Jesse Rosenberg
Samedi 12 juillet 2014

14 jours avant la première

Nous avions décidé de nous octroyer un week-end de congé. Nous avions besoin de souffler un peu, prendre du recul. Derek et moi devions garder le contrôle de nous-mêmes : si nous perdions les pédales avec Kirk Harvey, nous risquions gros.

Pour la deuxième semaine consécutive, je passai mon samedi dans ma cuisine, à travailler ma sauce et mes hamburgers.

Derek, lui, profitait de sa famille.

Quant à Anna, elle n’arrivait pas à se sortir notre affaire de la tête. Je crois qu’elle était notamment tracassée par les révélations de Buzz Leonard concernant Charlotte Brown. Où avait-elle disparu en 1994 le soir de la première ? Et pourquoi ? Que cachait-elle ? Alan et Charlotte Brown s’étaient tous les deux montrés très présents auprès d’Anna au moment de son emménagement à Orphea. Elle ne comptait plus le nombre de dîners auxquels ils l’avaient conviée, les propositions de promenades, d’excursions en bateau. Elle était régulièrement sortie dîner avec Charlotte, au Café Athéna le plus souvent, où elles étaient restées pendant des heures à bavarder. Anna lui avait fait part de ses déboires avec le chef Gulliver, et Charlotte lui avait raconté son emménagement à Orphea. À l’époque, elle venait à peine de terminer ses études. Elle avait trouvé un emploi chez un vétérinaire ronchon qui la cantonnait à des tâches de secrétariat et lui mettait la main aux fesses en ricanant. Anna voyait mal Charlotte Brown s’introduire dans une maison et massacrer une famille entière.

La veille, après avoir visionné la vidéo, nous avions téléphoné à Buzz Leonard pour lui poser deux questions d’importance : est-ce que les membres de la troupe disposaient d’une voiture ? Et qui possédait une copie de l’enregistrement vidéo de la pièce ?

Sur la question de la voiture, il fut catégorique : toute la troupe était venue ensemble, en bus. Personne n’avait de voiture. Quant à la cassette vidéo, six cents copies avaient été vendues à des habitants de la ville, à travers différents points de distribution. « Il y en avait dans les magasins de la rue principale, les épiceries, les stations-service. Les gens trouvaient que c’était un joli souvenir. Entre l’automne 1994 et l’été suivant, on a tout écoulé. »

Ceci signifiait deux choses : Stephanie avait facilement pu se procurer la cassette vidéo en seconde main – il en existait même une copie à la bibliothèque municipale. Mais surtout : pendant sa disparition d’environ trente minutes le soir des meurtres, Charlotte Brown, n’ayant pas de voiture, ne pouvait se déplacer que dans un rayon de trente minutes à pied aller-retour du Grand Théâtre. Nous avions conclu avec Derek et Anna que si elle avait pris l’un des rares taxis de la ville, ou si elle avait demandé de se faire conduire dans le quartier de Penfield, le chauffeur se serait très probablement manifesté ensuite après les tragiques évènements.

Ce matin-là, Anna décida de profiter de son jogging pour chronométrer le temps qui était nécessaire pour faire, à pied, l’aller-retour depuis le théâtre jusqu’à la maison du maire Gordon. En marchant, il lui fallut compter presque 45 minutes. Charlotte s’était absentée environ une demi-heure. Quelle était la marge d’interprétation du terme environ ? En courant, 25 minutes suffisaient. Un bon coureur pouvait le faire en 20, et pour quelqu’un avec des chaussures inadaptées, c’était plutôt 30 minutes. Techniquement, c’était donc faisable. Charlotte Brown aurait eu le temps de courir jusque chez les Gordon, de les assassiner, et de retourner au Grand Théâtre ensuite.

Alors qu’Anna réfléchissait, assise sur un banc dans le square face à l’ancienne maison de la famille Gordon, elle reçut un appel de Michael Bird. « Anna, dit-il d’une voix inquiète, est-ce que tu peux venir à la rédaction immédiatement ? Il vient de se passer quelque chose de très étrange. »

Dans son bureau de l’Orphea Chronicle, Michael raconta à Anna la visite qu’il venait de recevoir.

