le mouchard en orbite
par Michael G. CONEY
… autrefois, c’est ici que se trouvait la gare.
(Taxi, m’sieur ?)
Non, merci… Tu m’as dit : vas-y à pied, par les rues écartées que nous prenions d’habitude, légèrement à gauche en bas de la route, puis sous le pont bas – hauteur limitée : 3 m 10 sur un panneau terni jadis blanc. Mains-courantes noircies et branlantes sur le parapet, pour retenir le train peut-être s’il vacillait en négociant au pas – long grincement – la courbe serrée à la sortie de la gare en direction de Brixham, mouettes et toits d’ardoise bleue, sonne le glas Toujours en Moi.
l’hôtel Churston Links, ah, on l’appelait… l’hôtel de la Gare ? Quelle différence ? et pourtant je souhaite que quelque chose n’ait pas changé. Seigneur, ça va faire une bonne trotte : sept-huit kilomètres de route poussiéreuse, palissades bouseuses et barrières dans la côte – un truc pour le monorail, à ce qu’on dit. Et à l’heure, en plus… l’horaire piqueté de chiures de mouches sur un mur de brique sale, une 021 – Tender, la teuf-teuf n° 4839 du Great Western, l’autorail d’une voiture, une photo sepia, Aberystwyth, amende de 5 livres pour usage abusif, la fois où stupidement j’avais oublié que la porte s’ouvrait vers l’intérieur… l’unique passager, et j’avais dû héler par la fenêtre ouverte le porteur grimaçant (casquette graisseuse du Great Western) sur le quai de Churston vous n’êtes pas le premier à qui ça arrive, m’sieur. Nouveau dans le coin ?
ils ont élargi la route et les vieilles maisons grises ont disparu, ce doit être le virage à gauche tout semble différent entre par-derrière, m’as-tu dit on dirait un hippy sur le retour tout le monde à Brixham a l’air d’un hippy sur le retour aujourd’hui, disais-tu, sauf les jeunes hippies qui campent dehors les ruelles écartées en sont pleines… pourquoi être si porté sur le secret pourquoi un coup de téléphone si cryptique ???
mise à feu secrète le 17 Octobre soutien du Parti de Mars fait accompli bon boulot eux ils ne savent pas… manteau noir bonnet de fourrure noire portant une bombe noire telle un boulet de canon avec sa mèche crépitante.
bon cette ruelle c’est la même – étroite et sinueuse – les haies mal tenues qui jaillissent, hautes, de la terre rouge, retour dans le passé bien loin du laboratoire, des vaches entr’aperçues au travers de la haie, de bonnes vieilles vaches aux yeux bruns qui ruminent en me regardant passer, depuis quand n’ai-je plus vu une vache ? identique l’odeur, identiques le soleil chaud la brise fraîche et les arbres de Septembre bruissant comme pièces d’or entre les doigts d’un avare avant de les éparpiller à contre-cœur sur la route à mes pieds.
fin Septembre dans le sud-ouest te souvient-il des derniers jours des grandes vacances avant qu’il nous faille retourner, toi vers une éducation inutile et bornée, moi vers les champs plus ouverts de la science ? curieux comme tout est si net depuis ce quai du temps dans ce chemin sinueux, que j’entende presque le son de ta voix qui jacasse et qui jase John Hartington l’a dit et Giles Jones l’a dit et est-ce que c’est vrai, papa, que tu es le plus grand ph-physicien du monde ? je t’ai tapoté l’épaule et j’ai répondu : laisse-leur penser ça, fiston – et toi aussi, crois-le parce que (puérilement) je cherchais l’approbation de mon propre enfant, j’en avais désespérément besoin alors – après le départ de Laura…
et tu as grimacé mais je savais bien que tu n’étais pas impressionné alors (ce devait être à peu près ici) j’ai ramassé un caillou et lorsque nous avons tourné le coin je l’ai lancé, vlan (clang résonne le métal) en plein dans le panneau hauteur limitée 3 m 10 strié de traînées de rouille sous le pont (Pas cap’ de le refaire, p’pa).
tiens une pierre bon dieu personne aux alentours me demande si je serais capable de le refaire quarante ans après, foutu œil foutu dos ces doigts débiles comme des brindilles pourries qui tâtonnent ; borgne mais j’l’ai eu ! première phase terminée, tous les dispositifs en action, (se redresser : déchirement comme un couteau traversant des nuages en papier, c’est à moi, rien qu’à moi et je n’ai pas entièrement échoué quoi qu’en pense Laura… cheveux blonds yeux bleus pareils à ceux de Paul mais stupide, si sacrément stupide m’appeler « poisson froid ».)
je peux y arriver je le sais, rugueux, rond dans ma main la gauche prévoir le coup, vite, juste au coin, quatre trois ni trop léger ni trop lourd, un peu aplati il va dévier vers deux un…
il n’est plus là ! un remblai herbu à gauche à droite la route qui traverse le trou béant vieil alvéole dans une mâchoire édentée, murs de pierre lichen vert lépreux de part et d’autre de la rue couronnés de longues rangées de briquetage brisé parti le pont hauteur illimitée, aucun respect pour les monuments historiques personnels. Seigneur, ne peuvent-ils donc rien laisser ?
(Bonjour !)
Oh, bonjour, jeune fille… bruns les yeux longs sales les cheveux chandail jeans.
(Je vous demandais si vous alliez bien)
Je me disais justement que je ferais bien de me reposer un peu près du pont, à l’ombre… perplexité les jolis sourcils qui se froncent.
(Quel pont ?)
Celui… – quand est-ce qu’ils l’ont démoli ?
(C’était un pont autrefois ?) elle est debout appuyée le bras étendu sur le muret de pierre jolis seins jolies dents pas effarouchée par l’horreur borgne et décatie qui lui fait face, si j’étais bien plus jeune que j’aimerais poser ma main sur elle – là – mais plus question maintenant…
Il y a des années, oui. Mais je ne suis pas revenu ici depuis quarante ans. Tout a changé… c’est comme moi. pour elle le pont depuis toujours c’est cet alvéole peut-être a-t-elle raison. Elle sourit (arc-en-ciel inversé qui se résout en lumière blanche)…
(Qu’est-il arrivé à votre visage ?) curiosité candide.
