CHAPITRE XXII

Le lendemain matin, la sonnerie des trompettes et les feulements des rôdeurs noirs se firent entendre bien avant l'aube. Blade était déjà réveillé lorsque Kalo vint l'aider à s'habiller et à s'équiper.

Il se revêtit d'une tunique et d'un pantalon de chasseur en épais cuir vert renforcés sur le ventre et la poitrine. Il se coiffa d'un casque de guerrier en cuir et se chaussa de bottes à lourde semelle, ceignit un ceinturon avec une courte épée et un poignard, auquel il accrocha trois flacons d'eau dormeuse. Puis il prit un pulvérisateur.

Blade descendit vers l'arène, suivi par Kalo, habillé comme lui et l'air tout à fait mal à l'aise. Il s'était porté volontaire pour entrer dans l'arène avec Blade et portait par conséquent les mêmes vêtements de cuir. Derrière eux marchaient les trois autres assistants avec tout le matériel dont Blade pourrait avoir besoin.

Au sommet de l'enceinte de rondins de l'arène étaient assis le roi, la reine, Neena, le Grand Kaireen et le reste des notables. Le mur était plus haut que ce que pouvait sauter un rôdeur noir. Quoi qu'il arrive à Blade ou à Kalo, ces personnalités ne seraient pas en danger.

Blade précéda ses assistants sur l'échelle extérieure. Neena croisa froidement son regard. Le roi Embor sourit. Blade remarqua qu'ils étaient armés tous les deux. Neena avait deux lances, appuyées contre son banc, et le roi un arc en bandoulière et une épée à sa ceinture.

La reine Sanaya, elle, paraissait aussi joyeuse et insouciante qu'à un pique-nique. Elle portait une longue robe rouge et des bottes de cuir blanc, avec une cape de fourrure noire sur les épaules. Un diadème d'émeraudes scintillait dans ses cheveux roux à chacun de ses mouvements et elle bavardait en riant avec ses voisins. Apparemment, la journée ne pouvait lui réserver aucune surprise désagréable.

Une autre échelle descendait vers le sol de l'arène. Les trois assistants s'assirent au sommet et commencèrent à déballer le matériel tandis que Blade et Kalo dévalaient les marches branlantes. Blade espéra qu'il n'aurait pas à remonter par là trop rapidement.

Il vérifia ses armes, sauta sur une souche et regarda de tous côtés; en face de lui, à quinze mètres, il y avait une lourde porte en rondins pour le passage des animaux. Blade fit signe à Kalo de se tenir derrière lui et se tourna vers le roi. Embor leva une main. Au sommet du mur et à l'extérieur, des trompettes sonnèrent pour signaler le commencement des essais. Le portail de rondins s'ouvrit lentement avec des grincements. Blade tenait fermement son pulvérisateur en se demandant ce qui allait apparaître. Le roi Embor avait poliment refusé de lui dire dans quel ordre les animaux sortiraient.

Un faible gloussement retentit, suivi d'un lourd battement d'ailes, Blade rit. Le premier spécimen était un mugos, une sorte de volatile plutôt idiot, assez semblable à un dindon.

Blade s'avança. En l'apercevant, l'oiseau poussa un cri affolé et voulut courir vers la grille. La trouvant fermée, il sauta sur une souche et battit frénétiquement des ailes. Blade était maintenant à sa portée. Il leva le pulvérisateur, visa la tête de l'oiseau et enfonça le poussoir.

Surpris, l'oiseau cligna des yeux quand l'eau dormeuse l'aspergea. Il ouvrit le bec pour se plaindre. Puis il vacilla, ses yeux se fermèrent et il tomba lourdement de la souche.

Blade leva les yeux vers le sommet du mur. Tout le monde était debout. Plusieurs chefs de clans montraient l'oiseau à terre, l'air stupéfait. Le roi souriait. Il paraissait ravi de voir les chefs de clan bouche bée comme des écoliers. Ils n'étaient pas au bout de leurs surprises !

Des gardes entrèrent, emportèrent le volatile et firent entrer un des écureuils géants. Cet animal était beaucoup plus intelligent et plus vif que l'oiseau. Il courut tout autour de l'arène, entre les souches, en ayant l'air de se moquer de Blade. Plusieurs doses d'eau dormeuse tombèrent près de lui mais, à chaque fois, il réussit à les éviter.

Blade appela Kalo à la rescousse. Quand le jeune homme passa devant lui, ils parvinrent à acculer l'animal contre le mur. L'écureuil voulut encore bondir mais cette fois le jet le frappa en l'air. Il atterrit brusquement, se releva, fit deux pas; tomba sur le museau et ne bougea plus.

A cela, les chefs de clan se levèrent tous, en poussant des cris. On ne leur avait pas dit ce qu'allait faire le prince Blade. Aucun sans doute ne comprenait ce qui se passait. Mais il voyaient de l'adresse et de la rapidité à l'œuvre et la plupart surprirent le regard que Blade lança à Neena. Elle faisait manifestement des efforts pour ne pas sourire. Quant à Sanaya, elle riait comme une folle.

Il y eut alors un entracte pendant lequel des serviteurs en équilibre instable au sommet du mur passèrent aux spectateurs des bols de bière et des écuelles de saucisses et de viande rôtie. Puis les gardes firent entrer dans l'arène le cerf à corne unique.

Blade comprit qu'avec cet animal l'épreuve allait être plus difficile et plus décisive. Il était bien plus grand et il faudrait par conséquent une beaucoup plus forte dose d'eau dormeuse. Dans l'espace restreint de l'arène, il ne pourrait pas galoper aussi vite que dans la forêt mais il présenterait quand même une cible peu commode à atteindre. Il était capable aussi de se défendre. Cela soulageait d'ailleurs Blade. Il n'aimait pas beaucoup s'attaquer à des oiseaux ou des animaux qui ne pouvaient rien faire sinon s'enfuir.

