16
– Dobelyou a tenté de prendre un bateau à Saint-Yves, en Cornouailles, révéla Higgins. Ce genre de personnage se surestime souvent.
– Qui est-il, au juste ? demanda le professeur.
– Un voleur d’une certaine envergure et le chef du gang des antiquaires. Il emportait avec lui deux sacoches. L’une bourrée de liasses de billets de banque, l’autre contenant les pièces dérobées au British Museum. Dobelyou sera longuement interrogé demain matin au Yard.
Une expression de souffrance contenue s’imprégna sur le visage du savant.
– Mais pourquoi ? Pourquoi avoir tué Frances ?
– Le superintendant estime que votre épouse a dû surprendre Dobelyou. Sans doute a-t-il pris peur.
Les mains posées à plat sur le bureau, John Arthur Mortimer était accablé par ce tragique caprice du sort.
– Soyez certain d’une chose, professeur : Scotland Yard, le superintendant et moi-même ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour faire avouer l’assassin de votre épouse. J’ai vu des photos de Mme Mortimer dans les journaux et dans le dossier, j’ai entendu parler d’elle, je commence à connaître le cadre où elle vivait… je comprends votre peine.
– C’était une femme merveilleuse.
Le savant était perdu dans ses souvenirs. Higgins s’éclipsa sans bruit.
*
Quand Higgins pénétra dans la lingerie, Agatha Lillby repassait une chemise pur fil d’Écosse avec un fer à l’ancienne. La femme de chambre des Mortimer remonta dans l’estime de l’ex-inspecteur-chef. Une personne aussi jeune qui refusait d’utiliser les fers à repasser modernes avait forcément des qualités cachées. Absorbée par son travail, elle ne l’avait pas entendu entrer.
– Mademoiselle…
Agatha Lillby se retourna vivement, le fer levé dans la main droite, prête à se défendre. Reconnaissant le policier, elle se pencha à nouveau sur la chemise dont Higgins apprécia l’élégance.
– Vous m’avez fait peur, inspecteur.
– Ce n’était pas mon intention, mademoiselle. Vous me paraissez bien nerveuse.
– Moi ? Pourquoi ? protesta-t-elle.
– Sans doute des séquelles de votre grippe récente. On ne se méfie jamais assez de ces virus qui viennent de pays lointains. C’est une chemise sur mesure, je suppose ?
– Évidemment ! Mais qui vous a parlé de ma grippe ?
– Sir John Arthur lui-même. Le soir du drame, vous étiez souffrante ?
Agatha humidifia un poignet qu’elle repassa avec précision et délicatesse.
– C’est vrai. Je suis montée me coucher plus tôt que d’ordinaire.
– Comment avez-vous trouvé M. Tumberfast ?
– Très exalté.
– N’avez-vous pas craint que sa discussion avec le professeur devienne trop… orageuse ?
– J’y ai pensé mais je n’ai pas l’habitude d’intervenir dans les affaires de Sir John Arthur. J’ai le sommeil plutôt léger. S’il m’avait appelée, je serais accourue aussitôt.
Le poignet gauche de la chemise avait repris forme humaine. Agatha Lillby s’attaqua au second. Son chignon s’était un peu défait, quelques cheveux fous adoucissaient son visage.
– Vous n’avez donc rien entendu de particulier, ce soir-là ?
– Des éclats de voix, comme la dernière fois où M. Tumberfast était venu. J’ai l’impression que le professeur et lui ne s’entendaient vraiment pas bien.
– Quand vous avez apporté le thé, n’avez-vous rien remarqué d’anormal dans le bureau de votre patron ?
– Non. Les vieilleries habituelles qu’il faut épousseter, sans rien casser. Je ne connais pas grand monde capable de faire un travail aussi difficile ! Je suis au service des Mortimer depuis plus de dix ans et je n’ai pas eu le moindre accident.
– Tout à fait remarquable, approuva Higgins qui éprouvait de l’admiration pour les authentiques professionnels.
