y a pas de rampes
par Jack M. DANN
Quatre-vingt-trois livres, dont la moitié sur la psychologie, se reflétaient dans le miroir argenté ancien. Tous périmés. Depuis longtemps Fleitman avait cessé de chercher à se tenir au courant ; ces livres faisaient simplement partie de son rite. D’ailleurs, je n’ai jamais aimé lire, se dit-il. Et la télévision n’avait jamais suffi, même avec les branchements cérébraux. Il avait cessé de payer la location des minuscules machines quand il avait commencé à apprécier de sentir la publicité. Il ne pouvait se justifier d’avoir un orgasme à propos d’une réclame de cigarettes.
Fleitman reposa son front contre la glace : deux nuages se formèrent sous son nez. Si seulement on pouvait oublier où on est. Si seulement on était jeune. Mais tu devrais être content, se dit Fleitman. Ici c’est la sécurité, le calme ; il n’y a pas de jeunes gens pour te déranger. Fleitman se carra dans son fauteuil et se sourit dans la glace. Il se rappelait le temps où son diplôme professionnel avait été dépassé. Il se souvenait de quarante autres années d’emplois faciles, de travaux qu’il pouvait faire, d’emplois où son éducation et son expérience seraient utiles. Il songea à l’époque où il avait été inspecteur de modules.
Fleitman alluma une cigarette et regarda la fumée dérouler ses volutes devant sa figure. Il éprouva une vague sensation sexuelle. Mais il ne voulait plus se permettre de plaisirs synthétiques. Il regarda autour de lui dans la pièce, tous les objets familiers à leur place, tout cela bien propre, prêt pour le lendemain. Mais tout allait changer, pensa-t-il, quand cette génération aurait disparu. Et tu seras mort.
Miséricordieusement, le téléphone sonna. Une figure très blanche, très ridée, apparut dans le renfoncement du mur ; elle sourit et sans attendre la salutation habituelle annonça :
— Vous avez une réunion, professeur Fleitman. Avez-vous oublié ?
Salope, se dit Fleitman.
— Le Comité de Distraction vous attend. Dois-je leur dire que vous allez arriver ?
Fleitman observa son expression dans la glace.
— Très bien. Dites à Taylor que je serai là dès que je serai habillé.
— Mais vous êtes déjà habillé, monsieur.
Quarante ans plus tôt, elle devait avoir eu des seins, pensa-t-il, au lieu de ces besaces aplaties. Où avait-il entendu parler de besaces ? Aucune image ne lui vint à l’esprit.
— Dites-leur que je serai là quand je m’habillerai, Mrs Watson.
Fleitman était heureux qu’une assemblée eût été convoquée. Il avait besoin de compagnie et une bonne discussion lui éclaircirait les idées. Et, comme d’habitude, tout le monde finirait par se taper les sensitos, pensa Fleitman. Il éprouva l’envie de se joindre à eux. Non, se dit-il, et il essaya de ne plus y penser. Il ressentait de l’appréhension à l’idée de quitter sa pièce.
Il prit une navette jusqu’au parc. Ce serait ensuite une courte promenade jusqu’à l’immeuble de conférence. Et il pourrait oublier toute cette masse autour de lui, pesant sur ses pensées par sa simple existence. Comme prescrit, il y avait un fin crachin. Fleitman avait oublié son imperméable, mais le petit picotement froid de la pluie était agréable sur ses bras et sa poitrine. Sa chemise lui collait à la peau.
Le parc s’étendait devant lui. De la brume s’accrochait dans les arbres et les reliait en un plafond pâle soutenu par des fourrés de bras et de jambes gelés, des nœuds en guise de torses, des branches comme membres. Un sentier de craie jaune tranchait la muraille d’arbres. Fleitman ne regarda pas les gratte-ciel derrière lui, les stalagmites d’acier dressées vers la surface étincelante du dôme qui les recouvrait. Les sunlights – les milliers d’yeux de la sphère entourant et soutenant la ville souterraine – étaient tous allumés à pleine puissance. L’averse de soleil avait été prévue pour durer une heure.
Fleitman suivit une chaussée près de l’orée du parc en écoutant les navettes passer au-dessous de lui. Sur le trottoir clos, il était abrité de la pluie. Il regarda une foule attendant d’avancer sur une rampe glissante. Tous les gens portaient un imperméable. Fleitman fut dégoûté par leur âge, par la peau jadis souple changée en parchemin. Il tâta sa propre figure. Il quitta le parc ; plus que cinq minutes de marche jusqu’à l’immeuble des Distractions. Comme un somnambule, Fleitman fendit la foule, ignorant les individus. Il prit un escalator dans l’immeuble puis un ascenseur jusqu’à son étage.
Devant la porte de la salle de conférence, il s’arrêta pendant quelques secondes, à quelques centimètres de la ligne sensible. Il donna un coup de pied dans le vide et la porte à glissière s’ouvrit, révélant cinq vieillards assis autour d’une table de métal poli.
— Pas trop tôt, grogna Taylor, qui était assis au bout de la table. Bon dieu, on vous attend depuis…
Jake, à la gauche de Taylor et en face de Sartorsky, bougonna :
— Asseyez-vous, Fleitman. Nous avons une idée formidable.
Il adressa un signe de tête à Sartorsky qui regardait son reflet déformé dans le métal de la table. Son haleine brouilla l’image.
— Vous vous rappelez les vieux films sur écran ? poursuivit Jake. Enfin, vous en avez entendu parler.
Fleitman se redressa pour gagner quelques centimètres de plus. Détends-toi, se dit-il. Ils sont assis. Il posa ses mains sur le dossier d’une chaise. Inutile de vous lever, bande de vieux salauds.
— Les règles de notre ordre stipulent…
Bon, se dit Fleitman. Jake va être difficile. Ça me donnera le temps de penser.
— Quelles sont les règles de l’ordre ? demanda Sartorsky.
Sartorsky est aveugle, pensa Fleitman. Il éprouva l’envie malicieuse d’arracher la bande noire de vision de ses yeux.
— Premièrement, je n’ai reçu aucune convocation pour cette réunion. Pourquoi ?
Tostler, assis à côté de la chaise de Fleitman, lui cligna de l’œil. Fleitman ne l’avait jamais vu. Il était plus jeune que les autres. Fleitman l’ignora.
— Elle a été postée, déclara Toomis, qui se trouvait en face de Tostler et à la gauche de Fleitman.
— Et vous avez également reçu un appel de moi-même hier, dit Taylor. Qu’est-ce que vous voulez de plus ?
— Pas conforme, répliqua Fleitman, et une idée se forma. Pas conforme, espèce de fumier.
Tout le monde jouait le jeu mais on n’accorderait pas plus de cinq minutes à Fleitman.
