Jesse Rosenberg
Samedi 28 juin 2014

28 jours avant la première

Il était 8 heures du matin. Tandis qu’Orphea se réveillait doucement, sur Bendham Road envahie de camions de pompiers, l’agitation était à son comble. L’immeuble où vivait Stephanie n’était plus qu’une ruine fumante. Son appartement avait été totalement détruit par les flammes.

Anna et moi, sur le trottoir, observions le va-et-vient des pompiers qui s’affairaient à enrouler des tuyaux et à ranger du matériel. Nous fûmes bientôt rejoints par le chef des pompiers.

— C’est un incendie volontaire, nous dit-il d’un ton catégorique. Heureusement, il n’y a pas de blessés. Seul le locataire du premier étage était dans l’immeuble et il a eu le temps de sortir. C’est lui qui nous a prévenus. Pourriez-vous venir avec moi ? Je voudrais vous montrer quelque chose.

Nous le suivîmes à l’intérieur du bâtiment puis dans les escaliers. L’air était enfumé et âcre. Arrivés au deuxième étage, nous découvrîmes que la porte de l’appartement de Stephanie était grande ouverte. Elle semblait parfaitement intacte. La serrure également.

— Comment êtes-vous entrés sans casser la porte ni briser la serrure ? demanda Anna.

— C’est justement ce que je voulais vous montrer, répondit le chef des pompiers. Quand nous sommes arrivés, la porte était grande ouverte, telle que vous la voyez ici.

— L’incendiaire avait les clés, dis-je.

Anna me regarda d’un air grave :

— Jesse, je crois que celui que tu as surpris ici jeudi soir est venu finir le travail.

Je m’approchai jusque sur le palier pour observer l’intérieur de l’appartement : il n’en restait plus rien. Les meubles, les murs, les livres : tout était carbonisé. La personne qui avait mis le feu à l’appartement n’avait qu’un but : tout faire brûler.

Dans la rue, Brad Melshaw, le locataire du premier étage, assis sur les marches d’un immeuble voisin, enveloppé dans une couverture et buvant un café, contemplait la façade du bâtiment noircie par les flammes. Il nous expliqua avoir terminé son service au Café Athéna vers 23 heures 30.

— Je suis rentré directement chez moi, nous dit-il. Je n’ai rien remarqué de particulier. Je me suis douché, j’ai regardé un peu la télé et je me suis endormi sur mon canapé, comme cela m’arrive souvent. Vers 3 heures du matin, je me suis réveillé en sursaut. L’appartement était envahi de fumée. J’ai rapidement compris que ça venait de la cage d’escalier et en ouvrant la porte d’entrée j’ai vu que l’étage au-dessus brûlait. Je suis descendu aussitôt dans la rue et j’ai prévenu les secours avec mon portable. Apparemment, Stephanie n’était pas chez elle. Elle a des problèmes, c’est ça ?

— Qui vous en a parlé ?

— Tout le monde en parle. C’est une petite ville ici, vous savez.

— Connaissez-vous bien Stephanie ?

— Non. Comme des voisins qui se croisent, et encore. Nos horaires sont très différents. Elle a emménagé ici en septembre de l’année dernière. Elle est sympathique.

— Vous a-t-elle parlé d’un projet de voyage ? Vous a-t-elle parlé de s’absenter ?

— Non. Ainsi que je vous l’ai dit, nous n’étions pas suffisamment proches pour qu’elle m’en parle.

— Elle aurait pu vous demander d’arroser ses plantes ou de relever son courrier ?

— Elle ne m’a jamais demandé ce genre de service.

Soudain, le regard de Brad Melshaw se troubla. Il s’écria alors :

— Si ! Comment ai-je pu oublier cela ? Elle s’est disputée avec un policier l’autre soir.

— Quand ?

— Samedi soir dernier.

— Que s’est-il passé ?

— Je rentrais du restaurant à pied. C’était vers minuit. Il y avait une voiture de police garée devant l’immeuble et Stephanie parlait au conducteur. Elle lui disait : « Tu ne peux pas me faire ça, j’ai besoin de toi. » Et il lui a répondu : « Je ne veux plus entendre parler de toi. Si tu m’appelles encore, je porte plainte. » Il a démarré et il est parti. Elle est restée un moment sur le trottoir. Elle avait l’air complètement paumée. J’ai attendu à l’angle de la rue, d’où j’avais assisté à la scène, jusqu’à ce qu’elle remonte chez elle. Je ne voulais pas la mettre mal à l’aise.

