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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

M A D E M O I S E L L E FIFI

390 Noire1, se dressa, enflammé, saturé de boissons. Et bravait du regard l'officier qui riait toujours, et elle bal-envahi brusquement de patriotisme alcoolique, il cria : butia, d'une voix étranglée de colère : « Ça, ça, ça n'est

« À nos victoires sur la France ! »

pas vrai, par exemple, vous n'aurez pas les femmes de Toutes grises qu'elles étaient, les femmes se turent et France. »

Rachel, frissonnante, se retourna : «Tu sais, j'en 430 Il s'assit pour rire à son aise, et, cherchant l'accent 395 connais, des Français, devant qui tu ne dirais pas ça. »

parisien : «Elle est pien ponne, pien ponne, qu'est-ce Mais le petit marquis, la tenant toujours sur ses alors que tu viens faire ici, petite ? »

genoux, se mit à rire, rendu très gai par le vent : «Ah!

Interdite, elle se tut d'abord, comprenant mal dans ah! ah! je n'en ai jamais vu, moi. Sitôt que nous parais-son trouble, puis, dès qu'elle eut bien saisi ce qu'il disait, sons, ils foutent le camp ! »

435 elle lui jeta, indignée et véhémente : «Moi! moi! je ne suis pas une femme, moi, je suis une putain ; c'est bien 400 La fille, exaspérée, lui cria dans la figure : «Tu mens, tout ce qu'il faut à des Prussiens. »

salaud ! »

Elle n'avait point fini qu'il la giflait à toute volée ; mais Durant une seconde, il fixa sur elle ses yeux clairs, comme il levait encore une fois la main, affolée de rage, comme il les fixait sur les tableaux dont il crevait la toile 440 elle saisit sur la table un petit couteau de dessert à lame à coups de revolver, puis il se remit à rire : « Ah ! oui, d'argent, et, si brusquement qu'on ne vit rien d'abord, 405 parlons-en, la belle ! serions-nous ici, s'ils étaient elle le lui piqua droit dans le cou, juste au creux où la braves ? »

poitrine commence.

Et il s'animait : «Nous sommes leurs maîtres! à nous Un mot qu'il prononçait fut coupé dans sa gorge, et il la France ! »

445 resta béant, avec un regard effroyable.

Elle quitta ses genoux d'une secousse et retomba sur Tous poussèrent un rugissement et se levèrent en 410 sa chaise. Il se leva, tendit son verre jusqu'au milieu de tumulte ; mais ayant jeté sa chaise dans les jambes du la table et répéta : «À nous la France et les Français, les lieutenant Otto, qui s'écroula tout au long, elle courut à bois, les champs et les maisons de France ! »

la fenêtre, l'ouvrit avant qu'on eût pu l'atteindre, et Les autres, tout à fait saouls, secoués soudain par un 450 s'élança dans la nuit, sous la pluie qui tombait toujours.

enthousiasme militaire, un enthousiasme de brutes, saiEn deux minutes, Mademoiselle Fifi fut morte. Alors 415 sirent leurs verres en vociférant : « Vive la Prusse ! » et les Fritz et Otto dégainèrent et voulurent massacrer les vidèrent d'un seul trait.

femmes qui se traînaient à leurs genoux. Le major, non Les filles ne protestaient point, réduites au silence et sans peine, empêcha cette boucherie, fit enfermer dans prises de peur. Rachel elle-même se taisait, impuissante 455 une chambre, sous la garde de deux hommes, les quatre filles éperdues ; puis, comme s'il eût disposé ses soldats à répondre.

pour un combat, il organisa la poursuite de la fugitive, 420 Alors, le petit marquis posa sur la tête de la Juive sa bien certain de la reprendre.

coupe de Champagne emplie à nouveau : « À nous aussi, Cinquante hommes, fouettés de menaces, furent lan-cria-t-il, toutes les femmes de France ! »

460 ces dans le parc. Deux cents autres fouillèrent les bois et Elle se leva si vite, que le cristal, culbuté, vida, comme toutes les maisons de la vallée.

pour un baptême, le vin jaune dans ses cheveux noirs, et La table, desservie en un instant, servait maintenant 425 il tomba, se brisant à terre. Les lèvres tremblantes, elle de lit mortuaire, et les quatre officiers, rigides, dégrisés, avec la face dure des hommes de guerre en fonction, 465 restaient debout près des fenêtres, sondaient la nuit.

1. Forêt Noire : massif montagneux et boisé d'Outre-Rhin, symétrique des Vosges L'averse torrentielle continuait. Un clapotis continu françaises.

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

M A D E M O I S E L L E FIFI

emplissait les ténèbres, un flottant murmure d'eau qui C'est qu'une pauvre fille vivait là-haut, dans l'angoisse tombe et d'eau qui coule, d'eau qui dégoutte et d'eau qui et la solitude, nourrie en cachette par ces deux hommes.

rejaillit.

510 Elle y resta jusqu'au départ des troupes allemandes.

470 Soudain un coup de feu retentit, puis un autre très Puis, un soir, le curé ayant emprunté le char à bancs du loin, et, pendant quatre heures, on entendit ainsi de boulanger, conduisit lui-même sa prisonnière jusqu'à la temps en temps des détonations proches ou lointaines porte de Rouen. Arrivé là, le prêtre l'embrassa ; elle des-et des cris de ralliement, des mots étranges lancés cendit et regagna vivement à pied le logis public, dont la comme appel par des voix gutturales.

515 patronne la croyait morte.

475 Au matin, tout le monde rentra. Deux soldats avaient Elle en fut tirée quelque temps après par un patriote été tués et trois autres blessés par leurs camarades dans sans préjugés qui l'aima pour sa belle action, puis l'ayant l'ardeur de la chasse et l'effarement de cette poursuite ensuite chérie pour elle-même, l'épousa, en fit une dame nocturne.

qui valut autant que beaucoup d'autres.

On n'avait pas retrouvé Rachel.

480 Alors les habitants furent terrorisés, les demeures 23 mars 1882

bouleversées, toute la contrée parcourue, battue, retournée. La Juive ne semblait pas avoir laissé une seule trace de son passage.

Le général, prévenu, ordonna d'étouffer l'affaire, pour 485 ne point donner de mauvais exemple dans l'armée, et il frappa d'une peine disciplinaire le commandant, qui punit ses inférieurs. Le général avait dit : « On ne fait pas la guerre pour s'amuser et caresser des filles publiques. »

Et le comte de Farlsberg, exaspéré, résolut de se venger 490 sur le pays.

Comme il lui fallait un prétexte afin de sévir sans contrainte, il fit venir le curé et lui ordonna de sonner la cloche à l'enterrement du marquis d'Eyrik.

Contre toute attente, le prêtre se montra docile, 495 humble, plein d'égards. Et quand le corps de Mademoiselle Fifi, porté par des soldats, précédé, entouré, suivi de soldats qui marchaient le fusil chargé, quitta le château d'Uville, allant au cimetière, pour la première fois la cloche tinta son glas funèbre avec une allure allègre, 500 comme si une main amie l'eût caressée.

Elle sonna le soir encore, et le lendemain aussi, et tous les jours ; elle carillonna tant qu'on voulut. Parfois même, la nuit, elle se mettait toute seule en branle et jetait doucement deux ou trois sons dans l'ombre, prise de 505 gaietés singulières, réveillée on ne sait pourquoi. Tous les paysans du lieu la dirent alors ensorcelée, et personne, sauf le curé et le sacristain, n'approchait plus du clocher.

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

PIERROT

17. La phrase : «C'est pour toi, Pierrot» (1. 205) exprime-t-elle une vraie tendresse?

Compréhension

18. Imaginez une conversation entre Mme Lefèvre et Rose au sujet de Pierrot, quelques jours plus tard.

1. Précisez à quelle classe sociale appartient Mme Lefèvre.

2. Les réactions provoquées par le vol sont-elles proportionnées au vol lui-même ?

3. Comment l'avarice de Mme Lefèvre se manifeste-t-elle dans les lignes 39 à 55?

4. Comment est composé le paragraphe des lignes 65 à 70 ? Quel effet produit cette composition ?

5. Quels détails rendent particulièrement horrible l'agonie des chiens dans la carrière de marne (1. 98 à 107)?

6. Quelle horreur supplémentaire ajoutent les lignes 108 à 116?

7. Comment se traduisent les remords de Mme Lefèvre et de Rose ?

8. La souffrance de Mme Lefèvre est réelle : nous émeut-elle pour autant ? Pourquoi ?

9. Quelles sont les ressemblances et les différences entre l'attitude de Mme Lefèvre et celle de Rose ?

10. Les lignes 196 à 204 reprennent les lignes 108 à 116 : qu'y ajoutent-elles ?

11. Quelle est la morale de ce conte? Comment la qualifieriez-vous ?

Ecriture / Réécriture,

12. Relevez les notations antithétiques dans le portrait de Mme Lefèvre (1. 1 à 7). Quelle impression produisent-elles ?

13. Quel mot est répété (1. 15 à 20)? Quel est l'intérêt de cette répétition ?

14. Étudiez la description du chien (1. 56 à 64) : quel effet veut La visite chez le fermier,

produire Maupassant? Comment s'y prend-il?

lithographie d'après un dessin de François Joseph Dupressoir.

15. Que pensez-vous du nom du chien ? S'accorde-t-il bien avec la suite de l'histoire?

16. En quoi l'expression entre tirets: «huit francs, madame!»

(1. 83) se distingue-t-elle du reste de la phrase? Quel est son intérêt ?

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AUX CHAMPS

Aux CHAMPS1

tous ; et le père, ce jour-là, s'attardait au repas en répétant : «Je m'y ferais bien tous les jours. »

À Octave Mirbeau

Par un après-midi du mois d'août, une légère voiture 35 s'arrêta brusquement devant les deux chaumières, et Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied une jeune femme, qui conduisait elle-même, dit au mond'une colline, proches d'une petite ville de bains. Les sieur assis à côté d'elle :

deux paysans besognaient dur sur la terre féconde pour

- Oh! regarde, Henri, ce tas d'enfants! Sont-ils jolis, élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait quatre.

comme ça, à grouiller dans la poussière !

5 Devant les deux portes voisines, toute la marmaille 40 L'homme ne répondit rien, accoutumé à ces admira-grouillait du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans tions qui étaient une douleur et presque un reproche et les deux cadets quinze mois environ ; les mariages, et pour lui.

ensuite les naissances, s'étaient produits à peu près La jeune femme reprit :

simultanément dans l'une et l'autre maison.

- Il faut que je les embrasse ! Oh ! comme je voudrais 10 Les deux mères distinguaient à peine leurs produits 45 en avoir un, celui-là, le tout petit.

dans le tas ; et les deux pères confondaient tout à fait.

Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit Les huit noms dansaient dans leur tête, se mêlaient sans un des deux derniers, celui des Tuvache, en l'enlevant cesse ; et quand il fallait en appeler un, les hommes dans ses bras, elle le baisa passionnément sur ses joues souvent en criaient trois avant d'arriver au véritable.

sales, sur ses cheveux blonds frisés et pommadés de 15 La première des deux demeures, en venant de la sta-50 terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se débarrasser tion d'eaux de Rolleport2, était occupée par les Tuvache, des caresses ennuyeuses.

qui avaient trois filles et un garçon ; l'autre masure abri-Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand tait les Vallin, qui avaient une fille et trois garçons.

trot. Mais elle revint la semaine suivante, s'assit elle-Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de même par terre, prit le moutard dans ses bras, le bourra 20 terre et de grand air. À sept heures, le matin, puis à 55 de gâteaux, donna des bonbons à tous les autres ; et joua midi, puis à six heures, le soir, les ménagères réunis-avec eux comme une gamine, tandis que son mari atten-saient leurs mioches pour donner la pâtée, comme dait patiemment dans sa frêle voiture.

des gardeurs d'oies assemblent leurs bêtes. Leurs enfants Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, étaient assis, par rang d'âge, devant la table en bois, reparut tous les jours, les poches pleines de friandises et 25 vernie par cinquante ans d'usage. Le dernier moutard 60 de sous.

avait à peine la bouche au niveau de la planche. On Elle s'appelait Mme Henri d'Hubières.

posait devant l'assiette creuse pleine de pain molli dans Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle ; l'eau où avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et, sans s'arrêter aux mioches, qui la connaissaient bien et trois oignons ; et toute la ligne mangeait jusqu'à plus maintenant, elle pénétra dans la demeure des paysans.

30 faim. La mère empâtait3 elle-même le petit. Un peu de 65 Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe ; viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour ils se redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors la jeune femme, d'une voix entrecou-pée, tremblante, commença :

- Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je 1. Première publication dans Le Gaulois (31 octobre 1882). Repris dans les Contes 70 voudrais bien... je voudrais bien emmener avec moi de la bécasse (1883).

votre... votre petit garçon...

2. Rolleport : localité imaginaire.

3. empâtait : gavait.

Elle reprit haleine et continua :

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

AUX CHAMPS

- Nous n'avons pas d'enfants; nous sommes seuls, ici. C'est i permis d' vouloir prendre un éfant comme mon mari et moi... Nous le garderions... Voulez-vous?

ça!

