Jesse Rosenberg
Jeudi 24 juillet 2014

2 jours avant la première

L’ancien agent spécial Grace de l’ATF, qui avait désormais 72 ans, coulait une retraite paisible à Portland, dans l’État du Maine. Quand je l’avais contacté par téléphone, il s’était montré immédiatement intéressé par mon affaire : « Pourrions-nous nous rencontrer ? avait-il demandé. Je dois absolument vous montrer quelque chose. »

Pour nous éviter de devoir rouler jusque dans le Maine, nous convînmes de nous retrouver à mi-chemin à Worcester, dans le Massachusetts. Grace nous donna l’adresse d’un petit restaurant qu’il affectionnait et où nous serions tranquilles. Lorsque nous y arrivâmes, il était déjà attablé devant une pile de pancakes. Il avait minci, son visage s’était ridé, il avait vieilli, mais il n’avait pas beaucoup changé.

— Rosenberg et Scott, les deux terreurs de 1994, sourit Grace en nous voyant. Je m’étais toujours dit que nos chemins se recroiseraient.

Nous nous installâmes face à lui. En le retrouvant, j’avais l’impression de faire un saut dans le passé.

— Alors comme ça, vous vous intéressez à Jeremiah Fold ? demanda-t-il.

Je lui fis un résumé détaillé de la situation, puis il nous dit :

— Comme je vous le disais au téléphone hier, capitaine Rosenberg, Jeremiah était une anguille. Glissant, intouchable, rapide, électrique. Tout ce qu’un flic peut détester.

— Pourquoi est-ce que l’ATF s’intéressait à lui à l’époque ?

— Pour être honnête, on ne s’y intéressait que très indirectement. Pour nous, la vraie grosse affaire, c’était ces stocks d’armes volées à l’armée et revendues dans la région de Ridgesport. Avant de comprendre que tout se passait dans ce bar sportif où nos chemins se sont croisés en 1994, il nous a fallu des mois d’enquête. L’une des pistes envisagées était Jeremiah Fold justement, dont on savait par des informateurs qu’il menait divers trafics. J’ai vite compris que ce n’était pas notre homme, mais les quelques semaines d’observation que nous avions menées sur lui m’avaient laissé pantois : ce gars était un maniaque, redoutablement organisé. On a fini par se désintéresser complètement de lui. Et un matin de juillet 1994, son nom est soudain réapparu.

***

Planque de l’ATF, Ridgesport.
Matin du 16 juillet 1994

Il était 7 heures du matin lorsque l’agent Riggs arriva à la planque de l’ATF pour relever Grace qui y avait passé la nuit.

— Je suis passé par la route 16 pour venir ici, dit Riggs, il y a eu un sale accident. Un motard qui s’est tué. Tu ne devineras jamais de qui il s’agit.

— Le motard ? J’en sais rien, répondit Grace, fatigué, qui n’était pas d’humeur à jouer aux devinettes.

— Jeremiah Fold.

L’agent Grace resta stupéfait.

— Jeremiah Fold est mort ?

— Presque. D’après les policiers, il va y rester. Il est dans un état pitoyable. Apparemment, cet idiot roulait sans casque.

Grace était intrigué. Jeremiah Fold était un homme prudent et méticuleux. Pas le genre à se tuer bêtement. Quelque chose ne collait pas. En repartant de la planque, Grace décida de faire un saut sur la route 16. Deux véhicules de la police de l’autoroute et une dépanneuse étaient encore sur place.

— Le gars a perdu le contrôle de sa moto, expliqua l’un des policiers présents à Grace. Il est parti dans le décor et il a percuté un arbre de plein fouet. Il a passé des heures à agoniser. Les ambulanciers ont dit qu’il était foutu.

— Et vous pensez qu’il a perdu le contrôle de sa moto tout seul ? demanda Grace.

— Oui. Il n’y a de traces de freinage à aucun endroit de la route. En quoi ça intéresse l’ATF ?

— Ce gars était un caïd local. Un type méticuleux. Je le vois mal se tuer tout seul.

— En tout cas, pas assez méticuleux pour mettre un casque, considéra le policier, pragmatique. Vous pensez à un règlement de compte ?

— J’en sais rien, répondit Grace. Il y a quelque chose qui me chiffonne, mais je ne sais pas quoi.

— Si on avait voulu tuer ce type, on l’aurait fait. Je veux dire : on l’aurait écrasé, tiré dessus. Là, le gars est resté des heures à agoniser dans le fossé. Si on l’avait trouvé plus tôt, il aurait pu être sauvé. On est loin du crime parfait.