— De quel type de voiture de police s’agissait-il ? demanda Anna. La police d’Orphea ou d’une autre ville ? La police d’État ? La police de l’autoroute ?

— Je n’en sais rien. Sur le moment, je n’ai pas fait attention. Et il faisait nuit.

Nous fûmes interrompus par le maire Brown qui me tomba dessus.

— J’imagine que vous avez lu le journal du jour, capitaine Rosenberg ? me demanda-t-il d’un ton furieux, en dépliant devant moi un exemplaire de l’Orphea Chronicle.

Sur la une, s’affichait un portrait de Stephanie surmonté du titre suivant :

Avez-vous vu cette jeune femme ?

Stephanie Mailer, journaliste à l’Orphea Chronicle, n’a plus donné signe de vie depuis lundi. Autour de sa disparition se produisent d’étranges évènements. La police d’État enquête.

— Je n’étais pas au courant de cet article, monsieur le maire, assurai-je.

— Au courant ou pas au courant, capitaine Rosenberg, c’est vous qui créez toute cette agitation ! s’agaça Brown.

Je me tournai vers l’immeuble détruit par les flammes.

— Vous soutenez qu’il ne se passe rien à Orphea ?

— Rien dont la police locale ne puisse pas se charger. Alors ne venez pas créer davantage de désordre, voulez-vous ? La santé financière de la ville n’est pas au beau fixe et tout le monde compte sur la saison estivale et le festival de théâtre pour relancer l’économie. Si les touristes ont peur, ils ne viendront pas.

— Permettez-moi d’insister, monsieur le maire : je crois qu’il peut s’agir d’une affaire très grave…

— Vous n’avez pas le premier élément, capitaine Rosenberg. Le chef Gulliver me disait hier que la voiture de Stephanie n’a plus été vue depuis lundi. Et si elle était tout simplement partie ? J’ai passé quelques coups de fil à votre sujet, il paraît que vous partez à la retraite lundi ?

Anna me dévisagea d’un drôle d’air.

— Jesse, me dit-elle, tu quittes la police ?

— Je ne vais nulle part sans avoir tiré cette affaire au clair.

Je compris que le maire Brown avait le bras long lorsque, après avoir quitté Bendham Road, alors qu’Anna et moi regagnions le commissariat d’Orphea, je reçus un appel de mon supérieur, le major McKenna.

— Rosenberg, me dit-il, le maire d’Orphea me harcèle par téléphone. Il affirme que tu sèmes la panique dans sa ville.

— Major, expliquai-je, une femme a disparu et ce pourrait être en relation avec le quadruple meurtre de 1994.

— L’affaire du quadruple meurtre a été bouclée, Rosenberg. Et tu devrais le savoir puisque c’est toi qui l’as résolue.

— Je sais, major. Mais je commence à me demander si nous n’avons pas manqué quelque chose à l’époque…

— Qu’est-ce que tu me chantes là ?

— La jeune femme disparue est une journaliste qui avait rouvert cette enquête. Est-ce que ce n’est pas le signe qu’il faut creuser ?

— Rosenberg, me dit McKenna d’un ton agacé, d’après le chef de la police locale, tu n’as pas le moindre élément. Tu es en train de pourrir mon samedi et tu vas passer pour un idiot à deux jours de quitter la police. Est-ce vraiment ce que tu veux ?

Je restai silencieux et McKenna reprit d’une voix plus amicale :

— Écoute-moi. Je dois partir avec ma famille au lac Champlain pour le week-end, ce que je vais faire en prenant soin d’oublier mon téléphone portable à la maison. Je serai injoignable jusqu’à demain soir et de retour au bureau lundi matin. Tu as donc jusqu’à lundi matin, première heure, pour trouver quelque chose de solide à me présenter. Sinon, tu reviens gentiment au bureau, comme si de rien n’était. Nous boirons un verre pour célébrer ton départ de la police et je ne veux plus jamais entendre parler de cette histoire. Est-ce clair ?

— Compris, major. Merci.

Le temps était compté. Dans le bureau d’Anna, nous commençâmes à coller les différents éléments sur un tableau magnétique.