— Meta Ostrovski, le célèbre critique littéraire, a débarqué à la réception. Il voulait savoir ce qui était arrivé à Stephanie. Quand je lui ai parlé du meurtre, il s’est mis à crier « Pourquoi est-ce que personne ne m’a prévenu ? »

— Quel est son lien avec Stephanie ? demanda Anna.

— Je l’ignore. C’est pour ça que je t’ai appelée. Il s’est mis à me poser toutes sortes de questions. Il voulait tout savoir. Comment elle était morte, pourquoi, quelles étaient les pistes de la police.

— Que lui as-tu répondu ?

— Je me suis contenté de lui répéter ce qui est de notoriété publique et qu’il pourra trouver dans les journaux.

— Et ensuite ?

— Ensuite, il m’a demandé d’anciens numéros du journal, liés à sa disparition. Je lui ai donné ceux que j’avais encore en surplus ici. Il a insisté pour les payer. Et il est parti aussitôt.

— Parti où ?

— Il a dit qu’il allait tout étudier à son hôtel. Il a une chambre au Palace du Lac.

Après un rapide passage chez elle pour se doucher, Anna se rendit au Palace du Lac. Elle retrouva Ostrovski au bar de l’hôtel où il lui donna rendez-vous après qu’elle l’avait fait appeler dans sa chambre.

— J’ai connu Stephanie à la Revue des lettres new-yorkaises, lui expliqua Ostrovski. C’était une femme brillante, au talent immense. Grand écrivain en devenir.

— Comment saviez-vous qu’elle était installée à Orphea ? demanda Anna.

— Après son licenciement, nous avons gardé le contact. Quelques échanges par-ci par-là.

— Ça ne vous a pas étonné qu’elle vienne travailler dans une petite ville des Hamptons ?

— Maintenant que je suis de retour à Orphea, je trouve que son choix était très judicieux : elle disait qu’elle voulait écrire et cette ville au calme total s’y prête.

— Calme total, le reprit Anna, il faut le dire vite en ce moment… Ce n’est pas la première fois que vous venez ici, monsieur Ostrovski, si je ne me trompe pas ?

— Vos renseignements sont exacts, jeune madame officier. Je suis venu ici il y a vingt ans, à l’occasion du tout premier festival. Je ne garde pas un souvenir impérissable de la programmation dans son ensemble, mais la ville m’avait plu.

— Et depuis 1994, vous n’étiez jamais revenu au festival ?

— Jamais, non, affirma-t-il.

— Alors pourquoi revenir soudainement après vingt ans ?

— J’ai reçu une gentille invitation du maire Brown, je me suis dit pourquoi pas ?

— C’était la première fois qu’on vous y réinvitait depuis 1994 ?

— Non. Mais cette année j’ai eu envie de venir.

Anna sentait qu’Ostrovski ne lui disait pas tout.

— Monsieur Ostrovski, et si vous arrêtiez de me prendre pour une imbécile ? Je sais que vous vous êtes rendu à la rédaction de l’Orphea Chronicle aujourd’hui et que vous avez posé des questions à propos de Stephanie. Le rédacteur en chef m’a indiqué que vous ne sembliez pas dans votre état normal. Que se passe-t-il ?

Que se passe-t-il ? s’offusqua-t-il. Il se passe qu’une jeune femme que j’estimais énormément a été assassinée ! Alors pardonnez-moi de mal contenir mon émotion face à l’annonce de cette tragédie.

Sa voix craquait. Elle le sentit à bout de nerfs.

— Vous ignoriez ce qui était arrivé à Stephanie ? Personne n’en a parlé à la rédaction de la Revue ? C’est pourtant le genre de rumeurs qui circule rapidement autour de la machine à café, non ?