J’ai eu un accident l’année dernière au laboratoire.
(Vous êtes un savant, alors ?)
accident… le soleil de la fin d’après-midi découpe ses rais dans les particules de poussière qui bourdonnent devant le banc de soufflerie d’Andrews. dites voir vous pouvez continuer sans moi un moment docteur Bland ? dos tourné blanc qui s’en va moi penché pour rectifier légèrement les circuits les pinces qui tournent ECLAIR j’ai mal malmalmal… blanc : le plafond, comment ça va, docteur Bland ? combien de temps trois semaines environ on va vous remettre bientôt sur pied dois vous avertir chirurgie plastique les blessures faciales sont étendues une chance on a pu vous sauver un œil. où suis-je ? l’Hôpital de Sunnydale ce qu’il y a de mieux vous êtes en de bonnes mains, de retour au travail aussi vite que possible ils m’ont dit au travail c’est un grand honneur de vous avoir docteur Bland…
content de te revoir, James, ne t’inquiète pas pour les dépenses le Gouvernement Conservateur prend soin de ses ouailles, ah ah, reprends donc là où tu en étais.
là où j’en étais ? mais bon sang, mon gars, je suis hideux et défiguré… comment peux-tu arriver à me regarder à ta tête je vois bien que ce n’est pas si facile.
Oui, je suis un scientifique… elle me considère comme si j’étais normal – mais plus intéressant que la moyenne je lui donne dix-huit ans…
(Parole, un savant fou parmi nous. Depuis quand t’as débarqué, grand-père ?)
J’aimerais mieux que vous m’appeliez James.
(Ça me va, Jim. Moi, c’est Suzy. Et si vous veniez avec moi que je vous présente à la bande ?)
Pourquoi pas ? si ça me plaît, un groupe de gens comme elle… puisque l’aspect non-conformiste est devenu du conformisme, je serais ravi de me conformer une petite heure…
Je me sens mieux étonnant comme une rencontre impromptue peut rafraîchir la perspective une heure durant je n’ai plus pensé à toi là sûrement c’est l’échalis au pied duquel nous avons enterré le demi-penny ? trois heures faut que j’y aille Mon Dieu je me rappelle comment je franchissais ce truc d’un saut. là. ou plutôt ici, en bas près du second madrier de soutènement, ce piquet tout couturé au moins ça, n’aura pas changé en quarante ans. tiens une belle pierre plate dégage-la gaffe à la crotte de chien attends on va ôter cette motte d’herbe d’abord, ah. maintenant gratte et creuse, gratte et creuse…
il faisait torride cet après-midi-là et tu avais chassé les petits papillons bleus sur le chemin du retour vers Broadsands et je me réjouissais à l’idée d’une bonne pinte de Simond’s. l’herbe chaude était peuplée de lézards bruns, ces petits salauds que je prenais toujours pour des vipères en les voyant dans un éclair et j’avais la trouille chaque fois que tu courais dans l’herbe parce qu’on disait que les vipères sortent quand il fait chaud et sec. ils disaient : taillade la morsure avec un couteau et suce mais je n’avais pas de couteau sur moi, alors une allumette fera l’affaire, qu’ils disaient, tu la frottes et tu la colles contre la blessure dès qu’elle s’enflamme oh Mon Dieu comment pourrais-je faire ça, je ne pourrais simplement que te relever et rentrer – cours, cours comme un dératé – en ville chez le docteur qui serait probablement à court de sérum, du calme, allons calme-toi, ça n’est pas arrivé ÇA N’EST PAS ARRIVÉ.
plus profond encore, gratte et creuse contre le madrier pourri rugueux fourmis pattes de scolopendre ah ! essuie-la essuie-la…
GEORGIUS VI D : G : BR : OMN : REX F : D : IND : IMP
IND : IMP ? ah bon !… à vous.
DEMI-PENNY 1942
image d’un trois-mâts est-ce le Mayflower ? du diable si je le sais… ils ont lancé une réplique de Brixham… Uphams’… attention je me fais vieux ne pas songer encore à Uphams’…
mais cette pièce est restée là quarante ans et à l’époque j’ai pensé que c’était une bonne idée enterrons ce demi-penny en souvenir de cet été mais tu étais jeune et tu te disais qu’il y aurait d’autres étés et de toute façon ce qui t’intéressait le plus, c’était Birmingham, avec les copains de ton âge et ta mère. Laura…
et tu m’as dit : pourquoi, P’pa ? et le soleil enflammait tes cheveux lorsque tu levas les yeux vers moi. ces yeux bleus derrière lesquels je pouvais voir Laura, cachée, telle une créature étrangère possédant ton esprit…
malgré tout, je t’aimais Paul, en cette fin d’été 1942.
Seigneur, je suis crevé… Mon œil m’élance signe certain que j’en ai trop fait, sûrement, au sommet de cette éminence… verte et rase l’herbe jaillit parmi les ajoncs, ce doit être ici que j’ai gravé ton nom dans le gazon à l’aide d’un éclat acéré de la bouteille de bière que j’avais brisée contre un arbre et tu m’as regardé faire ravi pour une fois tandis que les symboles reconnaissables apparaissaient, l’été suivant, quand tu n’avais pu venir, je suis retourné seul y faire une visite d’adieu mais quelqu’un l’avait effacé – d’autres noms étaient encore inscrits dans l’herbe mais le tien avait disparu ; ne restait qu’un rectangle rouge de sol dénudé entouré d’émeraude… mais le demi-penny ils l’avaient laissé.
oui, voici le sommet, la mer bleue étincelle et de l’autre côté de la baie : Torquay, blocs blancs voiles blanches hautes tours d’appartements plus hautes, plus denses mais sinon presque semblable et si loin de la réalité, pourquoi se soucier de Mars quand la Terre est là ? et voici l’ultime borne pierre usée par les siècles dressée dans l’ombre d’un prunellier rappelle-toi ces navrantes tentatives pour faire de la liqueur de prunelle.