— D’après le témoignage des journalistes, dis-je à Anna, le vol de l’ordinateur à la rédaction aurait eu lieu dans la nuit de lundi à mardi. L’intrusion dans l’appartement a eu lieu jeudi soir, et finalement il y a eu l’incendie cette nuit.

— Où veux-tu en venir ? me demanda Anna en me tendant une tasse de café brûlant.

— Eh bien, tout laisse à penser que ce que cette personne cherchait ne se trouvait pas dans l’ordinateur de la rédaction, ce qui l’a obligée à aller fouiller l’appartement de Stephanie. Vraisemblablement sans succès, puisqu’elle a pris le risque de revenir le lendemain soir et d’y mettre le feu. Pourquoi agir ainsi si ce n’est pour espérer détruire les documents, faute d’avoir mis la main dessus ?

— Donc ce que l’on cherche est peut-être encore dans la nature ! s’exclama Anna.

— Exact, acquiesçai-je. Mais où ?

J’avais emporté avec moi les relevés téléphoniques et bancaires de Stephanie, récupérés la veille au centre régional de la police d’État, et je les déposai sur la table.

— Commençons par essayer de découvrir qui a téléphoné à Stephanie à la sortie du Kodiak Grill, dis-je en fouillant parmi les documents jusqu’à trouver la liste des derniers appels émis et reçus.

Stephanie avait reçu un appel à 22 heures 03. Puis elle avait téléphoné deux fois de suite à un même correspondant. À 22 heures 05 et 22 heures 10. Le premier appel avait duré à peine une seconde, le deuxième en avait duré 20.

Anna s’installa à son ordinateur. Je lui dictai le numéro de l’appel reçu par Stephanie à 22 heures 03 et elle l’entra dans le système de recherche pour identifier l’abonné correspondant.

— Ça alors, Jesse ! s’écria Anna.

— Quoi ? demandai-je, en me précipitant vers l’écran.

— Le numéro correspond à la cabine téléphonique du Kodiak Grill !

— Quelqu’un a appelé Stephanie depuis le Kodiak Grill juste après qu’elle en est sortie ? m’étonnai-je.

— Quelqu’un l’observait, dit Anna. Pendant tout le temps où elle attendait, quelqu’un l’observait.

Reprenant mon document, je surlignai le dernier numéro composé par Stephanie. Je le dictai à Anna qui l’entra à son tour dans le système.

Elle resta stupéfaite devant le nom qui s’afficha sur l’ordinateur.

— Non, ce doit être une erreur ! me dit-elle, soudain blême.

Elle me demanda de répéter le numéro et frappa frénétiquement le clavier, entrant à nouveau la série de chiffres.

Je m’approchai de l’écran et lus le nom qui s’y affichait :

— Sean O’Donnell. Quel est le problème, Anna ? Tu le connais ?

— Je le connais très bien, répondit-elle, atterrée. C’est un de mes policiers. Sean O’Donnell est un flic d’Orphea.

*

Le chef Gulliver, en voyant le relevé téléphonique, ne put me refuser d’interroger Sean O’Donnell. Il le fit revenir de patrouille et installer dans une salle d’interrogatoire. Lorsque j’entrai dans la pièce, accompagné d’Anna et du chef Gulliver, Sean se leva à moitié de sa chaise, comme s’il avait les jambes molles.

— Va-t-on me dire ce qui se passe ? exigea-t-il sur un ton inquiet.

— Assieds-toi, lui dit Gulliver. Le capitaine Rosenberg a des questions à te poser.

Il obéit. Gulliver et moi nous assîmes derrière la table, face à lui. Anna se tenait contre le mur, en retrait.

— Sean, lui dis-je, je sais que Stephanie Mailer vous a téléphoné lundi soir. Vous êtes la dernière personne qu’elle ait tenté de joindre. Qu’est-ce que vous nous cachez ?

Sean se prit la tête entre les mains.

— Capitaine, gémit-il, j’ai complètement merdé. J’aurais dû en parler à Gulliver. Je voulais le faire, d’ailleurs ! Je regrette tellement…

— Mais vous ne l’avez pas fait, Sean ! Alors, il faut que vous me disiez tout, maintenant.