Grace acquiesça et tendit une carte de visite au policier.

— Envoyez-moi une copie de votre rapport, s’il vous plaît.

— Très bien, agent spécial Grace. Comptez sur moi.

Grace passa encore un long moment à inspecter le bord de la route. Les policiers de la brigade de l’autoroute étaient déjà partis lorsque son attention fut attirée par un morceau de plastique mat et quelques éclats transparents, enfouis dans les herbes. Il les ramassa : c’était un morceau de pare-chocs et des éclats de phares.

***

— Il y avait juste ces quelques morceaux-là, nous expliqua Grace entre deux bouchées de pancakes. Rien d’autre. Ce qui signifiait que soit ces débris étaient là depuis un moment, soit quelqu’un avait fait le ménage pendant la nuit.

— Quelqu’un qui aurait volontairement percuté Jeremiah Fold ? dit Derek.

— Oui. Ce qui expliquerait qu’il n’y avait pas de traces de freins. Ça a dû faire un sacré choc. La personne au volant a pu ensuite ramasser le gros des pièces pour ne pas laisser de traces, avant de s’enfuir avec une voiture au capot complètement défoncé mais en état de rouler. Après ça, cette personne aura expliqué à son garagiste avoir percuté un cerf pour justifier l’état de la voiture. On ne lui aura pas posé plus de questions.

— Avez-vous creusé cette piste ? demandai-je alors.

— Non, capitaine Rosenberg, me répondit Grace. J’ai appris par la suite que Jeremiah Fold ne mettait pas de casque, il était claustrophobe. Il y avait donc bien quelques exceptions à ses règles de prudence. Et puis, de toute façon, cette histoire n’était pas du ressort de l’ATF. J’avais déjà assez de travail, pour ne pas encore me mêler des accidents de la route. Mais j’ai toujours eu ce doute en moi.

— Donc vous n’avez pas poussé l’enquête plus loin ? s’enquit Derek.

— Non. Bien que trois mois plus tard, vers la fin octobre 1994, j’aie été contacté par le chef de la police d’Orphea, qui s’était posé la même question que moi.

— Kirk Harvey est venu vous trouver ? m’étonnai-je.

— Kirk Harvey, c’est son nom. Oui, nous avons brièvement échangé sur ce dossier. Il m’a dit qu’il me recontacterait, mais il ne l’a jamais fait. J’en ai déduit qu’il avait laissé tomber. Le temps a passé, et j’ai renoncé aussi.

— Donc vous n’avez jamais fait analyser les débris de phares ? en conclut Derek.

— Non, mais vous pouvez le faire. Parce que je les ai conservés.

Grace eut une lueur malicieuse dans le regard. Après s’être essuyé la bouche avec une serviette en papier, il nous tendit un sac en plastique. À l’intérieur, il y avait un large morceau de pare-chocs noir et des éclats de phares. Il sourit et nous dit :

— À vous de jouer, messieurs.

La journée de route consacrée à notre aller-retour dans le Massachusetts allait en valoir la peine : si Jeremiah Fold avait été assassiné, nous tenions peut-être notre lien avec la mort du maire Gordon.

***

Dans le secret du Grand Théâtre, cerné par la foule et gardé comme une forteresse, les répétitions se poursuivaient mais sans avancer vraiment.

— Pour des raisons de sécurité évidentes, je ne peux pas vous en dire plus, expliqua Kirk Harvey à ses acteurs. Je vous donnerai vos textes le soir de la première, scène après scène.

— Est-ce que la Danse des morts va être maintenue ? s’inquiéta Gulliver.

— Bien évidemment, répondit Kirk, c’est un des clous du spectacle.

Pendant que Harvey répondait aux questions de la troupe, Alice se glissa discrètement hors de la salle. Elle avait envie de fumer une cigarette. Elle rejoignit l’entrée des artistes qui donnait sur une ruelle en cul-de-sac, interdite d’accès à la presse et aux curieux. Elle y serait tranquille.

Elle alluma sa cigarette, assise sur le bord du trottoir. C’est alors qu’elle vit un homme apparaître, une carte de presse officielle autour du cou.

— Frank Vannan, New York Times, se présenta-t-il.

— Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ? demanda Alice.

— L’art du journalisme, c’est de mettre les pieds là où on ne vous veut pas. Vous jouez dans la pièce ?

— Alice Filmore, se présenta Alice. Oui, je suis l’une des actrices.