— Asseyez-vous, Fleitman, lui dit Jake. Écoutez une minute. Sartorsky, là, a eu une idée formidable.
Jake se tourna vers Sartorsky mais il contemplait toujours son reflet.
— C’est bon pour tout le foutu secteur, assez bon pour deux ou trois mois, au moins.
— Ça ne vaut rien, déclara Taylor. Les gens veulent un sensito, ou tout au moins un branchement.
Toomis approuva de la tête. Tostler sourit à Jake et attendit sa riposte. Sartorsky leva les yeux de la table.
— Laissez-moi vous en parler moi-même. C’est mon idée.
— Taisez-vous, dit Jake. Je fais ça pour vous.
Tostler approuva ; Fleitman n’écoutait pas.
Popcorn, pensa Fleitman. Qu’est-ce que c’était que le popcorn, bon dieu ? Popcorn, films, besaces. Les mots étaient là avant les images.
— Laissez-moi expliquer ça, reprit Sartorsky, appuyant son genou contre la table pour renverser sa chaise en arrière. C’est une bonne idée. Nous pourrions montrer quelques écrans par semaine pour la distraction.
— Des films, dit Toomis. Pas des écrans.
Taylor rit tout bas.
— Bon, des films. Il n’y en avait pas beaucoup, à notre disposition. Nous n’avons rien pu avoir de populaire, dit Sartorsky, et il consulta un carnet. Voici les titres que nous pouvons obtenir tout de suite : Le Sang d’un Poète de Cocteau ; un autre, rien qu’un quart d’heure, de Dali, mais je ne peux pas lire le titre ; un autre de…
Il passa le carnet à Jake.
— Disney. Ils disent que c’est un dessin animé. Qu’est-ce que c’est que ça, un dessin animé ?
Dessin animé. Je me rapproche, pensa Fleitman. De petits enfants qui courent, des ballons. Qu’est-ce qu’un ballon ? Des bavardages, des rires, des exclamations, des chuchotements. Parade. Merde.
— Enfin bref, reprit Jake, il y en a là tout un tas.
Il tendit le carnet à Fleitman.
— Ça, c’est intéressant, dit Tostler. Phénomènes.
— Quoi donc ? demanda Fleitman.
Des phénomènes. La sensation était bonne. Fleitman l’associa au popcorn et aux besaces. Ça ne marchait pas. Bientôt, se dit-il.
— Ça ne vaut rien, grogna Taylor. Les gens se foutront de ces films s’il n’y a pas, au moins, un branchement. Il faut que ce soit un sensito, ou quelque chose d’approchant.
— Les gens veulent quelque chose de différent, insista Sartorsky en traçant avec son index une ligne sur son reflet. Ils ne sont pas forcés de tout expérimenter par l’intermédiaire d’un sensito. Ils veulent quelque chose de différent.
— Et vous ? demanda Toomis.
Sartorsky rougit.
— Vous savez pourquoi je me sers des sensitos. Que je vous arrache les yeux, et nous verrons si vous pouvez bien y voir avec une bande de vision.
Taylor sourit à Toomis et se carra sur sa chaise. Fleitman était toujours debout, ses mains rouges de soutenir son poids. Il se redressa.
— Alors qu’en pensez-vous, Fleitman ? demanda Jake. Les filles devraient aimer ça ; enfin quoi, elles l’ont suggéré n’est-ce pas ?
Sartorsky grimaça.
Ce n’est pas si facile, pensa Fleitman. Il pourrait faire mieux ; sinon, il prendrait parti pour Sartorsky. Fleitman pouvait crier plus fort que Taylor. Ses idées étaient encore brumeuses, mais un mot lui vint à l’esprit et il le laissa échapper.
— Un cirque. Nous pouvons avoir un cirque. C’est mieux qu’un film, c’est presque réel.
— Un cirque ? Qu’est-ce que c’est que cette merde ? demanda Jake.
— Taisez-vous, Jake. (Des animaux, pensa Fleitman. Des images commençaient à se former dans sa tête.) Nous pouvons abattre trente étages de l’immeuble de Distraction. Merde, c’est un module, non ? Le chapiteau serait en jute.
Il avait un jour classé cette information, mais il ne se souvenait pas quand ni pour quelle raison.
— Qu’est-ce que c’est, jute ? demanda Sartorsky.
Danseurs de corde, dompteurs de lions, trapézistes, clowns. D’un livre ? Des chevaux sautant dans des cerceaux.
— Qu’est-ce que vous reprochez à l’idée des films ? voulut savoir Jake.
Fleitman ne lui répondit pas ; il s’assit. Tout le monde le regardait.
— Je sais ce que c’est qu’un cirque, déclara Tostler. C’est comme les films, mais ça se rapproche plus du sensito. Les films, je crois, sont plats. Un cirque ce sont des personnes vivantes qui exécutent des tours. On ne peut pas pénétrer à l’intérieur des exécutants mais on peut les regarder là devant soi. Pas comme sur une planche.
Jake garda le silence.
— Est-ce que cette chose est un sensito ? demanda Taylor.
Fleitman ne le regarda pas ; il contemplait le mur au-dessus de la tête de Taylor.
— Non, Stephen. Ce n’est pas un sensito. On regarde simplement ; ce qui est excitant, c’est de regarder les autres gens, d’avoir peur pour eux.
— Quelles personnes allez-vous prier de se produire ? Est-ce dangereux ? Ça doit l’être, si c’est aussi excitant que vous le dites.
— Personne ne se produit. C’est une projection.
Ça marcherait, pensa-t-il. Il lui faudrait céder un peu. Taylor rit et Toomis pouffa.
— Alors, dit Taylor, on pourrait faire marcher ça comme un sensito.
— Non, déclara Fleitman. On perdrait tout l’amusement d’être spectateur. Et on n’aurait pas la joie d’être avec d’autres gens.
— Nous ferions mieux de faire le film, intervint Jake. Ça tient le milieu entre les deux.
— Pas du tout, protesta Taylor.
Fleitman laissa la discussion badine suivre son cours, entre Taylor et Jake.
— O.K., dit-il. Nous pourrions brancher les sièges. Ceux qui voudraient les branchements cérébraux pourraient les avoir, et ceux qui voudraient simplement regarder pourraient le faire.
— Mais pourquoi, pas un sensito ? demanda Toomis.
— Parce que je veux que les gens soient tous ensemble dans un même endroit. Je ne les veux pas isolés les uns des autres dans un sensito. Je veux qu’ils se sentent, qu’ils se touchent.
— Pourquoi ? demanda Taylor.
— Pourquoi assistez-vous à cette réunion ?
— Mais c’est presque pareil que ce que nous voulions faire.
Et merde, pensa Fleitman.
