21
La banlieue où s’engageait le taxi affrété par Higgins n’avait rien de touristique. Petites maisons de brique à deux étages, souvent dégradées, immeubles sales, magasins en mauvais état, pour la plupart à vendre. Les ordures ménagères, en raison d’une grève, n’avaient pas été ramassées depuis plusieurs jours. Des groupes d’Indiens désoeuvrés bavardaient sur les trottoirs. Exceptionnellement, le chauffeur avait fait coulisser la vitre de séparation qui, dans tout taxi anglais traditionnel, sépare le voyageur de celui qui le conduit à bon port. Il préférait, en effet, pouvoir s’entretenir avec son client.
– Vous ne vous êtes pas trompé d’adresse ? s’inquiéta le chauffeur.
– Tournez à droite, et vous y serez.
Higgins suivait le parcours sur un plan détaillé fourni par Scotland Yard. Les chauffeurs honnêtes n’aimaient guère s’aventurer dans ces quartiers qu’ils connaissaient mal. Le véhicule stoppa devant un immeuble de quatre étages, à la façade craquelée. Plusieurs fenêtres étaient murées. Au niveau du premier étage, un panneau de bois auquel manquait une extrémité indiquait « Bellevue Hotel ».
– Vous serez aimable de m’attendre, dit Higgins en descendant. Je ne pense pas en avoir pour trop longtemps. Si je ne revenais pas, prévenez Scotland Yard.
Higgins passa la porte vermoulue de l’hôtel Bellevue. Le hall d’accueil avait connu des jours meilleurs. Ses murs étaient recouverts d’un papier peint jaunâtre qui partait en lambeaux. Le mobilier était sommaire : deux fauteuils rouges fort fatigués, un téléphone mural et un comptoir en bois blanc derrière lequel se tenait une femme d’un âge et d’un embonpoint certains. Cheveux gris et sales, corsage qui, autrefois, avait été blanc, lunettes d’écaille aux verres épais… Sa mise n’était guère attrayante. Elle remplissait une grille de mots croisés. Bien que fortement incommodé par les odeurs où se mêlaient les relents de diverses fritures, Higgins s’approcha doucement de la patronne de l’hôtel Bellevue.
– Bonjour, chère madame.
– C’est complet. Ou alors on paye d’avance.
Son client éventuel demeurant silencieux, la femme leva les yeux. Elle découvrit un personnage des beaux quartiers et s’essuya élégamment le nez d’un revers de manche. L’avenir était incertain : de l’argent à gagner ou des ennuis en perspective.
– C’est pourquoi ?
– Un renseignement, expliqua Higgins, débonnaire.
– C’est un hôtel respectable ici, pas un centre de renseignements.
– Je comptais précisément réserver une chambre pour une semaine. Payement immédiat et en liquide, bien entendu.
Alors que Higgins posait quelques livres sterling sur le comptoir, la patronne consentit à lui décocher un sourire commercial.
– Je peux être utile à monsieur ?
– Ce sera tout simple. L’une de mes amies, une jeune femme blonde très belle et très élégante, venait régulièrement rendre visite à l’une de nos relations communes qui habite votre hôtel. Étant dans l’incapacité de se déplacer, elle m’a demandé de m’acquitter de cette tâche. Elle a simplement omis de m’indiquer le numéro de chambre de notre relation commune.
– Qu’est-ce qu’elle a, la dame ?
– Une indisposition. Mais rassurez-vous : tout continuera comme avant.
Higgins avait employé une formule passe-partout, espérant ne pas commettre d’impair.
– Vous continuerez à régler la chambre ?
– Bien entendu, assura Higgins.
– Alors ça va, conclut la patronne dans un souffle de soulagement. Le vieux fou est toujours au 215.
L’hôtel ne comportait que vingt chambres, réparties sur deux étages, numérotées de 210 à 230. Les numéros étaient écrits à la craie sur les portes. Higgins trouva la 215 au premier étage, au fond d’un couloir, à côté des lieux d’aisance. En certains endroits, le parquet émettait des plaintes sinistres sous ses pas.
Il frappa. On ne répondit pas. Il récidiva. Sans succès. S’attendant soit au pire, soit à une chambre vide, il tourna le bouton de porte en fausse nacre. La porte s’ouvrit mais buta aussitôt sur un obstacle. Higgins força, de manière à pouvoir s’introduire dans la pièce.
