À quelques centaines de mètres de là, Jerry et Dakota Eden, qui flânaient sur la rue principale, tombèrent sur l’une de ces affiches.
— Une audition pour une pièce de théâtre, lut Jerry à sa fille. Et si on se lançait ? Quand tu étais plus petite, tu te voyais devenir actrice.
— Certainement pas dans une pièce pour des nazes, répliqua Dakota.
— Tentons notre chance, on verra bien, répondit Jerry en s’efforçant de rester enthousiaste.
— Il est écrit que les auditions sont lundi, se lamenta Dakota. On va rester combien de temps dans ce bled pourri ?
— Je n’en sais rien, Dakota, s’agaça Jerry. Autant qu’il faut. On vient d’arriver, ne commence pas. Tu as prévu quelque chose d’autre ? Aller à l’université peut-être ? Ah non, j’oubliais, tu n’es inscrite nulle part.
Dakota bouda et reprit sa marche en avant de son père. Ils arrivèrent alors devant la librairie de Cody. Dakota y entra, et contempla les rayonnages, fascinée. Sur une table, elle avisa un dictionnaire. Elle le saisit, et le feuilleta. Un mot en entraînant un autre, elle fit défiler les définitions. Elle sentit la présence de son père derrière elle.
— Ça fait si longtemps que je n’ai pas vu un dictionnaire, lui dit-elle.
Elle attrapa le dictionnaire, puis fureta parmi les romans. Cody vint à sa rencontre.
— Tu cherches quelque chose en particulier ? lui demanda-t-il.
— Un bon roman, lui répondit Dakota. Ça fait longtemps que je n’ai rien lu.
Il remarqua le dictionnaire qu’elle tenait sous son bras.
— Ça, ce n’est pas un roman, sourit-il.
— C’est bien mieux. Je vais le prendre. Je ne me souviens pas de la dernière fois que j’ai parcouru un dictionnaire en papier. En général, je n’écris qu’à l’ordinateur et mon traitement de texte corrige mes fautes.
— Drôle de siècle, soupira Cody.
Elle acquiesça et poursuivit :
— Quand j’étais petite, je participais à des concours d’épellation. C’est mon père qui m’entraînait. On passait notre temps à épeler des mots, ça rendait ma mère complètement folle. Il y a une époque où je pouvais passer des heures à lire le dictionnaire, et à mémoriser l’orthographe des mots les plus compliqués. Allez-y, choisissez un mot au hasard.
Elle tendit le dictionnaire à Cody, amusé, qui le prit et l’ouvrit au hasard. Il parcourut la page et demanda :
— Holosystolique.
— Facile : h-o-l-o-s-y-s-t-o-l-i-q-u-e.
Il eut un sourire espiègle.
— Tu lisais vraiment le dictionnaire ?
— Oh, toute la journée.
Elle rit et un éclat de lumière se dégagea soudain d’elle.
— D’où viens-tu ? lui demanda Cody.
— New York. Je m’appelle Dakota.
— Je suis Cody.
— J’adore votre librairie, Cody. J’aurais voulu être écrivain.
Elle sembla se rembrunir soudain.
— Tu aurais ? répéta Cody. Qu’est-ce qui t’en empêche ? Tu ne dois même pas avoir 20 ans.
— Je n’arrive plus à écrire.
— Plus ? Que veux-tu dire ?
— Plus depuis que j’ai fait quelque chose de très grave.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— C’est trop grave pour en parler.
— Tu pourrais écrire sur ça, suggéra Cody.
— Je sais, c’est ce que me dit mon psy. Mais ça ne sort pas. Rien ne sort. Je suis toute vide à l’intérieur.
Ce soir-là, Jerry et Dakota dînèrent au Café Athéna. Jerry savait que Dakota avait toujours aimé cet endroit : il avait espéré lui faire plaisir en l’y emmenant. Mais elle fit la tête pendant tout le repas.
— Pourquoi tu nous traînes ici ? finit-elle par demander en remuant ses pâtes aux fruits de mer.
— Je croyais que tu aimais cet endroit, se défendit son père.