— Pas du tout, Jake. Vous auriez utilisé des écrans privés ou emprunté du temps d’antenne à la télévision.
— Sans branchements, ajouta Toomis.
Sartorsky hocha la tête. C’était fini, une autre réunion serait organisée pour découvrir ce qui avait été décidé, et Fleitman l’ouvrirait sur le cirque. Seul. Tout le monde se mit à parler en même temps. Jake entama une discussion. Fleitman fit distraitement des dessins du bout de l’index sur l’acier poli.
— A propos de sensitos, dit Tostler, pourquoi est-ce que nous ne descendrions pas tous pour nous en payer ?
Fleitman fit un signe de tête à Tostler et sourit. Qu’ils foutent tous le camp, pensa-t-il.
— Allons, ça suffit, dit Jake. Alors descendons tous aux sensitos. Tout le monde est d’accord ? (C’était toujours la même chose : les sensitos et puis au lit.) Vous venez Fleitman ?
Taylor joua le jeu.
— Bien sûr qu’il ne vient pas. C’est pas le vrai truc, pas vrai, Fleitman ?
— Son cirque non plus, grogna Jake.
Mais c’est plus près, pensa Fleitman. Il serra le poing et allongea son index. La salle devenait trop dense. Il compta les hommes tandis qu’ils sortaient ; Tostler fut le dernier. Pas de politesses… ils n’avaient même pas été présentés. C’était la faute de Taylor. Mais pourquoi Fleitman n’avait-il pas demandé à l’être ? La porte glissa et se ferma ; Fleitman fut heureux d’être seul dans la pièce vide. Il songea avec joie au travail qui l’attendait ; il pourrait déléguer les formalités d’autorisations aux secrétaires. On avait probablement changé le système encore une fois. Il sourit. Un tout petit peu seulement.
Et puis quoi ? Le bâtiment serait probablement rasé avant dix ans. Pourquoi pas un amphithéâtre pour une journée ? Le grand chapiteau. Le classique spectacle des spectacles. Et les acteurs des acteurs ?
Il travaillerait avec sa secrétaire. Cela devrait accroître la joie anticipée et garder les murs à distance correcte. Il tapa le numéro de sa secrétaire sur un des téléphones de la table. Son visage apparut dans le renfoncement du mur devant lui. Il posa ses coudes sur la table. Merci pour l’idée, besaces. Un tic palpitait sur la tempe de Mrs Watson, qui ouvrait et fermait la bouche.
Une bande magnétique généralisée sur les sensitos. Ramener Mary. Ramener un corps plaisamment palpable, pas trop lâche sur les os. La peau bien tirée sur la figure, souple, qui ne se fendille pas quand on sourit. Fleitman chassa ces pensées ; enfouies, elles devinrent de l’anxiété. La projection n’est pas vraie ; c’est un ersatz de sensito.
— Non, Mrs Watson. Ça ne devrait pas prendre plus d’une journée.
Le tic palpita deux ou trois fois.
— Eh bien laissez tomber, bon dieu.
Très bien, Fleitman. Rentre tes joues, ta peau. Tu te sens bien. Fais cesser la pression, repousse les murs, paye-toi un sensito. N’y pense pas. Une bande peut faire de toi n’importe qui. N’im-por-te-qui !
Allons. Toute cette moralité n’avait pas très bien marché. Il longea le couloir vers l’ascenseur. Les portes s’ouvrirent devant lui. Mauvais, pensa-t-il. Tu devrais te faire soigner, Fleitman. Tu confonds moralité et érection et tu es trop vieux pour les deux. Fleitman avait appuyé sur le mauvais bouton d’étage. Il essayait de ne pas remuer les lèvres quand il parlait tout seul. Il mordit le tic palpitant sur sa joue.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit et Fleitman passa devant la salle des sensitos. La porte était ouverte. Exhibitionnistes, pensa-t-il. Il pouvait se retourner, maintenant. Dire bonjour.
— Je croyais que vous n’approuviez pas, Mr Fleitman, dit Tostler. Je suis Lorne Tostler ; désolé que nous n’ayons pas été présentés. (Il frissonna.) Froid.
— Mettez donc un peignoir.
— Oh non. Pourquoi utiliser un préservatif en coton ?
Qu’est-ce qu’un préservatif ? se demanda Fleitman. Tu le sais, idiot. C’est le coton que tu ne connais pas.
— J’aime votre idée de cirque, Taylor refuse de l’envisager mais les sensitos ne permettent pas assez de liberté. On sait toujours qu’on est en dehors de l’action. Doublement. Même quand vos émotions sont excitées, on le sait toujours. Mais tout ça, venant de vous. Après ce que j’ai entendu dire de vous… L’idée du cirque me rappelle un endroit appelé Circus House, à Santa Balzar.
— Je crois en avoir entendu parler, répondit Fleitman. En Équateur. Je crois.
— C’était la seule boîte de la ville où on vous laissait perdre deux reins à la roulette. Illégal partout ailleurs. Ils avaient une sacrée salle d’opération à côté. Ils avaient aussi un bordel appelé le Marché d’Esclaves. Si foutrement réaliste qu’on y parlait latin. Très chouette.
Il enfonça ses mains dans les anneaux rembourrés et regarda le renfoncement du mur en face de lui.
Il n’attendit pas le départ de Fleitman. Il avait glissé les pieds dans les étriers, appuyé son dos contre le long coussinet de soutien qui stimulait les nerfs de son échine et actionnait la bande. Ses bras remuaient déjà, exécutant les mouvements préfabriqués, caressant un visage lisse. Ses genoux fléchissaient et il paraissait sur le point de s’écrouler. Il regardait le renfoncement, captait les impulsions électriques avec sa paroi rétinienne qui les transmettait par le nerf optique à son cerveau. Le coussinet dorsal accéléra son rythme cardiaque et fournit de vagues sensitos de plaisir accompagnés d’une prescience du danger.
Fleitman avait du mal à respirer. Mais Tostler souriait, et puis riait. Son torse fut secoué par un spasme de rire. Puis des larmes, lourdes, grasses. En plastique, se dit Fleitman. Il sortit de la salle à reculons en ravalant son remords.
Il se dirigea vers l’ascenseur le plus proche. Il venait de profaner Mary. Mais elle n’était que de la pulpe. Les souvenirs de Mary s’étoilèrent en images bizarres… Mais, pensa Fleitman, tout le monde allait toujours aux sensitos après une réunion. Du moins ils disaient tous qu’ils y allaient. Non. Ils y allaient. Il était déjà passé devant cette salle. N’y pense pas. Alors pourquoi Tostler était-il le seul, là ? Et pourquoi n’y avait-il qu’un seul sensito ? Il aurait dû y avoir dix chevalets.
Il pressa le bouton de l’ascenseur. Il y avait bien dix chevalets.
