chronique d’écriture s-f
par Yves DERMÈZE,
Maître-Assistant à la Faculté d’Altaïr III
J’aborde là, j’en ai conscience, des sujets qui vont faire grincer les dents de certains.
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L’écriture, en S-F, n’est pas comparable à celle des auteurs classiques. Chez ceux-ci, en effet, existent quantité de sous-entendus qui ne sont pas toujours applicables aux récits de S-F.
Un exemple simple :
« Il posa sa main sur l’épaule de l’autre. »
Étudions la phrase. D’abord, la tournure est vicieuse. « Sa main sur l’épaule de l’autre »… De l’autre quoi ? Si c’est, comme l’expression le suggère, l’épaule de l’autre main, on imagine un être posant sa main droite sur son épaule gauche. Simple observation. Mais soyons compréhensifs et admettons.
Réfléchissons. « Sa main » indique qu’il n’en a qu’une. « L’épaule » donne l’image d’un être mono-épaule. Aucune autre explication n’est valable. Ces mots, littéralement, expliquent à l’évidence que « IL » ne possède qu’une main, et « l’autre » qu’une épaule.
Dans la littérature classique, le lecteur rectifie de lui-même.
Mais en S-F, lorsqu’on a affaire à des êtres physiquement monstrueux, cette phrase est inacceptable. Combien de mains ? Combien d’épaules ?
Voyons les solutions possibles.
1°) L’auteur aurait pu écrire : « Il posa la main… ». Dans le cas où le héros aurait eu à sa disposition celle d’un cadavre ou d’un zombie. Mais il aurait fallu le préciser : « Il posa la main du cadavre… etc. »
2°) Autre possibilité : « Il posa une de ses mains sur l’une des épaules de l’autre ». Nettement mieux. Tout de même, subsiste l’incertitude quant au nombre de ses mains et quant à celui des épaules de l’autre. En outre, l’expression est floue : quelle main ? quelle épaule ?
3°) On pourrait admettre alors : « Il posa sa main gauche sur l’épaule droite de l’autre ». Oui, mais la phrase n’a aucun sens s’il a quatre ou cinq mains et l’autre cinq ou six épaules. Car dans ce cas cela deviendrait : « Il posa l’une de ses mains gauches sur l’une des épaules droites de l’autre ». Trop vague.
4°) Un véritable auteur de S-F pourrait d’ailleurs écrire : « Il ne posa aucune de ses mains sur aucune des épaules de l’autre ». Et encore ! Car cela implique qu’il a plusieurs mains et l’autre plusieurs épaules, ce qui n’est pas précisé.
On ne se méfiera jamais assez du style en S-F, et c’est pourquoi j’applaudis (j’ai deux mains) aux exigences de certains directeurs de collection.
Auteurs, la Fiction n’exclut pas la précision scientifique. N’oublions jamais que sur Planète III d’Altaïr les serpents ont des mains très froides, mais pas d’épaules. Et que sur Digel II on peut lire le journal en se promenant, les mains derrière le dos, grâce à l’appendice nasal.
Rien n’est impossible en S-F quand on est documenté. Mais attention à la précision dans le style : c’est le seul critère de qualité.
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ARFVEDSONITE : variété ferreuse d’amphibole hornblende.
(Larousse du XXe siècle).
Voilà. Nous savons tout sur I’Arf… comment déjà ? Sais plus. Auriez-vous l’idée de baptiser quelqu’un ou quelque chose de ce nom-là ? Faut être géologue pour ça !
Alors ? Pourquoi lit-on dans des textes de S-F, au demeurant très acceptables, des noms de héros tels que Xznof ou autres Zghluf ?
Je m’en suis inquiété auprès d’un spécialiste gourmand de S-F, et voilà ce qu’il m’a répondu, surpris :
— Imprononçables ? Que voulez-vous dire ?
— Tenez, lisez. Dans « Le Règne des Lentilles », d’Hubert Migron (Ed. Je lirai peut-être) : « Le Vqhrm fonçait vers nous ! ».
— Eh bien ?
— Comment prononcez-vous ce mot que je souligne : Vqhrm ?
Il me dévisageait, bouche bée :
— Je pourrais répondre que je n’ai pas à le prononcer. Je lis, je ne fais pas un discours. Mais où est la difficulté ? Ça se prononce évidemment : « Vécuhachèrème ».
Comment n’y avais-je pas pensé ? Ces noms sont conçus pour être épelés !
Cependant, je regrette que les auteurs négligent de saler cette initiative avec une pointe d’humour. Je verrais fort bien un héros Dcd ou une héroïne Oqp (le prénom restant au choix du lecteur.)
3
A bien y songer, est-on allé assez loin dans cette voie ? Eh bien, non ! Un auteur de S-F a souvent tendance à oublier la SCIENCE. Il serait souhaitable que, dans le cours de son récit, le nom de ses héros lui remémore qu’il n’écrit pas seulement de la Fiction.
Et par exemple, pourquoi ne pas avoir recours à l’algèbre ?
Supposons que le héros se nomme monsieur
πR2 (Pière-karé) et l’héroïne mademoiselle
(Racine de
Béca-rémoinkatracé, d’une noble famille patricienne.)
Dès le début le lecteur est à même, grâce à la Science, de savoir exactement combien ils auront d’enfants. Car, chacun le sait :
Notons en passant que c’est, à 0,03 % près, la moyenne du nombre d’enfants par couple, calculée par I’INSEE. Mais 0,03 % d’un bébé, c’est négligeable.
Et quelle poésie dans le texte ! Lisez ce qui suit :
« C’est alors que surgit de sa prison et se
jeta dans les bras de πR2.
— Comme je t’aime, πR ! sanglota-t-elle.
— Pas plus que moi, chérie ! »
… Quelle collection, même d’un très haut niveau, oserait refuser un texte si émouvant et d’une si belle tenue scientifique ?
4
La S-F est-elle, comme le jugent certains, une lecture pour attardés mentaux ? Mais qui leur permet de juger, quel dieu leur a-t-il décerné un certificat d’intelligence et de culture ? Cela me fait penser à la réplique de je ne sais plus quel célèbre critique :
— Vous me reprochez de disséquer un roman alors que je n’en ai jamais écrit aucun. Mais, voyez-vous, je sais reconnaître si un œuf est frais, et pourtant je n’en ai jamais pondu.
Certes, certes. Mais il y avait une question d’hérédité : sa mère en avait pondu un, pas de doute.
Donc, la S-F est-elle pour arriérés mentaux ? Le fait est qu’elle dérange les habitudes acquises. Je soutiens que, sur 100 humains dits « cultivés » capables de donner le nom de la femme de Socrate ou la liste chronologique des Mignons de Henri III, il n’en est pas 10 capables de citer une formule aussi simple que celle de l’acide nitrique, ou de résoudre une vulgaire équation… du premier degré.
La Culture, à notre époque, c’est bien autre chose que l’Histoire, la Littérature, l’Art et la Géographie.
On n’a pas encore admis ça en France. Et la France en crève. C’est peut-être pour réagir que la S-F a découvert une clientèle.