Il ne parla qu’après un long soupir :

— Stephanie et moi on est brièvement sortis ensemble. On s’était rencontrés dans un bar, il y a quelque temps. C’est moi qui l’ai abordée et, pour être honnête avec vous, elle n’avait pas l’air très emballée. Elle a finalement accepté que je lui paie un verre, on a discuté un peu, je pensais que ça n’irait pas plus loin. Jusqu’à ce que je lui dise que j’étais flic ici à Orphea : ça a eu l’air de la brancher tout de suite. Elle a immédiatement changé d’attitude et s’est soudain montrée très intéressée par moi. On a échangé nos numéros, on s’est revus quelques fois. Sans plus. Mais les choses se sont subitement accélérées il y a deux semaines. On a couché ensemble. Juste une fois.

— Pourquoi ça n’a pas duré entre vous ? demandai-je.

— Parce que j’ai compris que ce n’était pas moi qui l’intéressais, mais la salle des archives du commissariat.

La salle des archives ?

— Oui, capitaine. C’était très étrange. Elle m’en avait parlé plusieurs fois. Elle voulait absolument que je l’y emmène. Je pensais qu’elle plaisantait et je lui disais que c’était impossible évidemment. Mais voilà qu’en me réveillant dans son lit il y a quinze jours, elle a exigé que je la conduise à la salle des archives. Comme si je lui devais une contrepartie pour avoir passé la nuit avec elle. J’ai été terriblement blessé. Je suis parti furieux en lui faisant comprendre que je ne voulais plus la voir.

— Tu n’as pas eu la curiosité de savoir pourquoi elle s’intéressait tant à la salle des archives ? demanda le chef Gulliver.

— Bien sûr. Une partie de moi voulait absolument savoir. Mais je ne voulais pas montrer à Stephanie que son histoire m’intéressait. Je me sentais manipulé, et comme elle me plaisait vraiment, ça m’a fait mal.

— Et vous l’avez revue ensuite ? l’interrogeai-je

— Une seule fois. Samedi dernier. Ce soir-là, elle m’a appelé à plusieurs reprises, mais je n’ai pas répondu. Je pensais qu’elle se lasserait mais elle appelait sans discontinuer. J’étais de service et son insistance était insupportable. Finalement, à bout de nerfs, je lui ai dit de me retrouver en bas de chez elle. Je ne suis même pas sorti de ma voiture, je lui ai dit que si elle me recontactait, je porterais plainte pour harcèlement. Elle m’a dit qu’elle avait besoin d’aide, mais je ne l’ai pas crue.

— Qu’a-t-elle dit exactement ?

— Elle m’a dit qu’elle avait besoin de consulter un dossier lié à un crime commis ici et pour lequel elle avait des informations. Elle m’a dit : « Il y a une enquête qui a été bouclée à tort. Il y a un détail, quelque chose que personne n’a vu à l’époque et qui était pourtant tellement évident. » Pour me convaincre, elle m’a montré sa main et elle m’a demandé ce que je voyais. « Ta main », ai-je répondu. « Ce sont mes doigts qu’il fallait voir. » Avec son histoire de main et de doigts, je me suis dit qu’elle me prenait pour un idiot. Je suis reparti en la laissant plantée dans la rue, me jurant de ne plus jamais me laisser avoir par elle.

— Plus jamais ? demandai-je.

— Plus jamais, capitaine Rosenberg. Je ne lui ai plus parlé depuis.

Je laissai planer un court silence avant d’abattre mon atout :

— Ne nous prenez pas pour des imbéciles, Sean ! Je sais que vous avez parlé avec Stephanie lundi soir, le soir de sa disparition.

— Non, capitaine ! Je vous jure que je ne lui ai pas parlé !

Je brandis le relevé de téléphone et le plaquai devant lui.

— Arrêtez de mentir, c’est écrit ici : vous vous êtes parlé pendant 20 secondes.

— Non, nous ne nous sommes pas parlé ! s’écria Sean. Elle m’a appelé, c’est vrai. Deux fois. Mais je n’ai pas répondu ! Au dernier appel, elle m’a laissé un message sur mon répondeur. Nos téléphones se sont effectivement connectés comme l’indique le relevé, mais nous ne nous sommes pas parlé.

Sean ne mentait pas. En interrogeant son téléphone, nous découvrîmes un message reçu lundi à 22 heures 10, d’une durée de 20 secondes. J’appuyai sur le bouton d’écoute et la voix de Stephanie surgit soudain du haut-parleur du téléphone.