bien sûr cette route aussi est flanquée de tours d’appartements qu’est-ce que je croyais ? le chemin poussiéreux est resté le même toutefois – et voici surgi un coin de passé, faille dans la falaise où les marches rocheuses dévalent vers la plage sous un tunnel de feuilles. Le son de la plage : les galets crissent sous mes pieds la mer est basse mais les rochers exposés ne sont plus emperruqués d’algues, la purge de la pollution est efficace, un coup de pied dans une pierre en dessous les crabes aussi ont évolué : maintenant ils sont plats blancs et anémiques recouverts d’une pâle humeur visqueuse. Comment puis-je dire que c’est pire ? ils sont encore là et, plats et ronds comme des pièces de monnaie ils ont l’air heureux.
des cris dans la nuit et je cours à ton chevet, je ne peux pas m’allonger, me dis-tu ; il y a un nid de crabes ici et un autre là et faut que je couche en chien de fusil pour ne pas qu’ils m’attrapent, aussi nous prenons soin de ne plus retourner de galets et la nuit suivante ce sont des fourmis qui envahissent le lit, d’énormes fourmis rouges qui se matérialisent dans le blanc de tes yeux révulsés d’horreur et je dois faire semblant de les balayer de la main et te dire tout va bien maintenant rendors-toi et je t’embrasse alors la joue puisque je ne peux pas le faire quand tu es éveillé… le passé gît au-delà de cette voûte et les marches de pierre usées par les pas grimpent vers l’avenir éblouissant dans le soleil soudain revenu, le sentier maintenant serpente entre les bruyères puis traverse une friche pentue, où jadis dansèrent les mouettes, ballerines tourbillonnantes, au rythme du diesel des chalutiers quand les navires aux voiles d’étai rouges des Belges et des Anglais vrombissaient dans la passe du port, puis les bombes étaient tombées et les épaves échouées projetaient leurs doigts morts et gelés en signe de reddition au-dessus des eaux et contre le brise-lames un pétrolier détruit trop gros pour sombrer gisait à demi immergé et pourrissait comme un soldat dans une tranchée noyée de pluie.
et sur l’autre rivage à l’endroit où le bras du brise-lames rejoint l’épaulement de terrain qui devient Berry Head, se trouve Uphams’…
(Que puis-je pour vous, monsieur ?)
Eh bien, je voudrais une chambre pour la nuit.
(Mais certainement. Voulez-vous signer le registre ici ?)… sourcils tracés au crayon teint d’Eurasienne donné par le maquillage, ensemble bleu ciel de bonne coupe, elle aurait mieux sa place comme hôtesse de l’air plutôt qu’à perdre son temps dans cette petite auberge c’est peut-être la fille de la maison.
Bien… Seigneur, j’en mets un temps à sortir mon stylo signe de l’âge bon sang et si j’utilisais le gros objet phallique que cette poupée chinoise me tend. … Je ne pense pas que – vous n’avez personne d’autre du nom de Bland inscrit ici ? Mon fils, en fait.
(Attendez un instant…) tu ne m’auras pas jeune fille, l’endroit est petit et tu dois connaître le nom de chaque client.
(Non… Non, il ne semble pas que nous ayons un autre M. Bland ici pour l’instant. … Très bien. Je vais demander à George de vous montrer votre chambre. Le dîner est servi de 7 h 30 à 10 heures) sourire porcelaine de ligne aérienne.
Jolie chambre, George, motif à petites fleurs douillet, lavabo démodé dans un coin les gogues au fond du couloir au plancher grinçant, sans doute, et la baignoire, je me prendrais bien un bain. … il est aussi vieux que moi. …
(C’est tout ce que vous avez comme bagage, monsieur ?)
Oui, merci. Voici pour vous. … Euh, où sont les…
(Dehors et deuxième porte à gauche, monsieur. Tirez sans à-coups ; la secouez pas. Faut avoir le coup. C’est vieux tout ça, voyez-vous… Ce sera tout, monsieur ?)
Merci, la fenêtre… la fenêtre donne sur le port éclatement de blanc les yachts le hovercraft les mâts et les antennes comme un taillis de jeunes pousses pas signe d’un bateau de pêche frénésie de commercialisme la foule arpente les quais des hippies pour la plupart de toute sorte de toute taille bizarres me demande comment va Suzy avait dit qu’elle viendrait prendre un pot avec la bande, est-ce PAUL là-bas taille moyenne qui passe devant la poissonnerie saurais-je te reconnaître ? bien sûr que je te reconnaîtrais ça ne fait que vingt ans tu en as cinquante maintenant, dix, trente, cinquante ; ne voir mon propre fils que tous les vingt ans quelle sorte de relation est-ce là ? et j’ai soixante-huit ans maintenant et la science médicale peut aller se faire voir avec son espérance de vie masculine de quatre-vingts ans je me sens vieux et sacrément las. Bon Dieu, je démissionne la semaine prochaine et tant pis pour ce que dira Suskinn. je lui dirai c’est à cause de l’accident je ne suis plus le même depuis, plus le même ! à quoi bon douze années encore de solitude, avec le visage en morceaux et un œil en moins ?
tu avais trente ans lorsque tu es venu me voir avec Gerda, trente ans – après vingt ans de correspondance épisodique et guindée sans nous réunir ; je te présente Gerda, as-tu dit, on passait et on s’est dit qu’on pouvait faire le détour ça fait un bout de temps comment ça va, P’pa ? bonjour, Gerda, ai-je répondu ravi de vous rencontrer, et toi aussi, Paul. … es-tu toujours… ?
oui, tu m’as répondu visage sur la défensive, le Mur de Berlin je travaille pour Eux comme tu dis et merde pourquoi pas ? je te l’ai expliqué dans ma dernière lettre c’est différent aujourd’hui leur système est aussi bon que le nôtre, ils me laissent sortir ; je suppose que tu me croyais emprisonné dans un labo derrière le Mur, surveillé nuit et jour par des malabars en bottes à tige et bonnets de fourrure ?
quelque chose comme ça, je l’admis, oh, comme ça les choses ont changé bonnes relations Est-Ouest – la Chine excepté – tu ne vas pas me dire qu’ils t’ont envoyé pour coopérer, échanger nos points de vue ou espionner ou ce que tu voudras.
