CHAPITRE XV
Quand ils furent revenus au campement de l'arbre creux, Neena était toute prête à refaire l'amour. Ils se couchèrent dans l'obscurité moussue parmi les feuilles mortes et s'étreignirent de nouveau. Ensuite, Neena parut enfin satisfaite et s'endormit le sourire aux lèvres. Blade la contempla un moment. Finalement, il parvint à ignorer les grondements de son ventre vide et le sommeil le gagna aussi.
Ils dormirent tout le reste de la journée et presque toute la nuit. Dans la lumière grise précédant l'aube, Blade se réveilla et trouva Neena déjà levée qui fouillait parmi ses affaires. Elle poussa soudain un cri triomphant et tira d'une sacoche un large bracelet d'or, incrusté d'émeraudes énormes qui fulguraient d'un magnifique feu vert même dans la pénombre.
- Blade, lève ton bras gauche.
Il y avait dans la voix de Neena une intonation qu'il n'avait encore jamais entendue. C'était un indiscutable ton de commandement, mais auquel se mêlait une surprenante tendresse. Il obéit.
Neena ouvrit le bracelet et le fit claquer autour du poignet gauche de Blade. Elle laissa retomber le bras, se redressa et, à genoux, entièrement nue, elle le dévisagea fixement.
- Maintenant, par la volonté des dieux, par les lois et les coutumes de Draad et, surtout, par mon choix, tu es le mari qui m'est promis, à moi Neena, princesse de Draad.
Blade ne s'attendait pas à cela mais il n'en fut pas autrement étonné, et pas du tout malheureux. En étant le fiancé d'une femme de haut rang, il aurait à Draad une position qui pourrait se révéler précieuse. Être le fiancé de Neena, avec sa beauté, son adresse et sa vivacité spirituelle, serait encore plus agréable qu'utile.
Il portait à son doigt la bague de rubis qu'il avait reprise au seigneur Desgo. Lentement, il l'ôta.
- A ton tour, Neena. Donne-moi ta main gauche.
Il prit la petite main forte et glissa la bague à
l'index. Elle était trop grande pour les autres doigts. Il sourit quand Neena leva la main et regarda la bague.
- Maintenant, dit-il, par la volonté des dieux, par les lois et coutumes d'Angleterre et par mon consentement, tu es la femme qui m'est promise, à moi, Blade, prince d'Angleterre.
Il fut surpris de voir des larmes briller dans les yeux de Neena. Il ne dit rien mais les lui essuya doucement du bout des doigts.
- Je suis heureux, Neena.
- Moi aussi, souffla-t-elle d'une voix mal assurée. Mon père... Qu'il soit heureux ou non je doute qu'il dise quelque chose contre toi. Il sait depuis longtemps que je n'aurai d'autre mari que celui que je choisirai moi-même. Je t'ai choisi, et comme il m'aime, je ne crois pas qu'il se permettra de te détester. La reine Sanaya sera une autre affaire. Elle sera...
La princesse s'interrompit, comme si elle craignait d'en avoir trop dit. Blade lui souleva le menton et la regarda dans les yeux.
- Neena, je ne pourrai pas être tout ce que tu souhaites et dois avoir d'un mari si tu ne me dis pas quels dangers j'aurai à affronter à Draad. Tu m'en as dit assez sur la reine Sanaya pour que je m'interroge à son sujet. J'ai déjà connu de telles femmes et elles ont rarement été mes amies.
- Tu as raison. Je vais te parler d'elle, mais cela va peut-être paraître trop simple. Sanaya sait que si j'ai un mari, je pourrai bientôt lui donner un fils. Alors elle ne sera plus la seule à donner des héritiers à la maison royale de Draad. Sa situation sera affaiblie et si elle fâche mon père comme elle l'a déjà fait, il risquerait de ne plus hésiter à la répudier.
- Je vois.
- Tu ne vois pas tout. Si Sanaya craint cela, elle sera désespérée, et quand elle est désespérée elle devient dangereuse. Elle sera dangereuse pour nous deux mais surtout pour toi.
- Je serai vigilant.
- Je l'espère bien. Je ne sais pas jusqu'où Sanaya irait pour se défendre. Tu devras aussi veiller sur tes propres désirs. Elle est extrêmement belle et il paraît qu'elle est aussi habile et expérimentée. Si tu couchais avec elle, je le prendrais en mauvaise part.