Fleitman se documenta sur le cirque depuis sa naissance à Rome jusqu’à sa mort en Russie. Il était fasciné par Astley, l’ancien sergent-major, qui avait tracé la première piste de cirque debout sur le dos de son cheval. Fleitman ferait des chevaux et de leurs célèbres cavaliers le clou du cirque. Il y aurait un North, un Robinson, un Ducrow, un Salmonsky de la Baltique, un Carré et un Schumann. Et il y aurait un Philip Astley, surveillant les numéros autour de lui, s’agenouillant devant les grandes Sœurs Koch, se produisant sur un bras de sémaphore géant. Mais le programme ne devrait pas être trop outré. Personne ne se soucierait que les détails soient authentiques ou non, mais pour l’esthétique pure il ferait ça correctement. D’abord l’ouverture avec mille cuivres, puis la voltige, l’hercule, les pigeons dressés, les jongleurs, les chevaux en liberté, les entrées de clowns – combien de clowns ? – et un numéro de tremplin. Et puis il pourrait avoir un entracte avec du popcorn et des bretzels, de la bière et du coca, des cornets de glace et de la barbe à papa présentés par des vieux bonshommes au nez rouge. (Ils devraient rester les mêmes, pensa-t-il. Pas commode, peut-être.) Après l’entracte, un numéro aérien, tous les grands du trapèze volant, les Scheffer, les Craig, les Hanlon Voltas. Il n’oublierait personne… Sandow, Lauck et Fox, Cinquevalli, Caicedo et les Potter, ils seraient tous là. Et puis les fauves (Van Amburg mettrait sa tête dans la gueule du lion), les danseurs de corde, cent éléphants dressés, la haute voltige, les acrobaties à cheval et un final de clowns. Il y avait d’autres choix : des antipodistes, des sauteurs, des acrobates sur le globe roulant. Mais il fallait bien s’arrêter quelque part.
Fleitman était sûr de pouvoir reproduire un cirque. Et l’installer de travers et le démolir. Mais ce serait une conception parfaite ; le plus grand spectacle du monde. Ça va être vrai, pensa-t-il. Ça respirera le réalisme ; j’oublierai que je l’ai fait. Mais il savait que tout cela était mauvais, il y avait trop à rationaliser. Fleitman tenait la baguette magique ; il pourrait diriger sa propre purge.
Fleitman passait presque tout son temps à quatre étages sous le niveau de la rue dans le complexe d’ordinateurs de l’immeuble de Distraction. Le petit complexe austère de l’immeuble de Distraction. La petite salle austère où il travaillait semblait devenir de jour en jour plus chaude. Fleitman savait que c’était impossible ; la température était égale à tous les niveaux. Il travaillait en caleçon et maillot de corps et essuyait son front en sueur sur son avant-bras. Le complexe reproduisait et projetait tous les cirques que Fleitman avait examinés plus tôt, les superposait, suggérait les costumes adéquats, les couleurs qu’il fallait, les temps, la durée des numéros.
Mais Fleitman adorait les contrastes ; il associa des gladiateurs romains et des dames 1900, donna une importance impossible à l’orchestre, fit composer par les ordinateurs de la musique spéciale pour l’ouverture et le final. Il exagéra les clowns au point qu’ils paraissaient tout à fait inhumains, cheveux courts, longs faux nez, oreilles en chou-fleur, doigts et orteils exagérés. Certains étaient des nains, d’autres des géants et tous peints de couleurs éclatantes, lèvres orangées couvrant toute la mâchoire, rides épaisses tracées à l’ocre, verrues à la terre de Sienne brûlée, une barbe de terre d’ombre, grandes dents laquées de bleu. Il écarta la schématique du Colisée et voulut avoir cinq pistes entourées par une piste d’hippodrome, des parois de toile et des mâts de bois. Plus il y aurait de transformations inspirées, plus cela deviendrait authentique, pensait-il. Il travestit les suggestions des ordinateurs en riant et en s’épongeant le fronts Sa meilleure idée avait été d’allumer un petit feu sous la tente pendant un des numéros de corde raide très élevée. Cela donnerait aux fil-de-féristes une occasion de montrer leur courage.
Fleitman créa avec soin les exécutants, tous des manifestations de lui-même. Il modela leurs émotions, exagéra leurs possibilités. Tous des tableaux d’exposition, tous des auto-portraits. Mais il prenait soin de varier leur aspect physique.
La salle de l’ordinateur devenait de jour en jour plus petite à mesure qu’elle s’emplissait de fantômes, de clowns peints et de vieilles connaissances. Mary restait silencieuse à son côté, le félicitait pour une bonne idée, secouait la tête pour une mauvaise. Un nain le singeait joyeusement. Il se tenait juste derrière Fleitman, toujours hors de vue ; mais Fleitman sentait sa présence.
La salle devint encore plus encombrée. Tous les jeunes gens de son premier emploi s’alignaient contre les murs. Un vieux camarade d’université était accroupi par terre. Le jongleur avait abandonné ses quilles et ses assiettes au milieu de la pièce, là où Fleitman avait besoin de travailler. L’assistant du jongleur faisait l’amour avec l’hercule ; cela n’excita pas Fleitman. Fleitman ne releva pas la tête quand la porte glissa derrière lui dans un soupir. Il pensa que c’était le forgeron actionnant son soufflet.
— Nous ne vous voyons plus, Mr Fleitman, dit Tostler en ôtant son canotier de paille, et Fleitman se tourna vers lui, les sourcils froncés. J’ai commencé à m’habiller pour le cirque.
Tostler souriait toujours quand il parlait.
La salle s’était vidée. Le nain avait disparu. Fleitman le sentait. Soudain, il se sentit épuisé et mal à l’aise ; il frissonna. La température semblait baisser.
— J’espère que vous êtes prêt pour demain, reprit Tostler. Sartorsky est tout excité. Il pense que le décor est merveilleux.
Fleitman ne se souvenait pas d’avoir montré quoi que ce soit à Sartorsky.
— … et votre ami Jake est mort.
Tostler a les gencives bleues, pensa Fleitman.
— Vous pouvez encore lui faire vos adieux, si vous voulez. Sartorsky, Taylor et Toomis organisent une fête pour lui. Ils lui ont branché un sensito.
Fleitman eut une nausée ; il ravala un peu de vomi. Il se rappela le défunt Ronson le suppliant de s’arrêter. Les hommes artificiels sont de meilleure compagnie, pensa Fleitman. La salle était devenue trop importante pour lui.
— Après Ronson, je croyais que nous avions décidé…
— Il y a toujours des exceptions. Ça ne paraît pas gêner les jeunes ; ça ne m’a jamais gêné de me brancher sur quelqu’un.