— Je parle d’Orphea. Pourquoi tu m’as traînée ici ?
— Je pensais que ça te ferait du bien.
— Tu pensais que ça me ferait du bien ? Ou est-ce que tu voulais me montrer combien je te déçois et me rappeler qu’à cause de moi tu as perdu ta maison ?
— Dakota, comment peux-tu dire des horreurs pareilles !
— Je t’ai gâché la vie, je le sais bien !
— Dakota, tu dois arrêter de t’en prendre à toi-même sans cesse, tu dois aller de l’avant, tu dois te reconstruire.
— Mais tu ne comprends donc pas ? Je ne pourrai jamais réparer ce que j’ai fait, papa ! Je hais cette ville, je hais tout, je hais la vie !
Elle n’avait pu retenir ses larmes et elle s’était réfugiée dans les toilettes pour ne pas qu’on la voie pleurer. Quand elle en sortit finalement, après vingt longues minutes, elle demanda à son père de pouvoir rentrer au Palace.
Jerry n’avait pas remarqué qu’il y avait un minibar dans chacune des deux chambres à coucher qui composaient la suite. Dakota, sans faire de bruit, ouvrit la porte du meuble, s’empara d’un verre et saisit dans le petit frigo une bouteille miniature de vodka. Elle se servit un verre dont elle but quelques gorgées. Puis, farfouillant dans le tiroir de ses sous-vêtements, elle sortit une ampoule de kétamine. Leyla disait que c’était un format plus pratique et plus discret que la poudre.
Dakota brisa l’extrémité du tube et en vida le contenu dans le verre. Elle mélangea le tout du bout du doigt et l’avala d’un trait.
Après quelques minutes, elle sentit l’apaisement monter en elle. Elle était plus légère. Plus heureuse. Elle s’allongea sur le lit et contempla le plafond dont la peinture blanche sembla se craqueler lentement pour laisser apparaître une fresque merveilleuse : elle reconnut la maison d’Orphea et eut envie de se promener à l’intérieur.
***
Orphea, dix ans plus
tôt,
Juillet 2004
Une agitation joyeuse régnait à la table du petit-déjeuner de la somptueuse maison d’été de la famille Eden, dressée face à l’océan, sur Ocean Road.
— Acuponcture, annonça Jerry, d’un air malicieux.
Dakota, 9 ans, retroussa le bout de son nez dans une moue mutine, ce qui engendra un sourire charmé sur le visage de sa mère qui l’observait. Puis, attrapant d’une main décidée la cuillère qui trempait dans son bol, la fillette en sonda le lait pour ressortir les céréales en forme de lettres et articula lentement :
— A-c-u-p-o-n-c-t-u-r-e.
À l’énoncé de chacune des lettres, elle avait déposé la céréale correspondante sur une assiette à côté d’elle. Elle contempla le résultat final, satisfaite.
— Bravo, ma chérie ! s’exclama son père impressionné.
Sa mère applaudit en riant.
— Comment fais-tu cela ? lui demanda-t-elle.
— J’en sais rien, maman. Je vois comme une photo du mot dans ma tête et en principe c’est juste.
— Essayons encore, proposa Jerry. Rhododendron.
Dakota roula des yeux, déclenchant l’hilarité de ses parents, puis elle s’essaya à l’épellation à laquelle il ne manqua que le « h ».
— Presque ! la félicita son père.
— Au moins j’ai appris un nouveau mot, philosopha Dakota. Je ne me tromperai plus maintenant. Est-ce que je peux aller à la piscine ?
— Allez, va mettre ton maillot, lui sourit sa mère.
La fillette poussa un cri de joie et quitta précipitamment la table. Jerry la regarda tendrement disparaître dans le couloir et Cynthia profita de cet instant de calme pour aller s’asseoir sur les genoux de son mari.
— Merci, mon amour, d’être un mari et un père aussi génial.
— Merci à toi d’être une femme aussi extraordinaire.
— Je n’aurais jamais pu imaginer être aussi heureuse, lui dit Cynthia les yeux brillants d’amour.
— Moi non plus. Nous avons tellement de chance, repartit Jerry.