CHAPITRE XIII
Il fallait se débarrasser du garde, vite et sans bruit. Blade déroula la corde et refit un nœud coulant, assez grand pour passer sur la tête d'un homme. Il donna un des barreaux de bois à Neena et leva la corde.
- Je vais essayer de le faire tomber avec ça. Tiens-toi prête à l'assommer et à prendre ses vêtements et ses armes.
Blade traversa l'âtre en silence jusqu'à ce qu'il soit assez près pour viser juste. Le vent et la cendre sous ses pieds étouffaient ses pas lents.
Une fois en position, il attendit que le garde s'arrête et tourne le dos. Puis il bondit en faisant tournoyer la corde au-dessus de sa tête. Elle serpenta dans les airs, flotta un peu dans le vent mais continua droit sur l'objectif. Le nœud coulant tomba sur la tête de l'homme d'armes et Blade tira aussitôt. Le lasso se resserra autour du cou et le garde tomba à la renverse aux pieds de Blade.
Il était encore en l'air quand Neena s'élança. Elle se jeta sur lui dès qu'il atterrit et lui écrasa le larynx avec le barreau. L'homme gargouilla, se tordit et se convulsa un moment puis ne bougea plus. Neena se hâta de le dépouiller de son armure de cuir, de ses armes et de sa sacoche.
Ils attendirent encore une fois, les nerfs à vif, pour voir si l'alarme était donnée. Mais dans la nuit et le vent la soudaine disparition du garde était passée inaperçue.
La tunique de cuir était bien trop petite pour Blade, alors Neena l'enfila et ceignit l'épée. Puis ils attachèrent la corde au cou de Blade, par un nœud lâche. La princesse prit l'autre extrémité. Ils avaient ainsi l'air d'un garde conduisant un esclave quelque part. C'était le meilleur déguisement qu'ils pouvaient trouver pour le moment et qui suffirait peut- être à les faire sortir de Trawnom-Driba, une ville où les redoutables châtiments menaçant les curieux rendaient les gens tout à fait désireux de ne se mêler que de leurs propres affaires.
Le vent redoubla de violence quand ils descendirent de l'Atre de Tiga et traversèrent la place. Au lieu de suivre la rue principale, ils s'engagèrent dans le dédale de cabanes et d'entrepôts au sud du palais. Blade comptait sur son sens de l'orientation pour les guider sans encombre par les venelles tortueuses de ce quartier. Il n'y aurait personne d'éveillé dehors, curieux ou autre.
L'obscurité entre les bâtiments était presque aussi impénétrable que dans le tunnel. Blade prit la tête et Neena le suivit, l'œil aux aguets et l'épée au poing.
A peu près à mi-chemin, ils s'arrêtèrent pour se reposer. Ils s'assirent dans l'ombre opaque d'une énorme pile de barriques. Des gouttes noires en suintaient, qui sentaient le goudron. Blade reconnut le liquide qu'on versait sur le bûcher, dans l'âtre, pour produire la couleur orangée des brasiers rituels.
Il s'adossa contre les tonneaux et s'appliqua à respirer profondément. Bientôt, ils arriveraient à la dernière barrière avant la sécurité de la forêt. Les gardes du mur d'enceinte seraient plus sur le qui- vive que ceux du palais, encore que ce n'était pas...
L'horrible cacophonie de trompettes et les roulements de tonnerre de tambours leur furent portés par le vent. Le vacarme s'enfla à couvrir les hurlements de la tempête, s'essouffla un moment et reprit de plus belle. Pendant l'instant de calme, les deux fugitifs entendirent des cris de rage venant de la direction du palais. Blade jura.
- L'alarme est donnée ! Neena, donne-moi le briquet du garde... Dans sa sacoche. Et écarte-toi.
- Qu'est-ce que...
Neena s'interrompit. Elle connaissait assez bien Blade, à présent, pour ne pas poser de questions oiseuses. Elle leva son épée, recula et fouilla des yeux l'obscurité.