Ça viendra, se dit Fleitman en vomissant sur tout le matériel du jongleur. Il n’entendit pas la porte se refermer mais Mary se moquait de lui. Il lui dit de se taire, il lui dit qu’il était malade mais elle continua de rire. Et puis la voix de basse de l’haltérophile se joignit à son rire, et tous les autres les imitèrent en reparaissant ; les cow-boys, les clowns, les trapézistes, le nain, la rouquine et ses marionnettes, la femme-canon, l’homme à deux têtes, la femme-serpent, le vendeur de popcorn et Tostler.
Fleitman rentra de bonne heure à son appartement et s’endormit. Il devrait être en pleine forme pour la première représentation. Il se dit qu’il mangerait demain.
Fleitman arriva tôt. Il s’assit au dernier rang des gradins et attendit les spectateurs. Il avait tout projeté à la perfection, jusqu’à l’odeur de crottin dans les stalles. Sur la piste centrale, un funambule faisait des exercices d’assouplissement pendant que cinq hommes en bleus de travail installaient un filet sous la corde raide tout en haut du chapiteau. Trois acrobates sautaient sur un tremplin dans le coin droit de la piste centrale, leur chien mascotte hurlant chaque fois qu’ils criaient Hé !
Tout semblait si réel, pensait Fleitman. Il n’arrivait pas à croire que ce n’était qu’une illusion. Le vendeur de popcorn l’interpella et lui en lança une boîte. Elle était en plastique transparent et tiède au toucher. Ça ne paraissait pas très vrai, mais les ordinateurs lui avaient prouvé que c’était parfaitement correct. Fleitman sentit la mauvaise haleine et la sueur de l’homme. C’était parfait.
Une bagarre éclata sur la piste de côté entre le jongleur et le clown cycliste. Ils furent tous deux immédiatement renvoyés par le directeur. C’était une des petites touches de Fleitman ; les ordinateurs ne fournissaient pas d’eux-mêmes ce genre de détails.
Le montreur d’otaries ignora la bagarre et le renvoi, il invectiva ses bêtes, leur promit qu’elles n’auraient rien à manger si elles ne sortaient pas de l’eau. C’était une des principales attractions. Il leur lança un poisson ; il disparut aussitôt dans un claquement de mâchoires. Fleitman savait que s’il était assez près il pourrait sentir le poisson, l’odeur âcre et piquante. Il avait bien veillé à tout.
Illusion, pensa-t-il. Ça peut être rationalisé. C’est sain. Un sensito forcé. Apprécie-le. Ne te branche pas.
Quelques personnes arrivèrent sous la tente et cherchèrent les meilleures places. Deux vieilles dames s’assirent devant Fleitman, en pouffant et en remontant sur leurs cuisses leurs jupes en faux cuir. Il leva les yeux vers le trapèze.
Une heure plus tard, les gradins étaient presque pleins. Encore une demi-heure et la tente fut bondée. On apporta rapidement des chaises pliantes pour les retardataires. Encore une des petites touches de Fleitman : ça ferait authentique.
Fleitman regarda un vieux monsieur se tortiller sur son banc, en tripotant son appareil de branchement. Bientôt, ils chercheraient tous leurs branchements.
Et puis les trompettes sonnèrent et cinquante Cosaques vêtus de rouge galopèrent sur la piste centrale en hurlant, en sautant à terre et de nouveau en selle. L’un d’eux tomba ; ce n’était pas un accident. Le numéro suivant était l’hercule, et puis les pigeons savants. Fleitman les avait remplacés par des reptiles volants, pour plus d’effet. Un acrobate, qui avait pris la place du jongleur, ne cessait de faire tomber ses balles ; et la foule siffla et le hua et hurla et rit. Il ne pouvait même pas rougir.
Quand les clowns arrivèrent pour annoncer l’entracte Fleitman avait fini ses trois boîtes de popcorn. Les clowns étaient bien déguisés mais trop d’artistes ressemblaient à Fleitman jeune. Une négligence, se dit-il. Ce serait bientôt fini. Ça n’avait pas d’importance. Il lança du popcorn aux clowns.
La seconde partie du programme commença par un numéro de fauves sur la piste centrale, flanqué par des antipodistes et des perchistes. Un numéro de voltige aérienne se déroulait au-dessus de la piste de droite ; dessous, des éléphants faisaient la chaîne et saluaient le public. Fleitman regarda les trapézistes. Le jeune homme était Fleitman. Et la femme s’élançant vers lui en exécutant un saut périlleux était la jeune Mary.
La foule hurla. Il n’y eut pas de claquement de mains poudrées. Le déclic manquait. Elle tomba vers les tas de sciure, vers les clowns qui combattaient un incendie pour rire. Son cri fut noyé dans le rugissement de la foule. Bien sûr, certains spectateurs riaient :
— C’est pas pour de vrai !
Fleitman était debout, perché en équilibre précaire sur un marche-pied de bois. Il ne voyait pas l’homme tremblant à côté de lui qui essayait d’arracher les prises de son tableau de branchement. Un autre tomba de son banc, resta accroché une fraction de seconde et puis, avec un pouf silencieux, il tomba de sept mètres de haut. Les deux vieilles dames assises devant Fleitman vomissaient, éclaboussant un vieillard assis dessous qui trouvait ça drôle.
L’incident n’avait pas été prévu. Le filet avait été tendu dix minutes plus tôt ; Fleitman l’avait vu. Il avait disparu.
Deux hommes en blanc accoururent sur la piste. Tandis qu’ils allongeaient la trapéziste sur une civière, le bonimenteur attira l’attention du public sur les éléphants. Les hommes en blanc ressemblaient à Fleitman.
Et puis le numéro au tremplin, et encore des acrobates et les chevaux en liberté. Pas conforme, pensa Fleitman. Les chevaux en liberté auraient dû passer avant l’entracte. Mais le public poussait de nouveau des acclamations, branchait ses appareils, ovationnait le bel écuyer sur la jument grise qui sautait dans un cerceau enflammé. Sa selle glissa et il tomba dans le feu, à califourchon sur le cerceau tandis que son cheval galopait autour de la piste. Deux hommes se précipitèrent vers lui avec des seaux d’eau mais il leur échappa en courant, les cheveux en feu.
Fleitman ne se rappelait pas cela. Il compta les minutes avant le final. Le petit feu qu’il avait projeté ne s’était pas produit.
Il était en retard.
Le bonimenteur agitait sa canne, annonçait le prochain spectacle au public et les clowns précédaient le défilé des artistes sur l’hippodrome. Les chevaux caracolaient, leurs écuyères saluaient ; les acrobates luisaient de sueur ; l’hercule gonflait ses muscles (mais il n’aurait pas dû être là) ; et les effeuilleuses s’effeuillaient. Les vieilles dames poussaient des cris aigus, les vieux messieurs se débranchaient et s’apprêtaient à partir.