— Peut-être, dit Ostrovski d’une voix étranglée, mais je ne pouvais pas le savoir car j’ai été licencié de la Revue. Chassé ! Humilié ! Traité comme un moins que rien ! Du jour au lendemain, ce scélérat de Bergdorf me congédie, on me chasse avec mes affaires dans des cartons, on ne me laisse plus entrer à la rédaction, on ne me prend plus au téléphone. Moi, le grand Ostrovski, traité comme le dernier des derniers. Et figurez-vous, madame, qu’il n’y avait qu’une personne dans ce pays qui me traitait encore avec gentillesse, et cette femme était Stephanie Mailer. Au bord de la dépression, à New York, ne parvenant pas à la contacter, j’ai décidé de venir la trouver à Orphea, considérant que l’invitation du maire était une belle coïncidence et, qui sait, peut-être un signe du destin. Mais une fois arrivé, ne parvenant toujours pas à joindre mon amie, je décide de me rendre à son adresse personnelle, où un agent de la force publique m’apprend qu’elle a été assassinée. Noyée dans un lac boueux, et son corps laissé aux insectes, aux vers, aux oiseaux et aux sangsues. Voilà, madame, la raison de mon chagrin et de ma colère.

Il y eut un moment de silence. Il se moucha, essuya une larme, essaya de reprendre contenance en prenant d’amples respirations.

— Je suis vraiment désolé de la mort de votre amie, monsieur Ostrovski, finit par dire Anna.

— Je vous remercie, madame, de partager ma peine.

— Vous dites que c’est Steven Bergdorf qui vous a licencié ?

— Oui, Steven Bergdorf. Le rédacteur en chef de la Revue.

— Il a donc licencié Stephanie, puis vous ensuite ?

— Oui, confirma Ostrovski. Vous pensez qu’il pourrait y avoir un quelconque lien ?

— Je n’en sais rien.

Après sa conversation avec Ostrovski, Anna se rendit au Café Athéna pour déjeuner. Au moment où elle allait s’installer à une table, une voix l’interpella :

— Ça vous va bien, les vêtements civils, Anna.

Anna se retourna, c’était Sylvia Tennenbaum, qui lui souriait : elle semblait bien disposée.

— Je ne savais pas pour ton frère, dit Anna. J’ignorais ce qui lui était arrivé.

— Qu’est-ce que ça change ? demanda Sylvia. Tu vas me regarder différemment ?

— Je voulais dire : je suis désolée. Ça a dû être terrible pour toi. Je t’aime bien et ça me fait de la peine pour toi. C’est tout.

Sylvia eut une mine triste.

— C’est gentil. Tu permets que je me joigne à toi pour déjeuner, Anna ? C’est moi qui t’invite.

Elles s’installèrent à table, sur la terrasse, un peu à l’écart des autres clients.

— Pendant longtemps, j’ai été la sœur du monstre, confia Sylvia. Les gens ici auraient bien voulu que je m’en aille. Que je brade son restaurant et que je m’en aille.

— Comment était ton frère ?

— Un cœur d’or. Gentil, généreux. Mais trop impulsif, trop bagarreur. Ça l’a perdu. Toute sa vie, il a toujours tout gâché pour un coup de poing. À l’école déjà. Dès qu’un conflit éclatait avec un autre enfant, il ne pouvait pas s’empêcher de se bagarrer. Il n’a pas arrêté de se faire renvoyer. Les affaires de notre père étaient florissantes, et il nous avait inscrits dans les meilleures écoles privées de Manhattan, où nous vivions. Mon frère a écumé toutes les écoles, avant de finir avec un précepteur à la maison. Après quoi, il a été accepté à l’université de Stanford. Et il en a été renvoyé au bout d’une année parce qu’il s’était battu avec l’un de ses professeurs. Un professeur, vous imaginez ! De retour à New York, mon frère a trouvé un emploi. Ça a duré huit mois, puis il s’est battu avec un collègue. Et il a été renvoyé. Nous avions une maison de vacances à Ridgesport, pas très loin d’ici, et mon frère s’y est installé. Il s’est trouvé un emploi comme gérant de restaurant. Ça lui a énormément plu, le restaurant se développait très bien, mais il avait là-bas de mauvaises fréquentations. Après le boulot, il allait traîner dans un bar malfamé. Il a été arrêté pour ivresse, pour un peu de marijuana. Et puis, il y a eu une très violente bagarre sur un parking. Ted a été condamné à six mois de prison. À sa sortie, il avait envie de retourner dans les Hamptons, mais pas à Ridgesport. Il voulait tirer un trait sur son passé. Il disait qu’il voulait repartir à zéro. C’est comme ça qu’il est venu à Orphea. À cause de son passé – même bref – de détenu, il a eu beaucoup de peine à trouver un emploi. Finalement, le propriétaire du Palace du Lac l’a engagé comme bagagiste. C’était un employé modèle, il a vite gravi les échelons. Il est devenu concierge, puis sous-directeur. Il était impliqué dans la vie citoyenne. Il s’est engagé comme pompier volontaire. Tout allait bien.