le visage blême tu réponds p’pa, je ne prétends pas être aussi brillant que toi et d’accord on pourrait très bien t’employer de notre côté mais comprends-moi ce n’est qu’un voyage d’agrément ils ont confiance en moi et j’ai confiance en eux. ils savent que je reviendrai parce que je crois en eux ; ils n’ont pas besoin de me tenir en laisse.
j’ai dit : mais si l’on se met à leur place il serait plus sûr pour eux d’avoir prise sur toi d’une manière ou d’une autre – après tout c’est dans leurs méthodes et tu es anglais et tu représentes un risque pour la sécurité.
alors au bout d’un moment nous avons laissé tomber le sujet et parlé de tes recherches qui portaient sur les enregistreurs miniaturisés et tu t’es vexé quand j’ai parlé de punaises(4) et d’écoutes clandestines alors nous avons évoqué le bon vieux temps et il n’y avait vraiment pas grand-chose à dire aussi Gerda est-elle venue à notre rescousse en faisant glisser la conversation sur ta famille et il s’est avéré que j’étais deux fois grand-père… Gerda était charmante, allemande, rousse aux yeux verts visage original et j’étais heureux de te voir toujours amoureux d’elle, elle disait que ton travail te prenait beaucoup de temps mais que tu t’arrangeais pour dégager un week-end sur deux ; et tu espérais que les choses s’amélioreraient.
ta façon de partir fut très étrange, tu dis : eh bien, salut P’Pa, à un de ces jours tu nous as serré la main Gerda et moi tu es parti me laissant avec elle, par la fenêtre je t’ai vu t’éloigner et j’ai remarqué deux voitures garées dehors et lorsque tu as démarré une troisième a pointé son capot derrière le coin et t’a emboîté le pas. La voiture qui restait était celle de Gerda et tous deux nous avons encore conversé un moment – nous nous accordions bien ; elle m’a tout raconté sur les enfants Mark et Jenny. il semblait tout naturel que je lui demande son adresse quand elle partit, et elle me l’écrivit :
18, ALBERTSTRASSE, KASSEL.
C’est Gerda qui t’avait fait venir ; toi tu ne voulais pas, réalisai-je. puis elle partit et c’est après coup qu’en consultant la carte je m’aperçus qu’elle vivait en Allemagne de l’Ouest et je compris soudain ces week-ends épisodiques et j’imaginai quelle sorte d’enfer avait dû être ta vie ces dernières années et qu’en dépit de tes précautions ils t’avaient peut-être effectivement mis le grappin dessus, rien qu’au cas où… mais tu étais trop fier, ou trop terrorisé, pour revenir vers nous.
étonnant comme des souvenirs peuvent être vivaces 8 heures il faut descendre dîner je dois être resté là depuis des heures le bain pour plus tard… table blanche à carreaux salle à manger damier mobilier brun sombre lumières tamisées silencieux le maître d’
(Vous êtes seul, monsieur ?)
C’est exact. … Seigneur, voilà l’histoire de ma vie depuis cet été 42 était-ce ma faute Laura tes yeux bleus envolés ?
(Par ici, monsieur.)
propreté clinique brillante l’argenterie blanche la nappe mal dans ma peau me sens crasseux je sens mauvais ? « vieillard sale assis seul à une table » par Whistler. de magnifiques reproductions en couleur de cette scène réaliste sont GRACIEUSEMENT mises à la disposition de tous les clients de l’hôtel du Rivage, Brixham, pressons, pressons avant qu’il ne pourrisse et que les tons clairs si réalistes ne s’effacent.
Merci, je prendrai le potage puis le gigot d’agneau…
l’endroit est presque vide, je suppose que la saison tire sur sa fin je me demande s’ils ferment pour l’hiver et si l’endroit cesse d’exister peut-être est-ce pareil pour tout Brixham. je ne suis jamais venu ici l’hiver, ni personne de ma connaissance – éteignent-ils le coin le 30 Septembre avec tous ses hippies ; entrent en animation suspendue pour quelques mois… ? Suzy congelée en plein orgasme coincée sous Stan le barbu qui grimace dans l’apogée du plaisir couchés pour six mois ça les tuerait tous les deux.
(Excusez-moi, monsieur…)
Et tous ces chats suspendus en plein miaulement…
(Excusez-moi, votre potage, monsieur. Ça ne va pas, monsieur ?)
Oh, je suis désolé… Merci. Je rêvassais, je crois. Ça va tout à fait bien… de la soupe en boîte, j’aurais dû m’en douter, préparée-avec-de-belles-tomates-mûries-au-soleil-cueillies-en-été-immédiatement-congelées-et-lyophilisées tapies au fond de l’assiette blanche d’un rouge révoltant comme le jaune de l’œuf au plat du matin au gala du souvenir…
(Je peux retirer le potage, monsieur ?)
Oui, merci… ah, et l’agneau, il est du coin ?
(J’ai bien peur de ne pouvoir vous renseigner, monsieur.)
