Derek Scott

Derniers jours d’août 1994. Un mois s’était écoulé depuis le quadruple meurtre. L’étau se resserrait autour de Ted Tennenbaum : aux soupçons que Jesse et moi avions déjà, s’ajoutait désormais celui du chantage opéré par le maire pour ne pas retarder les travaux du Café Athéna.

Bien que les prélèvements de Tennenbaum et les encaissements du maire Gordon coïncident, par leurs montants comme par leurs dates, ils n’avaient pas valeur de preuves concrètes. Nous voulions interroger Tennenbaum sur la nature de ses sorties d’argent mais surtout ne pas commettre de faux pas. Nous le convoquâmes donc officiellement, par courrier, au centre régional de la police d’État. Comme nous nous y attendions, il débarqua avec Robin Starr, son avocat.

— Vous pensez que le maire Gordon me faisait chanter ? s’amusa Tennenbaum. Ça devient de plus en plus délirant, sergent Scott.

— Monsieur Tennenbaum, répliquai-je, pendant la même période, une somme d’argent identique, à quelques milliers de dollars près, est sortie de votre compte et est entrée sur celui du maire Gordon.

— Vous savez, sergent, me fit remarquer Robin Starr, tous les jours des millions d’Américains font, sans le savoir, des transactions similaires.

— À quoi correspondent ces retraits, monsieur Tennenbaum ? demanda Jesse. Un demi-million de dollars tout de même, ce n’est pas rien. Et nous savons que ce n’est pas pour les travaux de votre restaurant, c’est une autre comptabilité à laquelle nous avons eu accès.

— Vous y avez eu accès grâce au bon-vouloir de mon client, nous rappela Starr. Ce que monsieur Tennenbaum fait de son argent ne regarde personne.

— Pourquoi vous ne nous dites pas simplement comment vous avez dépensé cette somme, monsieur Tennenbaum, puisque vous n’avez rien à cacher ?

— J’aime sortir, j’aime dîner, j’aime vivre. Je n’ai pas à me justifier de quoi que ce soit, répliqua Tennenbaum.

— Avez-vous des reçus qui attesteraient vos dires ?

— Et si c’était pour entretenir des petites copines à droite et à gauche ? suggéra-t-il d’un ton goguenard. Le genre de petites copines qui ne font pas de reçus. Trêve de plaisanterie, messieurs, cet argent est légal, je l’ai hérité de mon père. J’en fais ce que je veux.

Sur ce point Tennenbaum avait parfaitement raison. Nous savions que nous n’en tirerions rien de plus.

Le major McKenna nous fit remarquer, à Jesse et moi, que nous disposions d’un faisceau d’indices incriminant Tennenbaum, mais qu’il nous manquait un élément qui puisse enfoncer le clou. « Jusqu’à maintenant, nous dit McKenna, Tennenbaum n’a pas besoin de renverser la charge de la preuve. Vous ne pouvez pas prouver que sa camionnette était dans la rue, vous ne pouvez pas prouver le chantage. Trouvez un élément obligeant Tennenbaum à démontrer le contraire. »

Nous reprîmes à nouveau toute notre enquête depuis le début : il y avait forcément une faille quelque part, nous devions la mettre au jour. Dans le salon de Natasha, entièrement retapissé au fil de notre enquête, nous étudiâmes encore toutes les pistes possibles et, de nouveau, tout nous menait à Tennenbaum.

Entre le Café Athéna et La Petite Russie, nous passions d’un restaurant à un autre. Le projet de Darla et Natasha avançait bon train. Elles cuisinaient à longueur de journée, testant des recettes qu’elles notaient ensuite dans un grand livre rouge, en vue de l’élaboration de leur carte. Jesse et moi en étions les premiers bénéficiaires : chaque fois que nous allions et venions dans la maison, à toute heure du jour ou de la nuit, il se passait quelque chose dans la cuisine. Il y eut d’ailleurs un bref incident diplomatique lorsque je parlai des fameux sandwichs de Natasha.

