le feu du phénix

par Riccardo LEVEGHI

 

 

Ainsi, à en croire les sages.

Le PHÉNIX meurt et puis renaît

A l’approche de cinq cents ans…

DANTE. – L’enfer, XXIV, 106-108.

 

PROLOGUE

Rouge sang.

Rouge rubis.

Rouge du soleil couchant.

Un cœur à demi pourfendu et mourant au centre des palpitations de la lampe-témoin.

En bas dorment les hautes cimes des montagnes et les vallées, les pentes et les ravins.

Mais toi, tu es déjà mort.

 

SECOND PROLOGUE

— Francesco ?…

Il sentait les veines de ses poignets charrier avec peine son sang jusqu’au bout de ses doigts, – minces filets de glace bleu pâle qui revenaient ensuite à son cœur. A son cœur qui battait, battait, chantant d’anciens et étranges souvenirs dans sa poitrine. Son cœur… un iceberg sur une mer sans eau. Comme les Phénix, au-dehors, rêvant, la tête au creux écumeux de leurs ailes peintes sur les flancs de l’Eleusis. Les Phénix d’étoffe qui déchiraient de leurs serres le manteau constellé de la nuit : les Phénix tremblants enroulés sur eux-mêmes et fermant leurs grands yeux bleu clair, puis les ouvrant de nouveau pour répondre en clignant au scintillement des étoiles.

« … et tout ce que la sombre Terre nourrit, des multitudes d’animaux… »

— Francesco ?…

Le Phénix dresse ses diaphanes oreilles de jade, secoue, s’aidant de sa poitrine, les panneaux du fuselage et ouvre toutes grandes ses ailes, occultant ainsi une immense lune proche de son déclin.

— Francesco ?…

« Les fières montagnardes dorment aussi, comme dorment le peuple des abeilles et les monstres des abysses obscurs des mers… »

— Pourquoi, demande Phèdre, le Phénix ne descendrait-il plus pour regagner son nid ?

— Le feu est mort, répond-il. La plèbe a étouffé les vestales. Ils ont dépecé mes enfants. Ils ont tué ma femme. Ils ont…

La main de son camarade, une main gantée d’amiante et de caoutchouc, lui secoue violemment l’épaule :

— Nous n’avons plus de fréquence.

« GLOIRE ! » hurle devant lui le micro.

« GLOIRE ! »

« Le vent de leurs ailes… »

« Les plumes dorées qui tombent comme de la neige… »

« GLOIRE AU PEUPLE D’EUROPE ! »

— Vide les containers, Francesco, dit alors dans son casque, en couvrant l’autre voix, la voix lointaine et ténue de son camarade.

Francesco, les joues creuses, transpirait à grosses gouttes. Ses lèvres tremblaient nerveusement.

— Vide les containers ! gronda, des tièdes profondeurs de la cabine, la voix de l’équipage.

— LE PETIT DU PHÉNIX NE CHANTERA-T-IL PLUS DANS SON NID ? POURQUOI VEUX-TU ME TUER ? murmura à son oreille la voix d’un enfant.

— Vide-les ! crièrent et supplièrent-ils dans ses tympans. VIDE-LES !

— Voilà !

Dans le maelstrom de nausées qui le submergeait, les fleurs de lis des parachutes s’étaient brusquement déployées, portant sur terre les petites boules blanches des deux containers.

Alors surgirent de côté, comme des épées de feu, le Thespies et l’Eleusis, – avec les grands oiseaux peints sur leurs flancs, – naviguant, resplendissants, aux abords d’un Walhalla oublié depuis des siècles dans quelque coin perdu de la terre.

 

MÉLANCOLIE

La fumée des cigares, fils lumineux d’araignée s’élevant vers le plafond, et les cendres rougeoyantes de sa cigarette posée sur le rebord de verre de la fenêtre.

La mélancolie d’un Dürer. Un couchant opaque et sans espoir parmi les yeux allumés de mille et mille maisons.

Loin, loin…

Arius.

Le sifflement et le gémissement sanglotant des automobiles. Les pupilles aveugles, inhumaines, avec cent visages humains collés aux vitres et qui regardent en bas. Klaxons et sirènes. Cris, hurlements, protestations. Sueur, gémissements, l’odeur âcre du papier et du tabac qui se consument. Mélancolie.