— Pas encore ! hurla Fleitman.
La tente s’assombrit, les artistes disparurent, les parois devinrent transparentes, révélant des bureaux et des conférences en train. Les gens commencèrent à se rasseoir. Fleitman tripota son branchement. Il avait la nausée. Aucune importance ; ce serait bientôt fini. La dernière fois.
Fleitman se renversa en arrière, reposant sa tête contre le gradin supérieur. L’illusion était précise ; les murs se rétrécirent, parurent presque bouger. Au-dessus, un point lumineux devenait plus petit. Fleitman hurla avec les spectateurs. Le vertige. Il était dans une cage d’ascenseur. Il perdit l’équilibre. Une des vieilles dames devant lui mourut. L’autre gargouilla, tira sur sa jupe et sauta de gradin en gradin. Le puits se télescopait, aspirait la foule. Fleitman plaqua ses mains sur ses oreilles et hurla.
Il ne se rappelle pas cela ; il rêve qu’il est aspiré vers la lumière. Sa respiration oppressée se répercute dans la cage d’ascenseur, devient plus bruyante en rebondissant d’une paroi à l’autre. Il se réveille en arrivant au sommet, et il ouvre les yeux sous un soleil aveuglant comme une fourmi sous la pierre que l’on vient de déloger d’un coup de pied.
Fleitman était seul. Le chapiteau avait disparu avec la sciure et les mâts de bois. Les sols, les murs et les plafonds avaient été rassemblés en hâte pour abriter toutes les réunions prévues, après le spectacle. Fleitman avait pris beaucoup trop de place ; comme il avançait, deux panneaux glissèrent et se rejoignirent derrière lui pour former un grand bureau. Une bribe de conversation puis un déclic quand les murs se scellèrent pour remplir l’espace, alors que d’autres s’ouvraient.
Il suivit une ligne bleue lumineuse de couloir en couloir. Il écouta l’écho de ses pas sur le sol métallique. Un autre écho. Tostler marchait à côté de lui, son canotier de paille à la main.
— Soixante-sept crises cardiaques. Pas mal, Mr Fleitman. Le vieux Toomis est mort aussi. Personne ne s’est occupé de lui ; ils ne pensaient qu’à sortir. Et vous vous êtes endormi.
Fleitman voyait l’ascenseur au bout de la ligne bleue. Il pressa le pas mais Tostler le prit par le bras et l’entraîna dans un autre couloir.
— Où allez-vous ? demanda Fleitman en essayant de se dégager. Vous avez quitté la ligne.
Tostler pouffa. Une vieille dame passa près d’eux en courant et s’écroula, battant des bras comme un oiseau des ailes.
— Elle courait autour de la piste centrale tout à fait comme ça, dit Tostler. En rond. Sans s’arrêter. C’est extraordinaire qu’elle soit arrivée jusqu’ici.
Fleitman s’arrêta mais Tostler lui glissa un bras autour de la taille et le poussa en avant.
— Où m’emmenez-vous ? demanda Fleitman.
Tostler sourit et ses fossettes se transformèrent en sillons divisant sa figure.
— Mais vous allez à la surface, voyons. Tout votre bazar était pour ça, non ? Et cette séquence de l’ascenseur était superbe. Pure réalisation d’un vœu. Et nous y sommes. On a eu l’idée d’épingler un billet à votre porte et de couper le senseur. Vous savez, un mot écrit sur du parchemin. Mais comme ça c’est mieux, vous ne trouvez pas ?
Fleitman ne voulait pas y aller. Ils tournèrent un coin. Il aperçut un ascenseur au fond du couloir.
— On a installé une vieille dame dans votre chambre, reprit Tostler. Ça lui plaît beaucoup. (Sa main se resserra sur le bras de Fleitman.) Pourquoi n’avez-vous pas simplement demandé à sortir ? (Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent comme ils passaient sur la ligne sensible.) Question idiote.
Il poussa Fleitman dans l’ascenseur.
Fleitman ne résista pas. Il se plaça au milieu de la cabine. Les portes se fermèrent. Fleitman crut entendre : « Excellent spectacle. Revenez nous voir un de ces jours. » Mais il savait que le son ne pouvait traverser les portes fermées. Les livres lui parurent soudain très importants. Mais ils avaient probablement été déjà transformés, pensa-t-il.
Les parois de l’ascenseur semblèrent disparaître et Fleitman put entendre sa respiration sifflante se répercuter sur toute la longueur de la cage, devenant plus bruyante en bondissant d’une paroi à l’autre. Il ferma les yeux et attendit que la lumière de la surface rougisse le dessous de ses paupières. Il rêva de clowns grotesques attendant à la surface pour sauter dans l’ascenseur à l’ouverture des portes et le poignarder avec des couteaux de caoutchouc. Fleitman trembla.
Les portes glissèrent et s’ouvrirent. Des enfants le bousculèrent, cherchant à entrer dans l’ascenseur. Ils haletaient d’avoir couru et la transpiration luisait sur leurs figures sales. Fleitman sortit en repoussant les enfants. La lumière éclatante lui fit mal aux yeux. L’ascenseur de la rue était derrière lui comme un énorme monolithe gris.
— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? demanda un enfant de douze ans à sa compagne de jeux.
Elle haussa les épaules.
— Nous ne trouverions pas de place là-dedans, d’abord, répondit la petite fille, et elle se tourna vers Fleitman en froissant sa crinoline. Je suis Bozena Boobs. Vous voulez le faire ?
Fleitman ne la comprit pas. Il ne fit aucune attention aux enfants qui lui tiraillaient les mains et les vêtements. Il se dégageait et les repoussait inlassablement.
Les immeubles étaient devenus beaucoup plus hauts, depuis qu’il était sous terre. Et les enclos des trottoirs étaient brisés par endroits. Les bâtiments, déformés par des défauts de l’enclos de plastique, cachaient le soleil, formaient leur propre horizon gris. Fleitman avait le vertige. Il songea aux niveaux de la ville au-dessous de lui, aux réseaux de corridors surgissant de l’obscurité comme les voies fluorescentes d’un jardin cristallin d’enfant. Il se sentait suspendu au centre de la ville, et l’acier lourd paraissait l’écraser de tous côtés.
La lumière artificielle était trop vive ; elle passait la rue à la chaux ; elle aplanissait les traits saillants. Les figures des enfants paraissaient plates. Fleitman remarqua que les trottoirs ne marchaient pas.
— Hé, vieux bonhomme ! glapit un gamin en combinaison bleu voyant. Attrape ça !
Il lança un bout de plastique à Fleitman, mais le manqua.
— Faut filer, dit un autre garçon. On peut pas attendre. Ils vont nous attraper.