Il suivit la pointe du fer qui montait vers le col de chemise.
– C’est donc la seconde Mme Mortimer que vous voyez disparaître ?
– Si l’on veut.
Higgins fronça les sourcils.
– C’est-à-dire ?
– Pour moi, il n’existe qu’une seule Mme Mortimer. Sir John Arthur s’est remarié beaucoup trop vite. Le chagrin, un coup de tête… Quel besoin avait-il d’aller chercher cette intrigante ?
Malgré l’irritation à peine contenue de la femme de chambre, son fer à repasser, gravé aux armes des Mortimer, ne déviait pas d’un pouce.
– Si vous aviez connu cette Frances, vous partageriez mon avis. D’une certaine manière, je ne suis pas tellement étonnée de ce qui lui est arrivé. Ces femmes-là finissent toujours mal.
Agatha se métamorphosait à vue d’oeil. Ce n’était plus une femme de chambre d’allure victorienne, engoncée dans sa fonction, mais une personne passionnée, parlant avec jalousie d’une rivale qui s’était interposée entre elle et Sir John Arthur Mortimer.
– Frances était jolie, paraît-il, poursuivit Agatha Lillby. Moi, je la trouvais quelconque. Mais elle savait s’y prendre, avec son maquillage, ses toilettes, sa façon de marcher et de regarder les hommes. Si le professeur n’avait pas été égaré par un moment de faiblesse, il ne l’aurait même pas remarquée.
Higgins jouait sur un don particulier : celui de provoquer les confidences d’autrui en inspirant confiance. S’il n’avait adopté la religion de Scotland Yard, Higgins aurait été un redoutable confesseur.
– Elle aguichait tous les hommes, continua Agatha. Cet Eliot Tumberfast, par exemple… L’assistant du professeur, vous vous rendez compte ! Une espèce de fou perdu dans ses antiquités et habillé comme un valet de ferme. Elle le menait par le bout du nez. Et je ne parle pas de monsieur Philipp… C’est encore plus scandaleux. Un tout jeune homme à qui elle osait faire des oeillades ! Sir John Arthur n’aurait jamais dû la laisser sans surveillance.
– Mme Mortimer sortait beaucoup ?
– Presque tous les après-midi.
– Savez-vous où elle allait ?
– Ce ne doit pas être bien difficile à découvrir. Moi, je ne quitte jamais la maison.
Le fer à repasser dérapa, écornant l’extrémité du col. Avec vivacité, Agatha Lillby mouilla un chiffon propre, humecta l’endroit lésé et lui appliqua à nouveau le fer.
– Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée, mademoiselle ? Vous êtes sérieuse, jolie, organisée, pour ne parler que de vos qualités les plus évidentes.
Agatha Lillby rougit. Elle s’occupa d’une autre chemise afin de dissimuler son trouble passager.
– Je suis au service de Sir John Arthur Mortimer. Cela suffit à mon bonheur.
– Vous connaissez bien Barry, le chauffeur ?
– Ah, celui-là ! Le pire des cavaleurs ! Il se prend pour un Don Juan. Heureusement, il s’en va à la fin du mois. Il ne se plaît plus, ici. Bon débarras.
– Pourriez-vous me conduire jusqu’à la chambre de Philipp Mortimer ?
– Impossible, je…
– Sir John Arthur m’a donné carte blanche.
La voix de Higgins était si convaincante que personne n’aurait pu mettre ses paroles en doute. Agatha Lillby abandonna son fer et ses chemises pour guider l’homme de Scotland Yard. La chambre de Philipp se trouvait au rez-de-chaussée, au-dessous du bureau de son père. La porte n’était pas fermée à clé. Agatha l’ouvrit, hésitante.
– Vous voulez… perquisitionner ?
– Pas de grands mots, dit Higgins, rassurant. Simple curiosité pour m’imprégner de l’atmosphère où vit ce jeune homme.