« Peut-être bien qu’on sonnera à la dernière minute, après le claquement de la porte de l’ascenseur qui, risquant sa chance, s’arrête. Ils sonnent et ils frappent, mais je n’ouvrirai pas. »

ROME. Comme la maison est loin !

Arius.

Le dernier jour d’hiver, et c’est déjà le printemps. Une atmosphère nouvelle, insolite, chargée de parfums, d’effluves. Des bruits de voix, des cris. Les rideaux qui pendent du vasistas… Avec le sourire et le poids des mains de sa mère sur son épaule, ses doigts qui lui effleurent les cheveux, et le frémissement des eaux de l’Adige au seuil de la porte.

Wenn alle untreu werden

So bleiben wir doch treu,

Das immer noch auf Erden

Fur euch ein Fahlein sei…

« Quand tous auront trahi… »

La nuit resplendissante dans les faisceaux lumineux des projecteurs. Les oriflammes, les labarums et les étendards qui claquent rageusement au vent. Dans la rue, dans l’étroit couloir qui sinue entre les gens, dansent les ombres de lutins incarnés par les jeunes de la N.J.E.

Les tambours battent, roulent, chantent, gémissent, supplient. Des dieux inconnus et qui menacent ceux qui sont ressuscités. Odin, Thor, les Runes.

Ils hurlent des suppliques noires et rouges qui appellent la tempête.

L’Oiseau d’or, furieux, pousse des cris rauques, et frappe du bec et des serres dans sa cage qu’un enfant élève vers le ciel.

Puis les jeunes de la Nouvelle Jeunesse Européenne disparaissent comme en rêve, en chantant.

 

RÊVE

« … c’est le Phénix qui brûle dans le nid de sa patrie ; ses plumes colorées de pourpre, de blanc, de gris, de noir. Devenu cendres, poussière dispersée par la plèbe en furie, il s’élève jusqu’à la plus haute cime des monts. Il y demeure, gisant. Il rêve à sa renaissance. Les cendres se rassemblent. Elles deviennent noires, grises, blanches, d’argent et d’or. Le Phénix est ressuscité.

 

» Ainsi, à en croire les sages,

Le Phénix meurt et puis renaît

A l’approche de cinq cents ans.

Herbe ni blé durant sa vie ne mange,

Mais seulement pleurs d’encens et d’amome,

Et nard et myrrhe seront ses derniers langes… »

 

PREMIER PRÉLUDE

Il se retourna sur son fauteuil, dans un demi-sommeil où lui parvenait, atténué, un brouhaha de voix.

Il s’assoupit, les bras sur la table, auprès de la flaque de lumière de la lampe.

Il se lève à demi, se lève vraiment, s’élève. IL S’ÉLÈVE !

Maintenant, il a atteint le haut des vitres ; il frappe du bec contre la poignée de la fenêtre. Il gémit et demande à entrer, secoue ses ailes, ouvre tout grand son œil écarlate, puis l’autre, le bleu clair – tendre et pâle comme les doigts de l’aube.

Et il demeure là à attendre. Que ce soit l’été ou qu’il fasse soleil, que ce soit le couchant ou qu’il y ait du brouillard. Il attend, attend. Un jour, mille jours, un an, cent ans, un siècle, cinq longs siècles. Parce qu’une fois encore nous n’avons pas gagné. Le Quatrième Règne autorise la renaissance du Cinquième État, mais seulement sous certaines conditions et si on se prostitue à lui, car c’est une putain des rues, toute nue, sans pudeur, et qu’on peut s’offrir pour quelques sous… Les Agneaux sont déguisés en Loups, et les Loups en Agneaux. Des Agneaux qui n’ont pas été capables d’aller jusqu’au fond du précipice, de l’abîme. Non, pas eux. Mais, moi, je l’ai atteint.

 

SECOND PRÉLUDE

Une bande d’enfants qui se battaient sur la place le réveillèrent. Il se leva de son siège et courut fermer la fenêtre. Sur la place, le brouhaha de la foule augmentait. Il s’appuya contre la vitre.

