CHAPITRE XXI

Le cortège royal arriva le lendemain matin, composé d'au moins cent personnes. Blade n'avait d'yeux que pour quatre d'entre elles : le roi Embor, la reine Sanaya, la princesse Neena et le Grand Kaireen.

Bien lavé, bien habillé, Blade s'avança vers Embor. Kalo marchait derrière lui, suivi par les trois autres assistants. Blade portait un flacon d'eau dormeuse et Kalo un pulvérisateur.

Le roi fit halte puis il fit signe aux guerriers des flancs de se refermer autour de Blade et des assistants. Blade eut l'impression désagréable qu'ils guettaient un geste suspect de sa part.

Le roi se comportait avec plus de dignité encore que d'habitude et se tenait si droit qu'il semblait dominer Blade. La reine Sanaya souriait mais l'expression de Neena ne laissait aucun doute sur ses sentiments. La colère, le soupçon, la peur - et la jalousie - rivalisaient pour la première place. Blade essaya d'accrocher son regard mais elle se détourna, jusqu'à ce que son père le remarque et fronce les sourcils. Lentement, Neena se tourna vers Blade et le regarda d'un air de défi. Le roi prit la parole :

- Prince Blade, tu as eu beaucoup de temps pour travailler à ce que tu nous a promis. As-tu tenu ta promesse?

Le ton du roi était presque totalement inexpressif, ce qui surprit plus Blade qu'une franche hostilité. Il se dit que ce qui se passait là, quoi que ce fût, n'allait entrer dans aucune catégorie.

- Ce sera à toi de juger, Majesté, répondit-il. J'ai bien travaillé et j'ai fait de mon mieux. Kalo que voici a très bien travaillé aussi, je souhaite que tu juges bon de le récompenser.

- Je suis venu juger ton travail, Blade. Ce que tu as fait sera essayé comme il convient, et bientôt, dit le roi sur le même ton neutre puis il éleva la voix. Holà, gardes ! En avant pour dresser le camp. Et puis commencez à ériger l'arène d'essai pour le prince Blade.

Ce qu'Embor entendait par «arène d'essai» fut bientôt évident. Une quarantaine de guerriers et de serviteurs descendirent à courte distance de la hauteur. Là ils se mirent à abattre tous les arbres dans un cercle d'environ quinze mètres de diamètre. A mesure que les arbres tombaient, ils étaient traînés au bord du cercle et entassés pour former un mur d'enceinte, haut et large.

Ce travail occupa presque toute la journée. Avant la tombée de la nuit, les hommes descendirent plus bas. Ils abattirent de nouveaux arbres et construisirent des enclos de rondins. Le roi expliqua :

- Demain les chasseurs opéreront une sortie. Ils attraperont des animaux sauvages de toutes les espèces qu'ils pourront trouver et les mettront dans ces cages. Quand nous en aurons assez, tu entreras dans l'arène. Puis les animaux sauvages y seront lâchés, un par un, et nous verrons si tu as bien réussi ce que tu as promis.

Blade fronça les sourcils. Ainsi, il allait devoir jouer au gladiateur romain, avec son pulvérisateur et de l'eau dormeuse contre les bêtes qu'amèneraient les chasseurs. L'eau donnait de bons résultats contre des insectes et de très petits animaux, il le savait déjà. Mais un rôdeur noir ou un de ces serpents de vingt mètres de long, ce serait une autre affaire.

Ce serait certainement l'essai le plus rigoureux qu'on pouvait souhaiter. S'il échouait... eh bien, dans un cas pareil, un échec entraînerait des peines rapides et radicales. C'était probablement ce que voulait le roi, et peut-être aussi la princesse Neena. Il y avait cependant un problème.

- Majesté, crois-tu qu'il soit sage de montrer à tout le monde ce que nous avons fait, et si tôt? Les chefs de clan vont y assister, n'est-ce pas?

Embor hocha la tête et regarda autour de lui, pour voir si on pouvait l'entendre. Puis il parla rapidement, à voix basse :

- Blade, il est absolument nécessaire que ce que tu as fait soit montré à tout le monde, surtout aux chefs des clan. Crois-moi quand je te dis que c'est la seule façon.

Pour la première fois depuis son arrivée, la voix du roi n'était pas soigneusement neutre. Il parlait avec une conviction sincère d'une chose extrêmement pressante. Blade désespérait de comprendre ce qui se passait, mais il décida de jouer le jeu comme le voulait le roi.

Le mystère s'épaissit pendant les jours qu'il fallut pour attraper et ramener tous les animaux. Neena évitait ostensiblement Blade. Elle ne le regardait et ne lui parlait qu'en public. Et cela avec une remarquable froideur, sans rien évoquer de plus personnel que la pluie et le beau temps ou le déroulement de la chasse.

Quant à la reine Sanaya, elle n'eut aucune occasion de s'entretenir en privé avec Blade et ne parut pas en rechercher. Mais elle lui parlait assez librement en public, poliment et même avec grâce. Elle ne semblait avoir aucun souci, elle souriait perpétuellement, elle riait, prenait le bras du roi. Ce séjour inattendu dans les monts de Hoga paraissait être pour elle une partie de plaisir.

Blade fut distrait de ses vaines conjectures du danger qui le menaçait par l'arrivée des animaux. Il aurait à affronter plusieurs espèces d'oiseaux coureurs, des animaux ressemblant à des écureuils d'un mètre de haut, une sorte de cerf tacheté gris et noir à corne unique recourbée entre les oreilles, un serpent de quatre mètres cinquante avec des crochets venimeux longs comme un doigt d'homme et d'une rapidité alarmante. Il aurait aussi des rôdeurs noirs.

Les chasseurs en ramenèrent quatre et ce faisant ils perdirent trois hommes et deux autres qui resteraient estropiés. Blade savait que cela aussi serait retenu contre lui si son invention ne réussissait pas à tenir ses promesses.

Les rôdeurs noirs avaient la charpente trapue des chats sauvages de la Dimension Normale. Mais ils étaient grands comme de jeunes tigres, pesant cent cinquante kilos sinon plus. Leurs mouvements étaient vifs et sûrs, et leur gueule de trente centimètres de large contenait un arsenal de crocs qui auraient fait honneur à un requin. Leurs grands yeux jaunes suivaient Blade partout, sans ciller. Il les examina avec tout autant de soin. Les autres animaux ne seraient qu'un lever de rideau, même le serpent. Les rôdeurs noirs seraient le véritable essai.

Blade regrettait de ne pouvoir être aussi sûr de l'identité de ses ennemis humains.