75 La paysanne commençait à comprendre. Elle 110 Alors, Mme d'Hubières, en sortant, s'avisa qu'ils demanda :

étaient deux tout petits, et elle demanda, à travers ses

- Vous voulez nous prend'e Chariot? Ah ben non, larmes, avec une ténacité de femme volontaire et gâtée pour sûr.

qui ne veut jamais entendre :

Alors M. d'Hubières intervint :

- Mais l'autre petit n'est pas à vous?

80 - Ma femme s'est mal expliquée. Nous voulons 115 Le père Tuvache répondit :

l'adopter, mais il reviendra vous voir. S'il tourne bien,

- Non, c'est aux voisins ; vous pouvez y aller, si vous comme tout porte à le croire, il sera notre héritier. Si voulez.

nous avions, par hasard, des enfants, il partagerait égale-Et il rentra dans sa maison, où retentissaient la voix ment avec eux. Mais, s'il ne répondait pas à nos soins, indignée de sa femme.

85 nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt 120 Les Vallin étaient à table, en train de manger avec mille francs, qui sera immédiatement déposée en son lenteur des tranches de pain qu'ils frottaient parcimo-nom chez un notaire. Et, comme on a aussi pensé à nieusement avec un peu de beurre piqué au couteau, vous, on vous servira jusqu'à votre mort une rente de dans une assiette entre eux deux.

cent francs par mois1. Avez-vous bien compris?

Monsieur d'Hubières recommença ses propositions, 90 La fermière s'était levée toute furieuse.

125 mais avec plus d'insinuations, de précautions oratoires,

- Vous voulez que j' vous vendions Chariot? Ah!

d'astuce.

mais non; c'est pas des choses qu'on d'mande à une Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus ; mère, ça! Ah! mais non! Ce s'rait une abomination.

mais, quand ils apprirent qu'ils auraient cent francs par L'homme ne disait rien, grave et réfléchi; mais il mois, ils se considérèrent, se consultant de l'œil, très 95 approuvait sa femme d'un mouvement continu de la 130 ébranlés.

tête.

Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants.

Mme d'Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se La femme enfin demanda :

tournant vers son mari, avec une voix pleine de sanglots,

- Que qu' t'en dis, l'homme?

une voix d'enfant dont tous les désirs ordinaires sont Il prononça d'un ton sentencieux :

IOO satisfaits, elle balbutia :

135 - J ' dis qu' c'est point méprisable.

- Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas!

Alors Mme d'Hubières, qui tremblait d'angoisse, leur Alors, ils firent une dernière tentative.

parla de l'avenir du petit, de son bonheur, et de tout

- Mais, mes amis, songez à l'avenir de votre enfant, à l'argent qu'il pourrait leur donner plus tard.

son bonheur, à...

Le paysan demanda :

105 La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole : iw - C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis

- C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout réflé-d'vant 1' notaire ?

chi... Allez-vous-en, et pi, que j' vous revoie point par M. d'Hubières répondit :

- Mais certainement, dès demain.

La fermière, qui méditait, reprit :

145 - Cent francs par mois, c'est point suffisant pour 1. cent francs par mois : à titre de comparaison, le salaire de Maupassant, quand il nous priver du p'tit; ça travaillera dans quéqu' z' ans était petit employé de ministère, était d'environ cent cinquante francs par mois en ct' éfant ; i nous faut cent vingt francs.

1873.

Mme d'Hubières, trépignant d'impatience, les accor-76

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

AUX CHAMPS

da tout de suite ; et, comme elle voulait enlever l'enfant, venait de là. Chariot resta seul à peiner avec le vieux 150 elle donna cent francs en cadeau pendant que son mari 185 père pour nourrir la mère et deux autres sœurs cadettes faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelés aussitôt, qu'il avait.

servirent de témoins complaisants.

Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une bril-Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hur-lante voiture s'arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne de montre en or, des-lant, comme on emporte un bibelot désiré d'un magasin.

190 cendit, donnant la main à une vieille dame en cheveux 155 Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, blancs. La vieille dame lui dit :

muets, sévères, regrettant peut-être leur refus.

- C'est là, mon enfant, à la seconde maison.

On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin.

Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.

Les parents, chaque mois, allaient toucher leurs cent La vieille mère lavait ses tabliers ; le père infirme som-vingt francs chez le notaire ; et ils étaient fâchés avec 195 meillait près de l'âtre. Tous deux levèrent la tête, et le 160 leurs voisins parce que la mère Tuvache les agonisait jeune homme dit :

1

d'ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu'il

- Bonjour, papa ; bonjour, maman.

fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c'était Ils se redressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber une horreur, une saleté, une corromperie

d'émoi son savon dans son eau et balbutia : 2.

Et parfois elle prenait en ses bras son Chariot avec 200 - C'est-i té, m'n éfant? C'est-i té, m'n éfant?

165 ostentation, lui criant, comme s'il eût compris : Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne perdait jamais : « Te v' là-t-il revenu,

- J' t'ai pas vendu, mé, j' t'ai pas vendu, mon p'tiot.

Jean ? » Comme s'il l'avait vu un mois auparavant.

J' vends pas m's éfants, mé. J' sieus pas riche, mais Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent vends pas m's éfants.

205 tout de suite sortir le fieu1 dans le pays pour le montrer.

Et, pendant des années et encore des années, ce fut On le conduisit chez le maire, chez l'adjoint, chez le 170 ainsi chaque jour; chaque jour des allusions grossières curé, chez l'instituteur.

étaient vociférées devant la porte, de façon à entrer dans Chariot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regar-la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par se dait passer.

croire supérieure à toute la contrée parce qu'elle n'avait 210 Le soir, au souper, il dit aux vieux : pas vendu Chariot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient :

- Faut-il qu' vous ayez été sots pour laisser prendre le 175 - J' sais ben que c'était engageant3 ; c'est égal, elle s'a p'tit aux Vallin.

conduite comme une bonne mère.

Sa mère répondit obstinément :

On la citait ; et Chariot, qui prenait dix-huit ans, élevé

- J' voulions point vendre not' éfant.

avec cette idée qu'on lui répétait sans répit, se jugeait 215 Le père ne disait rien. Le fils reprit : lui-même supérieur à ses camarades parce qu'on ne

- C'est-il pas malheureux d'être sacrifié comme ça.

180 l'avait pas vendu.

Alors le père Tuvache articula d'un ton coléreux : Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension.

- Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gardé.

Leur fils aîné partit au service, le second mourut.

Et le jeune homme, brutalement :

La fureur inapaisable des Tuvache, restés misérables, 220 - Oui, j' vous le r'proche, que vous n'êtes que des 1. agonisait : accablait.

2. corromperie : corruption.

1. fieu : fils.

3. engageant : tentant.

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C O N T E S N O R M A N D S E T P A R I S I E N S

AUX CHAMPS

niants1. Des parents comme vous ça fait 1' malheur des éfants. Qu' vous mériteriez que j' vous quitte.

La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit Compréhension

tout en avalant des cuillerées de soupe dont elle répan-225 dait la moitié :

1. A quel milieu social appartiennent les deux familles? Quel est

- Tuez-vous donc pour élever d's éfants!

l'intérêt de cette précision ?

Alors le gars, rudement :

2. Quelles différentes étapes pouvez-vous distinguer dans les

- J'aimerais mieux n'être point né que d'être c' que

«travaux d'approche» auxquels se livre Mme d'Hubières pour j' suis. Quand j'ai vu l'autre, tantôt, mon sang n'a fait entrer en contact avec les Tuvache ?

230 qu'un tour. Je m' suis dit : - v' là c' que j' serais main-3. Les arguments respectifs utilisés par Madame puis par tenant.

M. d'Hubières sont-ils les mêmes ? Lesquels sont les plus convain-Il se leva.

cants ? Pourquoi ?

- Tenez, j' sens bien que je ferais mieux de n' pas 4. Quelle est la réaction de la paysanne, mère de Chariot, devant rester ici, parce que j' vous le reprocherais du matin au l'offre qui lui est faite ? Que nous apprend-elle sur son caractère ?

235 soir, et que j' vous ferais une vie d' misère. Ça, voyez-5. Quelle est la réaction des Vallin? Qu'est-ce qui les décide?

vous, j' vous 1' pardonnerai jamais!

6. Quelles sont les conséquences de la vente de Chariot sur la vie Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.

des deux familles ?

Il reprit :

7. Quels sentiments provoque chez les Vallin le retour de leur

- Non, c't' idée-là, ce serait trop dur. J'aime mieux fils?

240 m'en aller chercher ma vie aut' part.

8. En quoi la situation finale est-elle paradoxale?

Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec l'enfant revenu.

Alors Chariot tapa du pied et, se tournant vers ses Ecriture, / Réécriture,

parents, cria :

245 - Manants2, va !

9. Quelles expressions soulignent la ressemblance entre les deux Et il disparut dans la nuit.

familles et le fait qu 'elles semblent n 'en faire qu 'une ? Notez en particulier les répétitions.

10. Quels termes désignent les enfants, notamment lorsqu'ils se nourrissent ? Quel effet produisent-ils ?

11. Comment Mme d'Hubières perçoit-elle les enfants (d'après ses phrases rapportées au style direct) ? Y a-t-il rupture ou continuité avec ce qui précède ?

12. Comment Maupassant a-t-il su éviter la monotonie en présentant à la suite deux scènes (chez les Tuvache puis chez les Vallin) dont le sujet était le même ?

13. Etudiez la gradation de l'hostilité dans les paroles successives que Chariot adresse à ses parents : les différents paliers, le point d'aboutissement.

14. Un jour, M. et Mme d'Hubières décident d'apprendre au petit Vallin qu 'il n 'est pas leur fils : imaginez le décor de la scène (le 1. niants : bons à rien (cf. néant).

salon d'une riche demeure) et le dialogue des personnages.

2. manants : paysans grossiers.

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LES SABOTS

drai le garde champêtre1. - M. Césaire Omont voudrait LES SABOTS1

30 bien trouver une jeune fille honnête comme servante. Il À Léon Fontaine

réfléchit encore quelques secondes, puis ajouta : «C'est tout, mes frères, c'est la grâce que je vous souhaite au Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. »

sermon au-dessus des bonnets blancs des paysannes et Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.

des cheveux rudes ou pommadés des paysans. Les 35 Quand les Malandain furent rentrés dans leur chau-grands paniers des fermières venues de loin pour la mière, la dernière du hameau de la Sablière, sur la route 5 messe étaient posés à terre à côté d'elles ; et la lourde de Fourville, le père, un vieux petit paysan sec et ridé, chaleur d'un jour de juillet dégageait de tout le monde s'assit devant la table, pendant que sa femme décrochait une odeur de bétail, un fumet de troupeau. Les voix des la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet coqs entraient par la grande porte ouverte, et aussi les 40 les verres et les assiettes, et il dit : « Ça s'rait p'têtre bon, meuglements des vaches couchées dans un champ voic'te place chez maîtr' Omont, vu que le v'ià veuf, que sa 10 sin. Parfois un souffle d'air chargé d'arômes des champs bru l'aime pas, qu'il est seul et qu'il a d' quoi. J' ferions s'engouffrait sous le portail et, en soulevant sur son pas-p'têtre ben d'y envoyer Adélaïde. »

sage les longs rubans des coiffures, il allait faire vaciller La femme posa sur la table la marmite toute noire, sur l'autel les petites flammes jaunes au bout des 45 enleva le couvercle, et pendant que montait au plafond cierges... «Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il!»

une vapeur de soupe pleine d'une odeur de choux, elle 15 prononçait le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se réfléchit.

mit, comme chaque semaine, à recommander à ses L'homme reprit : «Il a d' quoi, pour sûr. Mais qu'il ouailles

faudrait être dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin. »

2 les petites affaires intimes de la commune.

C'était un vieux homme à cheveux blancs qui adminis-50 La femme alors articula : «J' pourrions voir tout trait la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône d' même. » Puis, se tournant vers sa fille, une gaillarde à 20 lui servait pour communiquer familièrement avec tout l'air niais, aux cheveux jaunes, aux grosses joues rouges son monde.

comme la peau des pommes, elle cria : «T'entends, Il reprit : «Je recommande à vos prières Désire Vallin, grande bête. T' iras chez maît' Omont t' proposer 55 comme servante, et tu f'ras tout c' qu'il te comman-qu'est bien malade et aussi la Paumelle, qui ne se remet dera. »

pas vite de ses couches. »

La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis 25 Il ne savait plus ; il cherchait les bouts de papier poses tous trois commencèrent à manger.

dans un bréviaire4. Il en retrouva deux enfin, et conti-Au bout de dix minutes le père reprit : «Écoute un nua : « Il ne faut pas que les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, ou bien je prévien-60 mot, la fille, et tâche d' n' point te mettre en défaut sur ce que j' vas te dire...»

Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de conduite, prévoyant les moindres détails, la 1. Première publication dans Cil Bios (16 septembre 1883). Repris dans les Contes de la bécasse (1883).

2. ouailles : paroissiens.

1. garde champêtre : agent communal chargé notamment de la surveillance des 3 prône : annonces faites chaque semaine à la messe.

4. bréviaire : livre de textes religieux que les prêtres devaient lire chaque jour.

lieux publics.

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

LES SABOTS

préparant à cette conquête d'un vieux veuf mal avec sa

- C'est bien ; all' aura quinze francs par mois et 1' fri-65 famille.

100 cot1 . J' 1' attends d'main, pour faire ma soupe du matin.