 

HISTOIRE D’UN AN

Giorgio Della Croce (Extrait du discours prononcé devant les Légats de la Flamme dans la Tour Communale de Pise. 199…) :

« Ils vinrent aussi chez moi, et trouvèrent dans la bibliothèque de mon fils aîné des ouvrages de Drieu La Rochelle, Spengler, Bardèche, Evola, Brasillach, Guénon(1). Je les laissai les emporter, et ils urinèrent dessus. Ce n’était là qu’un prétexte, mais c’était aussi ce que j’avais précisément ordonné de faire pour tous les cas semblables. Ils les brûlèrent avec d’autres. Des montagnes et des montagnes de livres, de feuillets, de revues, d’albums, de journaux.

» Après les violences subies par quelques membres de l’Ordre, je décidai de diviser les quartiers des villes par cent et de commencer aussitôt les perquisitions. Les événements me contraignirent à le faire après la mort de Sebastiano Visentaller, survenue à la suite du sabotage de son avion.

» Suivit alors une longue suite d’autres sabotages, d’attentats, et d’accrochages qui visaient les personnalités de l’Ordre les plus en vue.

» Nous répondîmes en saccageant le siège des journaux qui nous accusaient d’être à l’origine de ces désordres par notre seule présence.

» Après cette épreuve de force, l’Organisation s’accrut démesurément. Chacune des villes du continent comptait déjà l’embryon d’une Maison de la Flamme, où les inscrits et les adhérents, n’ayant souvent aucune notion de politique, étaient pris en charge et encadrés par l’Ordre.

» Les Jeunes des Nids, les Élèves, les Aspirants de la N.J.E., les Maîtres et les Félix Phœnix(2). »

 

HISTOIRE D’UN AN

« En 198…, l’Ordre comptait dans la nation quatre cent mille inscrits, et plusieurs millions quelques années plus tard.

» Le Congrès National des Flammes eut lieu à Milan et fut ouvert par un défilé des Jeunes des Nids.

» Devant cet indiscutable succès, les partis adverses, qui détenaient encore les postes clés du pouvoir, constituèrent d’autres formations de jeunes, encadrées et armées militairement. Je les vis prendre part de plus en plus fréquemment à des bagarres, à des batailles rangées, à la sortie de leurs écoles, et dévaster par tous les moyens possibles des quartiers entiers. Les forces de l’ordre et des détachements de l’armée y participèrent parfois de concert, de l’un ou de l’autre côté, selon les directives ou les opinions politiques de leurs officiers.

» La bataille qui eut pour théâtre le centre de Rome est demeurée fameuse et mémorable. On y vit… »

 

HISTOIRE D’UN AN

« Je fus alors contraint de me soumettre au mémorandum qui me notifiait l’interdiction faite à la N.J.E. de sortir des Maisons de la Flamme.

» Mais quelques mois plus tard, après les élections qui virent la défaite du centre et de la droite des partis de gauche, je fus nommé consul suprême de l’Europe… Une dernière tentative de l’opposition coûta la vie à ma chère Anna, assassinée devant le Nid d’éducation, tandis qu’elle attendait, en fin de matinée, la sortie de nos deux fils : Arius, le cadet, et Francesco. »

 

HISTOIRE D’UN AN

« Au printemps suivant, après les funérailles, on me proposa de rencontrer le Légat de la Confédération des États marxistes-léninistes.

» Les négociations, surtout à cause de l’ambiguïté de Rabochy, traînèrent en longueur – renonciations et compensations territoriales s’y succédaient sans répit, – et l’on fut souvent au bord de la rupture.

» Je suggérai alors d’aller m’entretenir personnellement avec le Premier ministre de la Confédération, et je ne fus pas déçu. Nous signâmes, après quelques jours de pourparlers, un traité d’alliance offensive contre les États socio-corporatifs d’Amérique.