Blade ôta la corde de son cou, se baissa et saisit une des barriques. Elle devait peser pas loin de cent kilos. Lentement, il la souleva et recula de la pile. Puis il la hissa au-dessus de sa tête et la lança de toutes ses forces sur deux autres. Toutes trois se brisèrent et le goudron liquide se répandit.
Blade s'écarta d'un bond, ramassa une longue écharde, la plongea dans le goudron et fit jaillir une étincelle du briquet. Immédiatement, une flamme orangée monta du bois imprégné. Blade laissa la torche flamber un moment puis il la lança loin de lui, au milieu de la mare de liquide.
Tout explosa en une nappe de feu orangée dans un crépitement assourdissant qui couvrit à la fois le vent et les trompettes. Blade eut l'impression d'être devant la porte ouverte d'une fournaise. Il tourna les talons en faisant signe à Neena de le suivre. Ils s'élancèrent en courant par les ruelles. Blade entendit d'autres barriques exploser et vit la colonne de feu monter plus haut encore.
Alors qu'ils couraient, des portes et des volets s'ouvraient de chaque côté, des têtes sortaient pour voir ce qui se passait. Tous les yeux se tournèrent immédiatement vers l'incendie. Personne ne parut remarquer le petit soldat et l'esclave géant qui couraient comme des dératés.
Quand ils eurent laissé le feu loin derrière eux, ils ralentirent. Deux fois, ils durent s'arrêter pour permettre à Blade de s'orienter. L'incendie se propageait visiblement et le vent le poussait vers le palais. Ils entendaient le rugissement continu des flammes.
Ils entendaient aussi le monstrueux vacarme causé par leur évasion. Partout des trompettes sonnaient, des tambours battaient, plus bruyamment que jamais. Au-delà de l'incendie, Blade distingua les murs du palais où des torches et des lanternes bleues s'agitaient dans tous les sens. Il espéra que les gardes lâcheraient quelques-unes de ces lanternes et torches
pour allumer encore une bonne dizaine d'incendies.
La seconde fois qu'ils s'arrêtèrent, ils perçurent des sifflets à stolofs se joignant au tumulte. Neena blêmit sous sa saleté mais Blade ne fit que rire.
- Tu trouves les stolofs amusants, maintenant? s'écria-t-elle sèchement, irritée et peureuse.
- Si je commandais les recherches pour retrouver des fugitifs comme nous, je ne lâcherais pas un seul stolof ce soir. Il y a déjà assez de chaos et de confusion dans la ville. Ces stolofs ne sont pas très intelligents et ils ne feront qu'ajouter au désordre si leurs maîtres ne font pas attention.
Ils trouvèrent enfin un sentier qui tournait à gauche et débouchait dans une ruelle. En y arrivant, ils s'arrêtèrent. Quinze mètres plus loin, la ruelle donnait sur l'espace découvert entre les derniers bâtiments du quartier et le mur d'enceinte de la ville. Les tours d'une porte se dressaient au-dessus des toits des cabanes. Au bout de la ruelle se tenaient trois soldats, tous armés de lances, tous le dos tourné. Quoi qu'ils guettent, ils ne s'attendaient pas à le voir venir de la ruelle.
Blade et Neena se regardèrent. Il soupesa un barreau de bois dans chaque main, elle dégaina son épée. Puis ils s'élancèrent aussi vite que leurs pieds pouvaient courir sur la terre boueuse.
Les trois soldats eurent le temps d'entendre les pas et de se retourner. L'un eut le temps de lever une lance, un autre le temps de crier. Puis Blade et Neena furent sur eux.
L'épée de la princesse se dressa, pointée sur la gorge du soldat à la lance levée. Il lâcha sa lance et referma ses mains sur la lame. Neena tourna l'épée dans la plaie et l'arracha. Le soldat gargouilla, essaya de plaquer ses mains sur sa gorge béante et s'écroula.
Blade mania un des bâtons de côté pour parer un coup de lance et abattit l'autre sur le bras de son deuxième adversaire. L'homme hurla et fit passer sa lance dans sa main valide. Blade la détourna, fracassa la mâchoire de l'homme d'un coup de barreau et se tourna vers le garde sur sa gauche.