Au mur, de grandes photos représentant des tireurs à la carabine aux jeux olympiques, une vue d’un océan au lever du soleil. Sur un râtelier de bois, une dizaine de raquettes. À côté, une collection d’armes anciennes. Un lit bas, moderne. Des paires de chaussures mal rangées. Une penderie et une bonnetière ancienne de belle facture. Un bureau dépouillé en métal.
Le soir tombait. Higgins fit le tour de la pièce, peu à peu plongée dans la pénombre. Il y avait encore assez de lumière pour constater qu’aucune arme ne manquait dans la collection. L’une des pièces, cependant, attira l’attention de Higgins. Un revolver moderne de petit calibre qui jurait avec les pistolets anciens. Il l’empocha. Agatha patientait dans le couloir, jetant un oeil de temps à autre, sans oser déranger le policier.
Higgins ouvrit la penderie. Des costumes de velours, des pulls, des jeans, des blousons de couleurs vives… Bref, un ensemble assez médiocre que relevait à peine la présence d’un tweed et du costume sombre que Philipp avait porté lors de l’enterrement de Frances Mortimer.
La bonnetière était fermée. Pas de clé dans l’unique serrure.
– Mademoiselle Lillby… J’aurais besoin de vous.
Quelque peu flattée, Agatha Lillby osa s’aventurer dans la chambre de Philipp Mortimer que le jeune homme lui interdisait d’ordinaire, préférant faire son ménage lui-même. Elle jugea inutile de préciser ce détail, sans savoir que Higgins avait remarqué un certain nombre d’endroits poussiéreux et au moins deux moutons près du lit.
– Cette armoire m’intrigue. Sauriez-vous où se trouve la clé ?
Grâce à l’inspecteur, la femme de chambre pénétrait enfin dans un domaine interdit. Elle se doutait bien que Philipp avait des secrets plutôt honteux. Ses allures hésitantes, fuyantes, son caractère imprévisible le rendaient parfois bien bizarre.
– J’aurais voulu vous prêter main-forte, mais j’en suis incapable.
– Acceptez-vous de chercher avec moi, Agatha ? Ce n’est pas si simple de cacher une clé. Ou bien on la met en évidence, ou bien on invente une solution si compliquée qu’elle se retourne contre son auteur. Allumez, s’il vous plaît.
Agatha appuya sur l’interrupteur principal. La lumière jaillit d’un plafonnier. Agatha regarda sur le lit, sur le bureau, en dessous, tenta de repérer tout ce qui pouvait ressembler à une clé. Higgins passa la main sur le haut de l’armoire et de la bonnetière, mais n’en ramena qu’un peu de poussière. En levant les yeux vers le plafond, il avait aperçu une ombre insolite. Il fixa une seconde fois l’endroit d’où elle semblait provenir. Plus rien. Pourtant, il n’avait pas rêvé.
Pendant qu’Agatha continuait à fouiller au hasard, non sans nervosité, Higgins s’attarda sur le plafond. Insensiblement, son regard fixa le plafonnier. Il retrouva l’origine de l’ombre. Une rayure sombre à l’intérieur du globe de verre blanc opaque. Higgins monta sur une chaise, mit la main à l’intérieur du globe et en retira une clé.
– Ça y est ? Vous l’avez ?
Higgins l’introduisit dans la serrure de la bonnetière. C’était la bonne clé. Agatha essaya bien de voir, mais le dos de l’inspecteur lui masquait l’intérieur du meuble.
Sur les planches, des cartouches de cigarettes, des revues marquant les étapes de l’enfance à l’adolescence, deMickeyàPlayboy, des romans érotiques et des oeuvres de Dostoïevski, un catalogue d’armes anciennes, un gros ours en peluche. En se penchant, Agatha Lillby l’aperçut.
– Ce nounours-là, c’est sa mère qui le lui a offert, je le reconnais ! Je croyais qu’il l’avait jeté.