Il y régnait une totale obscurité. Les volets métalliques étaient fermés. Pour étouffer toute lueur venant de l’extérieur, un rideau, composé de chiffons cousus entre eux, avait été tendu devant l’unique fenêtre. L’obstacle sur lequel la porte avait buté était une grande caisse en bois contenant des pots de peinture et des pinceaux. Contre les murs, des cadres et des toiles retournées.
Higgins tâtonna, trouva un interrupteur, alluma. Au fond de la chambre, un matelas sur lequel dormait un vieil homme maigre, aux cheveux rares, mal rasé, vêtu d’une chemise à carreaux trop grande pour lui. Une couverture masquait ses jambes. Au pied du matelas, un chevalet recouvert d’un drap blanc, immaculé. La seule note de gaieté relative dans cet univers fermé, évoquant un tombeau.
Le vieillard s’éveilla en sursaut.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Un ami de Frances Mortimer.
Le vieillard redressa le buste, tourna des yeux fiévreux vers son visiteur.
– Connais pas. Décampez.
– Elle avait pourtant l’habitude de venir vous voir chaque semaine.
– Vous me dérangez. Je suis fatigué.
– Vous êtes peintre ?
– Faiseur de croûtes. Je vous vends celle-là.
Il agrippa une toile d’un mètre sur un, coincée entre son matelas et le mur, la jeta aux pieds de Higgins. Ce dernier la ramassa. Il passa son doigt sur la peinture.
– C’est effectivement une croûte, admit Higgins. Mais il n’est pas certain que vous en soyez l’auteur. Vous avez sans doute acheté ce triste objet dans un grand magasin. Je m’intéresserai plutôt à ces toiles retournées.
Le grabataire tenta de se lever, avec une vivacité surprenante. La couverture glissa un peu sur ses jambes.
– Ne touchez pas à ça !
Higgins souleva une première toile, une deuxième, une troisième… Il s’agissait de portraits de Frances Mortimer, plutôt réussis.
– Elle posait donc pour vous, chaque semaine.
– Ça ne vous regarde pas, se renfrogna le vieillard. Entre cette dame et moi, tout est terminé. Elle n’est pas revenue. Elle a trahi sa promesse.
– Je ne crois pas, dit Higgins avec gravité. J’ai le pénible devoir de vous apprendre que Mme Mortimer est morte.
Le peintre regarda Higgins avec des yeux incrédules.
– Morte… non, ce n’est pas possible, vous mentez ! Frances ne peut pas mourir, pas elle !
Higgins, sans que son interlocuteur protestât, regarda à nouveau les portraits de la jeune femme. Ils lui en apprenaient davantage que n’importe quel témoignage. Frances avait été l’idole du vieux peintre. Il avait scruté ses sentiments, exprimé le secret de sa vie intérieure. Higgins se laissait imprégner de ces visions révélatrices. Elles constituaient de précieuses indications pour comprendre le crime et identifier son auteur.
– La connaissiez-vous depuis longtemps ?
– J’ai été son précepteur, expliqua le vieillard. C’était une petite fille merveilleuse, intelligente, douce ; elle comprenait tout à demi-mot. Je l’ai vue grandir, je lui ai appris tout ce que je pouvais lui apprendre jusqu’au jour où…
Sa voix se brisa. Il revivait cette période douloureuse. Higgins se garda de prononcer la moindre parole ou de faire le moindre bruit. Le fil qui reliait le peintre à la réalité était si ténu qu’il pouvait se rompre à chaque instant.
– Ses parents m’ont accusé, moi, d’avoir eu des pensées malhonnêtes ! Moi… Ce fut toujours comme ça ! Frances déclenchait l’amour, elle ne s’en apercevait pas et on imaginait n’importe quoi. Je l’aimais comme si elle avait été ma fille.
Pendant que le vieillard se confessait, Higgins examinait le moindre recoin de la chambre misérable. Il avait la sensation aiguë qu’étaient données ici des réponses essentielles au mystère de la mort de Frances Mortimer.
– Ils m’ont congédié, chassé de chez eux, interdit de revoir Frances. Loin d’elle, ma vie ne m’intéressait plus ; j’ai fait cent petits métiers…
Higgins avait repéré, à côté d’une pile de vieux magazines, une série de prospectus et de catalogues. Il les feuilleta machinalement. Entre deux annonces de ventes aux enchères, il découvrit une carte de visite si insolite qu’il se l’appropria aussitôt.