Quand il s'approcha, le cerf baissa la tête jusqu'à ce que la pointe de sa corne soit assez basse pour accrocher quelqu'un en se redressant. De grands yeux noirs entourés de blanc regardèrent l'assaillant.

Un sourd grondement s'éleva de la gorge de l'animal. Puis il chargea droit sur Blade.

Le premier jet d'eau dormeuse passa au-dessus de la tête du cerf et lui inonda le dos. Une plaque sombre et mouillée apparut sur son poil et ce fut tout. Avant que Kalo ne puisse tirer à son tour, le cerf fut sur eux.

Blade sauta d'un côté, Kalo de l'autre. L'animal freina des quatre sabots, tourna et suivit Kalo. Soucieux de ne pas avoir l'air d'un lâche devant le roi et tant de guerriers, le jeune homme fut un peu lent. Le cerf le rattrapa et la corne se redressa. Kalo fut soulevé dans les airs, fit un vol plané au-dessus d'une souche, retomba sur ses pieds et continua de courir. Une longue déchirure fendait le fond de son pantalon de cuir. Un chirurgien armé d'un bistouri n'aurait pas fait mieux. Au sommet du mur, les cris de surprise se changèrent en gros rires.

Blade sauta d'un seul bond par-dessus deux souches et retomba à côté de l'animal alors qu'il tournait pour poursuivre Kalo. Il brandit le lourd pulvérisateur comme une massue et frappa le cerf au garrot. Quand il se retourna pour faire front, Blade visa et appuya sur le poussoir. Le jet retomba sur le long museau noir velu.

Surpris, le cerf se cabra, retomba sur ses quatre sabots et ses naseaux palpitèrent. Ses yeux restèrent ouverts mais ils semblaient loucher. Il essaya de faire un pas vers Blade, faillit tomber à genoux et s'immobilisa en chancelant. Blade marcha vers lui, le gratta entre ses oreilles pendantes et lui flatta le dos. Le cerf trembla mais ne bougea pas.

Blade leva le bras et se tourna vers les spectateurs.

- S'il plaît au roi ! Rendons-lui la liberté. Il a joué son rôle, et courageusement.

- Certainement, répondit Embor. Ce n'est pas un de nos ennemis... encore que Kalo aurait peut-être une autre opinion.

Cela fit rire tout le monde, y compris Kalo.

Rendre la liberté au cerf était plus facile à dire qu'à faire. Blade passa derrière lui et lui assena une claque sur la croupe. Un frémissement le parcourut mais il ne bougea pas. Blade retourna vers sa tête et tenta de le traîner vers la grille. Il n'eut pas plus de succès. Kalo vint le pousser par-derrière pendant que Blade le tirait par la corne. Toujours rien. Les spectateurs étaient maintenant malades de rire et certains n'étaient pas loin de tomber du mur.

- Ils ne pourront pas dire que nous ne l'avons pas arrêté, marmonna rageusement Blade. Nous avons même trop bien réussi !

Finalement, ils durent appeler six gardes à la rescousse. Les hommes soulevèrent le cerf comme si c'était une statue, un à la tête, un à la croupe, quatre au milieu. Puis ils sortirent de l'arène avec lui, en chancelant sous le poids du fardeau. Blade ne sut jamais ce qui lui était arrivé ensuite. Il espéra qu'il n'avait pas fini dans l'écuelle des soldats.

A ce moment, Blade remarqua que la reine Sanaya avait disparu. Il allait poser une question quand le roi lui cria :

- Un instant, Blade. La reine a eu un malaise. Elle est allée s'allonger un moment à l'ombre avec son Kaireen personnel pour s'occuper d'elle.

Cette histoire parut assez fallacieuse à Blade. Mais il était évident que le roi Embor ne l'aurait pas racontée s'il n'avait pas une bonne raison de la faire croire.

- Très bien, répondit-il. Nous attendrons son retour. Que mes autres assistants descendent.

Les trois jeunes gens descendirent par l'escalier branlant. Blade et Kalo burent de l'eau, mangèrent un peu de fromage et de saucisse, remplirent leurs pulvérisateurs et s'assirent pour attendre. Blade prit une pierre à aiguiser et affûta le fil de son épée.

Une heure passa. Blade commença à se demander si Sanaya était vraiment malade et, dans ce cas ce qu'elle pouvait avoir. Il se demandait aussi si c'était une maladie réelle ou si un des ennemis de la reine y était pour quelque chose.

Mais ce qui l'intéressait surtout, c'était de savoir quel animal allait ensuite sortir dans l'arène. Ce pourrait être un autre cerf. Ou le serpent. Ou un des rôdeurs noirs. Le cerf et le serpent ne présenteraient pas de véritable danger. Mais les rôdeurs noirs...

Quelqu'un cria, en dehors de l'arène. C'était un cri aigu de surprise et de peur. Sur le mur, plusieurs personnes se retournèrent pour regarder en bas et se levèrent soudain en criant aussi. Blade vit Neena saisir une de ses lances et la lever, prête à la jeter.

A ce moment, pour la première fois, quelqu'un articula des mots :

- Les rôdeurs noirs sont lâchés !

Un instant après, la grille fut enfoncée et deux rôdeurs noirs bondirent dans l'arène. Leur gueule était grande ouverte, bavante, leurs yeux rouges luisants et terrifiants.

En apercevant Blade et Kalo ils poussèrent leur terrible rugissement. Le cri de terreur de Neena leur fit écho. Puis les deux animaux sauvages foncèrent sur Blade et sur Kalo.