Sylvia s’interrompit. Anna sentait qu’elle n’avait pas forcément envie d’en dire plus et l’y poussa.

— Que s’est-il passé ensuite ? demanda-t-elle doucement.

— Ted avait le sens des affaires, reprit Sylvia. À l’hôtel, il avait remarqué que la plupart des clients se plaignaient de ne pas pouvoir trouver un restaurant digne de ce nom à Orphea. Il a eu envie de monter sa propre affaire. Mon père, décédé entre-temps, nous avait laissé un important héritage, et Ted a pu racheter un bâtiment décrépi du centre-ville, idéalement situé, avec l’idée de le retaper et d’en faire le Café Athéna. Malheureusement, tout a rapidement dégénéré.

— Tu parles de l’incendie ? demanda Anna.

— Tu es au courant ?

— Oui. J’ai entendu parler de grosses tensions entre ton frère et le maire Gordon qui refusait de donner une nouvelle affectation au bâtiment. Ted aurait mis le feu pour faciliter l’octroi d’une autorisation de travaux. Mais les tensions avec le maire auraient persisté après coup…

— Tu sais, Anna, j’ai tout entendu à ce sujet. Je peux t’assurer cependant que mon frère n’a pas mis le feu au bâtiment. Il était colérique, oui. Mais ce n’était pas un escroc à la petite semaine. C’était un homme élégant. Un homme avec des valeurs. Il est vrai que des tensions ont persisté après l’incendie entre mon frère et le maire Gordon. Je sais qu’ils ont été vus par de nombreux témoins en train de se disputer violemment en pleine rue. Mais si je te raconte la raison de leur désaccord, je pense que tu ne me croiras pas.

***

Rue principale d’Orphea,
21 février 1994.
Deux semaines après l’incendie

Lorsque Ted Tennenbaum arriva devant le bâtiment du futur Café Athéna, il découvrit le maire Gordon qui l’attendait dehors, faisant les cent pas sur le trottoir pour se réchauffer.

— Ted, lui dit le maire Gordon en guise de salutations, je vois que vous n’en faites qu’à votre tête.

Tennenbaum ne comprit d’abord pas ce dont il s’agissait.

— Je ne suis pas sûr de vous suivre, monsieur le maire. Que se passe-t-il ?

Gordon sortit une feuille de la poche de son manteau :

— Je vous ai donné le nom de ces entreprises pour vos travaux, et vous n’avez engagé aucune d’elles.

— C’est vrai, lui répondit Ted Tennenbaum. J’ai fait des demandes de devis et j’ai choisi celles qui faisaient les meilleurs prix. Je ne vois pas où est le problème.

Le maire Gordon monta le ton d’un cran.

— Ted, cessez d’ergoter. Si vous voulez commencer vos transformations, je vous conseille de contacter ces entreprises qui sont beaucoup plus qualifiées.

— J’ai fait appel à des entreprises de la région parfaitement compétentes. Je suis libre de faire comme bon me semble, non ?

Le maire Gordon perdit patience.

— Je ne vous autoriserai pas à travailler avec ces entreprises ! s’écria-t-il.

— Vous ne m’autoriserez pas ?

— Non. Je ferai bloquer vos travaux aussi longtemps qu’il le faudra, et par tous les moyens.

Quelques passants, intrigués par les éclats de voix, se figèrent. Ted, qui s’était rapproché du maire, s’écria :

— Je peux savoir ce que ça peut vous foutre, Gordon ?

Monsieur le maire, je vous prie, le corrigea Gordon en appuyant son doigt sur son torse comme pour ponctuer son injonction.

Ted vit rouge et l’empoigna brusquement par le col, avant de relâcher son étreinte. Le maire le défia du regard :

— Alors quoi, Tennenbaum, vous croyez m’impressionner ? Essayez de vous tenir un peu correctement au lieu de vous donner en spectacle !