La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle Et il congédia les deux femmes.

demeurait, la fourchette à la main, les yeux sur son Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à homme et sur sa fille tour à tour, suivant cette instruc-travailler dur, sans dire un mot, comme elle faisait chez tion avec une attention concentrée et muette.

ses parents.

70 Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, 105 Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux docile et stupide.

de la cuisine, monsieur Omont la héla.

Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son

- Adélaïde !

bonnet, et elles partirent toutes deux pour aller trouver Elle accourut. «Me v'là, not' maître.»

M. Césaire Omont. Il habitait une sorte de petit pavillon Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et 75 de briques adossé aux bâtiments d'exploitation qu'oc-110 abandonnées, l'œil troublé, il déclara : «Écoute un peu, cupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du faire-valoir1, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T' es ma servante, pour vivre de ses rentes.

mais rien de plus. T' entends. Nous ne mêlerons point Il avait environ cinquante-cinq ans ; il était gros, jovial nos sabots. »

et bourru comme un homme riche. Il riait et criait à

- Oui, not' maître.

80 tomber les murs, buvait du cidre et de l'eau-de-vie à 115 - Chacun sa place, ma fille, t' as la cuisine; j'ai ma pleins verres, et passait encore pour chaud2, malgré son salle. À part ça, tout sera pour té comme pour mé. C'est âge.

convenu ?

Il aimait à se promener dans les champs, les mains

- Oui, not' maître.

derrière le dos, enfonçant ses sabots de bois dans la

- Allons, c'est bien, va à ton ouvrage.

85 terre grasse, considérant la levée du blé ou la floraison 120 Et elle alla reprendre sa besogne.

des colzas d'un œil d'amateur à son aise, qui aime ça, À midi elle servit le dîner du maître dans sa petite mais qui ne se la foule plus.

salle à papier peint, puis, quand la soupe fut sur la table, On disait de lui : « C'est un père Bon-Temps, qui n'est elle alla prévenir M. Omont.

pas bien levé tous les jours. »

- C'est servi, not' maître.

90 Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant 125 Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa ser-son café. Et, se renversant, il demanda :

viette, hésita une seconde, puis, d'une voix de tonnerre :

- Qu'est-ce que vous désirez?

- Adélaïde !

La mère prit la parole :

Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massa-

- C'est not' fille Adélaïde que j' viens vous proposer crer : «Eh bien, nom de D... et té, ousqu' est ta place?»

95 pour servante, vu c' qu'a dit çu matin monsieur le curé.

130 - Mais... not' maître...

Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement : Il hurlait : «J'aime pas manger tout seul, nom de D... ;

«Quel âge qu'elle a, c' te grande bique-là?»

tu vas te mett' là ou bien foutre le camp si tu n' veux

- Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.

pas. Va chercher t' nassiette et ton verre. »

Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant : 135 «Me v'ià, not' maître.»

1. faire-valoir : exploitation directe des terres par leur propriétaire.

2. chaud : amateur de femmes.

1. fricot : nourriture.

84

85

C O N T E S N O R M A N D S E T P A R I S I E N S

LES SABOTS

Et elle s'assit en face de lui.

Alors il vociféra : «Veux-tu bien descendre, nom de Alors il devint jovial, il trinquait, tapait sur la table, D... J'aime pas coucher tout seul, nom de D..., et si tu racontait des histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, n' veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D...»

sans oser prononcer un mot.

Alors elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa 140 De temps en temps elle se levait pour aller chercher 175 chandelle :

du pain, du cidre, des assiettes.

- Me v'là, not' maître !

En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse Et il entendit ses petits sabots découverts battre le devant lui; alors, repris de colère, il grogna : sapin de l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux der-

- Eh bien, et pour té ?

nières marches, il la prit par le bras, et dès qu'elle eut 145 - J'n'en prends point, not' maître.

18o laissé devant la porte ses étroites chaussures de bois à

- Pourquoi que tu n'en prends point?

côté des grosses galoches du maître, il la poussa dans sa

- Parce que je l'aime point.

chambre en grognant :

Alors il éclata de nouveau : «J'aime pas prend' mon

- Plus vite que ça, donc, nom de D... !

café tout seul, nom de D... Si tu n' veux pas t' mett' à en Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle 150 prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D... Va 185 disait :

chercher une tasse et plus vite que ça. »

- Me v'là, me v'là, not' maître.

Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire Six mois après, comme elle allait voir ses parents un liqueur, fit la grimace, mais, sous l'œil furieux du maître, dimanche, son père l'examina curieusement, puis avala jusqu'au bout. Puis il lui fallut boire le premier demanda :

155 verre d'eau-de-vie de la rincette, le second du pousse-190 - T' es-ti point grosse1 ?

rincette1, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.

Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant : Et M. Omont la congédia. «Va laver ta vaisselle main-

«Mais non, je n' crois point.»

tenant, t'es une bonne fille. »

Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir : Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie

- Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos 160 de dominos; puis il l'envoya se mettre au lit.

195 sabots?

- Va te coucher, je monterai tout à l'heure.

- Oui, je les ons mêlés 1' premier soir et puis Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit.

1' sautres.

Elle fit sa prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps.

- Mais alors t' es pleine2, grande futaille3.

Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait Elle se mit à sangloter, balbutiant : «J' savais ti, mé?

165 trembler la maison.

200 J'savais ti, mé?»

- Adélaïde?

Le père Malandrin la guettait, l'œil éveillé, la mine Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier : satisfaite. Il demanda :

- Me v'là, not' maître.

- Quéque tu ne savais point?

- Ousque t' es?

Elle prononça à travers ses pleurs : «J' savais ti, mé, no - Mais j' suis dans mon lit, donc, not' maître.

205 que ça se faisait comme ça, d' s' éfants ! »

1. rincette : cette première ration d'eau-de-vie rince la tasse à café encore chaude 1. grosse : enceinte.

dans laquelle on la verse. La succession rincette, pousse-rincette, coup-de-pied-au-2. pleine : ne se dit que pour les animaux.

cul est traditionnelle en Normandie.

3. futaille : barrique (à rapprocher de pleine).

87

CONTES NORMANDS ET PARISIENS

LES SABOTS

Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère : « La v'là grosse, à c't' heure. »

Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule sa fille en larmes, la traitant de « manante »

Compréhension

210 et de «traînée».

Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa cas-1. Comment nous est présentée l'assemblée des fidèles à la quette pour aller causer de leurs affaires avec messe ? Est-elle spécifiquement religieuse ?À quelles autres assem-maît' Césaire Omont, il déclara :

blées peut-elle faire penser ?

- AU' est tout d' même encore pu sotte que j'aurais 2. Comment nous apparaît le rôle du prêtre ?

215 cru. AU' n' savait point c' qu' all' faisait, c'te niente1.

Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait 3. Quels éléments soulignent la pauvreté des Malandrin ?

les bans2 de M. Onufre-Césaire Omont avec Céleste-4. Pourquoi le père Malandrin est-il tenté par la place de servante Adélaïde Malandain.

pour sa fille ?

5. Adélaïde est-elle belle ?

6. À quelles qualités sera sensible M. Omont ?

7. À quels signes se remarque la richesse de M. Omont ? Est-ce vraiment un bourgeois?

8. Que nous apprend la visite d'Adélaïde et de sa mère sur le caractère de M. Omont ?

9. Quels sont les rapports entre Adélaïde et son maître au cours de la première journée de son service ?

10. Comparez les réactions du père et de la mère d'Adélaïde devant la grossesse de leur fille : ressemblances et différences.

Ecriture /Réécriture

11. Par quels termes est suggérée la présence de la campagne (1 1

à 14)?

12. M. Omont reçoit les deux femmes «le ventre à table » (7. 88) : quel est l'intérêt de cette expression ?

13. L'expression «mêler les sabots» a-t-elle le même sens 1. 112-Paysanne peignant des sabots.

113 et 1. 194-195?

14. Comment est racontée la première journée dAdélaïde chez M. Omont ? Quelles en sont les différentes scènes ? Quelles expressions sont répétées ? Quel est l'intérêt de ces répétitions ?

15. Imaginez le dialogue entre Malandrin et M. Omont lorsqu'ils causent de leurs affaires (1. 211).

1. niente : fille de rien (patois normand).

2. bans : proclamation officielle d'une promesse de mariage.

16. Quel est l'intérêt de la dernière phrase ?

89

EN MER1

À Henry Céard

On lisait dernièrement dans les journaux les lignes suivantes :

« BOULOGNE-SUR-MER2, 22 janvier. - On nous écrit :

«Un affreux malheur vient de jeter la consternation 5 parmi notre population maritime déjà si éprouvée depuis deux années. Le bateau de pêche commandé par le patron Javel, entrant dans le port, a été jeté à l'ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetée.

10 «Malgré les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoyées au moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont péri.

«Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres. »

15 Quel est ce patron Javel ? Est-il le frère du manchot ?

Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-

être sous les débris de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense, il avait assisté, voici dix-huit ans maintenant, à un autre drame, terrible et simple comme sont 20 toujours ces drames formidables des flots.

Javel aîné était alors patron d'un chalutier.

Le chalutier est le bateau de pêche par excellence.

Solide à ne craindre aucun temps, le ventre rond, roulé sans cesse par les lames comme un bouchon, toujours 25 dehors, toujours fouetté par les vents durs et salés de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflée, traînant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l'Océan, et détache et cueille toutes les bêtes endormies dans les roches, les poissons plats collés au sable, les 1. Première publication dans Gil Blas (12 février 1883). Repris dans les Contes de la bécasse.

2. Ce fait divers, survenu à Boulogne, est le point de départ du conte, mais Maupassant l'a enrichi des souvenirs de ses fréquents séjours dans les petits ports de la côte normande, surtout Étretat et Fécamp.

91

CONTES NORMANDS ET PARISIENS

EN MER

30 crabes lourds aux pattes crochues, les homards aux effort désespéré, tâchant de l'autre main de soulever moustaches pointues.

l'amarre, mais le chalut traînait déjà et le câble roidi ne Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau céda point.

se met à pêcher. Son filet est fixé tout le long d'une 70 L'homme crispé par la douleur appela. Tous accou-grande tige de bois garnie de fer qu'il laisse descendre au rurent. Son frère quitta la barre. Ils se jetèrent sur la 35 moyen de deux câbles glissant sur deux rouleaux aux corde, s'efforçant de dégager le membre qu'elle broyait.

deux bouts de l'embarcation. Et le bateau, dérivant sous Ce fut en vain. «Faut couper», dit un matelot, et il tira le vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux et dévaste le sol de la mer.

75 coups, sauver le bras de Javel cadet.

Javel avait à bord son frère cadet, quatre hommes et Mais couper, c'était perdre le chalut, et ce chalut 40 un mousse. Il était sorti de Boulogne par un beau temps valait de l'argent, beaucoup d'argent, quinze cents clair pour jeter le chalut1.

francs ; et il appartenait à Javel aîné, qui tenait à son Or, bientôt le vent s'éleva, et une bourrasque surve-avoir.

nant força le chalutier à fuir. Il gagna les côtes d'Angle-80 Il cria, le cœur torturé : «Non, coupe pas, attends, je terre ; mais la mer démontée battait les falaises, se ruait vas lofer1.» Et il courut au gouvernail, mettant toute la 45 contre la terre, rendait impossible l'entrée des ports. Le barre dessous.

petit bateau reprit le large et revint sur les côtes de Le bateau n'obéit qu'à peine, paralysé par ce filet qui France. La tempête continuait à faire infranchissables les immobilisait son impulsion, et entraîné d'ailleurs par la jetées, enveloppant d'écume, de bruit et de danger tous 85 force de la dérive2 et du vent.

les abords des refuges.

Javel cadet s'était laissé tomber sur les genoux, les 50 Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des dents serrées, les yeux hagards. Il ne disait rien. Son flots, ballotté, secoué, ruisselant, souffleté par des frère revint, craignant toujours le couteau d'un marin : paquets d'eau, mais gaillard, malgré tout, accoutumé à

«Attends, attends, coupe pas, faut mouiller l'ancre3.»

ces gros temps qui le tenaient parfois cinq à six jours 90 L'ancre fut mouillée, toute la chaîne filée, puis on se errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder mit à virer4 au cabestan5 pour détendre les amarres du 55 l'un ou l'autre.

chalut. Elles s'amollirent, enfin, et on dégagea le bras Puis, enfin l'ouragan se calma; comme il se trouvait inerte, sous la manche de laine ensanglantée.

en pleine mer, et, bien que la vague fût encore forte, le Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et patron commanda de jeter le chalut.

95 on vit une chose horrible, une bouillie de chairs dont le Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus sang jaillissait à flots qu'on eût dit poussés par une 60 bord, et deux hommes à l'avant, deux hommes à l'ar-pompe. Alors l'homme regarda son bras et murmura : rière, commencèrent à filer sur les rouleaux les amarres

« Foutu ».

qui le tenaient. Soudain il toucha le fond; mais une Puis, comme l'hémorragie faisait une mare sur le pont haute lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait à l'avant et dirigeait la descente du filet, chancela, et 65 son bras se trouva saisi entre la corde un instant déten-due par la secousse et le bois où elle glissait. Il fit un 1. lofer : manœuvrer le gouvernail pour que le bateau aille contre le vent.

