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– Dobelyou a tenté de prendre un
bateau à Saint-Yves, en Cornouailles, révéla Higgins. Ce genre de
personnage se surestime souvent.
– Qui est-il, au juste ? demanda le
professeur.
– Un voleur d’une certaine envergure
et le chef du gang des antiquaires. Il emportait avec lui deux
sacoches. L’une bourrée de liasses de billets de banque, l’autre
contenant les pièces dérobées au British Museum. Dobelyou sera
longuement interrogé demain matin au Yard.
Une expression de souffrance contenue
s’imprégna sur le visage du savant.
– Mais pourquoi ? Pourquoi avoir tué
Frances ?
– Le superintendant estime que votre
épouse a dû surprendre Dobelyou. Sans doute a-t-il pris
peur.
Les mains posées à plat sur le
bureau, John Arthur Mortimer était accablé par ce tragique caprice
du sort.
– Soyez certain d’une chose,
professeur : Scotland Yard, le superintendant et moi-même ferons
tout ce qui est en notre pouvoir pour faire avouer l’assassin de
votre épouse. J’ai vu des photos de Mme Mortimer dans les journaux
et dans le dossier, j’ai entendu parler d’elle, je commence à
connaître le cadre où elle vivait… je comprends votre
peine.
– C’était une femme
merveilleuse.
Le savant était perdu dans ses
souvenirs. Higgins s’éclipsa sans bruit.
*
Quand Higgins pénétra dans la
lingerie, Agatha Lillby repassait une chemise pur fil d’Écosse avec
un fer à l’ancienne. La femme de chambre des Mortimer remonta dans
l’estime de l’ex-inspecteur-chef. Une personne aussi jeune qui
refusait d’utiliser les fers à repasser modernes avait forcément
des qualités cachées. Absorbée par son travail, elle ne l’avait pas
entendu entrer.
– Mademoiselle…
Agatha Lillby se retourna vivement,
le fer levé dans la main droite, prête à se défendre. Reconnaissant
le policier, elle se pencha à nouveau sur la chemise dont Higgins
apprécia l’élégance.
– Vous m’avez fait peur,
inspecteur.
– Ce n’était pas mon intention,
mademoiselle. Vous me paraissez bien nerveuse.
– Moi ? Pourquoi ?
protesta-t-elle.
– Sans doute des séquelles de votre
grippe récente. On ne se méfie jamais assez de ces virus qui
viennent de pays lointains. C’est une chemise sur mesure, je
suppose ?
– Évidemment ! Mais qui vous a parlé
de ma grippe ?
– Sir John Arthur lui-même. Le soir
du drame, vous étiez souffrante ?
Agatha humidifia un poignet qu’elle
repassa avec précision et délicatesse.
– C’est vrai. Je suis montée me
coucher plus tôt que d’ordinaire.
– Comment avez-vous trouvé M.
Tumberfast ?
– Très exalté.
– N’avez-vous pas craint que sa
discussion avec le professeur devienne trop… orageuse
?
– J’y ai pensé mais je n’ai pas
l’habitude d’intervenir dans les affaires de Sir John Arthur. J’ai
le sommeil plutôt léger. S’il m’avait appelée, je serais accourue
aussitôt.
Le poignet gauche de la chemise avait
repris forme humaine. Agatha Lillby s’attaqua au second. Son
chignon s’était un peu défait, quelques cheveux fous adoucissaient
son visage.
– Vous n’avez donc rien entendu de
particulier, ce soir-là ?
– Des éclats de voix, comme la
dernière fois où M. Tumberfast était venu. J’ai l’impression que le
professeur et lui ne s’entendaient vraiment pas bien.
– Quand vous avez apporté le thé,
n’avez-vous rien remarqué d’anormal dans le bureau de votre patron
?
– Non. Les vieilleries habituelles
qu’il faut épousseter, sans rien casser. Je ne connais pas grand
monde capable de faire un travail aussi difficile ! Je suis au
service des Mortimer depuis plus de dix ans et je n’ai pas eu le
moindre accident.
– Tout à fait remarquable, approuva
Higgins qui éprouvait de l’admiration pour les authentiques
professionnels.
Il suivit la pointe du fer qui
montait vers le col de chemise.
– C’est donc la seconde Mme Mortimer
que vous voyez disparaître ?
– Si l’on veut.
Higgins fronça les
sourcils.
– C’est-à-dire ?
– Pour moi, il n’existe qu’une seule
Mme Mortimer. Sir John Arthur s’est remarié beaucoup trop vite. Le
chagrin, un coup de tête… Quel besoin avait-il d’aller chercher
cette intrigante ?