Une voiture de police arriva à cet instant et le chef-adjoint Gulliver en sortit précipitamment.

— Monsieur le maire, est-ce que tout va bien ? demanda le policier, la main sur sa matraque.

— Tout va très bien, chef-adjoint, je vous remercie.

***

— Voilà la raison de leur désaccord, expliqua Sylvia à Anna, à la terrasse du Café Athéna. Le choix des entreprises pour les travaux.

— Je te crois, l’assura Anna.

Sylvia parut presque étonnée :

— Vraiment ?

— Oui, le maire se faisait verser des pots-de-vin par les entreprises à qui il accordait des marchés. J’imagine que les travaux pour la construction du Café Athéna impliquaient des sommes relativement importantes et que le maire Gordon voulait sa part du gâteau. Que s’est-il passé ensuite ?

— Ted a accepté. Il savait que le maire avait les moyens de bloquer les travaux et de lui causer mille tourments. Les choses se sont arrangées, le Café Athéna a pu ouvrir une semaine avant le début du festival. Tout allait bien. Jusqu’à ce que le maire Gordon soit assassiné. Mon frère n’a pas tué le maire Gordon, j’en suis certaine.

— Sylvia, est-ce que le terme La Nuit noire te dit quelque chose ?

La Nuit noire, répondit Sylvia en prenant le temps de la réflexion, j’ai vu ça quelque part.

Elle avisa un exemplaire de l’édition du jour de l’Orphea Chronicle abandonné sur une table voisine et s’en empara.

— Oui, voilà, reprit-elle en lisant la une du journal, c’est le titre de la pièce qui sera finalement jouée en ouverture du festival.

— Est-ce que l’ancien chef de la police Kirk Harvey et ton frère étaient liés ? demanda Anna.

— Pas que je sache. Pourquoi ?

— Parce que La Nuit noire correspond à de mystérieux messages ayant apparu à travers la ville durant l’année précédant le premier festival. Cette même inscription a été retrouvée dans les décombres de l’incendie du futur Café Athéna en février 1994. Tu n’étais pas au courant ?

— Non, je l’ignorais. Mais n’oublie pas que je ne me suis installée ici que bien après tout ce drame. À l’époque, j’habitais à Manhattan, j’étais mariée et j’avais repris les affaires de mon père. À la mort de mon frère, j’ai hérité du Café Athéna et j’ai décidé de ne pas le vendre. Il y tenait tellement. J’ai engagé un gérant, puis j’ai divorcé, et j’ai décidé de vendre la compagnie de mon père. J’avais envie de renouveau. Je me suis finalement installée ici en 1998. Tout ça pour te dire qu’il me manque une partie de l’histoire, surtout à propos de cette Nuit noire dont tu me parles. Je n’ai aucune idée du lien avec l’incendie, mais par contre je sais qui a mis le feu.

— Qui ? demanda Anna, le cœur battant.

— Je t’ai parlé tout à l’heure des mauvaises fréquentations de Ted à Ridgesport. Il y avait un type, Jeremiah Fold, un voyou à la petite semaine qui vivait d’extorsions, qui lui a cherché des noises. Jeremiah était un sale type, et il lui arrivait de venir avec de drôles de filles pour flamber au Palace. Il débarquait, les poches pleines de billets, monté sur une énorme moto qu’il faisait pétarader. Il était bruyant, grossier, souvent défoncé. Il régalait des tablées qui viraient à l’orgie et lançait des billets de cent dollars aux serveurs. Le propriétaire de l’hôtel n’aimait pas ça, mais il n’osait pas interdire à Jeremiah d’accéder à son établissement pour ne pas avoir d’ennuis avec lui. Un jour, Ted, qui travaillait encore à l’hôtel à l’époque, a décidé d’intervenir. Par loyauté pour le propriétaire du Palace qui lui avait donné sa chance. Après que Jeremiah fut parti de l’hôtel, Ted s’est lancé à sa poursuite en voiture. Il a fini par le forcer à s’arrêter sur le bas-côté pour avoir une explication et lui dire qu’il n’était plus le bienvenu au Palace. Mais Jeremiah avait une fille à l’arrière de sa moto. Pour l’impressionner il a essayé de frapper Ted, et Ted lui a salement cassé la gueule. Jeremiah a été terriblement humilié. Quelque temps après, il est venu trouver Ted chez lui, avec deux costauds, qui lui ont mis une dérouillée. Puis, quand Jeremiah a appris que Ted se lançait dans le projet du Café Athéna, il est venu exiger un « partenariat ». Il voulait une commission pour laisser les entreprises travailler tranquillement, puis un pourcentage des recettes une fois le restaurant ouvert. Il avait senti le potentiel.