2. dérive : déviation d'un navire sous l'action d'un courant.

3. mouiller l'ancre : la laisser tomber au fond de la mer pour retenir le bateau.

4. virer : faire demi-tour.

1. chalut : grand filet qui donne son nom (chalutier) au bateau qui le traîne.

5. cabestan : treuil autour duquel s'enroule le câble qui retient l'ancre.

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

EN MER

100 du bateau, un des matelots cria : «Il va se vider, faut pourriture sur la partie du membre qui ne tenait plus à nouer la veine. »

lui.

Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et Les matelots regardaient, disant leur avis.

goudronnée, et, enlaçant le membre au-dessus de la

- Ça pourrait bien être le Noir, pensait l'un.

blessure, ils serrèrent de toute leur force. Les jets de 140 - Faudrait de l'iau salée là-dessus, déclarait un autre.

105 sang s'arrêtaient peu à peu ; ils finirent par cesser tout à On apporta donc de l'eau salée et on versa sur le mal.

fait.

Le blessé devint livide, grinça des dents, se tordit un Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le peu; mais il ne cria pas.

prit de l'autre main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout Puis, quand la brûlure se fut calmée : « Donne-moi ton était rompu, les os cassés ; les muscles seuls retenaient 145 couteau», dit-il à son frère. Le frère tendit son couteau.

110 ce morceau de son corps. Il le considérait d'un œil

- Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus.

morne, réfléchissant. Puis il s'assit sur une voile pliée, et On fit ce qu'il demandait.

les camarades lui conseillèrent de mouiller sans cesse la Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait douce-blessure pour empêcher le mal noir1.

ment, avec réflexion, tranchant les derniers tendons On mit un seau auprès de lui, et, de minute en 150 avec cette lame aiguë comme un fil de rasoir ; et bientôt 115 minute, il puisait dedans au moyen d'un verre, et bai-il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un profond soupir gnait l'horrible plaie en laissant couler dessus un petit et déclara : «Fallait ça. J'étais foutu.»

filet d'eau claire.

Il semblait soulagé et respirait avec force. Il

- Tu serais mieux en bas, lui dit son frère. Il descen-recommença à verser de l'eau sur le tronçon de membre dit, mais au bout d'une heure il remonta, ne se sentant 155 qui lui restait.

120 pas bien tout seul. Et puis il préférait le grand air. Il se La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.

rassit sur sa voile et recommença à bassiner son bras.

Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre et l'examina doucement. La putréfaction se déclarait.

blanc gisaient à côté de lui, secoués par des spasmes de Les camarades vinrent aussi l'examiner, et ils se le pas-mort; il les regardait sans cesser d'arroser ses chairs 160 saient de main en main, le tâtaient, le retournaient, le 125 écrasées.

flairaient.

Son frère dit : «Faut jeter ça à la mer., à c't' heure. »

Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup Mais Javel cadet se fâcha : «Ah! mais non, ah! mais de vent se déchaîna ; et le petit bateau recommença sa non. J' veux point. C'est à moi, pas vrai, pisque c'est course folle, bondissant et culbutant, secouant le triste 165 mon bras. »

blessé.

Il le reprit et le posa entre ses jambes.

130 La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'à l'aurore. Au

- Il va pas moins pourrir, dit l'aîné. Alors une idée soleil levant on apercevait de nouveau l'Angleterre, vint au blessé. Pour conserver le poisson quand on mais, comme la mer était moins dure, on repartit pour la tenait longtemps la mer, on l'empilait en des barils de France en louvoyant2.

170 sel.

Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur Il demanda : «J' pourrions t'y point 1' mettre dans la 135 montra des traces noires, toute une vilaine apparence de saumure1. »

1. le mal noir : la gangrène (comme, un peu plus loin, le Noir).

2. louvoyant : naviguant contre le vent, tantôt sur un bord, tantôt sur l'autre.

1. saumure : eau très salée dans laquelle on conserve le poisson.

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

EN MER

- Ça, c'est vrai, déclarèrent les autres.

avait voulu couper le chalut, j'aurais encore mon bras, Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des 210 pour sûr. Mais il était regardant à son bien. »

175 jours derniers; et, tout au fond, on déposa le bras. On versa du sel dessus, puis on replaça, un à un, les poissons.

Un des matelots fit cette plaisanterie : «Pourvu que je F vendions point à la criée1.»

180 Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.

Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne jusqu'au lendemain dix heures. Le blessé continuait sans répit à jeter de l'eau sur sa plaie.

De temps en temps il se levait et marchait d'un bout à 185 l'autre du bateau.

Son frère, qui tenait la barre, le suivait de l'œil en hochant la tête.

On finit par rentrer au port.

Le médecin examina la blessure et la déclara en 190 bonne voie. Il fit un pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port pour retrouver le baril qu'il avait marqué d'une croix.

On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien 195 conservé dans la saumure, ridé, rafraîchi. Il l'enveloppa dans une serviette emportée à cette intention, et rentra chez lui.

Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce débris du père, tâtant du doigt, enlevant les brins de sel 200 restés sous les ongles ; puis on fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil.

Le lendemain l'équipage complet du chalutier suivit l'enterrement du bras détaché. Les deux frères, côte à côte, conduisaient le deuil. Le sacristain2 de la paroisse 205 tenait le cadavre sous son aisselle.

Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port, et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas à son auditeur : « Si le frère Paysan normand.

1. criée : vente publique aux enchères.

2. sacristain : employé qui veille à l'entretien des objets du culte.

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

EN MER

16. En quoi le langage des marins, rapporté au style direct tout au long du conte, traduit-il leurs caractères ?

17. Imaginez à votre tour une histoire où l'avarice d'un person-Compréhension

nage (refus d'appeler un médecin, de faire faire une réparation, de prêter de l'argent, etc.) a eu des conséquences dramatiques.

1. Pourquoi Maupassant donne-t-il tant de détails techniques pour expliquer l'accident?

2. Quelles étapes successives peut-on distinguer dans le premier acte du drame (1. 62 à 106)1

3. En quoi consiste le cas de conscience du frère aîné ? Comment le résoud-il?

4. Qu'est-ce qui relance l'histoire alors qu'on pouvait la croire finie ?

5. De quelle façon le blessé se coupe-t-il le bras ? Quel effet cette amputation produit-elle ?

6. Pourquoi le blessé refuse-t-il qu'on jette son bras à la mer?

7. En quoi la façon de conserver le bras est-elle à la fois comique et macabre ?

8. «Pourvu que je 1' vendions pas à la criée» (7. 178), dit un des matelots : que nous apprend cette plaisanterie (et les réactions qu 'elle provoque) sur le caractère des personnages ?

9. Que pensez-vous de l'intérêt porté par femme et enfants au bras du père ?

10. Comment sont présentés les apprêts puis la cérémonie de l'enterrement ?

11. Quels sentiments traduisent les dernières paroles de Javel cadet ?

Ecriture /Réécriture,

12. Quel est l'intérêt de l'introduction (1. 1 à 20) ? Quelle tonalité donne-t-elle d'emblée au reste du récit ?

13. En combien d'étapes la description du chalutier se fait-elle (1. 22 à 31 et 32 à 38) ? Comment caractériseriez-vous chacune de ces parties ?

14. Quelles expressions soulignent plus particulièrement le caractère horrible du drame ?

Battage de la faux.

15. Quel est l'intérêt de l'évocation des poissons (7. 122 à 125)?

Pouvez-vous y relever quelques connotations ?

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SAINT-ANTOINE

SAINT-ANTOINE1

pas jusqu'à Tanneville1 ; mais lorsqu'il apprit qu'ils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il À X. Charmes

guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa 30 cuisine, s'attendant à tout moment à voir passer les On l'appelait Saint-Antoine2, parce qu'il se nommait baïonnettes.

Antoine, et aussi peut-être parce qu'il était bon vivant, Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses servi-joyeux, farceur, puissant mangeur et fort buveur, et teurs, la porte s'ouvrit, et le maire de la commune, vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il eût plus de maître2 Chicot, parut suivi d'un soldat coiffé d'un casque 5 soixante ans.

35 noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se dressa d'un C'était un grand paysan du pays de Caux3, haut en bond; et tout son monde le regardait, s'attendant à le couleur, gros de poitrine et de ventre, et perché sur de voir écharper le Prussien ; mais il se contenta de serrer la longues jambes qui semblaient trop maigres pour l'am-main du maire qui lui dit : « En v' là un pour toi, Saint-pleur du corps.

Antoine. Ils sont venus c'te nuit. Fais pas de bêtise sur-10 Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets 40 tout, vu qu'ils parlent de fusiller et de brûler tout si seu-dans sa ferme qu'il dirigeait en madré4 compère, soi-lement il arrive la moindre chose. Te v'là prévenu.

gneux de ses intérêts, entendu dans les affaires et dans Donne-li à manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je l'élevage du bétail, et dans la culture de ses terres. Ses vas chez l's' autres. Y en a pour tout le monde. » Et il deux fils et ses trois filles, mariés avec avantage3, sortit.

15 vivaient aux environs, et venaient, une fois par mois, 45 Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien.

dîner avec le père. Sa vigueur était célèbre dans tout le C'était un gros garçon à la chair grasse et blanche, aux pays d'alentour ; on disait en manière de proverbe : « Il yeux bleus, au poil blond, barbu, jusqu'aux pommettes, est fort comme Saint-Antoine. »

qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le Normand Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, malin le pénétra3 tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de 20 au cabaret, promettait de manger une armée, car il était 50 s'asseoir. Puis il lui demanda : «Voulez-vous de la hâbleur6 comme un vrai Normand, un peu couard et soupe ? » L'étranger ne comprit pas. Antoine alors eut un fanfaron. Il tapait du poing sur la table de bois, qui sau-coup d'audace, et lui poussant sous le nez une assiette tait en faisant danser les tasses et les petits verres, et il pleine : «Tiens, avale ça, gros cochon.»

criait, la face rouge et l'œil sournois, dans une fausse Le soldat répondit : « Ya » et se mit à manger goulû-25 colère de bon vivant : «Faudra que j'en mange, nom de 55 ment pendant que le fermier triomphant, sentant sa Dieu ! » Il comptait bien que les Prussiens ne viendraient réputation reconquise, clignait de l'œil à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même temps grand'peur et envie de rire.

Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-1. Première publication dans Gû Blas (3 avril 1883). Repris dans les Contes de la 60 Antoine lui en servit une autre qu'il fit disparaître égale-bécasse (1883).

ment; mais il recula devant la troisième, que le fermier 2. Saint-Antoine : ermite du désert de la Haute-Egypte (251-356) qui passe pour avoir résisté à de nombreuses tentations. Un roman de Flaubert, La Tentation de saint Antoine (1874) s'inspire de cette légende.

3. pays de Caux : partie de la Normandie située au nord de la Seine. Correspond à peu près au département de la Seine-Maritime.

1. Tanneville : localité imaginaire.

4. madré : rusé.

2. maître : terme employé pour désigner un paysan enrichi, jouissant d'une cer-5. avec avantage : richement.

taine considération.

6. hâbleur : vantard.

3. pénétra : comprit à qui il avait affaire.

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

SAINT-ANTOINE

voulait lui faire manger de force, en répétant : «Allons

- J' te 1' vends, Césaire, trois pistoles1.

fous-toi ça dans le ventre. T'engraisseras ou tu diras

- Je 1' prends, Antoine, et j' t'invite à manger du pourquoi, va, mon cochon ! »

boudin.

65 Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le

- Mé, c' que j' veux, c'est d' ses pieds.

faire manger tout son saoul, riait d'un air content, en loo - Tâte li 1' ventre, tu verras qu'il n'a que d' la graisse.

faisant signe qu'il était plein.

Et tout le monde clignait de l'œil sans rire trop haut Alors Saint-Antoine devenu tout à fait familier lui tapa cependant, de peur que le Prussien devinât à la fin qu'on sur le ventre en criant : « Y en a-t-il dans la bedaine de se moquait de lui. Antoine seul, s'enhardissait tous les 70 mon cochon ! » Mais soudain il se tordit, rouge à tomber jours, lui pinçait les cuisses en criant : «Rien qu' du d'une attaque, ne pouvant plus parler. Une idée lui était 115 gras», lui tapait sur le derrière en hurlant : «Tout ça venue qui le faisait étouffer de rire : «C'est ça, c'est ça, d' la couenne2»; l'enlevait dans ses bras de vieux Saint-Antoine et son cochon1. V'là mon cochon. » Et les colosse capable de porter une enclume en déclarant : « Il trois serviteurs éclatèrent à leur tour.

pèse six cents3, et pas de déchet. »

75 Le vieux était si content qu'il fit apporter de l'eau-de-Et il avait pris l'habitude de faire offrir à manger à son vie, la bonne, le fil-en-dix2, et qu'il en régala tout le 110 cochon partout où il entrait avec lui. C'était là le grand monde. On trinqua avec le Prussien, qui claqua de la plaisir, le grand divertissement de tous les jours : «Don-langue par flatterie, pour indiquer qu'il trouvait ça nez-li de c' que vous voudrez, il avale tout. » Et on offrait fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez : « Hein ?