Malgré l’irritation à peine contenue
de la femme de chambre, son fer à repasser, gravé aux armes des
Mortimer, ne déviait pas d’un pouce.
– Si vous aviez connu cette Frances,
vous partageriez mon avis. D’une certaine manière, je ne suis pas
tellement étonnée de ce qui lui est arrivé. Ces femmes-là finissent
toujours mal.
Agatha se métamorphosait à vue
d’oeil. Ce n’était plus une femme de chambre d’allure victorienne,
engoncée dans sa fonction, mais une personne passionnée, parlant
avec jalousie d’une rivale qui s’était interposée entre elle et Sir
John Arthur Mortimer.
– Frances était jolie, paraît-il,
poursuivit Agatha Lillby. Moi, je la trouvais quelconque. Mais elle
savait s’y prendre, avec son maquillage, ses toilettes, sa façon de
marcher et de regarder les hommes. Si le professeur n’avait pas été
égaré par un moment de faiblesse, il ne l’aurait même pas
remarquée.
Higgins jouait sur un don particulier
: celui de provoquer les confidences d’autrui en inspirant
confiance. S’il n’avait adopté la religion de Scotland Yard,
Higgins aurait été un redoutable confesseur.
– Elle aguichait tous les hommes,
continua Agatha. Cet Eliot Tumberfast, par exemple… L’assistant du
professeur, vous vous rendez compte ! Une espèce de fou perdu dans
ses antiquités et habillé comme un valet de ferme. Elle le menait
par le bout du nez. Et je ne parle pas de monsieur Philipp… C’est
encore plus scandaleux. Un tout jeune homme à qui elle osait faire
des oeillades ! Sir John Arthur n’aurait jamais dû la laisser sans
surveillance.
– Mme Mortimer sortait beaucoup
?
– Presque tous les
après-midi.
– Savez-vous où elle allait
?
– Ce ne doit pas être bien difficile
à découvrir. Moi, je ne quitte jamais la maison.
Le fer à repasser dérapa, écornant
l’extrémité du col. Avec vivacité, Agatha Lillby mouilla un chiffon
propre, humecta l’endroit lésé et lui appliqua à nouveau le
fer.
– Pourquoi ne vous êtes-vous pas
mariée, mademoiselle ? Vous êtes sérieuse, jolie, organisée, pour
ne parler que de vos qualités les plus évidentes.
Agatha Lillby rougit. Elle s’occupa
d’une autre chemise afin de dissimuler son trouble
passager.
– Je suis au service de Sir John
Arthur Mortimer. Cela suffit à mon bonheur.
– Vous connaissez bien Barry, le
chauffeur ?
– Ah, celui-là ! Le pire des
cavaleurs ! Il se prend pour un Don Juan. Heureusement, il s’en va
à la fin du mois. Il ne se plaît plus, ici. Bon
débarras.
– Pourriez-vous me conduire jusqu’à
la chambre de Philipp Mortimer ?
– Impossible, je…
– Sir John Arthur m’a donné carte
blanche.
La voix de Higgins était si
convaincante que personne n’aurait pu mettre ses paroles en doute.
Agatha Lillby abandonna son fer et ses chemises pour guider l’homme
de Scotland Yard. La chambre de Philipp se trouvait au
rez-de-chaussée, au-dessous du bureau de son père. La porte n’était
pas fermée à clé. Agatha l’ouvrit, hésitante.
– Vous voulez… perquisitionner
?
– Pas de grands mots, dit Higgins,
rassurant. Simple curiosité pour m’imprégner de l’atmosphère où vit
ce jeune homme.
Au mur, de grandes photos
représentant des tireurs à la carabine aux jeux olympiques, une vue
d’un océan au lever du soleil. Sur un râtelier de bois, une dizaine
de raquettes. À côté, une collection d’armes anciennes. Un lit bas,
moderne. Des paires de chaussures mal rangées. Une penderie et une
bonnetière ancienne de belle facture. Un bureau dépouillé en
métal.
Le soir tombait. Higgins fit le tour
de la pièce, peu à peu plongée dans la pénombre. Il y avait encore
assez de lumière pour constater qu’aucune arme ne manquait dans la
collection. L’une des pièces, cependant, attira l’attention de
Higgins. Un revolver moderne de petit calibre qui jurait avec les
pistolets anciens. Il l’empocha. Agatha patientait dans le couloir,
jetant un oeil de temps à autre, sans oser déranger le
policier.
Higgins ouvrit la penderie. Des
costumes de velours, des pulls, des jeans, des blousons de couleurs
vives… Bref, un ensemble assez médiocre que relevait à peine la
présence d’un tweed et du costume sombre que Philipp avait porté
lors de l’enterrement de Frances Mortimer.