— Et qu’a fait Ted ? s’enquit Anna.

— Au début, il a refusé de payer. Et un soir de février, le bâtiment du Café Athéna est parti en fumée.

— Un coup de ce Jeremiah Fold ?

— Oui. La nuit de l’incendie, Ted a débarqué chez moi à 3 heures du matin. C’est comme ça que j’ai appris tout ce qui se passait.

***

Nuit du 11 au 12 février 1994,
Appartement de Sylvia Tennenbaum,
à Manhattan

Le téléphone réveilla Sylvia. Son réveil indiquait 2 heures 45. C’était le portier de l’immeuble : son frère était là. C’était urgent.

Elle le fit monter et lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, elle trouva Ted, livide, ne tenant plus sur ses jambes. Elle l’installa dans le salon et lui fit du thé.

— Le Café Athéna a cramé, lui dit Ted. J’avais tout dedans, les plans des travaux, mes dossiers, des mois de boulot partis en fumée.

— Est-ce que les architectes ont des copies ? l’interrogea Sylvia, soucieuse d’apaiser son frère.

— Non, tu ne comprends pas ! C’est très grave.

Ted sortit de sa poche une feuille de papier froissée. Une lettre anonyme. Il l’avait trouvée derrière les essuie-glaces de sa voiture lorsque, prévenu de l’incendie qui faisait rage, il s’était précipité hors de chez lui.

La prochaine fois c’est ta maison qui crame.

— Tu veux dire que c’était un incendie criminel ? demanda Sylvia, épouvantée.

Ted acquiesça.

— Qui a fait ça ? s’écria Sylvia.

— Jeremiah Fold.

— Qui ?

Son frère lui raconta tout. Comment il avait défendu à Jeremiah Fold de revenir au Palace, la bagarre entre eux, et les conséquences qui en découlaient à présent.

— Jeremiah veut de l’argent, expliqua Ted. Il veut beaucoup d’argent.

— Il faut aller voir la police, le supplia Sylvia.

— Impossible dans l’immédiat : connaissant Jeremiah, il a payé un type pour faire ça. La police ne remontera jamais jusqu’à lui. Du moins pas dans l’immédiat. Tout ce que ça m’apportera, ce sera de sévères représailles. C’est un cinglé, il est prêt à tout. Ça va dégénérer : au mieux il brûlera tout ce que je possède. Au pire, quelqu’un finira par être tué.

— Et tu penses que si tu le paies, il te laissera tranquille ? demanda Sylvia, livide.

— J’en suis certain, dit Ted. Il adore le fric.

— Alors paie-le pour le moment, le supplia sa sœur. On a de l’argent à ne plus savoir qu’en faire. Paie-le, le temps de calmer la situation et pouvoir prévenir la police sans être pris à la gorge.

— Je crois que tu as raison, acquiesça Ted.

***

— Mon frère a donc décidé de payer, momentanément du moins, pour apaiser la situation, raconta Sylvia à Anna. Il tenait tellement à son restaurant : c’était sa fierté, sa réussite personnelle. Il a engagé les entreprises désignées par le maire Gordon, et il a régulièrement versé à Jeremiah Fold des grosses sommes d’argent pour qu’il ne sabote pas les travaux. Ainsi, le Café Athéna a pu ouvrir à temps.

Anna resta perplexe : ce n’était donc pas au maire Gordon que Ted Tennenbaum avait versé de l’argent entre février et juillet 1994, mais à Jeremiah Fold.

— As-tu parlé de tout cela à la police à l’époque ? demanda alors Anna.