à l'homme du pain et du beurre, des pommes de terre, 80 En v'là d' la fine. T' en bois pas comme ça chez toi, du fricot4 froid, de l'andouille qui faisait dire : «De la mon cochon. »

115 vôtre, et du choix. »

Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prus-enchanté de ces attentions, se rendait malade pour ne sien. Il avait trouvé là son affaire, c'était sa vengeance à pas refuser ; et il engraissait vraiment, serré maintenant lui, sa vengeance de gros malin. Et tout le pays, qui dans son uniforme, ce qui ravissait Saint-Antoine et lui 85 crevait de peur, riait à se tordre derrière le dos des vain-120 faisait répéter : «Tu sais, mon cochon, faudra te faire queurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la faire une autre cage. »

plaisanterie il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui Ils étaient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du pour inventer des choses comme ça. Cré3 coquin, va!

monde; et quand le vieux allait à ses affaires dans les Il s'en allait chez les voisins, tous les jours après midi, environs, le Prussien l'accompagnait de lui-même pour 90 bras dessus bras dessous avec son Allemand qu'il pré-125 le seul plaisir d'être avec lui.

sentait d'un air gai en lui tapant sur l'épaule : «Tenez, Le temps était rigoureux ; il gelait dur ; le terrible hiver v'là mon cochon, r'gardez-moi s'il engraisse c't' animal-de 1870 semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la là. »

France.

Et les paysans s'épanouissaient : «Est-il donc rigolo, Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et 95 ce bougre d'Antoine ! »

130 profitait des occasions, prévoyant qu'il manquerait de 1. Saint-Antoine et son cochon : selon une tradition populaire, saint Antoine était 1. pistoles : anciennes monnaies.

toujours représenté flanqué d'un cochon, son animal familier.

2. couenne : peau de porc.

2. fil-en-dix : eau-de-vie de Calvados très forte en alcool.

3. six cents : six cents livres, soit trois cents kilos.

3. Cré : sacré.

4. fricot : nourriture grossière.

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

SAINT-ANTOINE

fumier pour les travaux de printemps, acheta celui d'un plaines. Le froid saisit les deux hommes, augmentant voisin qui se trouvait dans la gêne ; et il fut convenu qu'il leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de n'avoir pas irait chaque soir avec son tombereau chercher une triomphé, s'amusait à pousser de l'épaule son cochon charge d'engrais.

175 pour le faire culbuter dans le fossé. L'autre évitait les 135 Chaque jour donc il se mettait en route à l'approche attaques par des retraites ; et, chaque fois, il prononçait de la nuit et se rendait à la ferme des Haules, distante quelques mots allemands sur un ton irrité qui faisait rire d'une demi-lieue, toujours accompagné de son cochon.

aux éclats le paysan. À la fin, le Prussien se fâcha; et Et chaque jour c'était une fête de nourrir l'animal. Tout juste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la 180 bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui 140 grand'messe.

fit chanceler le colosse.

Le soldat, cependant, commençait à se méfier ; et Alors, enflammé d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme quand on riait trop fort il roulait des yeux inquiets qui, à bras le corps, le secoua quelques secondes comme il parfois, s'allumaient d'une flamme de colère.

eût fait d'un petit enfant, et il le lança à toute volée de Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il 185 l'autre côté du chemin. Puis, content de cette exécution, 145 refusa d'avaler un morceau de plus ; et il essaya de se il croisa ses bras pour rire de nouveau.

lever pour s'en aller. Mais Saint-Antoine l'arrêta d'un Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque tour de poignet, et lui posant ses deux mains puissantes ayant roulé, et, dégainant son sabre, il se précipita sur le sur les épaules il le rassit si durement que la chaise père Antoine.

s'écrasa sous l'homme.

190 Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le 150 Une gaieté de tempête éclata ; et Antoine, radieux, milieu, son grand fouet de houx, droit, fort et souple ramassant son cochon, fit semblant de le panser pour le comme un nerf de bœuf.

guérir ; puis il déclara : « Puisque tu n' veux pas manger, Le Prussien arriva, le front baissé, l'arme en avant, sûr tu vas boire, nom de Dieu ! » Et on alla chercher de l'eau-de tuer. Mais le vieux, attrapant à pleine main la lame de-vie au cabaret.

195 dont la pointe allait lui crever le ventre, l'écarta, et il 155 Le soldat roulait des yeux méchants ; mais il but néan-frappa d'un coup sec sur la tempe, avec la poignée du moins ; il but tant qu'on voulut ; et Saint-Antoine lui fouet, son ennemi qui s'abattit à ses pieds.

tenait la tête, à la grande joie des assistants.

Puis il regarda, effaré, stupide d'étonnement, le corps Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en d'abord secoué de spasmes, puis immobile sur le ventre.

feu, emplissait les verres, trinquait en gueulant «à la 200 Il se pencha, le retourna, le considéra quelque temps.

160 tienne!» Et le Prussien, sans prononcer un mot, enton-L'homme avait les yeux clos ; et un filet de sang coulait nait coup sur coup des lampées de cognac.

d'une fente au coin du front. Malgré la nuit, le père C'était une lutte, une bataille, une revanche ! À qui Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la boirait le plus, nom d'un nom ! Ils n'en pouvaient ni l'un neige.

ni l'autre quand le litre fut séché. Mais aucun des deux 205 Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau 165 n'était vaincu. Ils s'en allaient manche à manche, voilà s'en allait toujours, au pas tranquille des chevaux.

tout. Faudrait recommencer le lendemain !

Qu'allait-il faire? Il serait fusillé! On brûlerait sa Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté ferme, on ruinerait le pays ! Que faire ? Comment cacher du tombereau de fumier que tramaient lentement les le corps, cacher la mort, tromper les Prussiens ? Il enten-deux chevaux.

210 dit des voix au loin, dans le grand silence des neiges.

170 La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune Alors, il s'affola, et, ramassant le casque, il recoiffa sa s'éclairait tristement de cette blancheur morte des victime, puis, l'empoignant par les reins, il l'enleva, cou-104

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SAINT-ANTOINE

rut, rattrapa son attelage, et lança le corps sur le fumier.

déchaîner la bête, pour ne plus l'entendre. Il descendit, Une fois chez lui, il aviserait.

255 ouvrit la porte, s'avança dans la nuit.

215 Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trou-La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâti-vant rien. Il se voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans ments de la ferme faisaient de grandes taches noires.

sa cour. Une lumière brillait à une lucarne, sa servante L'homme s'approcha de la niche. Le chien tirait sur sa ne dormait pas encore ; alors il fit vivement reculer sa chaîne. Il le lâcha. Alors «Dévorant» fit un bond, puis voiture jusqu'au bord du trou à l'engrais. Il songeait 260 s'arrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs 220 qu'en renversant la charge, le corps posé dessus tombeau vent, le nez tourné vers le fumier.

rait dessous dans le fossé ; et il fit basculer le tombereau.

Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbu-Comme il l'avait prévu, l'homme fut enseveli sous le tia : «Que qu' t'as donc, sale rosse?» et il avança de fumier. Antoine aplanit le tas avec sa fourche, puis la quelques pas, fouillant de l'œil l'ombre indécise, planta dans la terre à côté. Il appela son valet, ordonna 265 l'ombre terne de la cour.

225 de mettre les chevaux à l'écurie ; et il rentra dans sa Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur chambre.

son fumier !

Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu'il allait Il regardait cela perclus1 d'horreur et haletant. Mais, faire, mais aucune idée ne l'illuminait, son épouvante soudain, il aperçut auprès de lui le manche de sa fourche allait croissant dans l'immobilité du lit. On le fusillerait !

270 piquée dans la terre; il l'arracha du sol; et, dans un de 230 Il suait de peur ; ses dents claquaient ; il se releva, grelot-ces transports de peur qui rendent téméraires les plus tant, ne pouvant plus tenir dans ses draps.

lâches, il se rua en avant, pour voir.

Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine C'était lui, son Prussien, sorti fangeux2 de sa couche dans le buffet, et remonta. Il but deux grands verres de d'ordure qui l'avait réchauffé, ranimé. Il était assis suite jetant une ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, 275 machinalement, et il restait là, sous la neige qui le pou-235 sans calmer l'angoisse de son âme. Il avait fait là un joli drait, souillé de saletés et de sang, encore hébété par coup, nom de Dieu l'imbécile !

l'ivresse, étourdi par le coup, épuisé par sa blessure.

Il marchait de long en large, cherchant des ruses, des Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien explications et des malices ; et, de temps en temps, il se comprendre, il fit un mouvement afin de se lever. Mais rinçait la bouche avec une gorgée de fil-en-dix pour se 280 le vieux, dès qu'il l'eut reconnu, écuma ainsi qu'une bête 240 mettre du cœur au ventre.

enragée.

Et il ne trouvait rien, mais rien.

Il bredouillait : «Ah! cochon! cochon! t'es pas mort!

Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-Tu vas me dénoncer, à c't' heure... Attends... attends!»

loup qu'il appelait « Dévorant », se mit à hurler à la mort.

Et, s'élançant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute Le père Antoine frémit jusque dans les moelles ; et, 285 la vigueur de ses deux bras sa fourche levée comme une 245 chaque fois que la bête reprenait son gémissement lance, et il lui enfonça jusqu'au manche les quatre lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du pointes de fer dans la poitrine.

vieux.

Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long Il s'était abattu sur une chaise, les jambes cassées, soupir de mort, tandis que le vieux paysan, retirant son hébété, n'en pouvant plus, attendant avec anxiété que 250 «Dévorant» recommençât sa plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos nerfs.

L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se 1. perclus : paralysé.

taisait pas. Le paysan devenait fou. Il se leva pour aller 2. fangeux : maculé, sali.

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SAINT-ANTOINE

290 arme des plaies, la replongeait coup sur coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la gorge, frappant comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpi-tant dont le sang fuyait à gros bouillons.

C ompréhension

Puis il s'arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, 295 aspirant l'air à grandes gorgées, apaisé par le meurtre 1. Quels sont les traits de caractère de saint Antoine (1. 10 à 18) ?

accompli.

2. Quels sont les sentiments successifs de saint Antoine (7. 32 à Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers 81) ? Comment la scène progresse-t-elle ?

et comme le jour allait poindre, il se mit à l'oeuvre pour 3. Que pense le Prussien au fond de lui-même? À quel moment ensevelir l'homme.

l'entente avec Saint-Antoine se dégrade-t-elle ? Distinguez les 300 Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla points de vue respectifs des deux personnages.

plus bas encore, travaillant d'une façon désordonnée 4. Quelle est l'attitude de l'ensemble de la population normande dans un emportement de force avec des mouvements (1. 84 à 115)?

furieux des bras et de tout le corps.

5. Quelles étapes successives pouvez-vous relever dans la pro-Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le gression du récit jusqu'à ce que le Prussien soit abattu (7. 141 à 305 cadavre dedans, avec la fourche, rejeta la terre dessus, la 204) ?

piétina longtemps, remit en place le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait sa besogne, et 6. Comment se manifeste l'épouvante d'Antoine (1. 205 à 255) ?

couvrait les traces de son voile blanc.

7. Pourquoi Antoine tue-t-il le Prussien ?

Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra 8. En pleine guerre, le meurtre d'un soldat ennemi pourrait être 31o chez lui. Sa bouteille encore à moitié pleine d'eau-de-vie un acte héroïque : est-ce ainsi que Maupassant le présente ?

était restée sur une table. Il la vida d'une haleine, se jeta 9. Pourquoi Maupassant énumère-t-il dans le détail tous les gestes sur son lit, et s'endormit profondément.

d'Antoine (1. 284 à 296) ?

Il se réveilla dégrisé, l'esprit calme et dispos, capable 10. En quoi l'attitude d'Antoine après le meurtre est-elle habile?

de juger le cas et de prévoir l'événement1.

11. L'affirmation selon laquelle «le Prussien allait chaque soir 315 Au bout d'une heure il courait le pays en demandant courir le cotillon » est-elle vraisemblable ?

partout des nouvelles de son soldat. Il alla trouver les 12. Pourquoi le vieux gendarme est-il fusillé ?

officiers, pour savoir, disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.

Comme on connaissait leur liaison, on ne le soup-Ecriture, /Réécriture

320 çonna pas; et il dirigea même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir courir le cotil-13. Quel effet produit le surnom de saint Antoine donné au lon

paysan normand?

2.

Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge 14. Comment est composé le portrait physique de Saint-Antoine dans un village voisin et qui avait une jolie fille, fut (différents éléments, effet recherché, etc.) ? En quels termes sont 325 arrêté et fusillé.

soulignés les deux principaux traits de caractère de saint Antoine ?

15. L'expression «un matin» (1. 32) est-elle une simple précision temporelle ou marque-t-elle un tournant dans le récit?

16. Quels effets sont utilisés pour animer le récit (7. 82 à 115)?

1. l'événement : ce qui pouvait se passer.

17. Quelle est la tonalité du décor (7. 170 à 172)? En quoi est-il 2. courir le cotillon : courir les filles.

accordé au drame?

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

18. Après l'avoir lu dans son ensemble, précisez la composition de REGRET1

ce conte et distinguez ses différents moments (en étudiant notamment le temps des verbes).