» De nouveau, un désaccord se fit jour au sein de l’Ordre, et je dus faire face à une très vive opposition de la part de quelques Félix Phœnix. Gilda Spehl, chargée d’attenter à mes jours, me blessa grièvement aux membres inférieurs, ce qui me cloua sur ma chaise durant quelques mois. »

 

TROISIÈME PRÉLUDE

Francesco, Valerio, Cesare et Phèdre, débouchant du couloir, entrèrent dans la grande salle aux parois vernissées et resplendissantes de langues de feu. Alentour, et sous le Phénix qui déployait ses ailes au plafond, dans un voltigement de plis, étaient alignés leurs bancs respectifs, inoccupés pour quelques instants encore. Du plafond on entendait le ronronnement des écrans qui s’allumaient, clignant comme de grandes paupières somnolentes.

 

HISTOIRE D’UN AN

« La capitale américaine refusa de se soumettre. Je me vis contraint d’employer tous les moyens dont nous disposions. Pour la première fois depuis le début des hostilités, des quartiers entiers furent détruits, disparurent littéralement. Je fis téléfilmer et publier des scènes particulièrement impressionnantes sur tous les journaux d’Europe. La vue des maisons qui flambaient, dressant vers le ciel leurs grands squelettes calcinés, suffit à calmer ceux qui n’auraient pas voulu la guerre et ces autres qui m’auraient demandé de la différer.

» Une photographie, entre autres, est encore implacablement présente à mon esprit. Un trottoir sur lequel court vers l’objectif une immense foule de survivants, chargés de paquets et de balluchons, couverts de cendres, et qui disparaissent peu à peu dans la fumée et les vapeurs. »

 

HISTOIRE D’UN AN

« Ayant obtenu la reddition sans condition, nous décidâmes de faire à notre idée en Occident et de mettre en œuvre ces réformes et ces changements que la guerre ne nous avait pas permis de réaliser. »

 

(ENREGISTREMENT SUR BANDE MAGNÉTIQUE)

Les poursuites ayant été autorisées, on ouvre le procès du Peuple souverain de l’Europe Nationale et Sociale contre les inculpés :

« – Maître ?

» – Poursuivez.

» Assistent au procès un délégué de la N.J.E., un Commissaire ordonnateur, un Félix Phœnix. »

 

OUVERTURE ET DÉROULEMENT DE L’AUDIENCE

Le vol des vaisseaux spatiaux de l’aviation du Peuple souverain de l’Europe Nationale et Sociale, après qu’ils eurent refusé d’exécuter la mission primitivement prévue, les aurait conduits, compte tenu de l’approximation d’un parsec(3), au delà de l’orbite du système solaire, vers Alpha du Centaure. On pensa qu’il était préférable de ramener les deux vaisseaux à une perte de vitesse sublunaire.

« L’aire prévue pour le vol Hydra se limitait, en cas de guerre, à cette seule superficie. »

 

RAPPORT :

« Le Thespies se refusa à effectuer le bombardement de dissuasion qui lui avait été imparti, menaçant au contraire de polluer l’atmosphère avec les containers de représailles du premier degré dont on l’avait muni.

» – La pollution a-t-elle eu lieu ?

» – Il me paraît superflu de répondre. Le fait que nous sommes tous ici occupés à… »

 

PROPOSITIONS :

« – Quelles propositions ? Nous n’en avions entendu qu’une seule. Celle qui… »

 

TEXTE DE L’ACTE D’ACCUSATION :

« Dissolution des Chapitres de l’Ordre ; armistice sur le front occidental ; reconstitution à Genève d’un Conseil des Nations européennes et extra-européennes.

» – Les Nations Unies ! cria un blondinet de la N.J.E. Nous les avons incendiées, les Nations Unies !

» – Donnez l’assaut, brûlez, incendiez !

 

PROGRAMME :

« D’après l’enregistrement sur bande magnétique, il résulte que les canots de sauvetage, après que furent abattus le Thespies et l’Eleusis, ont été recueillis et, par suite, mis à la mer par un sous-marin-citerne de nationalité inconnue.

» L’Étoile de mer, probablement tchécoslovaque. »

 

RÉPONSE :

— Je ne me souviens plus très bien, répondit Francesco. Ma précédente déclaration me fut arrachée par la contrainte, sous l’appareil des électronarcoanalyses. Les jeunes de la N.J.E…

— Personne n’a été conduit dans les locaux de la N.J.E. Ce furent les Croisés de l’Ordre qui…

— Poursuivons, ou nous n’en finirons pas.

 Maître !