— Quel rôle jouez-vous ?

— Ce n’est pas très clair. Harvey, le metteur en scène, est resté très flou sur le contenu de la pièce pour éviter les fuites.

Le journaliste sortit un calepin et prit quelques notes.

— Écrivez ce que vous voulez, lui dit Alice, mais ne me citez pas, s’il vous plaît.

— Pas de problème, Alice. Donc vous ne savez pas vous-même ce que cette pièce va révéler ?

— Vous savez, Frank, c’est une pièce à propos d’un secret. Et un secret, au fond, a plus d’importance dans ce qu’il cache que dans ce qu’il révèle.

— Que voulez-vous dire ?

— Penchez-vous sur la troupe, Frank. Chacun des acteurs cache quelque chose. Harvey, metteur en scène hystérique à la vie sentimentale ratée, Dakota Eden, dévorée par un mal de vivre destructeur, ou encore Charlotte Brown, mêlée de près ou de loin à cette histoire, qui est arrêtée, puis relâchée, et qui continue de venir jouer cette pièce coûte que coûte. Pourquoi ? Et je ne vous parle pas d’Ostrovski et de Gulliver, prêts à se faire humilier pour toucher du bout du doigt une gloire fantasmée pendant toute une vie. Sans oublier le directeur d’une prestigieuse revue littéraire new-yorkaise qui couche avec une de ses employées et qui se cache de sa femme en venant ici. Si vous voulez mon avis, Frank, la question n’est pas tant de découvrir ce que va révéler cette pièce, que de savoir ce qu’elle cache.

Alice se retourna pour passer la porte, qu’elle avait maintenue ouverte avec une brique trouvée par terre.

— Entrez si vous voulez, dit-elle au journaliste. Ça vaut le coup d’œil. Mais surtout ne dites à personne que c’est moi qui vous ai ouvert la porte.

— Vous pouvez être tranquille, Alice, personne ne remontera jusqu’à vous. Ce n’est qu’une porte de théâtre, n’importe qui peut l’avoir ouverte pour moi.

Alice le corrigea aussitôt :

— C’est la porte de l’Enfer.

***

Le même jour, pendant que Derek et moi faisions notre aller-retour dans le Massachusetts, Anna alla trouver Miranda Bird, la femme de Michael Bird, anciennement Miranda Davis, qui avait servi d’appât à Jeremiah Fold et Costico.

Miranda tenait un magasin de vêtements sur la rue principale de Bridgehampton, appelé Keith & Danee et situé juste à côté du café Golden Pear. Elle était seule dans la boutique lorsque Anna entra. Elle la reconnut aussitôt et lui sourit, bien qu’intriguée par sa visite.

— Bonjour, Anna, vous cherchez Michael ?

Anna lui sourit en retour, avec douceur.

— C’est vous que je cherche, Miranda.

Elle lui montra l’avis de disparition qu’elle tenait entre les mains. Le visage de Miranda se décomposa.

— Ne vous inquiétez pas, voulut la rassurer Anna, j’ai juste besoin de vous parler.

Mais Miranda était livide.

— Sortons d’ici, proposa-t-elle, allons faire un tour, je ne veux pas que des clients me voient comme ça.

Elles fermèrent la boutique et prirent la voiture d’Anna. Elles roulèrent brièvement en direction d’East Hampton, puis empruntèrent un chemin de terre jusqu’à ce qu’elles soient seules, à l’orée de la forêt, au bord d’un champ fleuri. Miranda sortit de voiture, comme si elle avait la nausée, s’agenouilla dans l’herbe et éclata en sanglots. Anna s’accroupit près d’elle, s’efforça de la calmer. Ce n’est qu’après un long quart d’heure que Miranda put parler, avec peine.

— Mon mari, mes enfants… ils ne sont pas au courant. Ne me détruisez pas, Anna. Je vous en supplie, ne me détruisez pas.

À l’idée que son secret soit découvert par sa famille, Miranda fut à nouveau prise de sanglots incontrôlables.

— Ne vous inquiétez pas, Miranda, personne ne saura rien. Mais j’ai impérativement besoin que vous me parliez de Jeremiah Fold.

— Jeremiah Fold ? Oh, mon Dieu, j’espérais ne plus jamais entendre ce nom. Pourquoi lui ?

— Parce qu’il semblerait qu’il soit mêlé d’une façon ou d’une autre au quadruple meurtre de 1994.

— Jeremiah ?