À Léon Dierx

19. Le conte est-il gai ou triste ?

20. Que pensez-vous de la dernière phrase ? Quel est son intérêt ?

M. Saval, qu'on appelle dans Mantes «le père Saval», 21. Le soldat logé chez Saint-Antoine écrit à sa famille en Alle-vient de se lever. Il pleut. C'est un triste jour magne pour lui raconter son séjour en France.

d'automne; les feuilles tombent. Elles tombent lentement dans la pluie, comme une autre pluie plus épaisse 5 et plus lente. M. Saval n'est pas gai. Il va de sa cheminée à sa fenêtre et de sa fenêtre à sa cheminée. La vie a des jours sombres. Elle n'aura plus que des jours sombres pour lui maintenant, car il a soixante-deux ans ! Il est seul, vieux garçon, sans personne autour de io lui. Comme c'est triste de mourir ainsi, tout seul, sans une affection dévouée!

Il songe à son existence si nue, si vide. Il se rappelle dans l'ancien passé, dans le passé de son enfance, la maison, la maison de ses parents; puis le collège, les 25 sorties, le temps de son droit à Paris. Puis la maladie du père, sa mort.

Il est revenu habiter avec sa mère. Ils ont vécu tous les deux, le jeune homme et la vieille femme, paisible-ment, sans rien désirer de plus. Elle est morte aussi 20 Que c'est triste, la vie!

Il est resté seul. Et maintenant il mourra bientôt à son tour. Il disparaîtra, lui, et ce sera fini. Il n'y aura plus de M. Paul Saval sur la terre. Quelle affreuse chose ! D'autres gens vivront, s'amuseront, riront. Oui, 25 on s' s'amusera et il n'existera plus, lui ! Est-ce étrange'

qu'on puisse rire, s'amuser, être joyeux sous cette éter-nelle certitude de la mort. Si elle était seulement probable, cette mort, on pourrait encore espérer; mais non, elle est inévitable, aussi inévitable que la nuit 30 après le jour.

Si encore sa vie avait été remplie! S'il avait fait quelque chose ; s'il avait eu des aventures, de grands plai-Politique de village, gravure de 1820

1. Première publication dans Le Gaulois (4 novembre 1883) Repris dans Miss Harriet (1884).

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

REGRET

sirs, des succès, des satisfactions de toutes sortes. Mais lui aurait fallu. Maintenant, elle avait cinquante-huit ans.

non, rien. Il n'avait rien fait, jamais rien que se lever, 75 Elle semblait heureuse. Ah! si elle l'avait aimé, celle-là, 35 manger aux mêmes heures, et se coucher. Et il était jadis ; si elle l'avait aimé ! Et pourquoi ne l'aurait-elle pas arrivé comme cela à l'âge de soixante-deux ans. Il ne aimé, lui Saval, puisqu'il l'aimait bien, elle, s'était même pas marié comme les autres hommes.

Mme Sandres.

Pourquoi? Oui, pourquoi ne s'était-il pas marié? Il l'au-Si seulement elle avait deviné quelque chose...

rait pu, car il possédait quelque fortune. Est-ce l'occa-80 N'avait-elle rien deviné, n'avait-elle rien vu, rien 40 sion qui lui avait manqué? Peut-être! Mais on les fait compris jamais? Alors qu'aurait-elle pensé? S'il avait naître, ces occasions! Il était nonchalant, voilà. La parlé, qu'aurait-elle répondu?

nonchalance avait été son grand mal, son défaut, son Et Saval se demandait mille autres choses. Il revivait vice. Combien de gens ratent leur vie par nonchalance.

sa vie, cherchait à ressaisir une foule de détails.

Il est si difficile à certaines natures de se lever, de 85 Il se rappelait toutes les longues soirées d'écarté1 chez 45 remuer, de faire des démarches, de parler, d'étudier Sandres, quand sa femme était jeune et si charmante.

des questions.

Il se rappelait des choses qu'elle lui avait dites, des Il n'avait même pas été aimé. Aucune femme n'avait intonations qu'elle avait autrefois, des petits sourires dormi sur sa poitrine dans un complet abandon muets qui signifiaient tant de pensées.

d'amour. Il ne connaissait pas les angoisses délicieuses 90 Il se rappelait leurs promenades, à trois, le long de la 50 de l'attente, le divin frisson de la main pressée, l'extase Seine, leurs déjeuners sur l'herbe, le dimanche, car de la passion triomphante.

Sandres était employé à la sous-préfecture. Et soudain le Quel bonheur surhumain devait vous inonder le cœur souvenir net lui revint d'un après-midi passé avec elle quand les lèvres se rencontrent pour la première fois, dans un petit bois le long de la rivière.

quand l'étreinte de quatre bras fait un seul être, de deux 95 Ils étaient partis le matin, emportant leurs provisions 55 êtres affolés l'un par l'autre.

dans des paquets. C'était par une vive journée de prin-M. Saval s'était assis, les pieds au feu, en robe de temps, une de ces journées qui grisent. Tout sent bon, chambre.

tout semble heureux. Les oiseaux ont des cris plus gais Certes, sa vie était ratée, tout à fait ratée. Pourtant il et des coups d'ailes plus rapides. On avait mangé sur avait aimé, lui. Il avait aimé secrètement, douloureuse-1oo l'herbe, sous des saules, tout près de l'eau engourdie par 6o ment et nonchalamment, comme il faisait tout. Oui, il le soleil. L'air était tiède, plein d'odeurs de sève ; on le avait aimé sa vieille amie Mme Sandres, la femme de buvait avec délices. Qu'il faisait bon, ce jour-là !

son vieux camarade Sandres. Ah! s'il l'avait connue Après le déjeuner, Sandres s'était endormi sur le jeune fille! Mais il l'avait rencontrée trop tard; elle était dos : «Le meilleur somme de ma vie», dit-il en se déjà mariée. Certes, il l'aurait demandée, celle-là!

105 réveillant.

65 Comme il l'avait aimée, pourtant, sans répit, depuis le Mme Sandres avait pris le bras de Saval, et ils étaient premier jour !

partis tous les deux le long de la rive.

Il se rappelait son émotion toutes les fois qu'il la Elle s'appuyait sur lui. Elle riait, elle disait : «Je suis revoyait, ses tristesses en la quittant, les nuits où il ne grise, mon ami, tout à fait grise. » Il la regardait, frémis-pouvait pas s'endormir parce qu'il pensait à elle.

110 sant jusqu'au cœur, se sentant pâlir, redoutant que ses 70 Le matin, il se réveillait toujours un peu moins amoureux que le soir. Pourquoi?

Comme elle était jolie, autrefois, et mignonne, blonde, frisée, rieuse ! Sandres n'était pas l'homme qu'il 1. écarté : jeu de cartes.

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REGRET

yeux ne fussent trop hardis, qu'un tremblement de sa dans l'âme le torturait! Était-ce possible qu'il n'eût pas main ne révélât son secret.

vu, pas deviné?

Elle s'était fait une couronne avec de grandes herbes Oh! si cela était vrai, s'il avait passé contre ce bon-et les lis d'eau, et lui avait demandé : «M'aimez-vous, 155 heur sans le saisir!

115 comme ça?»

Il se dit : Je veux savoir. Je ne peux rester dans ce Comme il ne répondait rien - car il n'avait rien doute. Je veux savoir!

trouvé à répondre, il serait plutôt tombé à genoux -, elle Et il s'habilla vite, se vêtant à la hâte. Il pensait : J'ai s'était mise à rire, d'un rire mécontent, en lui jetant par soixante-deux ans, elle en a cinquante-huit ; je peux la figure : « Gros bête, va ! On parle, au moins ! »

160 bien lui demander cela.

120 Il avait failli pleurer sans trouver encore un seul mot.

Et il sortit.

Tout cela lui revenait maintenant, précis comme au La maison de Sandres se trouvait de l'autre côté de la premier jour. Pourquoi lui avait-elle dit cela : «Gros rue, presque en face de la sienne. Il s'y rendit. La petite bête, va ! On parle, au moins ! »

servante vint ouvrir au coup de marteau.

Et il se rappela comme elle s'appuyait tendrement sur 165 Elle fut étonnée de le voir si tôt : 125 lui. En passant sous un arbre penché, il avait senti son

- Vous déjà, monsieur Saval; est-il arrivé quelque oreille, à elle, contre sa joue, à lui, et il s'était reculé accident?

brusquement, dans la crainte qu'elle ne crût volontaire

- Non, ma fille, mais va dire à ta maîtresse que je ce contact.

voudrais lui parler tout de suite.

Quand il avait dit : «Ne serait-il pas temps de reve-170 - C'est que madame fait sa provision de confitures de 130 nir?» elle lui avait lancé un regard singulier. Certes, poires pour l'hiver ; et elle est dans son fourneau ; et pas elle l'avait regardé d'une curieuse façon. Il n'y avait habillée, vous comprenez.

pas songé, alors ; et voilà qu'il s'en souvenait mainte-

- Oui, mais dis-lui que c'est pour une chose très nant.

importante.

- Comme vous voudrez, mon ami. Si vous êtes fati-175 La petite bonne s'en alla, et Saval se mit à marcher 135 gué, retournons.

dans le salon, à grands pas nerveux. Il ne se sentait pas Et il avait répondu :

embarrassé cependant. Oh ! il allait lui demander cela

- Ce n'est pas que je sois fatigué ; mais Sandres est comme il lui aurait demandé une recette de cuisine.

peut-être réveillé maintenant.

C'est qu'il avait soixante-deux ans!

Et elle avait dit, en haussant les épaules : 180 La porte s'ouvrit; elle parut. C'était maintenant une 140 - Si vous craignez que mon mari soit réveillé, c'est grosse femme large et ronde, aux joues pleines, au rire autre chose ; retournons !

sonore. Elle marchait les mains loin du corps et les En revenant, elle demeura silencieuse ; et elle ne s'ap-manches relevées sur ses bras nus, poissés de jus sucré.

puyait plus sur son bras. Pourquoi?

Elle demande inquiète :

Ce «pourquoi» là, il ne se l'était point encore posé.

185 - Qu'est-ce que vous avez, mon ami : vous n'êtes pas 145 Maintenant il lui semblait apercevoir quelque chose qu'il malade ?

n'avait jamais compris.

Il reprit :

Est-ce que... ?

- Non, ma chère amie, mais je veux vous demander M. Saval se sentit rougir et il se leva bouleversé une chose qui a pour moi beaucoup d'importance, et qui comme si, de trente ans plus jeune, il avait entendu 190 me torture le cœur. Me promettez-vous de me répondre 150 Mme Sandres lui dire : «Je vous aime!»

franchement ?

Était-ce possible ? Ce soupçon qui venait de lui entrer Elle sourit.

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

REGRET

- Je suis toujours franche. Dites.

toujours, toujours devant lui. Et il se trouva sur la place

- Voilà. Je vous ai aimée du jour où je vous ai vue.

235 où ils avaient déjeuné au jour lointain dont le souvenir 195 Vous en étiez-vous doutée?

lui torturait le cœur.

Elle répondit en riant, avec quelque chose de l'intona-Alors il s'assit sous les arbres dénudés, et il pleura.

tion d'autrefois :

- Gros bête, va! Je l'ai bien vu du premier jour!

Saval se mit à trembler; il balbutia :

200 - Vous le saviez!... Alors...

Et il se tut.

Elle demanda :

- Alors?... Quoi?

Il reprit :

205 - Alors... que pensiez-vous?... que... que... Qu'auriez-vous répondu?

Elle rit plus fort. Des gouttes de sirop lui coulaient au bout des doigts et tombaient sur le parquet.

- Moi?... Mais vous ne m'avez rien demandé. Ce 210 n'était pas à moi de vous faire une déclaration!

Alors il fit un pas vers elle :

- Dites-moi... dites-moi... Vous rappelez-vous ce jour où Sandres s'est endormi sur l'herbe après déjeuner... où nous avons été ensemble, jusqu'au tournant, là-bas?...

215 Il attendit. Elle avait cessé de rire et le regardait dans les yeux :

- Mais certainement, je me le rappelle.

Il reprit en frissonnant :

- Eh bien... ce jour-là... si j'avais été... si j'avais été...

220 entreprenant... qu'est-ce que vous auriez fait?

Elle se remit à sourire en femme heureuse qui ne regrette rien, et elle répondit franchement, d'une voix claire où pointait une ironie :

- J'aurais cédé, mon ami.

225 Puis elle tourna sur ses talons et s'enfuit vers ses confitures.

Saval ressortit dans la rue, atterré comme après un désastre. Il filait à grands pas sous la pluie, droit devant lui, descendant vers la rivière, sans songer où il allait.

230 Quand il arriva sur la berge, il tourna à droite et la suivit.

Il marcha longtemps, comme poussé par un instinct. Ses Femmes normandes au xix* siècle (B.N.).

vêtements ruisselaient d'eau, son chapeau déformé, mou comme une loque, dégouttait à la façon d'un toit. Il allait 116

117

CONTES NORMANDS ET PARISIENS

DÉCORÉ !1

Des gens naissent avec un instinct prédominant, une Compréhension

vocation ou simplement un désir éveillé, dès qu'ils commencent à parler, à penser.

1. Pourquoi M. Saval est-il triste (I. 1 à 30)?

M. Sacrement n'avait, depuis son enfance, qu'une 2. Quel nouveau sentiment apparaît à partir de la 1. 31 ?

5 idée en tête, être décoré. Tout jeune il portait des croix 3. Quelles circonstances étaient favorables à M. Saval lors de la de la Légion d'honneur en zinc comme d'autres enfants sortie avec ses amis ? À quel autre conte de Maupassant cet épi-portent un képi et il donnait fièrement la main à sa sode peut-il faire penser ?

mère, dans la rue, en bombant sa petite poitrine ornée 4. Qu'est-ce qui aurait dû montrer à Saval que Mme Sandres s'in-du ruban rouge et de l'étoile de métal.

téressait à lui?