… bien sûr que non, tu ne risques pas et pourquoi diable s’en faire, signe de l’âge ça de s’inquiéter de la nourriture pourquoi donc le Gigot d’Agneau Extra du Devon devrait-il être différent de n’importe quoi d’autre d’Extra mis à part la mention Devon sur le menu et le fait que le garçon doit être prêt à la riposte…
crois que je devrais faire une balade estomac lourd faire passer tout ça en marchant, incapable de penser l’estomac plein dehors l’air frais les bruits de la nuit et sauf les hippies et les hover-taxis l’endroit est resté le même depuis quarante ans. même Guillaume d’Orange qui est toujours en rade pas loin d’ici quoique un peu ébréché sur les bords maintenant l’inscription sur le socle s’écaille, les mots étranges comme des orbites vides dans les reflets du granit – une longue phrase qui s’achève par JE MAINTIENDRAI construction germanique mais accentuée sur le mot de la fin si bien que j’en oublie toujours le début, très formalistes ces Allemands me demande ce que fait Gerda en ce moment je ne pense pas que tu l’aies ramenée…
hover-taxis hover-taxis mais le port tel qu’en lui-même et toujours cette huileuse odeur de varech comme l’eau de cale dans cette barge quand j’avais cru que tu aimerais aller pêcher le maquereau, nous avions tiré deux lignes hors du port et j’avais trop serré le pétrolier bombardé car je ne m’étais pas rendu compte…
et au-dessus des flots la proue se dressait fièrement alors j’avais doublé l’épave et là… nous vîmes les cabines où les matelots avaient vécu les banquettes qui flottaient et plus bas sous mes yeux dans l’horreur crépusculaire le long pont submergé qui se ridait sous les eaux sombres – pas simplement mort mais étranger mystérieux – et pire sur le pont gisait prosaïquement une cuvette de toilette brisée renversée grimaçant comme un crâne, je dus détourner mon regard le porter là-bas vers le port baigné de soleil vers les vedettes lance-torpilles lisses et ventrues les canots affairés ceinturés de cordages pour savoir à nouveau que la vie existait et que cet effrayant univers inférieur n’était après tout qu’à trois brasses de fond…
puis au bout de la digue juste au droit du phare tu pris enfin un maquereau et l’après-midi fut gâchée, tandis que la barque roulait face à la mer soudainement dégagée, tu as hurlé : Papa, j’ai eu un poisson ! et j’ai tiré la ligne pour toi main à main boucles ruisselantes la ligne pèse : éclair sous la surface voici le maquereau, ruisselant et s’arquant et jetant les éclats de son dos vert-de-gris je le lâche dans le seau et tu hurles de frayeur car tu ne savais pas qu’ils pouvaient être si gros.
à coups sourds sa queue bat et bat dans le seau et tu l’observes médusé et le voici qui saute et le voici qui glisse et fouette le pont, gueule béante gueule béante et rouge tournée vers toi et tu te remets à hurler… à hurler sans arrêt tout le chemin du retour jusqu’au quai.
cet été-là le quai empestait le poisson mais aujourd’hui l’industrie semble avoir périclité bien que je voie leurs annonces pour des croisières de pêche malgré la pollution. ils ont reconstruit le vieux marché au toit de tôle ondulé mais il semble maintenant servir de salle de réunion les étals de fruits de mer et les derniers touristes de cette fin d’été qui tournent et se croisent et se font rouler. Oh – venant soudain vers moi d’un pas pressé n’est-ce pas TOI changé beaucoup vieilli visage dur et soucieux sous les lampes au sodium m’as-tu vu ?
Paul… mon cœur, qui s’arrête de battre.
(Attends-moi… je reviens) visage détourné ne te permettent-ils même pas de saluer ton propre père ? les voici qui arrivent ils sont trois ils se glissent trois hyènes sombres qui trottinent discrètes tandis que tu cours presque en tournant le coin pour remonter Fore Street.
est-ce donc ainsi depuis vingt ans, trente ans ? avec toujours à tes pas ces hommes noirs vêtus en costume de ville où qu’ils aillent je me demande ce qu’ils peuvent bien penser, eux, qui te suivent à la trace à l’affût de l’erreur qui te perdra alors ils viendront à la curée, car je ne doute pas que cette première faute te sera mortelle ; ce que les hommes en noir feront de toi après est inévitable une formalité un nettoyage, le corps d’un homme d’âge mûr a été découvert la nuit dernière dans une ruelle près de Fore Street, à Brixham, Devon. la police n’écarte pas la possibilité d’un crime crapuleux… et derrière les clichés, c’est toi, Paul, qui gît là les yeux vides tournés vers le ciel comme ce maquereau qui t’avait fait hurler de peur autrefois… (Père…) Seigneur, tu m’as fait repartir.
(Prends ça, mets-le dans ta poche – dépêche-toi, idiot !) qu’est-ce que c’est une enveloppe, je la fais disparaître tu m’as traité d’idiot je n’aime pas ça mais bon dieu je sais bien qui est l’idiot…
(Maintenant, écoute-moi bien. Notre arrangement précédent tient toujours. Minuit au chantier d’Uphams’ près de la Torbay Queen ; ils l’ont mise en radoub pour l’hiver.)
L’enveloppe, Paul. J’en fais quoi de l’enveloppe ?… tâche de penser vite joue le jeu comme lui il a plus d’ennuis que je ne le pensais.
(Cache-la dans ta chambre – non, donne-la à la réceptionniste qu’elle la mette dans son coffre.)
Mais qu’est-ce que c’est ?
(Une assurance. A bientôt… Au revoir, père.)
… il est parti, oh, mon fils, quel genre de jeu joues-tu donc ? minuit à Uphams’, l’assurance dans le coffre on dirait un drame pour les gosses, Requiem pour un Espion au lycée, j’espère que vous pourrez venir, monsieur Bland, les enfants y ont tellement mis du leur ils répètent la pièce depuis des semaines et venez donc avec Mme Bland ; Paul sera captivé.
mais à l’époque il n’y avait pas de Mme Bland et Laura s’appelait Mme Brinkley ou un autre nom débile de ce genre mais Paul n’avait jamais dit à son maître qu’en fin de compte il était resté attaché à son propre nom…
un bar aux agréables lumières tamisées fumée de cigarettes bourdonnement de la conversation par moments entrecoupé des cris d’ara d’un rire dément, bruit mat des fléchettes claquement des dominos une affiche vantant la Bonne Vieille Bière Anglaise préparée par des Maîtres Brasseurs depuis 1781 qui pourrait croire que l’I.C.I. les a absorbés il y a dix ans ?
(Monsieur ?) barman visage rougeaud archétypique le sourire chaleureux l’air d’aimer son boulot – en apparence du moins – je parie qu’il souffre d’hémorroïdes et que sa femme le harcèle sourire geignard à travers les larmes Rien de Tel que le Show Business Annie Va Te Faire…
Une Pinte de Keg, je vous prie, pasteurisée en tonneaux d’alu de quarante litres directement dans votre verre grâce à la British Oxygen mousseuse cuvée de bonne santé, a bel aspect, c’est vrai.