— Oui, je sais que ça peut paraître étrange, puisqu’il est mort avant le quadruple meurtre, mais son nom est ressorti.

— Que voulez-vous savoir ? demanda Miranda.

— D’abord, comment vous êtes-vous retrouvée à la merci de Jeremiah Fold ?

Miranda regarda tristement Anna. Après un long silence, elle lui confia :

— Je suis née le 3 janvier 1975. Mais j’ai commencé à vivre le 16 juillet 1994. Le jour où j’ai appris que Jeremiah Fold est mort. Jeremiah était à la fois le type le plus charismatique et le plus cruel que j’aie connu. Un type d’une perversité rare. Rien à voir avec l’idée qu’on peut se faire d’un voyou froid et brutal : il était bien pire que ça. C’était une véritable force du mal. Je l’ai connu en 1992, après avoir fugué de chez mes parents. À cette époque, j’avais 17 ans et j’en voulais à la terre entière pour des raisons que je ne m’explique plus aujourd’hui. J’étais en guerre avec mes parents, et un soir je me suis tirée. C’était l’été, il faisait bon dehors. J’ai passé quelques nuits à la belle étoile, puis je me suis laissé convaincre par des types rencontrés au hasard de rejoindre un squat. Une vieille maison abandonnée devenue communauté du genre hippie. J’aimais bien cette vie insouciante. Et puis j’avais un peu d’argent avec moi, ce qui me permettait de manger et de vivre. Jusqu’au soir où des gars du squat ont compris que j’avais de l’argent. Ils ont voulu me voler, ils se sont mis à me frapper. Je me suis enfuie jusqu’à la route et là, j’ai manqué de me faire percuter par un type qui arrivait à moto. Il ne portait pas de casque : il était assez jeune, très beau, vêtu d’un costume bien coupé et de jolies chaussures. Il a vu mon air affolé et m’a demandé ce qui se passait. Puis il a vu les trois types qui arrivaient à ma poursuite, et il les a cognés tous les trois. Pour moi, je venais de rencontrer mon ange gardien. Il m’a emmenée chez lui, à l’arrière de sa moto, il a roulé doucement, parce que je n’avais « pas de casque et que c’était dangereux », disait-il. C’était un homme infiniment précautionneux.

***

Août 1992

— Où est-ce que je te ramène ? demanda Jeremiah à Miranda.

— Je n’ai nulle part où aller, lui répondit-elle. Est-ce que tu pourrais m’héberger quelques jours ?

Jeremiah conduisit Miranda chez lui et l’installa dans sa chambre d’amis. Elle n’avait pas dormi dans un vrai lit depuis des semaines. Le lendemain, ils parlèrent longuement.

— Miranda, lui dit Jeremiah, tu n’as que 17 ans. Je dois te ramener chez tes parents.

— Je t’en supplie, laisse-moi rester un peu. Je me ferai toute petite, je te le promets.

Jeremiah finit par accepter. Il lui concéda deux jours qui se prolongèrent indéfiniment. Il permit à Miranda de l’accompagner dans le club qu’il tenait, mais il refusa qu’on lui serve de l’alcool. Puis, comme elle demandait à pouvoir travailler pour lui, il l’engagea au Club comme hôtesse d’accueil. Miranda aurait préféré être dans la salle, assurer le service, mais Jeremiah ne voulait pas : « Tu n’as légalement pas le droit de servir de l’alcool, Miranda. » Cet homme la fascinait. Un soir, elle essaya de l’embrasser mais il l’interrompit dans mon élan. Il lui dit : « Miranda, tu as 17 ans. Je pourrais avoir des ennuis. »

Puis, étrangement, il se mit à l’appeler Mylla. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle aimait bien qu’il lui ait donné un petit nom. Elle avait l’impression d’un lien plus privilégié avec lui. Puis il lui demanda de lui rendre des services. Elle devait apporter des paquets à des gens qu’elle ne connaissait pas, aller dans des restaurants pour qu’on me donne d’épaisses enveloppes qu’elle devait rapporter à Jeremiah. Un jour, elle comprit ce que Jeremiah faisait vraiment : elle transportait pour lui de la drogue, de l’argent, et Dieu sait quoi. Elle alla aussitôt le trouver, inquiète :

— Je pensais que tu étais un type bien, Jeremiah.

— Je suis un type bien !

— Les gens disent que tu fais du trafic de drogue. J’ai ouvert l’un des paquets…

— Tu n’aurais pas dû, Mylla.

— Je ne m’appelle pas Mylla !