Il s’interrompit pour reprendre haleine et regarda les autres enfants autour de lui.
— Venez, on file !
Il empoigna Bozena.
— Fous-lui la paix ! cria le copain de la petite fille en cherchant une pierre.
— Je veux regarder le vieux bonhomme, dit Bozena.
— D’ailleurs, ils ne peuvent attraper qu’un de nous.
Fleitman crut entendre quelque chose dans le lointain, comme les murmures furieux d’une horde de gens. Les enfants se pressaient autour de Fleitman, de plus en plus nombreux. Il se dit qu’ils devaient être au moins quarante. Une petite fille hurlait et pleurait.
— Faut partir. Faut partir. Il ne peut pas nous aider.
Les enfants reprirent le cri :
— Il ne peut pas nous aider, il ne peut pas nous aider.
— C’est une loque.
— C’est une vioque.
— Il ne peut pas être une vioque, dit une petite fille en cherchant quelque chose à lancer.
Il y avait une ligne de gravats autour des immeubles. Lentement, pensa Fleitman, ils s’usaient.
— Loque.
— Cloque.
— Toc-toc.
Fleitman se protégea la figure avec ses mains. Ils jetaient des bouts de métal et des ordures. Un morceau de métal jaune lui coupa la joue. Ils chantaient sur l’air des lampions :
— Il ne peut pas nous aider, il ne peut pas nous aider, il ne peut pas nous aider !
— Loque.
— Vioque.
— Broque.
— Chnoque, glapit un petit infirme.
— Mauvais, l’infirme !
D’autres enfants reprirent en chœur « Mauvais l’infirme, mauvais l’infirme » mais ils se turent assez vite. Ils grouillaient autour de Fleitman, essuyaient sur lui leurs petites mains sales, appelaient au secours, lui crachaient dessus, le caressaient, se mettaient les doigts dans le nez, jetaient des pierres, fumaient des cigarettes, toussaient, pouffaient, rotaient. Et une petite fille ne cessait de hurler :
— J’ai peur !
Un bout de viande avariée s’écrasa sur la joue de Fleitman. Il le sentit glisser le long de son cou sous son col haut.
— Retourne d’où tu viens.
Fleitman courut et tourna au coin de la rue. Une pierre le frappa au creux des reins. Les enfants le suivaient aisément, en hurlant et en riant, courant à peine. Il traversa une rue et tourna dans une large avenue. Elle était déserte, comme toutes les autres, et les trottoirs roulants étaient cassés ou fermés. Fleitman remarqua un grand panneau de plastique du trottoir posé contre un des immeubles. Sur trois étages, les vitres étaient cassées.
Il y avait maintenant une soixantaine d’enfants derrière lui. Son dos s’engourdissait. Il sentait une douleur aiguë dans sa poitrine chaque fois qu’il respirait. Il se voûta, la tête ballottant tandis qu’il courait, le torse penché en avant.
Tombe. C’est facile. Ils te piétineront, ils t’écraseront la figure.
Il tourna un autre coin. Pas d’ordures, pensa-t-il. Pas de gens. Il ne voyait aucune fenêtre aux bâtiments.
Il s’arrêta. Une foule énorme déferlait dans l’avenue. Les enfants étaient derrière lui, les adultes vociférants devant. Mais les enfants tournèrent les talons et s’enfuirent et la foule submergea Fleitman comme autant de vagues d’un océan hypothétique.
Quelqu’un saisit Fleitman par le bras mais il se dégagea et buta contre une jeune femme qui venait de tomber. Du sang bouillonnait hors du col de sa combinaison.
La foule poussait Fleitman devant elle. Il était un danseur cherchant à garder l’équilibre sur un plancher ondulant. Un jeune homme agita la main et lui cria :
— En voilà un bon ! C’est pas un bon, ça ?
Il ressemblait à Tostler. Fleitman remarqua plusieurs hommes qui portaient de longues robes noires, le capuchon rabattu révélant des cheveux ras.
La foule cessa de courir et Fleitman commença à souffrir de toutes ses meurtrissures. Un des enfants avait été attrapé par la foule. Un petit garçon couvert de taches de rousseur ruait et hurlait tandis qu’il était passé de mains en mains au-dessus des têtes. Fleitman ne voyait plus aucun des autres enfants.
— Celui-là, celui-là, glapit un jeune homme à côté de lui.
Fleitman se baissa quand ils firent passer le petit garçon au-dessus de sa tête. Il crut entendre une voix chuchoter à son oreille, plus une vibration que des paroles.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Fleitman à l’homme à côté de lui, qui portait une longue robe noire.
Sa figure était couverte de boutons et de pustules. Il parut surpris.
— Eh bien, vous en êtes, dit l’homme, n’est-ce pas ?
— De quoi donc ?
— Vous voulez dire que vous ne savez pas ? Alors…
L’homme gesticulait. Fleitman laissa quelques personnes passer en le bousculant. L’homme fut bientôt trop loin pour l’embêter.
Fleitman écouta. Le murmure dans sa tête était à peine audible ; il le percevait. Il voyait l’homme en longue robe qui lui souriait ; c’était Tostler.
La voix : Ne vous unissez pas avec les incroyants ; ce ne sont pas des compagnons dignes de vous. Quel rapport a la vertu avec le mal ? La lumière peut-elle s’allier aux ténèbres ? Le Christ peut-il s’accorder avec Belial, ou un croyant prendre la main d’un incroyant ? Peut-il y avoir une fusion entre le temple de Dieu et les idoles des païens ? Et le temple du Dieu vivant c’est ce que nous sommes. Voici la parole de Dieu : « Je vivrai parmi eux ; je serai leur Dieu et ils seront mon peuple. »
Ceci vous est offert par…
Quelqu’un tira sur le petit garçon. Il était assis sur les mains des prêtres, dans la position du lotus.
— Ma foi, il est assez imposant.
— Il devrait arriver à la trentaine.
— Pas comme ça.
Quelques autres coups de feu. Une explosion. Le petit garçon pleurait et tentait de s’échapper. Les prêtres le maintenaient fermement, remettant ses jambes en place, lui croisant les bras. La foule hurlait, elle était prête à la ruée. Fleitman aperçut quelques-uns des enfants. Ils semblaient s’amuser du spectacle.
Fleitman joua des coudes jusqu’au bord de la foule… Il n’avait que quelques minutes avant qu’elle se disperse, courant en tous sens, écrasant tout sur son passage.
— Sans cornes, il n’est rien.
Fleitman se colla contre l’immeuble, se fondit dans sa grisaille.
De nouveaux coups de feu. La tête d’un prêtre explosa. Des rires d’enfants, vaguement perçus. Fleitman ferma les yeux ; s’il ne pouvait pas les voir, ils ne le verraient pas.