— Je vous en prie, dites-moi que vous avez prévu de faire figurer dans le menu ces incroyables sandwichs à la viande braisée.

— Tu les as goûtés ? s’offusqua alors Darla.

Je compris que j’avais gaffé et Natasha s’efforça de limiter les dégâts :

— Quand ils sont partis dans le Montana, la semaine dernière, j’ai donné des sandwichs à Jesse pour l’avion.

— On avait dit qu’on leur ferait tout goûter ensemble, toutes les deux, pour voir leur réaction, déplora Darla.

— Désolée, regretta Natasha. Ils m’ont fait de la peine à partir prendre leur vol à l’aube pour traverser le pays.

Je crus que l’incident avait été rapidement clos. Mais Darla m’en parla à nouveau quelques jours plus tard, alors que nous étions seuls.

— Quand même, Derek, me dit-elle, je n’en reviens pas que Natasha m’ait fait un coup pareil.

— Tu es toujours en train de parler de ces malheureux sandwichs ? lui dis-je.

— Oui. Pour toi ce n’est peut-être rien, mais quand tu as un partenaire et que la confiance est brisée, ça ne peut plus marcher.

— Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop, Darla ?

— Tu es de quel côté, Derek ? Du mien ou du sien ?

Je crois que Darla, qui n’avait rien à envier à personne, était un peu jalouse de Natasha. Mais j’imagine que toutes les filles étaient jalouses de Natasha à un moment ou un autre : elle était plus intelligente, plus présente, plus belle. Quand elle entrait dans une pièce, on ne voyait plus qu’elle.

Du côté de l’enquête, Jesse et moi nous concentrâmes sur ce que nous pouvions prouver. Et un élément en particulier ressortait : l’absence de Tennenbaum du Grand Théâtre, pendant une période d’au moins 20 minutes. Il assurait qu’il n’en avait pas bougé. À nous donc de prouver qu’il mentait. Et sur ce point, il nous restait encore une marge de manœuvre. Nous avions interrogé tous les bénévoles, mais nous n’avions pas pu parler avec la troupe de théâtre qui avait joué la pièce d’ouverture, puisque nous n’avions commencé à suspecter Tennenbaum qu’après la fin du festival.

La troupe, rattachée à l’université d’Albany, s’était malheureusement dissoute entre-temps. La plupart des étudiants qui la composaient avaient terminé leur cursus et s’étaient éparpillés à travers le pays. Pour gagner du temps, nous décidâmes, Jesse et moi, de nous concentrer sur ceux qui vivaient encore dans l’État de New York, et nous nous partageâmes le travail.

C’est Jesse qui décrocha le gros lot en allant interroger Buzz Leonard, le metteur en scène de la troupe qui, lui, était resté à l’université d’Albany.

Lorsque Jesse lui parla de Ted Tennenbaum, Buzz Leonard lui dit aussitôt :

— Si j’ai remarqué un comportement étrange chez le pompier de service le soir de la première ? J’ai surtout remarqué qu’il en fichait pas une. Il y a eu un incident dans une loge, vers 19 heures. Un sèche-cheveux qui a pris feu. Le type était introuvable, j’ai dû me débrouiller tout seul. Heureusement qu’il y avait un extincteur.

— Donc vous affirmez qu’à 19 heures le pompier était absent ?

— Je l’affirme. Sur le moment, mes cris ont rameuté d’autres acteurs qui se trouvaient dans la loge voisine. Ils vous confirmeront tout ça. Quant à votre pompier, je lui ai finalement dit ma façon de penser quand il a magiquement réapparu sur le coup de 19 heures 30.

— Le pompier s’est donc absenté pendant une demi-heure ? répéta Jesse.

— Absolument, confirma Buzz Leonard.

La Disparition de Stephanie Mailer
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