La bonnetière était fermée. Pas de
clé dans l’unique serrure.
– Mademoiselle Lillby… J’aurais
besoin de vous.
Quelque peu flattée, Agatha Lillby
osa s’aventurer dans la chambre de Philipp Mortimer que le jeune
homme lui interdisait d’ordinaire, préférant faire son ménage
lui-même. Elle jugea inutile de préciser ce détail, sans savoir que
Higgins avait remarqué un certain nombre d’endroits poussiéreux et
au moins deux moutons près du lit.
– Cette armoire m’intrigue.
Sauriez-vous où se trouve la clé ?
Grâce à l’inspecteur, la femme de
chambre pénétrait enfin dans un domaine interdit. Elle se doutait
bien que Philipp avait des secrets plutôt honteux. Ses allures
hésitantes, fuyantes, son caractère imprévisible le rendaient
parfois bien bizarre.
– J’aurais voulu vous prêter
main-forte, mais j’en suis incapable.
– Acceptez-vous de chercher avec moi,
Agatha ? Ce n’est pas si simple de cacher une clé. Ou bien on la
met en évidence, ou bien on invente une solution si compliquée
qu’elle se retourne contre son auteur. Allumez, s’il vous
plaît.
Agatha appuya sur l’interrupteur
principal. La lumière jaillit d’un plafonnier. Agatha regarda sur
le lit, sur le bureau, en dessous, tenta de repérer tout ce qui
pouvait ressembler à une clé. Higgins passa la main sur le haut de
l’armoire et de la bonnetière, mais n’en ramena qu’un peu de
poussière. En levant les yeux vers le plafond, il avait aperçu une
ombre insolite. Il fixa une seconde fois l’endroit d’où elle
semblait provenir. Plus rien. Pourtant, il n’avait pas
rêvé.
Pendant qu’Agatha continuait à
fouiller au hasard, non sans nervosité, Higgins s’attarda sur le
plafond. Insensiblement, son regard fixa le plafonnier. Il retrouva
l’origine de l’ombre. Une rayure sombre à l’intérieur du globe de
verre blanc opaque. Higgins monta sur une chaise, mit la main à
l’intérieur du globe et en retira une clé.
– Ça y est ? Vous l’avez
?
Higgins l’introduisit dans la serrure
de la bonnetière. C’était la bonne clé. Agatha essaya bien de voir,
mais le dos de l’inspecteur lui masquait l’intérieur du
meuble.
Sur les planches, des cartouches de
cigarettes, des revues marquant les étapes de l’enfance à
l’adolescence, deMickeyàPlayboy, des romans érotiques et des oeuvres de
Dostoïevski, un catalogue d’armes anciennes, un gros ours en
peluche. En se penchant, Agatha Lillby l’aperçut.
– Ce nounours-là, c’est sa mère qui
le lui a offert, je le reconnais ! Je croyais qu’il l’avait
jeté.
Higgins connaissait bien ce type de
meubles car il en possédait deux, l’un classique, l’autre
sophistiqué, avec des tiroirs confidentiels placés sur la gauche, à
mi-hauteur. Le système de déclenchement était situé dans l’axe
central, sous un petit dé de bois formant une excroissance. La
bonnetière de Philipp était sans doute équipée d’un dispositif
semblable que les belles d’autrefois utilisaient pour dissimuler
leurs lettres d’amour.
Malgré ses efforts, Agatha ne vit
rien. Higgins était trop penché au-dessus du tiroir qui venait de
s’ouvrir avec un déclic. Il contenait des billets de 10 livres
sterling, deux clés et une photographie où figurait Frances, en
bikini, sur une plage, au soleil couchant. La jeune femme était
d’une extraordinaire beauté. Contemplant la mer, elle souriait.
L’idée qu’une mort abominable eût tranché cette existence révoltait
Higgins qui, pourtant, ne laissa rien paraître de ses sentiments.
Il empocha les clés, dont l’allure ne lui était pas inconnue, et
repoussa le tiroir secret, enterrant une seconde fois Frances
Mortimer.
– Je vous remercie pour votre aide,
mademoiselle Lillby. Elle m’a été fort précieuse. Je ne manquerai
pas de faire de nouveau appel à vous. Bien entendu, inutile de
parler de cette visite à Philipp Mortimer.
À l’air renfrogné de l’inspecteur de
Scotland Yard, la femme de chambre des Mortimer comprit qu’il
serait mal venu de lui poser la moindre question. Higgins ferma la
bonnetière, remit la clé du meuble dans le plafonnier, éteignit la
lumière et sortit.