Sur le moment, il lui fit croire qu’elle n’aurait plus à faire ça. Mais le lendemain déjà, il la sonnait comme un chien. « Mylla ! Mylla, va apporter ce paquet à Untel ! » Elle eut peur. Elle décida de s’enfuir. Elle prit le paquet, ainsi qu’il le lui demandait, mais elle ne se rendit pas à la destination indiquée. Elle jeta le paquet dans une poubelle, puis elle prit le train. Elle voulait retourner chez ses parents, à New York. Elle voulait retrouver la douceur d’un foyer. Avec l’argent qui lui restait, elle termina son trajet en taxi. Et lorsque le taxi la déposa devant la maison de ses parents, elle sentit un profond bonheur l’envahir. Il était minuit. C’était une belle nuit d’automne. La rue était paisible, déserte et endormie. Soudain elle le vit. Assis sur les marches du porche de la maison. Jeremiah. Il la fusilla du regard. Elle voulut crier, s’enfuir, mais Costico, l’homme de main de Jeremiah, apparut derrière elle. Jeremiah fit signe à Miranda de se taire. Ils l’emmenèrent en voiture jusqu’au Ridge’s Club. Pour la première fois, ils la conduisirent dans la pièce qu’ils appelaient le bureau. Jeremiah voulait savoir où était le paquet. Miranda pleurait. Elle lui avoua aussitôt l’avoir jeté. Elle était désolée, elle promit de ne plus jamais recommencer. Jeremiah lui répétait : « Tu ne me quittes pas, Mylla, tu comprends ? Tu m’appartiens ! » Elle pleurait, elle se mit à genoux, terrifiée et confuse. Jeremiah finit par lui dire : « Je vais te punir mais je ne vais pas t’amocher. » Miranda d’abord ne comprit pas. Puis Jeremiah l’attrapa par les cheveux et la traîna jusqu’à une bassine d’eau. Il lui plongea la tête à l’intérieur, pendant de longues secondes. Elle crut mourir. Quand il eut terminé, alors qu’elle gisait au sol, pleurant et tremblant, Costico lui lança au visage des photos de famille de ses parents. « Si tu désobéis, lui dit-il, si tu fais quoi que ce soit de stupide, je les tuerai tous. »

***

Miranda interrompit un instant son récit.

— Je suis vraiment désolée de vous faire revivre tout ça, lui dit doucement Anna en posant sa main sur les siennes. Que s’est-il passé ensuite ?

— Ça a été le début d’une nouvelle vie, au service de Jeremiah. Il m’a installée dans une chambre d’un motel dégueulasse, au bord de la route 16. Un endroit essentiellement occupé par des putes.

***

Septembre 1992

— Voilà ta nouvelle maison, dit Jeremiah à Miranda en entrant dans la chambre du motel. Tu seras mieux ici, tu pourras aller et venir à ta guise.

Miranda s’assit sur le lit.

— J’ai envie de rentrer chez moi, Jeremiah.

— Tu n’es pas bien ici ?

Il avait parlé d’une voix douce. C’était toute la perversité de Jeremiah : un jour il maltraitait Miranda, le lendemain il l’emmenait faire des achats et se montrait gentil comme il l’avait été aux premiers jours.

— J’aimerais partir, répéta Miranda.

— Tu peux t’en aller si tu veux. La porte est grande ouverte. Mais je n’aimerais pas qu’il arrive quelque chose à tes parents.

À ces mots Jeremiah s’en alla. Miranda regarda longuement la porte de la chambre. Il lui suffisait de la franchir et d’aller prendre le bus pour rentrer à New York. Pourtant c’était impossible. Elle se sentait totalement prisonnière de Jeremiah.

Ce dernier la força à reprendre la livraison de ses paquets. Puis il resserra son emprise sur elle en l’impliquant dans son processus de recrutement des larbins. Il la convoqua un jour dans son bureau. Elle y pénétra en tremblant, pensant qu’elle aurait droit à la bassine. Mais Jeremiah semblait de bonne humeur :

— J’ai besoin d’une nouvelle directrice des ressources humaines, lui dit-il. La dernière vient de faire une overdose.

Miranda sentait son cœur battre la chamade. Qu’est-ce que Jeremiah lui voulait ? Celui-ci poursuivit :

— On va coincer des pervers qui veulent se taper une fille mineure. Et la fille mineure, ce sera toi. Ne t’inquiète pas, personne ne te fera rien.

