CHAPITRE XXVII
Le soir tombait après la bataille. Blade, le roi Embor, Neena et le grand Kaireen étaient assis dans une hutte obscure et pleine de courants d'air, non loin du lieu du combat. Un petit feu brûlait au centre en faisant autant de fumée que de lumière.
Les flammes éclairaient quand même assez pour qu'étincelle une énorme émeraude au doigt de Neena, sa bague de fiançailles était enfin finie, livrée par un messager une heure seulement avant la bataille. Elles faisaient briller aussi le rubis à la main de Blade. C'était pour lui un grand soulagement. Son temps dans cette dimension devait toucher à sa fin. Quand il serait ramené dans la Dimension Normale, il voulait porter sa bague. C'était le premier objet qui était passé avec lui dans la DX et elle était bien trop importante pour l'y laisser, pour quelque raison que ce fût. Le roi Embor parlait :
- Nous avons tué dix mille guerriers de Trawn, nous avons capturé toutes leurs armes et leur matériel. Nous nous sommes emparés de leur camp avec tout ce qu'il contient. Nous avons abattu la plupart
de leurs stolofs et le seigneur Desgo en personne. Mais est-ce que cela suffit? La moitié des ennemis nous ont échappé.
- Ici, aujourd'hui, sur le champ de bataille, dit Neena. Ça ne veut pas dire qu'ils rentreront chez eux sains et saufs. La passe de Kitos n'est pas commode et les montagnards joueront aussi leur rôle. Je doute que plus de la moitié des survivants franchissent le col. D'autres mourront dans la forêt, de faim, de soif, de chutes, de morsures de serpents, de noyade et sous les flèches des montagnards qui les poursuivront. Ceux qui rentreront à Trawn seront affamés, malades, uniquement vêtus de leur pagne. Je crois que nous avons donné à ceux de Trawn une leçon qu'ils n'oublieront pas pendant plusieurs générations.
Le Grand Kaireen approuva.
- La princesse a raison. D'ailleurs nous avons une autre arme contre eux, que mes assistants ont découverte en fouillant leur camp.
Il tendit un épais rouleau de parchemins serré par une courroie de peau.
- Le seigneur Desgo espérait probablement devenir roi de Draad après nous avoir écrasés. Puis il comptait se servir de nos richesses pour se faire des amis parmi la noblesse de Trawn, les conduire contre Furzun et se faire couronner à sa place.
- Ça ne m'étonne pas ! s'exclama Blade. Il éclatait d'ambition.
- Oui, il était ambitieux, reconnut le Grand Kaireen en souriant. Il n'était pas non plus très prudent. Il a écrit de nombreuses lettres à ceux dont il espérait faire des alliés et reçu beaucoup de réponses. Tout est là.
- En effet, ce n'était pas prudent, murmura le roi. Mais quelle importance cela a-t-il pour nous?
- Une très grande importance, déclara Blade. As-tu pensé à ce qui pourrait se passer à Trawn si nous faisions parvenir ces lettres au roi Furzun?
Neena poussa un cri de joie.
- Il sera bien trop occupé à traquer tous les amis de Desgo et à leur trancher la tête pour penser à autre chose. Il y aura un chaos total là- bas pendant au moins un an, et beaucoup de ressentiment ensuite.
- En supposant qu'un de ces nobles ne décide pas d'essayer de tuer le roi d'abord, ajouta Blade. Alors ce sera la guerre civile à Trawn et un chaos de dix ans !
- Tout cela est bien joli, dit gravement Embor, mais comment allons-nous envoyer ces lettres à Furzun? f
- Je crois que nous devrions...
Neena leva une main pour faire taire le Grand Kaireen.
- Si vous voulez passer la nuit à discuter pour savoir comment écraser complètement Trawn, bravo. Vous n'avez pas besoin de nous. Je crois que Blade et moi pouvons partir, n'est-ce pas, père?
Embor soupira et sourit faiblement.
- Vous le pouvez, ma fille. Mais d'abord, j'ai quelque chose pour ton mari.
Il plongea la main dans un sac à côté de lui et en retira une petite bourse de peau blanche fermée par
une agrafe de cuivre et d'or. Il la tendit à Blade.
- Ouvre-la, mon fils.
Blade obéit. Une douzaine d'émeraudes, allant de la taille d'un poing de bébé à celle d'une bille, brillaient de tous leurs feux. Épuisé, éperdu de reconnaissance, Blade resta un moment sans voix. Puis il n'eut que le temps de murmurer des remerciements avant que Neena ne le saisisse par la main et le traîne hors de la hutte, jusqu'à leur propre cabane.
Ils se déshabillèrent dans l'obscurité et se couchèrent l'un contre l'autre sur la paillasse qui servait de couche. Après la dure journée de combat, elle leur parut aussi confortable qu'un lit de plumes. Les lèvres de Neena cherchèrent la bouche de Blade et s'y pressèrent, brûlantes et avides. Elle le caressa, glissa les mains entre ses cuisses tandis qu'il palpait les tendres rondeurs de ses seins.
Ils s'unirent et une flamme glorieuse parut brûler tout au fond de Blade. Elle l'envahissait, elle était dans son ventre, dans ses membres, dans sa tête...
Sa tête ! Une seconde avant que la douleur ne devienne intolérable plutôt que glorieuse, Blade comprit ce qui se passait. Il rentrait dans la Dimension Normale, saisi par l'ordinateur qui allait l'arracher à Gleor... à Neena.
Elle remarqua qu'il se passait quelque chose d'anormal et poussa un cri, non de plaisir mais de peur d'un danger inconnu qui menaçait Blade. La douleur s'enfla, brûla et il eut l'impression que la cabane était inondée d'une lumière aveuglante. Il vit les grands yeux effrayés de Neena devant lui, il vit la bourse d'émeraudes par terre à côté de la paillasse.
Il allongea une main et s'en empara dans un réflexe spasmodique.
Puis toute la cabane et le sol basculèrent. Le sol était vertical. Blade tombait, tombait loin de Neena, glissait à travers le mur qui était soudain devenu le sol, sombrait dans le néant. L'air sifflait à ses oreilles et il plongeait en tournoyant, de plus en plus vite, de plus en plus vite jusqu'à ce qu'il tourbillonnât comme une toupie. Le sang lui monta à la tête et le monde entier devint rouge...
... jusqu'à ce que, en une fraction de seconde, le tourbillon, la chute et le rouge disparaissent. Il était dans le fauteuil, dans la salle de l'ordinateur sous la Tour de Londres. A son doigt scintillait la bague de rubis; dans sa main, il serrait la bourse d'émeraudes. Les figures de J et de Lord Leighton exprimaient le soulagement, et quand leurs yeux se posèrent sur la bague, il s'y mêla du ravissement et même du triomphe.
Cette bague était le premier objet au monde - autre que Richard Blade lui-même, bien sûr, mais on ne pouvait le considérer comme un objet - à faire l'aller-retour dans la Dimension X. On pouvait maintenant dire qu'il n'était pas du tout impossible pour Blade d'aller dans la DX avec autre chose que ses mains nues, sa peau nue, sa force pure et son esprit d'initiative.
IMPRIME EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN
7, Bd Romain-Rolland – Monrouge
Usine de La Flèche, le 14-05-1980
1745-5 – N° d’Editeur 10648, 2eme trimestre 1980