Sean, c’est moi. Je dois absolument te parler, c’est urgent. S’il te plaît… [Pause.] Sean, j’ai peur. J’ai vraiment peur.

Sa voix laissait transparaître une légère panique.

— Je n’ai pas écouté ce message sur le moment. Je pensais que c’était encore ses pleurnicheries. Je l’ai finalement fait mercredi, après que ses parents sont venus au commissariat annoncer sa disparition, expliqua Sean. Et je n’ai pas su quoi faire.

— Pourquoi n’avez-vous rien dit ? demandai-je.

— J’ai eu peur, capitaine. Et je me suis senti honteux.

— Est-ce que Stephanie se sentait menacée ?

— Non… En tout cas, elle n’en a jamais fait mention. C’est la première fois qu’elle disait avoir peur.

J’échangeai un regard avec Anna et le chef Gulliver, puis je demandai à Sean :

— J’ai besoin de savoir où vous étiez et ce que vous faisiez lundi soir vers 22 heures, quand Stephanie a essayé de vous joindre.

— J’étais dans un bar à East Hampton. L’un de mes copains en est le gérant, on était tout un groupe d’amis. On y a passé la soirée. Je vais vous donner tous les noms, vous pouvez vérifier.

Plusieurs témoins confirmèrent la présence de Sean dans le bar en question, de 19 heures jusqu’à 1 heure du matin le soir de la disparition. Dans le bureau d’Anna, j’écrivis sur le tableau magnétique l’énigme de Stephanie : Ce qui était sous nos yeux et que nous n’avons pas vu en 1994.

Nous pensions que Stephanie voulait se rendre aux archives du commissariat d’Orphea pour accéder au dossier d’enquête du quadruple meurtre de 1994. Nous nous rendîmes donc à la salle des archives et trouvâmes sans difficulté le grand carton censé contenir le dossier en question. Mais à notre grande surprise, la boîte était vide. Tout avait disparu. À l’intérieur, il n’y avait qu’une feuille de papier jaunie par le temps et sur laquelle on avait tapé à la machine à écrire :

Ici commence La Nuit noire.

Comme le début d’un jeu de piste.

*

Le seul élément concret dont nous disposions était le coup de fil passé depuis le Kodiak Grill juste après que Stephanie en était partie. Nous nous rendîmes sur place et y retrouvâmes l’employée interrogée la veille.

— Où se trouve votre téléphone public ? lui demandai-je.

— Vous pouvez utiliser le téléphone du comptoir, me répondit-elle.

— C’est gentil, mais je voudrais voir votre téléphone public.

Elle nous conduisit à travers le restaurant jusqu’à la partie arrière où l’on trouvait deux rangées de portemanteaux fixés au mur, les toilettes, un distributeur d’argent, et, dans un angle, un téléphone à pièces.

— Y a-t-il une caméra ? interrogea Anna en scrutant le plafond.

— Non, il n’y a aucune caméra dans le restaurant.

— Cette cabine est-elle souvent utilisée ?

— Je ne sais pas, il y a toujours beaucoup de va-et-vient par ici. Les toilettes sont réservées aux clients mais il y a toujours des gens qui entrent et demandent innocemment s’il y a le téléphone ici. On répond que oui. Mais on ne sait pas s’ils ont vraiment besoin de passer un coup de fil ou s’ils ont besoin de faire pipi. Aujourd’hui tout le monde a un portable, non ?

À cet instant justement, le téléphone d’Anna sonna. On venait de retrouver la voiture de Stephanie à proximité de la plage.

*

Anna et moi roulions à toute allure sur Ocean Road, qui partait de la rue principale et menait jusqu’à la plage d’Orphea. La route se terminait par un parking qui consistait en un vaste cercle de béton, sur lequel les baigneurs garaient leurs voitures sans qu’il n’y ait ni ordre ni limite de temps. En hiver, il restait clairsemé des véhicules de quelques promeneurs et de pères de famille venus faire voler des cerfs-volants avec leurs enfants. Il commençait à se remplir dans les beaux jours du printemps. Au cœur de l’été, il était pris d’assaut dès le début des matinées brûlantes et le nombre de voitures qui parvenaient à s’y entasser était spectaculaire.