– Frances a mis dix ans à me retrouver, continua le vieillard. Quand elle est entrée ici pour la première fois, j’ai cru que j’allais mourir d’émotion. Jamais je n’avais espéré la revoir. Je la peignais de mémoire. Mais elle n’était plus une jeune fille, c’était une femme magnifique, la plus belle des femmes. Elle m’a dit qu’elle voulait réparer le mal qu’on m’avait fait. Elle désirait me donner de l’argent, m’installer ailleurs. Ça ne m’intéressait pas. Tout ce que je souhaitais, c’était de la contempler le plus souvent possible. Alors, j’ai osé. Je lui ai demandé si elle acceptait de poser pour moi. Elle a répondu favorablement. Frances venait chaque semaine, elle ne parlait presque pas. Moi, je lui racontais des histoires de son enfance, je faisais revivre des moments oubliés, je peignais, je peignais, ma main dansait toute seule sur la toile. Vous me prenez pour un vieux fou, hein ? Vous avez tort. Quand on a rencontré une femme comme elle, on a connu le vrai bonheur.
Le visage du vieillard reprenait des couleurs. Higgins avait terminé son examen de la chambre. Il ne demeurait qu’un élément inconnu : ce que cachait le drap blanc recouvrant le chevalet, près du lit.
– À propos, interrogea Higgins, n’avez-vous jamais éprouvé de goût particulier pour les momies ?
Le peintre le dévisagea comme s’il avait eu devant lui un personnage venant d’une autre planète.
– Je ne comprends pas… N’approchez pas de ce chevalet, il est fragile.
– Je suppose qu’il s’agit de votre dernière oeuvre. Puis-je l’admirer ?
Le vieil homme s’empourpra, tenta de se dresser sur ses jambes mortes.
– Je vous interdis d’y toucher !
Higgins sembla obéir, mais il eut un geste maladroit.
Alors qu’il reculait, son coude s’agrippa dans un pli du drap et le fit tomber, découvrant un bien surprenant spectacle.
Le thème du dernier tableau peint par le vieillard n’avait pas changé. C’était toujours Frances Mortimer. Son visage avait une expression que Higgins avait déjà remarquée sur d’autres tableaux. Mais la jeune femme, assise sur une chaise, était représentée nue.
Le vieux peintre gémissait, tapait du poing sur son matelas.
– Vous n’aviez pas le droit !
– Mme Mortimer a accepté de poser… dans cette tenue ?
– Vous n’aviez pas le droit !
– Ainsi, avança Higgins, Mme Mortimer n’était pas…
– Ne dites rien sur elle ! hurla le vieil homme. Vous ne pouvez rien comprendre ! Partez d’ici, ou j’appelle la police !
Higgins recouvrit le chevalet du drap blanc.
– Il me semble, au contraire, que vous m’avez permis de comprendre beaucoup de choses, mais vous ne m’avez pas tout dit. Je reviendrai vous voir bientôt.
*
La patronne de l’hôtel Bellevue s’était assoupie sur ses mots croisés. Les craquements des marches de l’escalier la réveillèrent. Elle vit Higgins descendre du premier.
– Je suppose que votre pensionnaire du 215 est incapable de se déplacer ? interrogea-t-il.
– Plutôt, ricana-t-elle. Paralysé.
– On le soigne ?
– Ouais.
C’est vous qui lui portez ses repas ?
– Non, moi, je bouge pas d’ici. C’est la pizzeria, au coin de la rue.
– C’est mon amie, la jeune femme blonde, qui vous réglait d’avance sa pension ?
– Ouais… et dès que j’aurai plus d’avance, je le mets dehors. J’ai la loi pour moi.
Higgins lui tendit une enveloppe.
– Prenez ceci. Cela vous permettra d’améliorer l’ordinaire de ses repas et de lui conserver sa chambre un bon moment. Acquittez-vous de votre tâche correctement, je vérifierai.
– Mais dites donc, de quel droit…
– Ne plaisantez pas avec Scotland Yard, chère madame. Il serait regrettable que l’hôtellerie britannique perde votre établissement.
Pendant que Higgins montait dans son taxi, la patronne du Bellevue découvrait avec satisfaction le contenu de 1’enveloppe.
Dans une chambre du premier étage, au 215, un vieil homme pleurait.
Le crime de la momie
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