lu en toi… Et puis cesse de te culpabiliser ! Ce n’est pas toi qui as tiré. Tu n’étais à ce moment-là qu’une machine de combat, obéissant à un ordre implanté… Quand mon comparion a subi cette dissociation partielle, il a émis un appel, que j’ai entendu. J’étais le Primordial le plus proche de la planète Hydra. Il m’a fallu néanmoins un certain temps pour arriver, et pour localiser l’origine de l’appel. Il était faible. Néanmoins une partie de l’organisme dissocié vivait encore. Il a resserré sa substance et s’est caché à bord de ton bateau. C’est pour ça que tu n’as pas retrouvé de cadavre. Ensuite, tu as fait un cauchemar, provoqué par un spasme récurrent consécutif à l’oubli définitif de la forme humaine adoptée. C’est peu après que je suis venu, et que j’ai recueilli la « substance résurgise » de mon comparion. Elle est avec nous, dans un endroit spécial de l’astroconque. Elle… elle dort, si tu veux. Je ne peux pas mieux t’expliquer. Quant à toi, Val, je ne t’ai pas recueilli avec elle car je n’avais pas de programme spécifique concernant les Humains. J’en ignorais même l’existence. Ce n’est que plus tard qu’un ancien m’a contacté et m’a demandé de t’enlever à Hydra. Je l’ai fait juste à temps, je crois…
Je ne sais pas si j’ai hoché la tête ou si j’ai virilement serré les mâchoires. Mais j’ai sûrement dû me taire un moment, en essayant de fermer mes pensées – non pas à Ramollo, mais à moi-même. Ensuite seulement, après cette période de vide, de latence, j’ai demandé :
— Et puis-je savoir ce que cet « ancien » t’a recommandé de faire de moi ?
Rien encore, mon ami. J’attends. Nous sommes toujours dans l’amas du Taureau. Quand mes comparions voudront me conseiller, ils sauront me parler. Mais je te le répète : ni maintenant ni plus tard tu ne dois entretenir la moindre crainte au sujet des Primordiaux…
Je ne demandais qu’à croire mon vieux Ramollo. Mais je ne pouvais pas oublier ces quarante années de guerre larvée, brûlante par à-coups, qui enserraient le secteur galactique humain dans la poigne d’un gant de peur. Et puis Ramollo m’avait précisé qu’il n’avait eu aucune connaissance des Humains ni de la guerre avant de me rencontrer… Ses promesses étaient sûrement sincères. Mais pouvait-il réellement parler pour les autres Primordiaux ? Pour les « anciens » ? Pour ces êtres mystérieux, aux pouvoirs qui me paraissaient illimités et qui pouvaient parcourir la galaxie à dix mille fois la vitesse de la lumière ?
Vous voyez, on ne peut pas dire que j’étais tout à fait tranquille. Ramollo, pourtant, faisait tout pour me mettre à l’aise. Une des méthodes employées avait été pour lui d’achever sa métamorphose. Sa silhouette avait perdu son flou de mannequin de plastique, sa peau était devenue brun clair, avec des poils sur la poitrine, aux aisselles et au pubis, et son visage ressemblait trait pour trait à un visage humain. À mon visage humain. Ramollo était devenu un grand type maigre et osseux, il avait un menton pointu et des oreilles décollées, les lèvres minces et des yeux marron enfoncés dans les orbites, il avait le crâne chauve et un pif phénoménal. C’était moi.
Il n’avait pas d’autre modèle que moi pour se transformer en homme, alors il était devenu tout naturellement mon frère jumeau. Je ne sais pas si l’idée était très bonne, mais de ça aussi je me suis accommodé.
Il avait également aménagé l’astroconque de façon à ce que je puisse quitter ma chambre. Mais le vaisseau vivant ne se présentait que comme un ensemble monotone de boyaux incurvés et de cavernes rosâtres qui me donnaient l’impression de circuler dans les viscères d’une baleine. Ce n’était pas très passionnant. Et il m’arrivait d’imaginer que, quelque part dans la masse corallienne de l’astro, était enkystée la « substance résurgise » du Primordial qui avait été Sudrud. Bien que ce néologisme impliquât une idée de résurrection, je ne pouvais me vider totalement du magma de regrets et de culpabilité qui m’avait empli.