— Je ne reconnais pas aux Maîtres de la diffusion la prérogative d’interrompre le débat !

 Maître !

— Les Maîtrises de la diffusion ont le droit de censure et d’enquête, dans les cas de trahison !

— Ce fut une grave erreur, dit Francesco.

— Imbécile ! répliqua le jeunot de la N.J.E.

 

ENREGISTREMENT SUR BANDE MAGNÉTIQUE

(COMPORTE DES COUPURES)

« – Il ne leur était pas permis de voir les camps de triangulation.

» – C’est moi qui les leur ai fait voir. Du reste, je pensais que cela n’avait plus tellement d’importance.

» – Ces enfants qui couraient dans la neige par cette nuit d’orage, les cheveux au vent déjà pleins de glace et de flocons, minuscules copies de cadavres d’hommes, spectres dans la brume. Et ils passaient en nous regardant derrière la vitre éclairée ; nous, dans la pièce chaude, eux, dehors. Ils geignaient et écarquillaient les yeux, s’arrêtant une minute pour nous regarder, puis ils reprenaient leur course autour de la maison, de cent maisons, de mille maisons. Toutes semblables. Cinquante fois nous les avons vus revenir et marcher à genoux, s’incliner et prier, faisant halte un court instant, devant la Faucille illuminée du camp. Et la neige, dehors, était toujours plus haute, toujours plus haute. Haute ! Haute !

» Je t’aurais tué, père, cette nuit-là, si ce n’avait été que…

» Moi aussi, je les ai vus, les triangulés de Russie qui cherchaient à fuir. On les laissa arriver jusqu’à la première barrière du camp. Ils étaient nu-pieds, avec des gants de laine qu’ils avaient eux-mêmes tricotés. Le premier parvint à franchir la barrière et, à chaque pas, ses vêtements en loques étaient toujours plus sales de sang. Quand il atteignit le sentier qui menait au village, ses nerfs le trahirent pour la première fois et il se mit à courir. Ce fut alors que ces salauds auxquels vous vous êtes alliés l’éclairèrent à giorno avec leurs projecteurs et le poursuivirent avec leurs lance-flammes, le brûlant aux talons, aux chevilles, aux mollets, aux jambes.

» Il devint un répugnant, un hideux magma de chair brûlée, hurlant de douleur. Puis ils s’occupèrent des autres. Ensuite…

» Je me souviens de la pancarte. On y lisait :

RELÉGATION POLITIQUE.

JUIFS, FASCITES, NATIONALISTES, ANARCHISTES,

LIBÉRAUX, CATHOLIQUES.

VIIe REGROUPEMENT MASCULIN DE SLOVÉNIE.

CAMP D’EXTERMINATION.

» Soyez maudits, vous qui n’avez pas hésité à vous allier à eux ! »

 

HISTOIRE D’UN AN

« Si nous perdons cette guerre, notre tâche et notre existence même seront inutiles. C’est là une conséquence inévitable. Nous n’aurons plus le temps de secourir ceux qui ne sont pas indispensables à la continuation de la race. Anglais, Français, Belges, Italiens… Qui comptera davantage dans la grande flambée finale ? Il n’y a donc qu’une seule solution : émigrer, s’en aller, abandonner ce monde maléfique et détruit. »

 

TROISIÈME PRÉLUDE

« Dorment les hautes cimes des montagnes, murmurait la radio dans la pénombre de midi, et les vallées, les pentes et les ravins…

» Et tout ce que la sombre Terre nourrit, des multitudes d’animaux…

» Les fières montagnardes dorment aussi, comme dorment le peuple des abeilles, et les monstres dans les abysses obscurs des mers.

» Dorment également les oiseaux.

» Que leurs ailes sont grandes… »

— Francesco ! FRANCESCO ! Écoute, Francesco !

« … Le Maître des Nids d’éducation de Milan a décidé d’utiliser, une fois la sélection faite, un composé de Zyklon-B.

» A Turin et à Naples, on a préféré le chlorure mercurique, et à Rome, la capitale, on s’est servi de pastilles roses aussi minces que des hosties. On n’a pas signalé de survivances douloureuses. Dans les villes susdites, la sélection a été de 0,1 % »

— Écoute, Francesco… D’ici peu, ils s’en iront… Ils s’en servent pour aller plus vite.