Le plan était simple : Miranda devrait faire le tapin sur le parking du motel et lorsqu’un client se présenterait elle le conduirait dans sa chambre. Elle lui demanderait de se déshabiller, elle-même en ferait autant, avant d’avouer à l’homme qu’elle était mineure. Celui-ci dirait certainement que cela ne lui poserait pas de problème, au contraire, et à cet instant Costico sortirait d’une cachette et s’occuperait du reste.

Et il en fut ainsi. Miranda accepta non seulement parce qu’elle n’avait pas le choix, mais parce que Jeremiah lui promit qu’aussitôt qu’elle aurait permis de prendre au piège trois larbins elle serait libre de s’en aller.

Sa part du contrat remplie, Miranda alla trouver Jeremiah et exigea qu’il la laisse partir. Elle termina dans son bureau, la tête dans la bassine. « Tu es une criminelle, Mylla, lui dit-il tandis qu’elle essayait de reprendre sa respiration. Tu coinces des types et tu les fais chanter ! Ils t’ont tous vue et ils connaissent même ton vrai nom. Tu ne vas nulle part, Mylla, tu restes avec moi. »

La vie de Miranda devint un enfer. Quand elle n’était pas en train d’assurer des livraisons de paquets, elle servait d’appât sur le parking du motel et tous les soirs elle était à l’accueil du Ridge’s Club où les clients l’appréciaient particulièrement.

***

— Combien de gars avez-vous coincé comme ça ? demanda Anna.

— Je ne sais pas. Durant les deux ans que ça a duré, sans doute des dizaines. Jeremiah renouvelait souvent son stock de larbins. Il ne voulait pas les utiliser trop longtemps, de peur qu’ils ne soient identifiés par la police. Il aimait brouiller les pistes. Moi, j’avais peur, j’étais déprimée, malheureuse. Je ne savais pas ce qui allait m’arriver. Les filles du parking disaient que celles qui avaient servi d’appât avant moi avaient toutes fini par crever d’overdose ou s’étaient suicidées.

— Une fille du motel nous a parlé d’une altercation entre Costico et un larbin avec qui ça n’avait pas marché en janvier 1994. Un type qui ne voulait pas se laisser faire.

— Oui, je me rappelle à peu près, dit Miranda.

— Nous aurions besoin de retrouver sa trace.

Miranda ouvrit de grands yeux.

— C’était il y a vingt ans, je ne m’en souviens plus très bien. Quel est le lien avec votre enquête ?

— Cet homme aurait aspergé Costico avec une bombe lacrymogène. Or l’homme que nous recherchons serait justement un aficionado de la bombe lacrymogène. J’ai l’impression qu’à ce stade, ça ne peut pas être une coïncidence. Je dois retrouver cet homme.

— Malheureusement, il ne m’a jamais dit son nom et je crains de ne plus me rappeler son visage. C’était il y a vingt ans.

— D’après mes informations, cet homme se serait enflui nu. Est-ce que vous avez remarqué un signe distinctif sur son corps ? Quelque chose qui vous aurait marqué ?

Miranda ferma les yeux, comme pour mieux fouiller sa mémoire. Elle fut soudain frappée par un souvenir.

— Il avait un large tatouage le long des omoplates. Un aigle en vol.

Anna nota aussitôt.

— Merci, Miranda. Voilà une information qui pourrait être très précieuse. J’ai une dernière question.

Elle montra à Miranda des photos du maire Gordon, de Ted Tennenbaum et de Cody Illinois, puis elle s’enquit :

— L’un de ces hommes était-il un larbin ?

— Non, affirma Miranda. Et surtout pas Cody ! Quel homme délicieux c’était.

Anna demanda encore :

— Qu’avez-vous fait après la mort de Jeremiah ?

— J’ai pu rentrer chez mes parents, à New York. J’ai terminé mon lycée, je suis allée à l’université. Je me suis reconstruite peu à peu. Puis j’ai rencontré Michael, quelques années plus tard. C’est grâce à lui que j’ai véritablement retrouvé la force de vivre. C’est un homme hors du commun.

— C’est vrai, acquiesça Anna. Je l’aime beaucoup.

Les deux femmes retournèrent ensuite à Bridgehampton. Au moment où Miranda descendait de voiture, Anna lui demanda :

— Vous êtes sûre que ça va aller ?

— Certaine, merci.

— Miranda, il faudra parler de tout cela à votre mari un jour. Les secrets finissent toujours par être découverts.

— Je sais, acquiesça tristement Miranda.

La Disparition de Stephanie Mailer
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