Celui-là commit la funeste erreur de lever sa lance pour frapper de haut en bas. Blade fléchit les genoux, passa sous la lance et donna un grand coup de tête dans le ventre du garde. Tout l'air s'échappa de ses poumons dans un grand soupir et il partit à la renverse contre le mur. Avant qu'il ne se remette, Blade frappa de toutes ses forces avec un barreau. Il s'écrasa sur la tempe de l'homme qui tomba sur le flanc. Blade alors lui assena un coup de pied à lui briser toutes les côtes et retourna vers le soldat à la mâchoire fracassée et au bras cassé.
Il n'avait pas seulement ça, maintenant. Il était couché sur le dos dans la boue et Neena retirait son épée d'entre ses côtes. Blade dépouilla l'homme de son ceinturon avec l'épée et le couteau. Puis Neena et lui ramassèrent chacun une lance. Ils se précipitèrent à découvert, pliés en deux, vers le mur d'enceinte.
Ils avaient à peine émergé qu'une volée de flèches siffla au-dessus de leurs têtes et tomba dans la boue ou les maisons derrière eux. Personne ne s'approcha. Par une nuit si noire, les archers surexcités ne visaient pas très bien. Comme les stolofs, ils avaient plus de chances de gêner la chasse aux prisonniers que de l'aider.
Et d'abord, où étaient les stolofs? Après tous ces coups de sifflet...
Blade n'avait pas fini de se poser cette question que Neena poussait un cri aigu et lui empoignait le bras, en montrant la droite de son autre main. Les stolofs arrivaient, deux grands dorés du palais royal. Une demi-douzaine de soldats couraient à leur côté. Devant eux galopait le seigneur Desgo en personne, soufflant dans son sifflet et brandissant un sabre dans chaque main.
Au même instant, les soldats de Desgo virent les fugitifs. Tous se ruèrent en poussant des hurlements de rage et de triomphe. Desgo les vit s'élancer, s'arrêta net et faillit être renversé par les stolofs. Il fit un saut de côté, cracha le sifflet et se mit à beugler des ordres à ses hommes. Ils étaient tous bien trop occupés à se battre pour lui obéir, même s'ils avaient pu l'entendre.
Les six soldats chargèrent droit sur Blade et Neena. Blade et Neena levèrent leurs lances et les jetèrent. Deux soldats tombèrent, un la gorge transpercée, l'autre la cuisse ouverte. Blade et Neena n'eurent pas le temps de récupérer leurs lances avant que les autres soient sur eux. Alors ils se tinrent dos à dos pour ferrailler à l'épée.
Un des adversaires de Blade s'enfuit après quelques coups seulement. Blade frappait l'autre d'estoc et de taille quand Neena poussa un grand cri. Il pivota et vit que ses deux adversaires l'avaient désarmée et l'empoignaient pour la traîner vers le seigneur Desgo.
Blade, avec un rugissement de fureur, lança une attaque rapide contre son ennemi immédiat, une estafilade qui lui ouvrit le bras du coude au poignet. Puis il se retourna pour sauver Neena. A ce moment, les deux ravisseurs pivotèrent pour l'affronter en la traînant devant eux pour leur servir de bouclier.
Un des stolofs lança son ruban. Comme toujours, c'était bien visé, mais pas sur le bon objectif. Le ruban tomba sur un des soldats qui maintenait Neena. Le stolof se cabra comme on le lui avait appris, le soldat tomba à la renverse et fut traîné à l'écart.
Neena s'arracha à la poigne de l'autre et lui enfonça son genou entre les jambes. Il se plia en deux en hurlant, présentant commodément sa nuque au tranchant de la main de Blade. La princesse ramassa son épée. Elle était tellement prise par l'ardeur du combat qu'elle courut vers le soldat renversé par le stolof. Blade resta seul pour affronter Desgo et l'autre monstre.