À environ 100 mètres du parking, une voiture de police était garée sur le bas-côté. Un agent nous fit un signe de la main et je me rangeai derrière sa voiture. À cet endroit, un petit chemin routier s’enfonçait dans la forêt. Le policier nous expliqua :

— Ce sont des promeneurs qui ont vu la voiture. Apparemment, elle est garée ici depuis mardi. C’est en lisant le journal ce matin qu’ils ont fait le lien. J’ai vérifié, la plaque correspond au véhicule de Stephanie Mailer.

Il nous fallut marcher environ deux cents mètres pour arriver à la voiture, convenablement garée dans un renfoncement. C’était bien la Mazda bleue filmée par les caméras de la banque. J’enfilai une paire de gants en latex et en fis rapidement le tour, inspectant l’intérieur à travers les vitres. Je voulus ouvrir la porte, mais elle était fermée à clé. Anna finit par exprimer à voix haute l’idée qui me trottait dans la tête :

— Jesse, est-ce que tu crois qu’elle est dans le coffre ?

— Il n’y a qu’une façon de le savoir, répondis-je.

Le policier nous apporta un pied-de-biche. Je l’enfonçai dans la rainure du coffre. Anna se tenait juste derrière moi, retenant sa respiration. La serrure céda facilement et le coffre s’ouvrit brusquement. J’eus un mouvement de recul, puis me penchant en avant pour mieux voir l’intérieur, je constatai qu’il était vide. « Il n’y a rien, dis-je en m’écartant de la voiture. Appelons la police scientifique avant qu’on ne pollue la scène. Je pense que, cette fois, le maire sera d’avis qu’il faut employer les grands moyens. »

La découverte de la voiture de Stephanie changeait effectivement la donne. Le maire Brown, informé de la situation, débarqua avec Gulliver sur les lieux et, comprenant qu’il fallait lancer des opérations de recherche et que la police locale serait rapidement dépassée par la situation, il fit appeler en renfort des effectifs de police des villes voisines.

En une heure, Ocean Road était complètement bouclée, de son milieu jusqu’au parking de la plage. Les polices de tout le comté avaient envoyé des hommes, appuyés par des patrouilles de la police d’État. Des groupes de curieux s’étaient massés de part et d’autre des bandes de police.

Du côté de la forêt, les hommes de la police scientifique jouaient leur ballet en combinaisons blanches autour de la voiture de Stephanie, qu’ils passèrent au peigne fin. Des équipes cynophiles avaient également été dépêchées.

Bientôt, le responsable de la brigade canine nous fit appeler sur le parking de la plage.

— Tous les chiens suivent une même piste, nous dit-il lorsque nous l’eûmes rejoint. Ils partent de la voiture et prennent ce petit chemin qui serpente depuis la forêt entre les herbes et arrive ici.

Il nous montra du doigt le tracé du chemin qui était un raccourci emprunté par les promeneurs pour aller de la plage jusqu’au chemin forestier.

— Les chiens marquent tous l’arrêt sur le parking. À l’endroit où je me trouve. Ensuite, ils perdent sa trace.

Le policier se tenait littéralement au milieu du parking.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je.

— Qu’elle est montée dans une voiture ici, capitaine Rosenberg. Et qu’elle est partie à bord de ce véhicule.

Le maire se tourna vers moi.

— Qu’en pensez-vous, capitaine ? me demanda-t-il.

— Je pense que quelqu’un attendait Stephanie. Elle avait rendez-vous. La personne avec qui elle avait rendez-vous au Kodiak Grill l’épiait, installée à une table du fond. Quand elle repart du restaurant, cette personne l’appelle depuis la cabine téléphonique et lui donne rendez-vous à la plage. Stephanie est inquiète : elle pensait à un rendez-vous dans un lieu public et elle se retrouve à devoir aller à la plage, déserte à cette heure-là. Elle téléphone à Sean qui ne répond pas. Elle décide finalement de se garer sur le sentier de la forêt. Peut-être pour avoir une solution de repli ? Ou alors pour guetter la venue de son mystérieux rendez-vous ? En tout cas, elle ferme sa voiture à clé. Elle descend jusqu’au parking et monte dans le véhicule de son contact. Où a-t-elle été emmenée ? Dieu seul le sait.

Il y eut un silence glaçant. Puis, le chef Gulliver, comme s’il était en train de prendre la mesure de la situation, murmura :

— Ainsi commence la disparition de Stephanie Mailer.

La Disparition de Stephanie Mailer
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