10 Après de pauvres études il échoua au baccalauréat, et, 5. En quoi l'apparition de Mme Sandres (1. 180 à 184) est-elle ne sachant plus que faire, il épousa une jolie fille, car il assez comique ?

avait de la fortune.

6. Quels sont les divers sentiments de Mme Sandres envers Ils vécurent à Paris comme vivent des bourgeois Saval ?

riches, allant dans leur monde2, sans se mêler au 15 monde

7. En quoi la nature est-elle accordée aux sentiments du person-3, fiers de la connaissance d'un député qui pou-nage (1. 227 à 237) ? Quelles aggravations pouvez-vous relever par vait devenir ministre, et amis de deux chefs de division4.

rapport au début du conte ?

Mais la pensée entrée aux premiers jours de sa vie dans la tête de M. Sacrement ne le quittait plus et il souffrait d'une façon continue de n'avoir point le droit Ecriture / Réécriture

20 de montrer sur sa redingote un petit ruban de couleur.

Les gens décorés qu'il rencontrait sur le boulevard5 lui 8. Relevez les répétitions dans les quatre premiers paragraphes : portaient un coup au cœur. Il les regardait de coin avec sur quels thèmes portent-elles ? Quel effet produisent-elles ?

une jalousie exaspérée. Parfois, par les longs après-midi 9. Quelles notations, dans la description de la nature (1. 95 à 102), de désœuvrement, il se mettait à les compter. Il se évoquent une atmosphère d'idylle amoureuse?

25 disait : «Voyons combien j'en trouverai de la Madeleine 10. Quel effet produit la précision de l'activité de Mme Sandres à la rue Drouot. »

(1. 170 à 172) quand Saval va la trouver pour l'interroger?

Et il allait lentement, inspectant les vêtements, l'œil Il. Quel est l'intérêt de la répétition dans les mêmes termes par exercé à distinguer de loin le petit point rouge. Quand il Mme Sandres de l'expression : «Gros bête, va!» (1. 119 et 198)?

arrivait au bout de sa promenade, il s'étonnait toujours 12. Imaginez et décrivez ce qu 'aurait pu être la scène de la prome-30 des chiffres : «Huit officiers, et dix-sept chevaliers. Tant nade le long de la rive, si Saval avait été moins timide et moins que ça! C'est stupide de prodiguer les croix d'une

«nonchalant ».

1. Première publication dans Gil Blas (13 novembre 1883). Repris dans Les Sœurs Rondoli (1884).

2. leur monde : leur milieu.

3. au monde : à la haute société parisienne.

4. chefs de division : hauts fonctionnaires de ministère.

5. le boulevard : des Italiens, où se trouvaient plusieurs théâtres et cafés à la mode.

118

119

CONTES NORMANDS ET PARISIENS

DECORE !

pareille façon. Voyons si j'en trouverai autant au emblèmes de formes diverses, de couleurs variées. Il retour. »

aurait voulu les posséder tous, et, dans une cérémonie Et il revenait à pas lents, désolé quand la foule pressée publique, dans une immense salle pleine de monde, 35 des passants pouvait gêner ses recherches, lui faire 70 pleine de peuple émerveillé, marcher en tête d'un cor-oublier quelqu'un.

tège, la poitrine étincelante, zébrée de brochettes1 ali-Il connaissait les quartiers où on en trouvait le plus. Ils gnées l'une sur l'autre, suivant la forme de ses côtes, et abondaient au Palais-Royal. L'avenue de l'Opéra ne passer gravement, le claque2 sous le bras, luisant comme valait pas la rue de la Paix ; le côté droit du boulevard un astre au milieu de chuchotements admiratifs, dans 40 était mieux fréquenté que le gauche.

75 une rumeur de respect.

Ils semblaient aussi préférer certains cafés, certains Il n'avait, hélas ! aucun titre pour aucune décoration.

théâtres. Chaque fois que M. Sacrement apercevait un Il se dit : « La Légion d'honneur est vraiment par trop groupe de vieux messieurs à cheveux blancs arrêtés au difficile pour un homme qui ne remplit aucune fonction milieu du trottoir, et gênant la circulation, il se disait : publique. Si j'essayais de me faire nommer officier 45 «Voici des officiers de la Légion d'honneur! » Et il avait 80 d'Académie3 ! »

envie de les saluer.

Mais il ne savait comment s'y prendre. Il en parla à sa Les officiers (il l'avait souvent remarqué) ont une femme qui demeura stupéfaite.

autre allure que les simples chevaliers. Leur port de tête

«Officier d'Académie? Qu'est-ce que tu as fait pour est différent. On sent bien qu'ils possèdent officielle-cela ? »

50 ment une considération plus haute, une importance plus 85 Il s'emporta : «Mais comprends donc ce que je veux étendue.

dire. Je cherche justement ce qu'il faut faire. Tu es stu-Parfois aussi une rage saisissait M. Sacrement, une pide par moments. »

fureur contre tous les gens décorés ; et il se sentait pour Elle sourit : « Parfaitement, tu as raison. Mais je ne eux une haine de socialiste.

sais pas, moi ! »

55 Alors, en rentrant chez lui, excité par la rencontre de 90 Il avait une idée : « Si tu en parlais au député Rosselin, tant de croix, comme l'est un pauvre affamé après avoir il pourrait me donner un excellent conseil. Moi, tu passé devant les grandes boutiques de nourriture, il comprends que je n'ose guère aborder cette question déclarait d'une voix forte : «Quand donc, enfin, nous directement avec lui. C'est assez délicat, assez difficile : débarrassera-t-on de ce sale gouvernement ? » Sa femme venant de toi, la chose devient toute naturelle. »

60 surprise, lui demandait : «Qu'est-ce que tu as 95 Mme Sacrement fit ce qu'il demandait. M. Rosselin aujourd'hui?»

promit d'en parler au ministre. Alors Sacrement le har-Et il répondait : «J'ai que je suis indigné par les injus-cela. Le député finit par lui répondre qu'il fallait faire tices que je vois commettre partout. Ah ! que les commu-une demande et énumérer ses titres.

nards1 avaient raison!»

Ses titres? Voilà. Il n'était même pas bachelier.

65 Mais il ressortait après son dîner, et il allait considérer IOO Il se mit cependant à la besogne et commença une les magasins de décorations. Il examinait tous ces 1. les communards : révolutionnaires qui s'étaient soulevés de mars à mai 1871

1. brochettes : petites broches de métal servant à enfiler plusieurs médailles.

contre le gouvernement Thiers qu'ils rendaient responsable de la défaite. L'opinion 2. claque : chapeau haut de forme pliant qu'on peut porter sous le bras.

publique, surtout bourgeoise, les a longtemps tenus pour des voyous.

3. officier d'Académie : chevalier de l'ordre des Palmes académiques.

120

121

CONTES NORMANDS ET PARISIENS

DECORE !

brochure traitant : « Du droit du peuple à l'instruction. »

pour appeler les huissiers et les garçons de l'anti-Il ne la put achever par pénurie d'idées.

chambre ainsi que les employés subalternes. Il affirma Il chercha des sujets plus faciles et en aborda plusieurs 140 au solliciteur que son affaire était en bonne voie et il lui successivement. Ce fut d'abord : «L'instruction des conseilla de continuer ses remarquables travaux.

105 enfants par les yeux. » Il voulait qu'on établît dans les Et M. Sacrement se remit à l'oeuvre.

quartiers pauvres des espèces de théâtres gratuits pour M. Rosselin, le député, semblait maintenant s'intéres-les petits enfants. Les parents les y conduiraient dès leur ser beaucoup à son succès, et il lui donnait même une plus jeune âge, et on leur donnerait là, par le moyen 145 foule de conseils pratiques excellents. Il était décoré d'une lanterne magique, des notions de toutes les d'ailleurs, sans qu'on sût quels motifs lui avaient valu 110 connaissances humaines. Ce seraient de véritables cette distinction.

cours. Le regard instruirait le cerveau, et les images res-Il indiqua à Sacrement des études nouvelles à entre-teraient gravées dans la mémoire, rendant pour ainsi prendre, il le présenta à des Sociétés savantes qui s'oc-dire visible la science.

150 cupaient de points de science particulièrement obscurs, Quoi de plus simple que d'enseigner ainsi l'histoire dans l'intention de parvenir à des honneurs. Il le 115 universelle, la géographie, l'histoire naturelle, la bota-patronna même au ministère.

nique, la zoologie, l'anatomie, etc., etc.?

Or, un jour, comme il venait déjeuner chez son ami (il Il fit imprimer ce mémoire et en envoya un exem-mangeait souvent dans la maison depuis plusieurs mois) plaire à chaque député, dix à chaque ministre, cinquante 155 il lui dit tout bas en lui serrant les mains : «Je viens au président de la République, dix également à chacun d'obtenir pour vous une grande faveur. Le comité des 120 des journaux parisiens, cinq aux journaux de province.

travaux historiques vous charge d'une mission. Il s'agit Puis il traita la question des bibliothèques des rues, de recherches à faire dans diverses bibliothèques de voulant que l'État fit promener par les rues des petites France. »

voitures pleines de livres, pareilles aux voitures 160 Sacrement, défaillant, n'en put manger ni boire. Il d'oranges. Chaque habitant aurait droit à dix volumes partit huit jours plus tard.

125 par mois en location, moyennant un sou d'abonnement.

Il allait de ville en ville, étudiant les catalogues, fouil-

«Le peuple, disait M. Sacrement, ne se dérange que lant en des greniers bondés de bouquins poudreux, en pour ses plaisirs. Puisqu'il ne va pas à l'instruction, il proie à la haine des bibliothécaires.

faut que l'instruction vienne à lui, etc. »

165 Or, un soir, comme il se trouvait à Rouen, il voulut Aucun bruit ne se fit autour de ces essais. Il adressa aller embrasser sa femme qu'il n'avait point vue depuis 130 cependant sa demande. On lui répondit qu'on prenait une semaine ; et il prit le train de neuf heures qui devait note, qu'on instruisait1. Il se crut sûr du succès ; il atten-le mettre à minuit chez lui.

dit. Rien ne vint.

Il avait sa clef. Il entra sans bruit, frémissant de plai-Alors il se décida à faire des démarches personnelles.

170 sir, tout heureux de lui faire cette surprise. Elle s'était Il sollicita une audience du ministre de l'Instruction enfermée, quel ennui! Alors il cria à travers la porte : 135 publique, et il fut reçu par un attaché de cabinet tout

«Jeanne, c'est moi!»

jeune et déjà grave, important même, et qui jouait, Elle dut avoir grand peur, car il l'entendit sauter du lit comme d'un piano, d'une série de petits boutons blancs et parler seule comme dans un rêve. Puis elle courut à 175 son cabinet de toilette, l'ouvrit et le referma, traversa plusieurs fois sa chambre dans une course rapide, nu-pieds, secouant les meubles dont les verreries sonnaient.

1. instruisait : faisait une enquête préalable.

Puis, enfin, elle demanda : «C'est bien toi, Alexandre?»

122

123

CONTES NORMANDS ET PARISIENS

DECORE !

Il répondit : «Mais oui, c'est moi, ouvre donc!»

220 poche du pardessus. Sacrement le ramassa, c'était une 180 La porte céda, et sa femme se jeta sur son cœur en carte de visite. Il lut : «Rosselin, député.»

balbutiant : « Oh ! quelle terreur ! quelle surprise ! quelle

«Tu vois bien», dit la femme.

joie ! »

Et il se mit à pleurer de joie.

Alors, il commença à se dévêtir, méthodiquement, Huit jours plus tard l'Officiel annonçait que M. Sacre-comme il faisait tout. Et il reprit, sur une chaise, son 225 ment était nommé chevalier de la Légion d'honneur, 185 pardessus qu'il avait l'habitude d'accrocher dans le ves-pour services exceptionnels.

tibule. Mais, soudain, il demeura stupéfait. La bouton-nière portait un ruban rouge !

Il balbutia : «Ce... ce... ce paletot décoré!»

Alors sa femme, d'un bond, se jeta sur lui, et lui saisis-190 sant dans les mains le vêtement : «Non... tu te trompes... donne-moi ça.»

Mais il le tenait toujours par une manche, ne le lâchant pas, répétant dans une sorte d'affolement :

«Hein?... Pourquoi?... Explique-moi?... À qui ce pardes-195 sus?... Ce n'est pas le mien, puisqu'il porte la Légion d'honneur?»

Elle s'efforçait de le lui arracher, éperdue, bégayant :

«Écoute... écoute... donne-moi ça... Je ne peux pas te dire... c'est un secret... écoute.»

200 Mais il se fâchait, devenait pâle : «Je veux savoir comment ce paletot est ici. Ce n'est pas le mien. »

Alors, elle lui cria dans la figure : «Si, tais-toi, jure-moi... écoute... eh bien! tu es décoré!»

Il eut une telle secousse d'émotion qu'il lâcha le par-205 dessus et alla tomber dans un fauteuil.