Merci… bon, trouver un coin pour s’asseoir…
(Salut, Jim !)
oh, Suzy et sa bande de copains chevelus agglutinés dans un coin…
Salut tout le monde…
(Jim, tu connais Stan ; là c’est Jack et Skip et Mary et…) et plein d’autres encore je ne retiendrai jamais tout ça, poli, néanmoins, le vernis de civilisation n’a pas été totalement balayé par les circonstances, je suppose qu’ils doivent aimer les gens…
(Suzy m’a dit que vous êtes une espèce de savant.) la voix impatiente du jeune barbu qui résonne trop fort dans l’un de ces silences soudains qui dit-on se produisent dans les bars quand la pendule marque 20 ou moins 20. et le dicton est justifié puisqu’il est 10 h 20 et j’ai rendez-vous avec toi dans cent minutes exactement. Dieu, j’ai l’air d’être le pôle d’attraction et ce brave vieux derrière sa Guiness qui s’attend à me voir sortir une bombe de sous mon manteau…
C’est exact… parle posément et peut-être feront-ils de même…
(Je suis étudiant en physique à l’université d’Exeter, monsieur. En deuxième année…) le respect se lit dans ses yeux brillants pourvu qu’il ne veuille pas parler boutique regard de fanatique mais peut-être n’est-ce que la drogue ou l’éclairage ; de son visage je ne distingue que les cheveux et l’acné… (C’est fascinant, m’sieur. Vous faites quoi, au juste ? de la recherche ?)
Euh, oui, en fait.
(Oh, allons, Phil – Jim n’a pas envie de parler boulot. Qu’est-ce que vous faites ici, Jim ?) merci, Suzy, mais c’est tout aussi difficile, quel est cet homme en sombre dans le coin ? je jurerais que c’est un Russe pommettes saillantes petits yeux porcins noyés dans un visage large. Seigneur, ce n’est quand même pas une des hyènes ? je fantasme maintenant je ferais mieux de boire plus vite…
… commence à comprendre les problèmes de ta situation coup d’œil sur la salle tout le monde a plus ou moins l’air d’un espion, si tu les examines attentivement tu le remarques ici un costume sombre, là une cicatrice et là une bosse sous, la veste… excepté le barman qui ayant l’air le plus improbable dans ce rôle s’avère le principal suspect. … je me sens déjà mieux tout cela est ridicule.
(Qu’est-ce qui vous fait sourire, Jim ?)
Oh, rien. Me disais simplement que je reprendrais bien une bière – non, c’est ma tournée… ils ont tous l’air de boire des quarts de cidre brut ça n’ira pas chercher loin… Huit cidres et une Keg, s’il vous plaît.
(Un truc curieux. Il y avait ce type, tu vois, la cinquantaine environ et puis les autres, ils étaient trois ; ils étaient après lui, je crois…) ça vient de derrière, attention, maintenant, tourne-toi l’air de rien, sans te faire remarquer…
(qui zigzaguait entre les étals du marché au poisson…)
(Ils ont mis à sec la vieille Queen, hier. Je te le dis, je ne me fierais pas à cette baille. Jack a trouvé un boulot pour quelques semaines, à gratter…)
(Alice aussi les a vus et je lui ai dit : Alice, t’as vu ça ? et Alice m’a dit : rappelle-toi bien ça, Muriel, il se passe plus de choses à Brixham qu’on peut en voir. Une histoire de contre-bande, ma main au feu. La drogue… avec tous ces jeunes…)
(A Uphams’… Vous avez encore entendu cette vieille peau ? Pourquoi croient-ils-tous qu’on se drogue ?)
(Une autre fois, m’sieur, j’aimerais bien discuter plus longuement avec vous ; il y a un ou deux points sur lesquels vous pourriez…)
Excusez-moi ; je dois m’en, aller. Non, ça me suffit, merci. Une longue journée, vous savez… oh Seigneur, Seigneur…
Il y a quelque chose de liturgique dans ce « Brixham Toujours en Moi » et ces airs implacables dans leur monotonie joués par l’Armée du Salut sur le quai les dimanches après-midi. Cela se remarque également à minuit, cet air de sainteté assoupie et ce silence presque total à peine rompu par quelque miaulement sacerdotal et ce clapotis de vieille eau sale qui fesse les jeunes croupes des bateaux, lumière rare seuls quelques feux de mâts dont les reflets dans l’eau me suivent comme des lasers pointés tandis que je tourne à gauche pour suivre le quai jusqu’aux marches donnant sur la route de Berry Head.
sursautant à tous les chats l’estomac serré maintenant tandis qu’une autre ombre discrète se glisse dans une embrasure souliers noirs vernis dois-je me faufiler comme eux de porte en porte ou marcher hardiment semelles qui claquent carrément sur la route tel un médecin consciencieux de retour d’une urgence dans les parages, je sens que je vais flancher à tenter un compromis trop évident entre deux modes de conduite acceptables, mais tu m’as dit d’être à Uphams’ à minuit et non comment y aller, je veux dire c’est supposé être un rendez-vous secret oui ou non ? Bon dieu, tu aurais pu quand même me tuyauter un peu sur ce qui se passe…
et si la grille du chantier naval est fermée, qu’est-ce que je suis censé faire, bon sang, taper dessus et rameuter le gardien excusez-moi désolé de vous déranger à cette heure mais il me faut absolument une arcasse ou un étançon ou ce qui peut vous servir sur ces foutus bateaux vite c’est un cas urgent ? les marches sont plus escarpées qu’il y a quarante ans mais ça redescend doucement après le virage à gauche devant la boutique où ils vendaient des glaces maison et tu t’étais gavé de glace jusqu’à la nausée la semaine même où des crèmes glacées infestées de bacilles typhiques décimaient Aberystwyth. A la suite de ça, je passai des jours entiers à guetter l’apparition des symptômes mais tu continuais à nager à courir à jouer avec les autres gosses alors je me mis à penser à la polio… jusqu’à ton retour vers Birmingham et Laura – et la Luftwaffe.
curieux comme à l’époque le son même de la langue allemande nous était odieux et aujourd’hui tu es marié à une Allemande…
ce que tu me fis remarquer il y a vingt ans de cela, avec une sagesse qui me fit me sentir vieux et inflexible, tu aimes Gerda, m’avais-tu dit, et c’est une Allemande, et maintenant je suis russe, ajoutas-tu, et tu n’aimes pas ça, comment peux-tu savoir ce que tu penseras de la Russie dans vingt ans d’ici ?
vingt ans encore ont passé, Paul, mais la question maintenant c’est : que penses-tu, toi, de la Russie ?