Alors finalement, je restais la plupart du temps dans ma chambre, étendu sur mon lit, à rêvasser au sort de l’O.S. enlevé par un E.T. Je m’ennuyais ferme, et mon corps s’ennuyait aussi, surtout cette partie autonome et sensible qui a tendance à faire joujou toute seule quand elle n’a pas de compagnon de sauterie. Mes rêveries prenaient les formes changeantes de femmes que j’avais connues, comme Iniès, comme Ygra, comme Nol, comme… (Non ! pas Elle !), d’autres femmes que j’aurais aimé connaître, et d’autres encore que j’inventais, et qui étaient les plus belles, avec les seins les plus énormes et les plus fermes, les fesses les plus rebondies, les mottes les plus chevelues. Mon mât de misaine se dressait, plus raide et plus ferme que jamais, ou que pas souvent, je l’empoignais, et barre au zénith, en avant toute, j’explorais dans un jaillissement d’écume les terres humides, de mes fantasmes.
J’en étais aux prémisses de ces manœuvres traditionnelles (mais on ne s’en lasse jamais), quand Ramollo est entré sans frapper. C’était la première fois qu’il me visitait pendant que j’étais avec dame poignet. J’ai été un peu surpris, je me suis trouvé un peu con devant lui, c’est-à-dire devant moi, l’instrument de navigation au beau fixe. Je me suis assis sur le bord du lit, espérant que le vent retomberait vite, comme c’est le cas d’habitude. Ramollo s’est approché. J’avais plus que jamais l’impression troublante de me regarder dans un miroir, vu qu’il bandait lui aussi. Le mimétisme allait loin.
Je sais que tu souffres de n’avoir pas de compagne, Val. Je ne peux malheureusement pas te donner cela. Les Primordiaux, comme tu le sais, ont abandonné la différenciation sexuelle depuis des millions d’années. Mais… si tu le veux, je peux peut-être t’aider ?
Il était maintenant tout près de moi, à me toucher. Je crois que j’ai mis quelques secondes avant de comprendre ce qu’il me proposait. Et puis j’ai ri, ou alors c’était encore mon ricanement habituel.
— Écoute, vieux, tu es bien gentil, mais…
Je n’ai pas pu continuer. J’hésitais toujours entre le fou rire et l’indignation nauséeuse. Il m’était bien sûr arrivé de faire l’amour avec des mâles. C’est parfois très bien. Mais jamais avec mon frère jumeau. Je n’ai pas de frère jumeau. Et celui-là n’était pas mon frère, pas mon comparion, juste une coulée de gelée qui avait copié mon image et…
C’est ce que je pensais. Mais pendant que j’élaborais cette vertueuse dialectique, Ramollo s’était agenouillé devant moi et avait refermé avec douceur sa main autour de mon sexe. Je l’ai laissé faire, et je n’ai pas davantage réagi quand son poing a commencé à aller et venir entre mes couilles et mon gland. Je peux toujours prétendre que j’étais « figé d’étonnement », comme on dit. Mais quand mon double a délicatement introduit ma bite dans sa bouche, et quand j’ai éjaculé avec un gémissement qui m’a paru être un cri, j’avais abandonné tous mes beaux raisonnements pour n’être plus qu’un bloc de sens à l’écoute du plaisir et de la jouissance.
Ramollo s’est relevé, s’est reculé, a souri avec ma bouche aux lèvres humides. Tu vas voir. Il a appliqué sa main sur sa bouche, son ventre s’est creusé, ses joues se sont gonflées. Sa pomme d’Adam a frémi, il a retiré la main de devant sa bouche et me l’a montrée, paume ouverte. Dans sa paume, il y avait une boule de matière rose pâle, presque translucide. Il a refermé les doigts, a malaxé la pâte un moment, comme s’il pétrissait de l’argile. Puis il s’est agenouillé et a posé la pâte par terre. Elle a tremblé, s’est effritée, s’est morcelée en une dizaine, ou peut-être une quinzaine de morceaux de la taille d’un doigt. Tous ces morceaux se sont affinés, ont pris peu à peu une apparence humanoïde. Au bout de quelques minutes, il y avait aux pieds de Ramollo une dizaine ou une quinzaine de toutes petites statuettes d’argile rose. Je me suis penché. Les statuettes étaient indéniablement humaines. Et elles me ressemblaient. Elles me ressemblaient, comme Ramollo me ressemblait, elles étaient moi, des moi de trois ou quatre centimètres de hauteur.