La foule se poursuivit elle-même, incapable de décider du sort du nouveau roi. Les cris s’apaisèrent, la foule disparut dans la perspective de la rue.
Les ombres étaient complètement fausses… Mystère et mélancolie d’une rue, de Chirico. Bien sûr que les ombres étaient fausses. Fleitman attendit que la petite fille surgisse de l’ombre en poussant un cerceau. Et en criant : « Je suis Bozena Boobs. Vous voulez le faire ? »
Fleitman se mit à marcher. Il voulait chercher d’autres gens. Les bâtiments aveugles se dressaient au-dessus de lui, l’observaient, pas encore prêts à s’écrouler et à l’écraser.
Écartant d’un coup de pied un sac d’ordures en plastique il tourna un coin de rue. Les trottoirs roulants marchaient. Il monta sur la rampe et regarda les immeubles se transformer en un mur gris et flou. Une vieille femme chargée de paquets monta devant lui. Et une autre. Puis un jeune garçon et quelques adolescents. A côté de lui, un couple se tenait par la main. Une prostituée lui donna un coup de coude. Il sauta sur une rampe plus rapide. Bousculant les gens, Fleitman atteignit une rampe de sortie. Il descendit, sans faire attention aux mendiants et aux proxénètes.
Les bâtiments étaient sombres et décrépits, anonymes, mais les odeurs puissantes ; défécations, viande pourrie, encens, oranges, tabac, sueur, vapeurs d’échappement de moteurs bricolés. Les aliments entassés derrière les barricades des marchands étaient âcres et sucrés, des chandelles et des huiles, des fruits synthétiques et des bonbons fétides. Fleitman regarda trois filles qui dansaient sur un podium en pleine rue, le corps huilé, des tatouages électriques décorant leur peau blême. Sur la droite de Fleitman, une respectable petite boutique avec un portique en faux bois. Un cercle de plaisir était tracé autour de la grande vitrine pour attirer les clients. Au-dessus de la porte, une antique enseigne clignotait. Fleitman ne comprenait pas ce qui était écrit.
Un camelot à moitié chauve était assis devant la boutique et distribuait des miches de pain brûlé. Une petite fille s’approcha de Fleitman. Elle arrachait furieusement des morceaux d’une petite miche et les fourrait dans sa bouche. Fleitman se rappela la machine alimentaire dans son appartement. Il avait envie d’un morceau de pain : sa laideur le rendait appétissant. La petite fille passa devant lui, ses cheveux grouillant de petits insectes d’argent.
Fleitman chercha un trottoir roulant mais la plupart des rampes secondaires ne marchaient pas. Il passa par d’innombrables rues de marchés, de foires, de bordels, tous entremêlés de modules d’immeubles de bureaux et de magasins de luxe. Il devrait y avoir plus de modules, pensa Fleitman, pas moins. Il devait y en avoir plus ; cela n’était sans doute qu’une vogue isolée.
— Par ici.
La petite fille avait suivi Fleitman. Des miettes de pain couvraient le devant de sa robe.
— Il y a quelque chose de bon, par ici. Viens, je vais t’emmener. Je suis assez vieille.
Elle rattrapa Fleitman, mais il pressa le pas et la distança.
— Je ne peux pas te suivre. Je suis infirme.
Fleitman ralentit. Elle marchait en boitant ; sa jambe droite était plus courte que la gauche. Pourquoi ne l’ai-je pas remarqué plus tôt ? se demanda Fleitman. Ce n’était peut-être pas la même petite fille. Mais il en douta.
— Tourne à gauche ici. Allez viens, je sais où c’est.
— Quoi ?
— Ici. Je vais te montrer.
Fleitman respira par la bouche : elle empestait. Elle le conduisit vers une petite foule, s’y mêla. Fleitman avait la nausée.
— Tu vois ? Regarde en haut de l’immeuble.
Une jeune femme était debout sur l’appui d’une fenêtre, au septième étage d’un vieil immeuble en voie de démolition. Il y avait un espace entre les bâtiments. Le ciel était une bouche grise qui avait perdu une dent.
— Toutes les bâtisses sont vieilles, dit la petite fille. On a commencé à les démolir. Je les regarde faire, tout le temps. J’aime ça ; c’est toujours pareil.
La femme à la fenêtre riait et injuriait les badauds. Elle ressemble à Mary, pensa Fleitman. Il savait que c’était réellement Mary. Sa figure était plus maigre qu’il ne se la rappelait. Elle était jeune, vingt-sept ans, peut-être. Et elle était bronzée, comme toujours. Par une lampe, probablement ; mais il se souvenait de la plage des citoyens à Cannes ; il se rappelait comment il avait extrait de vieilles boîtes de bière du sable. Les cheveux et les lobes des oreilles de Mary avaient été supprimés. Elle montra Fleitman du doigt et rit.
La foule l’aiguillonnait. Quelqu’un lui tira dessus au jugé. Elle rit et agita les bras. Il n’y avait qu’un marchand ambulant qui courait en tous sens dans la foule, se hâtant de faire autant d’affaires possibles avant que la nouvelle se répande et que d’autres marchands accourent. Il vendait des rouges ardents. La petite fille en acheta deux.
— Tiens, manges-en un, dit-elle. Celui-là est bon, il est pas bon, celui-là ?
Fleitman contemplait Mary. Il se fraya un passage jusqu’au premier rang de la foule. La petite fille le suivit.
— Nous ferions mieux de reculer, tu sais. Elle va bientôt sauter.
— Nous devons la secourir, dit Fleitman.
— Pourquoi ? Elle s’en paye une tranche. Regarde-la.
Mary adressait à la foule des gestes obscènes. La foule se mit à hurler en chœur :
— Vas-y, vas-y !
Fleitman s’entendit murmurer avec eux. La petite fille sautait sur place.
Mary ferma les yeux et tendit les bras devant elle.
— Rouvre les yeux ! glapit Fleitman.
Il savait quand elle sauterait ; il avait déjà vu ça.
Elle se pencha vers l’extérieur, le dos arqué. C’est ça, pensa Fleitman. Très bon. Fleitman s’aperçut qu’il hurlait. Quelqu’un avait tracé un cercle de plaisir autour de la foule. Fleitman se détendit.
Elle sauta et tomba devant Fleitman, s’éclatant sur ses pantoufles. Il la respira profondément et compta les entrailles à ses pieds. Un bon présage ; le marchand ambulant avait cessé de vendre des rouges ardents.
— Tu veux faire un tour ? demanda la petite fille.
Elle sourit à Fleitman. Il se retourna, impatient qu’il se passe quelque chose et prit la main de la petite fille ; elle était fraîche et sèche.
Il écouta une publicité fredonner tout bas dans sa tête.