Uphams’, et Dieu merci, la grille est entrouverte. J’entre et je trébuche sur des bois de charpente j’aurais dû prendre une lampe petits canots pâles sur les glissières en pente comme des carcasses échouées odeur de bitume et de vernis à bois mais laquelle est la Torbay Queen et à quoi elle ressemble ? doit être grosse c’est quoi là sur la droite proéminent le contour futile d’une hélice à sec, étrange comme ces vieux bateaux à hélice gardent encore leur pouvoir de fascination celui-ci doit être plus vieux que moi. …
Eh bien, nous y voici tranquillement merde cette caisse oh bon enlève le racloir assieds-toi et attends. Instant de lugubre comédie – la Torbay Queen est un gros navire et tu ne m’as pas dit de quel côté on devait se retrouver, j’ose appeler ? non tu as dû m’entendre tomber sur la caisse – tout comme les douaniers sur l’autre rive et la moitié de Brixham. …
avec la tension nerveuse et la bière je commence à devenir légèrement hystérique du calme détends-toi…
Paul ?…
(Hello, alors tu y es arrivé. Est-ce que quelqu’un t’a vu ?)
… pour l’amour de Dieu, j’en sais rien des douzaines de gens probablement mais bon dieu à quoi ça rime tout ça
bon du calme maintenant ce n’est pas une façon de saluer mon fils après vingt ans de séparation…
Comment ça va Paul ? Et Gerda et les enfants ?
(Bien, merci… Et toi comment vas-tu, père ?) mais il n’a pas l’air bien et je ne peux voir son visage convenablement il a l’air plus petit presque blotti contre la coque chuchotis affolé, il m’appelle père et plus p’pa et bien sûr les enfants sont adultes maintenant…
Parfait. Mais les années s’accumulent maintenant, tu sais. Et cette marche d’aujourd’hui n’arrange pas les choses.
(J’en suis navré) il parle avec ardeur comme s’il essayait de retenir des bribes, comme s’il essayait d’empêcher cette vaine conversation de s’alanguir. (D’un autre côté, je suppose que cela a ravivé des souvenirs.)
C’est exact. Tu sais, j’ai déterré cette pièce – le demi-penny qu’on avait enterré en 42.
(C’est vrai ?) il ne s’en souvient plus.
Et j’ai retrouvé l’endroit où j’avais inscrit ton nom sur le gazon.
(Oh ? Eh bien, ça alors…) sur la défensive.
Je me demande… Te rappelles-tu le jour où…
(Écoute, père, j’avais dix ans à l’époque et depuis un tas de choses est arrivé.) et tu essaies de me dire que tu ne m’as pas fait venir ici pour parler du bon vieux temps mais plutôt – (J’ai un petit ennui.) Abruptement.
Je suis navré de l’apprendre… le ton de ta voix me rappelle la fois où tu étais rentré un soir à l’hôtel en te traînant l’air coupable et tu avais éclaté en sanglots d’un seul coup avec cette histoire de gamins qui avaient envoyé un bateau à la dérive, tu les avais vus, m’avais-tu dit ; mais le propriétaire du bateau lui t’avait vu et t’accusait de l’avoir fait… alors j’avais dû y aller pour raisonner un pêcheur du Devon cramoisi à l’accent épouvantable, parler dru et pinailleur, et après avoir perdu une demi-heure et deux livres je l’avais persuadé de laisser tomber l’affaire…
(Pour l’amour de Dieu, père. Tu ne peux pas écouter ce que je te dis ?)
Excuse-moi, Paul. Ça fait si longtemps. Quel est ton problème ?
(Je te disais que je songeais à revenir en Angleterre.)
Pour de bon ?… oh, oui, Paul, reviens….
(Oui… tu comprends, récemment, j’ai été entravé dans mon travail par certaines… restrictions, et je crois qu’il vaudrait mieux pour moi – et pour Gerda également – que je rentre. Et puis il y a aussi l’avenir des gosses…)
Ce ne sont plus tout à fait des gosses, maintenant. Où est ta famille à l’heure actuelle ? En Russie ?
(En Allemagne de l’Ouest) l’air coupable ; oh, Paul, pourquoi essayer de me tromper ?
Donc tu veux les faire venir ici et ensuite déserter ?
(Plus ou moins… je n’aime pas le terme désertion. Je suis anglais, après tout…) peut-être penses-tu qu’il s’agit d’une sorte de contre-désertion, un second mal pour un bien convenable. (Et tu as de l’influence. J’ai pensé que peut-être tu pourrais expliquer la situation tranquillement aux autorités pour organiser leur immigration… les installer à la campagne dans un joli coin. Je suivrai sitôt que possible…) tu ne peux pas les laisser tomber tout de go et tu n’es pas sûr qu’ils soient au courant pour Gerda, je suppose que cela te fait honneur en quelque sorte d’essayer de mettre ta famille hors de portée avant que les choses n’éclatent, avant que tu ne doives te cacher jusqu’à la fin de tes jours…
Ils te surveillent actuellement, n’est-ce pas ?
(Ça se resserre un peu… de toute façon je ne leur suis plus très utile, je crois ; mon projet est achevé et parfois je me demande…) si on va se débarrasser de toi… (Écoute, père… Dès que tu m’as quitté, je veux que tu retournes à Churston par le même chemin et que tu rentres à la maison par le premier train.)
Paul… ne me prends pas pour un imbécile.
(Que veux-tu dire ?)
Il y en a plus que tu n’as bien voulu me dire. Peut-être que si tu me racontais toute l’histoire…
tu lèves la tête et pour la première fois je croise tes yeux – un éclair de terreur dans la pénombre – et tu regardes derrière moi comme si tu avais vu un maquereau vert-de-gris, qui tressaute et s’approche…
(Dr Bland père, je suppose. Je ne m’attendais pas à vous trouver ici. Et le Dr Bland Fils, également. Quelle réunion. Ah, restez où vous êtes…)
La voix traînante et plate derrière moi, le parfait accent anglais cultivé ; démarche hésitante maladroite soudain les voici devant nous trois formes sombres des reflets à hauteur de la taille qui ne peuvent être que des pistolets. Seigneur, pourquoi me suis-je fourré là-dedans et toi, Paul ?