Et alors, pendant que je regardais, les statuettes qui étaient des images de moi ont commencé à se mouvoir, lentement, maladroitement. Elles ont tendu leurs bras vers moi, certaines ont fait quelques pas, l’une d’elles a même essayé de courir, mais elle a trébuché, est tombée. Puis, très vite, elles sont retournées à l’immobilité. Et, plus vite encore, elles se sont écaillées, se sont morcelées, sont devenues des miettes de terre rose que le sol de la chambre a bues. J’étais à quatre pattes, je me suis relevé, je me suis rassis sur le lit. Ramollo souriait toujours par ma bouche. Il a haussé mes épaules, j’ai entendu dans ma tête : Ce n’était qu’un jeu, tu sais… Ils ne pouvaient pas être viables. Puis il s’est éclipsé. Il avait dû lire en moi que j’étais trop ébranlé pour vouloir rester plus longtemps en sa présence. Ramollo n’était qu’un gosse, un vieux môme de sept mille ans qui jouait, un petit dieu galactique infantile qui cherchait à me faire plaisir.
Je l’aimais bien.
Quand il m’a dit que nous allions nous quitter, j’en ai eu de la peine. Mais, aujourd’hui, je suis incapable de me souvenir si ma peine se rapportait au Primordial en tant que tel, ou à mon frère jumeau, mon double, mon reflet.
C’était quelques heures après cette expérience incroyable avec les clones lilliputiens nés de mon sperme – quelques heures, ou alors quelques jours, je n’arrive plus à comptabiliser avec précision le temps immobile vécu dans l’astroconque. Ramollo était revenu me trouver. Il m’a dit :
Mes comparions plus anciens m’ont recontacté à ton sujet. Nous devons nous séparer. Je dois poursuivre seul mon apprentissage. Toi, tu vas retrouver tes frères humains. Les anciens m’ont conseillé de te transférer dans le bâtiment amiral d’une escadre de guerre qui se trouve pour l’instant en espace normal, en orbite géostationnaire autour d’une étoile mineure de la constellation du Taureau… Je vais piquer droit sur le vaisseau, à une vitesse qui me rendra invisible pour vos instruments et invulnérable à vos armes. Et je te lâcherai à proximité visuelle du vaisseau, à l’abri d’une extension de mon astroconque, qui s’autodétruira dès que tu seras à bord.
Mon reflet a hoché la tête, il a tripoté son hideux gros pif, s’est caressé pensivement le crâne. Je crois que j’ai fait pareil. Je ne savais pas quoi dire, parce que je ne savais pas quoi penser. J’allais être largué parmi les miens. J’allais retrouver l’armée. Pourquoi pas ? Je ne pouvais pas passer ma vie dans une astroconque à la noix, à me faire des pipes par double interposé. Et puis quand faut y aller…
Ça y est, Val. Le moment est venu. Je te souhaite bonne chance. Puis-je te dire adieu à la manière des Humains ?
Ramollo me tendait la main – c’est-à-dire qu’il me tendait ma main. Je l’ai acceptée, et sa paume est venue se plaquer à la mienne tandis que ses doigts s’accrochaient aux miens. J’ai éprouvé une sensation bizarre, et je crois avoir été victime d’un bref étourdissement. Nous avions eu peu de temps auparavant un contact bien plus intime, mais cette simple poignée de main était lestée d’un poids, d’une présence, d’une émotion que je ne peux décrire. Lorsque Ramollo a retiré sa main, j’ai voulu dire quelque chose, mais il était trop tard.
Je me suis senti aspiré vers le haut, tout d’un coup je n’étais plus dans l’astroconque mais en plein vide, je flottais en plein espace à l’intérieur d’une bulle translucide à peine plus grande que moi, et juste au-dessus de ma tête défilait lentement un immense plafond de métal noir : le ventre écailleux d’un poisson de guerre humain, qui rôdait pesamment dans l’océan de l’espace…