« Dans les Nids d’éducation, transformés en l’occurrence en Nids d’euthanasie, on a supprimé tous les hommes et toutes les femmes âgés de plus de seize ans. Ainsi que tout le monde le sait, il existe dans chaque quartier des centres de triage pour les adultes… »

— Éteins la radio.

— Écoute, Francesco !

D’au-dessus de l’arc du soleil, aux tons pastels, s’entendaient les voix sifflantes qui passaient en tissant de longs sillages de condensations et de vapeurs.

— Francesco…

— Toi, justement TOI !

 

QUATRIÈME PRÉLUDE

Les cigales cachées sous l’écorce des arbres des jardins achevaient alors leur chant. La saveur des cigares s’était changée en un mélange âcre et noir, à force de tourner et de tourner sous le palais. Francesco écrasa le mégot de sa dernière cigarette.

Le train qui l’avait emporté loin, loin, loin, aux bords mêmes d’un monde nouveau et d’une nouvelle conscience, murmurait une secrète chanson d’amour dans le sillage des rails qui se perdaient, luisants, dans le lointain. Puis l’hydravion qui l’attendait, toujours fidèle et solitaire, et se berçait sur les flots de la mer de Sicile.

« Père. Non, plus maintenant. Peut-être t’appellerai-je seulement TOI. »

Une ville déserte.

Parce que :

« Dorment les hautes cimes des montagnes,

» Et, sur le sol noir, les reptiles et les plantes,

» Les fières montagnardes, le peuple des abeilles.

» Dorment aussi les monstres au fond des mers violettes,

» Et dorment les oiseaux.

» Que leurs ailes sont grandes… »

Et l’Homme ?

L’opération Hydra ; Anna, sa mère, abattue dans sa voiture ; la fondation de l’Ordre Nouveau en Europe, caduc et splendide comme une fleur de serre ; un Règne qui naissait pour mourir à son aube ; des hommes, dans les rues, qui marchent encore vers d’impossibles horizons sans jamais pouvoir s’arrêter ni voir le bout de leur chemin ; des cavaliers barbares qui fondaient sur les décombres d’un monde et d’une façon de sentir ; des hommes pareils à des blocs de cristal au cœur sanglant dans la lueur du couchant ; le vasistas grand ouvert et que le vent fait aller et venir sur ses gonds ; les volets qui claquent contre le mur sans que personne ne veuille plus les fermer.

La peste et les croque-morts sur la terre et dans les rues des cités immortelles.

Le livre de sa vie, la brève et incroyable histoire d’une année qui raconte – en se recroquevillant – les trajets fous du Thepsies et de l’Eleusis dans un univers doré, les yeux émerveillés de Phèdre qui clignent aux grimaces de l’aube, les cordes d’argent d’une guitare qui se lamente en chantant d’étranges et vieilles chansons dans la caresse du vent, la radio qui marmonne des mots qui n’ont plus de sens.

 

DERNIER PRÉLUDE

— Francesco…

— Francesco !…

« Le virus activé s’est répandu sur toute la Terre.

» Della Croce s’est suicidé à son domicile.

» Son fils Francesco demeure introuvable. Arius, le cadet, vient d’être choisi. On suppose que… »

Sur la terrasse, ses deux ailes et sa chlamyde de Capitaine – où se voit le Phénix – brûlent, brûlent, flambent, tombent en cendres.

Dans le ciel, au centre d’une explosion de feux de Bengale, les vaisseaux spatiaux, jetés par les doigts d’un enfant en colère dans le puits des étoiles, vont rejoindre le Centaure, Proxima, Barnard. Les Phénix de la Nouvelle Race.

Arius.

Ses doigts s’agrippent à la crosse, la serrent, appuient, se joignent en une muette prière, pressent la détente, tirent. Le coup s’amplifie au point d’étouffer le hurlement de Phèdre et s’élève rapidement pour les rejoindre, leur tenir compagnie, jouer avec le claquement sec du bec des Phénix d’or.

Ainsi, à en croire les sages,

Le Phénix meurt et puis renaît…

Et puis renaît.

Et puis renaît…

Et puis renaît !