Que voulez-vous ? trop haute ma voix ils ont dû détecter ma frayeur.
(Un mot avec votre fils, d’abord… Vous n’avez pas l’air d’agir tout à fait conformément aux instructions, Paul. Vous deviez rencontrer votre père à 6 heures du matin, vous vous souvenez ? Le minutage devait être parfait, à cause du bateau. Quel dommage on dirait que vous avez commis une bévue.) sa voix est plaisante raisonnable et je sais qu’il s’apprête à tuer, mais tuer qui ? et cela a-t-il une quelconque importance… ?
Pourquoi étais-tu censé me rencontrer à 6 heures, Paul ? je l’interroge brusquement mais il ne répond pas il est accroupi contre le bateau la tête tournée comme un ivrogne en train de vomir.
(Votre fils a l’air nerveux, docteur Bland. Je vais répondre à votre question… Je crois que vous possédez certaine information dont nous avons besoin.)… la vieille rengaine maintenant comment espèrent-ils tirer des renseignements d’un homme de mon âge avec plus rien désormais à quoi se raccrocher ?… dis-lui force ta voix à rester calme.
je n’ai aucun intérêt à quitter l’Angleterre, merci… oh, Dieu, que c’était faible il en a même ri tranquillement je dois donner l’impression d’être un vieil instituteur timide…
(Bon, eh bien j’en suis désolé. Mais pour préciser les choses, docteur Bland, vous n’avez nul besoin de quitter votre pays. Nous ne prétendrions pas vous enlever contre votre gré ; après tout nous pouvons difficilement vous contraindre à entreprendre des travaux de recherche, n’est-ce pas ? Un scientifique doit être libre, sans entraves, si l’on veut qu’il se donne à fond. Il ne doit avoir… euh, aucune arrière-pensée. Vous ne me contredirez pas, Paul ?) tu lèves la tête un instant et soudain l’homme allume une torche éclaire ton visage tu as l’air d’un lapin pris dans le faisceau d’un phare.
(Bon, oublions ça. Mais l’attitude de Paul me chagrine. Il semble nous avoir laissé tomber… Tant pis, vous avez ce que nous voulons, docteur Bland, et je vais le récupérer immédiatement…)
… il doit parler de l’enveloppe, cette ridicule assurance, quoique la vue du pistolet la rende moins ridicule, maintenant tâcher de s’en sortir… je ne vois vraiment pas de quoi vous voulez parler, le rire calme encore. (Bien sûr que non, docteur Bland. vous croyez que je songe à l’enveloppe, pas vrai… ? Ne vous tourmentez pas, je la récupérerai avant 6 heures.)
(Non. Ce que je veux, c’est votre œil…)
Paul redresse la tête à nouveau il serre les dents sur ses phalanges (Oh, mon Dieu, p’pa, pardon, pardon, pardon,…) marmonne-t-il.
Mon œil ?
(Le faux, l’œil de verre ; cet objet répugnant dans votre orbite gauche. Vous avez remarqué son immobilité lorsque son compagnon tourne ? Je suppose que cela a dû vous procurer quelques moments désagréables depuis votre accident ; on ne peut pas dire que ça améliore votre apparence. Pourtant, c’est mieux que rien. Bien mieux…) Allons, de quoi parle-t-il donc je crois que je vais me mettre à pleurer je ne peux m’empêcher de trembler…
(C’est votre fils qui a développé cet œil, docteur Bland ; votre fils si habile, qui s’est spécialisé dans les enregistreurs miniaturisés ; bien que me semble-t-il il n’ait pas su qu’on l’utiliserait sur vous. Il ne l’a appris qu’après… ce fut une opération délicate. Et cela nécessita un travail considérable d’organisation pour monter votre accident et vous faire entrer à Sunnydale. Mais on l’a fait – nous avons des amis partout. Rappelez-vous ça Paul…)
(L’œil est un moniteur, un mouchard, docteur Bland et il a enregistré vos moindres pensées depuis un an…)
tout ils ont tout tous les détails de mes recherches et du projet. Mon Dieu, un traître dans mon propre corps Paul ne risquait pas de les aider comme je l’ai fait je me demande s’il y a une chose à laquelle je n’ai pas pensé depuis l’accident peut-être une légère amnésie ne te mets pas à penser maintenant concentre-toi sur… un petit bateau à l’ancre qui oscille au gré de la marée tourne en cercles paresseux emporté par la houle en orbite sur une extension verticale du centre de gravité stop empêcher ma pensée de dériver revenir bon concentre-toi – je n’ai pas pu prendre ce bain…
… haine, haine, haine, Mon Dieu, j’ai peur qu’est-ce qu’il va FAIRE ?
(Je suppose qu’à la relecture nous allons trouver un sacré tas de bêtises. Il va en falloir de la patience pour trier le bon grain de… euh, l’ivraie. Mais au milieu de la merde capitaliste qui vous bouche l’esprit, docteur Bland, nous allons découvrir des joyaux de sagesse concernant votre travail… En fait, nous saurons tout ce que vous savez, si vous voyez ce que je veux dire…)
… tout… même le plus infime détail…
(Et je suis certain que nous en trouverons assez pour persuader Paul de… revenir à la raison, parce qu’il est un homme tout à fait remarquable dans son domaine. Un fils dont vous pouvez être fier, docteur Bland.) … et t’en étais-tu rendu compte, Paul ? était-ce là la raison véritable de ta stupide et dérisoire tentative de changer de bord, ou bien était-ce à cause de moi ? trop tard maintenant et je ne le saurai jamais et puis ça n’a vraiment plus aucune importance…
Gerda rousse aux yeux verts…
Mark… Jenny… des noms sans visage…
Laura ? son soupir est presque triste et je crois que bientôt…
(Adieu, docteur Bland. Soyez-en sûr, votre mémoire vivra éternellement…
Ah, le Central ?
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