Il se rapprocha jusqu'à ce que le stolof ne puisse rien lancer sans les entortiller tous les deux dans son ruban. Après une feinte basse, il passa par-dessus la garde de Desgo et porta un coup droit à la tête. Desgo se pencha pour éviter d'avoir le crâne fendu en deux mais la lame de Blade lui entailla la figure du front à la mâchoire, en manquant de peu l'œil droit. Desgo hurla, lâcha ses épées et son sifflet et chancela, à demi aveuglé par le sang qui coulait à flots. Blade lui expédia son poing dans la mâchoire, un autre dans le ventre et le jeta par terre.
Le rubis brillait comme une goutte de feu à la main inerte de Desgo. Blade arracha la bague et la remit à son propre doigt. Ce salopard de Desgo n'aurait rien de lui, à part une mort rapide. Blade leva son épée et s'apprêta à la lui plonger dans la poitrine.
Mais alors Neena glapit :
- Blade! Le stolof!
Avant qu'il puisse pivoter, un ruban tomba en travers de son dos et sur son épaule gauche. En se retournant, il vit que le stolof de Desgo avait commis une erreur fatale. Il s'était trop approché.
Avant que la créature ne puisse se cabrer et tirer, Blade s'élança. Il passa entre les pattes antérieures et frappa par-dessus les mandibules bavantes, droit au centre des trois yeux rouges.
Le stolof sursauta convulsivement et laissa échapper un cri sifflant. Un liquide jaunâtre puant jaillit de sa blessure et les gouttes qui tombèrent sur le bras de Blade le brûlèrent. Il recula vivement.
Neena se tenait maintenant devant l'autre stolof et le menaçait de son épée ruisselante en lui glapissant des injures. Le stolof semblait paralysé, avec son maître silencieux et son camarade (sa femelle? son mâle?) mourant. Il n'y avait pas d'autres soldats en vue à terre et quelques-uns à peine sur le mur. Blade savait bien où tous les , autres étaient allés. L'incendie qu'il avait allumé était à présent une muraille de feu rugissante de près de trois cents mètres de long et progressait rapidement vers le palais du roi Furzun.
Les quelques soldats encore en vue tenaient la porte, cependant, et il y avait des archers parmi eux. Blade chercha un autre moyen de franchir la muraille et ses yeux tombèrent sur le stolof face à Neena. Il était presque contre le mur et arrivait à mi-hauteur.
Blade s'empara d'une lance tombée à terre et courut vers la créature. Il arriva par le flanc, ficha en terre la pointe de la lance et sauta à la perche sur le dos du stolof. Il dut se débattre un instant pour ne pas glisser instantanément. Puis il retrouva l'équilibre et cria :
- Neena ! Ici !
Elle l'entendit et s'élança. Blade se pencha quand elle sauta, l'attrapa et la souleva sur le dos du monstre. Avant que le minuscule cerveau obtus de la créature ne réagisse à ces événements surprenants, Blade avait déjà jeté Neena sur le chemin de ronde. Alors que le stolof commençait à bouger, il sauta, attrapa la balustrade de bois et se hissa à côté de la princesse.
Il bondit immédiatement sur la balustrade opposée et Neena l'imita. L'obscurité au-delà du fossé paraissait amicale et engageante. Neena pressa brièvement la main de Blade puis ils sautèrent tous les deux vers le côté opposé de la douve.
C'était un long saut et une longue chute mais ils atterrirent sans encombre. Blade eut l'impression que tous ses os et toutes ses dents s'entrechoquaient. Il se releva néanmoins aussitôt et aida Neena. Quelques secondes plus tard, ils couraient à perdre haleine loin de la ville vers les ténèbres amicales.
Ils coururent jusqu'à ce qu'ils se sentent incapables de faire un pas de plus, même s'ils avaient à leurs trousses tous les stolofs de Trawn. Blade eut à peine la force de chercher une cachette dans des buissons et d'y porter Neena. Puis il s'allongea à côté d'elle et laissa le sommeil le gagner.
Il dormit d'un sommeil profond, le plus agréable depuis son arrivée dans cette dimension. Pour la première fois, il était libre.