— Non, soupira Sylvia.

— Pourquoi ?

Mon frère a commencé à être suspecté de ces meurtres. Puis un jour il a disparu, avant d’être finalement tué lors d’une course-poursuite avec la police. Je n’avais pas envie de l’accabler davantage. Mais ce qui est sûr, c’est que s’il n’avait pas été tué j’aurais pu lui poser toutes les questions qui me tracassaient.

***

Pendant qu’Anna et Sylvia Tennenbaum étaient attablées au Palace du Lac, sur la rue principale, Alice traînait Steven Bergdorf de magasin en magasin. « Tu n’avais qu’à prendre tes affaires avec toi, au lieu de faire l’imbécile. Maintenant il faut tout racheter ! » lui martela-t-elle à chaque protestation de sa part. Au moment d’entrer dans une boutique de lingerie, il s’arrêta net sur le trottoir.

— Toi, tu as tout ce dont tu as besoin, objecta-t-il. Pas question d’entrer là-dedans.

— Un cadeau pour toi, un cadeau pour moi, exigea Alice en le poussant à l’intérieur.

Ils ratèrent de peu Kirk Harvey, qui passa devant le magasin et s’arrêta devant un mur en briques. Il sortit de son sac un pot de colle, un pinceau et placarda l’une des affiches qu’il venait de faire imprimer.

 

CASTING

En vue de la représentation de la célébrissime pièce de théâtre :

La Nuit noire

génial et immense metteur en scène très connu

RECHERCHE :

Acteurs – avec ou sans expérience

Succès mondial prédit !

Célébrité garantie pour tout le monde !

Salaire exorbitant !

Auditions le lundi 14, 10 heures

au Grand Théâtre d’Orphea.

Attention :

PAS DE PLACE POUR TOUT LE MONDE !!!!!

Cadeaux et offrandes acceptés et même recommandés !

La Disparition de Stephanie Mailer
titlepage.xhtml
part0000.html
part0001.html
part0002.html
part0003.html
part0004.html
part0005.html
part0006_split_000.html
part0006_split_001.html
part0006_split_002.html
part0006_split_003.html
part0006_split_004.html
part0006_split_005.html
part0006_split_006.html
part0006_split_007.html
part0006_split_008.html
part0007_split_000.html
part0007_split_001.html
part0007_split_002.html
part0007_split_003.html
part0007_split_004.html
part0007_split_005.html
part0008_split_000.html
part0008_split_001.html
part0008_split_002.html
part0008_split_003.html
part0008_split_004.html
part0008_split_005.html
part0008_split_006.html
part0008_split_007.html
part0008_split_008.html
part0008_split_009.html
part0009_split_000.html
part0009_split_001.html
part0009_split_002.html
part0009_split_003.html
part0009_split_004.html
part0009_split_005.html
part0010.html
part0011_split_000.html
part0011_split_001.html
part0011_split_002.html
part0011_split_003.html
part0011_split_004.html
part0011_split_005.html
part0012_split_000.html
part0012_split_001.html
part0012_split_002.html
part0012_split_003.html
part0012_split_004.html
part0013_split_000.html
part0013_split_001.html
part0013_split_002.html
part0013_split_003.html
part0013_split_004.html
part0013_split_005.html
part0014_split_000.html
part0014_split_001.html
part0014_split_002.html
part0014_split_003.html
part0014_split_004.html
part0014_split_005.html
part0014_split_006.html
part0014_split_007.html
part0014_split_008.html
part0014_split_009.html
part0015_split_000.html
part0015_split_001.html
part0015_split_002.html
part0015_split_003.html
part0016.html
part0017_split_000.html
part0017_split_001.html
part0018_split_000.html
part0018_split_001.html
part0018_split_002.html
part0018_split_003.html
part0018_split_004.html
part0018_split_005.html
part0018_split_006.html
part0018_split_007.html
part0018_split_008.html
part0019_split_000.html
part0019_split_001.html
part0019_split_002.html
part0019_split_003.html
part0020_split_000.html
part0020_split_001.html
part0020_split_002.html
part0020_split_003.html
part0021_split_000.html
part0021_split_001.html
part0022.html
part0023.html
part0024.html