Higgins connaissait bien ce type de meubles car il en possédait deux, l’un classique, l’autre sophistiqué, avec des tiroirs confidentiels placés sur la gauche, à mi-hauteur. Le système de déclenchement était situé dans l’axe central, sous un petit dé de bois formant une excroissance. La bonnetière de Philipp était sans doute équipée d’un dispositif semblable que les belles d’autrefois utilisaient pour dissimuler leurs lettres d’amour.
Malgré ses efforts, Agatha ne vit rien. Higgins était trop penché au-dessus du tiroir qui venait de s’ouvrir avec un déclic. Il contenait des billets de 10 livres sterling, deux clés et une photographie où figurait Frances, en bikini, sur une plage, au soleil couchant. La jeune femme était d’une extraordinaire beauté. Contemplant la mer, elle souriait. L’idée qu’une mort abominable eût tranché cette existence révoltait Higgins qui, pourtant, ne laissa rien paraître de ses sentiments. Il empocha les clés, dont l’allure ne lui était pas inconnue, et repoussa le tiroir secret, enterrant une seconde fois Frances Mortimer.
– Je vous remercie pour votre aide, mademoiselle Lillby. Elle m’a été fort précieuse. Je ne manquerai pas de faire de nouveau appel à vous. Bien entendu, inutile de parler de cette visite à Philipp Mortimer.
À l’air renfrogné de l’inspecteur de Scotland Yard, la femme de chambre des Mortimer comprit qu’il serait mal venu de lui poser la moindre question. Higgins ferma la bonnetière, remit la clé du meuble dans le plafonnier, éteignit la lumière et sortit.
Le crime de la momie
titlepage.xhtml
9791090278042_tit_1_1_6.xhtml
9791090278042_pre_1_2.xhtml
9791090278042_chap_1_3_1.xhtml
9791090278042_chap_1_3_2.xhtml
9791090278042_chap_1_3_3.xhtml
9791090278042_chap_1_3_4.xhtml
9791090278042_chap_1_3_5.xhtml
9791090278042_chap_1_3_6.xhtml
9791090278042_chap_1_3_7.xhtml
9791090278042_chap_1_3_8.xhtml
9791090278042_chap_1_3_9.xhtml
9791090278042_chap_1_3_10.xhtml
9791090278042_chap_1_3_11.xhtml
9791090278042_chap_1_3_12.xhtml
9791090278042_chap_1_3_13.xhtml
9791090278042_chap_1_3_14.xhtml
9791090278042_chap_1_3_15.xhtml
9791090278042_chap_1_3_16.xhtml
9791090278042_chap_1_3_17.xhtml
9791090278042_chap_1_3_18.xhtml
9791090278042_chap_1_3_19.xhtml
9791090278042_chap_1_3_20.xhtml
9791090278042_chap_1_3_21.xhtml
9791090278042_chap_1_3_22.xhtml
9791090278042_chap_1_3_23.xhtml
9791090278042_chap_1_3_24.xhtml
9791090278042_chap_1_3_25.xhtml
9791090278042_chap_1_3_26.xhtml
9791090278042_chap_1_3_27.xhtml
9791090278042_chap_1_3_28.xhtml
9791090278042_chap_1_3_29.xhtml
9791090278042_chap_1_3_30.xhtml
9791090278042_chap_1_3_31.xhtml
9791090278042_chap_1_3_32.xhtml
9791090278042_chap_1_3_33.xhtml
9791090278042_chap_1_3_34.xhtml
9791090278042_chap_1_3_35.xhtml
9791090278042_chap_1_3_36.xhtml
9791090278042_chap_1_3_37.xhtml
9791090278042_chap_1_3_38.xhtml
9791090278042_chap_1_3_39.xhtml
9791090278042_chap_1_3_40.xhtml
9791090278042_chap_1_3_41.xhtml
9791090278042_chap_1_3_42.xhtml
9791090278042_chap_1_3_43.xhtml
9791090278042_chap_1_3_44.xhtml
9791090278042_chap_1_3_45.xhtml
9791090278042_chap_1_3_46.xhtml
9791090278042_collec_1_1_4.xhtml
9791090278042_isbn_1_1_10.xhtml