Blade hocha la tête. Il fut tenté de demander à Neena ce qu'elle lui ferait au juste, si elle « prenait en mauvaise part » quelque chose qu'il aurait fait. Il jugea que ce ne serait peut-être pas prudent et changea de conversation.
- Tu aimes la bague?
- Oui. Il n'existe pas de ces pierres dans toutes les forêts de Gleor ou dans la terre qu'elles recouvrent.
- C'est une pierre magique de mon pays, appelée rubis. Je te l'ai donnée en gage de fiançailles, mais je serai obligé de te la redemander quand nous serons à Draad.
Neena fit une moue de petite fille boudeuse.
- Pourquoi?
- Comme je te l'ai dit, c'est une pierre magique, qui peut recevoir des enchantements. Un grand Kaireen et sorcier de mon pays, le seigneur Leighton, a rempli cette pierre d'enchantements protecteurs. Je serai menacé, par Sanaya et par d'autres, si je ne la porte pas à notre retour à Draad.
Blade se demanda ce que Lord Leighton dirait s'il se savait qualifié de «sorcier». Le savant piquerait certainement une petite crise, au moins.
Neena soupira :
- Très bien, je ne te laisserai pas sans protection. Mais je porterai le rubis jusqu'à Draad et nous n'y serons pas avant une semaine.
Ils rassemblèrent leurs vêtements, les armes et les sacoches et repartirent. Quand le soleil se leva au- dessus de la forêt, ils étaient déjà bien en route vers l'est.
Il leur fallut près de huit jours pour atteindre les premiers villages de Draad. Partout la forêt était dense mais ils ne manquèrent jamais d'eau, de gibier et de fruits, et ils ne risquaient guère de rencontrer des chasseurs ou des guerriers de Trawn. Blade trouva la marche vers Draad aussi agréable qu'une partie de camping, surtout en la comparant à tout ce qui l'avait précédée.
Pendant deux jours, ils grimpèrent de plus en plus haut. Les arbres se clairsemèrent, les insectes bourdonnants disparurent, les nuits devinrent froides et au-delà des cimes, Blade distinguait parfois des montagnes voilées de brume.
- Les monts de Hoga, expliqua Neena. C'est une grande barrière naturelle contre les maraudeurs de Trawn. Avec les clans des montagnards, elle a fait beaucoup pour préserver notre liberté. Mais j'ai bien peur que ce qui était suffisant dans le passé ne le soit plus maintenant.
Dans un lieu que Neena appelait la Passe de Mezan, ils rencontrèrent les premiers montagnards. Blade vit tout de suite qu'ils étaient de la même trempe que la princesse. Ils étaient tous grands, minces mais superbement musclés, avec la peau légèrement cuivrée et des cheveux si noirs qu'ils avaient des reflets bleus au soleil. Les femmes comme les hommes portaient des armes, un privilège des clans de la montagne.
- Si dans le reste de Draad les choses étaient faites aussi sagement que chez les montagnards, nous serions beaucoup moins en danger, dit amèrement Neena. Tous ceux qui le peuvent se battent, ils connaissent leur territoire, ils ne perdent pas de temps à intriguer ou à se quereller entre eux.
Blade comprit qu'au-delà des monts de Hoga, tout était différent. Le roi Embor était moins un monarque qu'un arbitre des disputes et des vendettas d'une vingtaine de clans, possédant chacun ses terres et ses villages. Le fait que les guerriers de Trawn et leurs stolofs les surpassaient en nombre, à trois ou quatre contre un, n'avait pas encore réussi à unir les seigneurs féodaux de Draad.
Les clans de la montagne avaient appris la disparition de Neena et la grande douleur de son père. Ils se réjouirent de son retour, assez sobrement, et organisèrent un festin avec de la viande rôtie en abondance, des noix de koba, du poisson des torrents de montagne et une bière amère mais forte.
Neena demanda aux chefs de ne pas envoyer de messagers à son père. Elle tenait à lui faire la surprise.
Mais les clans durent passer outre à ses souhaits. Deux jours plus tard, après avoir franchi les monts de Hoga, Blade et Neena arrivèrent au premier des villages de la plaine. Ce fut là qu'ils rencontrèrent le roi Embor avec toute sa cour, toute sa garde... et tous ses problèmes.