«Je suis... tu dis... je suis... décoré.

- Oui... c'est un secret, un grand secret...»

Elle avait enfermé dans une armoire le vêtement glorieux, et revenait vers son mari, tremblante et pâle.

210 Elle reprit : «Oui, c'est un pardessus neuf que je t'ai fait faire. Mais j'avais juré de ne te rien dire. Cela ne sera pas officiel avant un mois ou six semaines. Il faut que ta mission soit terminée. Tu ne devais le savoir qu'à ton retour. C'est M. Rosselin qui a obtenu ça pour 215 t o i . . . »

Sacrement, défaillant, bégayait : «Rosselin... décoré...

Il m'a fait décorer... moi... lui... Ah!...»

Au café : un coin d'habitués, gravure de P. Naumann Et il fut obligé de boire un verre d'eau.

d'après un dessin de A. Forestier, 1890. B.N., Estampes.

Un petit papier blanc gisait par terre, tombé de la 124

125

CONTES NORMANDS ET PARISIENS

DECORE !

16. Imaginez ce qui s'est passé entre l'avant-dernière et la dernière phrase, et faites-en le récit à la manière de Maupassant.

Compréhension

1. Quelle est l'origine de l'obsession de M. Sacrement ? Quel intérêt trouvez-vous à cette précision ?

2. Comment se manifeste cette obsession ? Distinguez les étapes successives. Pouvez-vous y relever une progression ?

3. En quoi la quête des Palmes académiques se différencie-t-elle de celle de la Légion d'honneur?

4. Sur quel sujet portent toutes les brochures écrites par Sacrement ? L'époque où le conte a été écrit (nov. 1883) permet-elle de l'expliquer ?

5. Pourquoi la suggestion que fait Sacrement à sa femme d'en parler au député Rosselin est-elle imprudente ?

6. À quel moment Sacrement a-t-il des raisons de reprendre espoir ?

7. Pourquoi Rosselin le fait-il charger d'une mission dans diverses bibliothèques de France : a) selon Sacrement ? b) en réalité ?

8. Pourquoi le récit du retour inopiné de Sacrement à Rouen est-il présenté de son point de vue à lui ?

9. Quels détails devraient ouvrir les yeux de Sacrement quand il rentre chez lui ?

10. En quoi consiste l'habileté de Mme Sacrement? À quel moment culmine-t-elle ?

11. Pourquoi Sacrement se laisse-t-il abuser?

12. Pourquoi est-il particulièrement savoureux de voir Sacrement pleurer de joie ?

Ecriture /Réécriture

13. À quel temps sont, en général, les verbes dans la première partie du texte (relative à la Légion d'honneur) ? Et dans la suite du texte? Que traduit ce changement?

14. Analysez les exclamations de la femme de Sacrement quand elle retrouve son mari (1. 181-182).

15. La dernière phrase vous semble-t-elle banale? Quels sous-entendus pouvez-vous lui trouver ?

126

LA FICELLE

LA FICELLE1

À Harry Alis

coiffes des paysannes émergeaient à la surface de l'assemblée. Et les voix criardes, aiguës, glapissantes, for-Sur toutes les routes autour de Goderville, les paysans maient une clameur continue et sauvage que dominait et leurs femmes s'en venaient vers le bourg; car c'était 35 parfois un grand éclat poussé par la robuste poitrine le jour de marché. Les mâles allaient, à pas tranquilles, d'un campagnard en gaieté, ou le long meuglement tout le corps en avant à chaque mouvement de leurs d'une vache attachée au mur d'une maison.

5 longues jambes torses, déformées par les rudes travaux, Tout cela sentait l'étable, le lait et le fumier, le foin et par la pesée sur la charrue qui fait en même temps mon-la sueur, dégageait cette saveur aigre, affreuse, humaine ter l'épaule gauche et dévier la taille, par le fauchage des 40 et bestiale, particulière aux gens des champs.

blés qui fait écarter les genoux pour prendre un aplomb Maître1 Hauchecorne, de Bréauté, venait d'arriver à solide, par toutes les besognes lentes et pénibles de la Goderville, et il se dirigeait vers la place, quand il aper-10 campagne. Leur blouse bleue, empesée, brillante, çut par terre un petit bout de ficelle. Maître Hauche-comme vernie, ornée au col et aux poignets d'un petit corne, économe en vrai Normand, pensa que tout était dessin de fil blanc, gonflée autour de leur torse osseux, 45 bon à ramasser qui peut servir ; et il se baissa pénible-semblait un ballon prêt à s'envoler, d'où sortaient une ment, car il souffrait de rhumatismes. Il prit, par terre, le tête, deux bras et deux pieds.

morceau de corde mince, et il se disposait à le rouler 15 Les uns tiraient au bout d'une corde une vache, un avec soin, quand il remarqua, sur le seuil de sa porte, veau. Et leurs femmes, derrière l'animal, lui fouettaient maître Malandain, le bourrelier2, qui le regardait. Ils les reins d'une branche encore garnie de feuilles, pour 50 avaient eu des affaires3 ensemble au sujet d'un licol4, hâter sa marche. Elles portaient au bras de larges autrefois, et ils étaient restés fâchés, étant rancuniers paniers d'où sortaient des têtes de poulets par-ci, des tous deux. Maître Hauchecorne fut pris d'une sorte de 20 têtes de canards par-là. Et elles marchaient d'un pas honte d'être vu ainsi, par son ennemi, cherchant dans la plus court et plus vif que leurs hommes, la taille sèche, crotte un bout de ficelle. Il cacha brusquement sa trou-droite et drapée dans un petit châle étriqué, épingle sur 55 vaille sous sa blouse, puis dans la poche de sa culotte; leur poitrine plate, la tête enveloppée d'un linge blanc puis il fit semblant de chercher encore par terre quelque collé sur les cheveux et surmontée d'un bonnet.

chose qu'il ne trouvait point, et il s'en alla vers le mar-25 Puis, un char à bancs passait, au trot saccadé d'un ché, la tête en avant, courbé en deux par ses douleurs.

bidet

Il se perdit aussitôt dans la foule criarde et lente, agi-2, secouant étrangement deux hommes assis côte à côte et une femme dans le fond du véhicule, dont elle 60 tée par les interminables marchandages. Les paysans tenait le bord pour atténuer les durs cahots.

tâtaient les vaches, s'en allaient, revenaient, perplexes, Sur la place de Goderville, c'était une foule, une cohue toujours dans la crainte d'être mis dedans5, n'osant 30 d'humains et de bêtes mélangés. Les cornes de boeufs, jamais se décider, épiant l'œil du vendeur, cherchant les hauts chapeaux à longs poils des paysans riches et les sans fin à découvrir la ruse de l'homme et le défaut de la 65 bête.

1. Première publication dans Le Gaulois (25 nov. 1883). Repris dans Miss Harriet 1. Maître : cf. n. 2, p. 101.

(1884).

2. bourrelier : artisan spécialiste du travail du cuir.

2. bidet : petit cheval.

3. affaires : disputes.

4. licol : courroie qu'on passe autour du cou des bêtes de somme.

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5. mis dedans : trompés.

129

CONTES NORMANDS ET PARISIENS

L A F I C E L L E

Les femmes, ayant posé à leurs pieds leurs grands maison. Tout le monde aussitôt fut debout, sauf quelques paniers, en avaient tiré leurs volailles qui gisaient par 1oo indifférents, et on courut à la porte, aux fenêtres, la terre, liées par les pattes, l'oeil effaré, la crête écarlate.

bouche encore pleine et la serviette à la main.

Elles écoutaient les propositions, maintenaient leurs Après qu'il eut terminé son roulement, le crieur public 70 prix, l'air sec, le visage impassible, ou bien tout à coup, lança d'une voix saccadée, scandant ses phrases à se décidant au rabais proposé, criaient au client qui contretemps :

s'éloignait lentement :

105 - Il est fait assavoir aux habitants de Goderville, et en général à toutes - les personnes présentes au marché,

- C'est dit, maît' Anthime. J' vous 1' donne.

qu'il a été perdu ce matin, sur la route de Beuzeville, Puis, peu à peu, la place se dépeupla, et l'Angélus1

entre - neuf heures et dix heures, un portefeuille en cuir 75 sonnant midi, ceux qui demeuraient trop loin se répan-noir, contenant cinq cents francs et des papiers d'af-dirent dans les auberges.

11o faires. On est prié de le rapporter - à la mairie, Chez Jourdain, la grande salle était pleine de man-incontinent1, ou chez maître Fortuné Houlbrèque, de geurs, comme la vaste cour était pleine de véhicules de Manneville. Il y aura vingt francs de récompense.

toute race, charrettes, cabriolets, chars à bancs, tilbu-Puis l'homme s'en alla. On entendit encore une fois 80 rys2, carrioles innommables, jaunes de crotte, défor-au loin les battements sourds de l'instrument et la voix mées, rapiécées, levant au ciel, comme deux bras, leurs 115 affaiblie du crieur.

brancards, ou bien le nez par terre et le derrière en l'air.

Alors on se mit à parler de cet événement en énumé-Tout contre les dîneurs attablés, l'immense cheminée, rant les chances qu'avait maître Houlbrèque de retrou-pleine de flamme claire, jetait une chaleur vive dans le ver ou de ne pas retrouver son portefeuille.

85 dos de la rangée de droite. Trois broches tournaient, Et le repas s'acheva.

chargées de poulets, de pigeons et de gigots ; et une 120 On finissait le café, quand le brigadier de gendarmerie délectable odeur de viande rôtie et de jus ruisselant sur parut sur le seuil.

la peau rissolée, s'envolait de l'âtre, allumait les gaietés, Il demanda :

mouillait les bouches.

- Maître Hauchecorne, de Bréauté, est-il ici?

90 Toute l'aristocratie de la charrue mangeait là, chez Maître Hauchecorne, assis à l'autre bout de la table, maît' Jourdain, aubergiste et maquignon3, un malin qui 125 répondit :

avait des écus.

- Me v'là.

Les plats passaient, se vidaient comme les brocs de Et le brigadier reprit :

cidre jaune. Chacun racontait ses affaires, ses achats et

- Maître Hauchecorne, voulez-vous avoir la complai-95 ses ventes. On prenait des nouvelles des récoltes. Le sance de m'accompagner à la mairie. M. le maire vou-temps était bon pour les verts4, mais un peu mucre5 pour 130 drait vous parler.

les blés.

Le paysan, surpris, inquiet, avala d'un coup son petit Tout à coup, le tambour roula, dans la cour, devant la verre, se leva et, plus courbé encore que le matin, car les premiers pas après chaque repos étaient particulièrement difficiles, il se mit en route en répétant : 135 - Me v'là, me v'là.

1. Angélus : sonnerie de cloches appelant à la prière, le matin, à midi et le soir (cf. le célèbre tableau de Millet).

2. tilbury : cabriolet léger et découvert.

3. maquignon : marchand de chevaux.

4. verts : herbages.

incontinent : aussitôt.

5. mucre : humide.

130

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

L A F I C E L L E

Et il suivit le brigadier.

Le bonhomme suffoquait d'indignation et de peur.

- Si on peut dire!... Si on peut dire... des menteries Le maire l'attendait, assis dans un fauteuil. C'était le comme ça pour dénaturer1 un honnête homme ! Si on notaire de l'endroit, homme gros, grave, à phrases pom-175 peut dire !...

peuses.

Il eut beau protester, on ne le crut pas.

140 - Maître Hauchecorne, dit-il, on vous a vu ce matin Il fut confronté avec M. Malandain, qui répéta et sou-ramasser, sur la route de Beuzeville, le portefeuille perdu tint son affirmation. Il s'injurièrent une heure durant.

par maître Houlbrèque, de Manneville.

On fouilla, sur sa demande, maître Hauchecorne. On ne Le campagnard, interdit, regardait le maire, apeuré 180 trouva rien sur lui.

déjà par ce soupçon qui pesait sur lui, sans qu'il comprît Enfin, le maire, fort perplexe, le renvoya en le préve-145 pourquoi.

nant qu'il allait aviser le parquet2 et demander des

- Mé, mé, j'ai ramassé çu portafeuille ?

ordres.

- Oui, vous-même.

La nouvelle s'était répandue. À sa sortie de la mairie,

- Parole d'honneur, je n'en ai seulement point eu 185 le vieux fut entouré, interrogé avec une curiosité sérieuse connaissance.

ou goguenarde3, mais où n'entrait aucune indignation.

150 - On vous a vu.

Et il se mit à raconter l'histoire de la ficelle. On ne le

- On m'a vu, mé? Qui ça qui m'a vu?

crut pas. On riait.

Il allait, arrêté par tous, arrêtant ses connaissances,

- M. Malandain, le bourrelier.

190 recommençant sans fin son récit et ses protestations, Alors le vieux se rappela, comprit et, rougissant de montrant ses poches retournées, pour prouver qu'il colère :

n'avait rien.

155 - Ah! I m'a vu, çu manant1! I m'a vu ramasser c'te On lui disait :

ficelle-là, tenez, m'sieu le maire.

- Vieux malin, va !

Et, fouillant au fond de sa poche, il en retira le petit 195 Et il se fâchait, s'exaspérant, enfiévré, désolé de n'être bout de corde.

pas cru, ne sachant que faire, et contant toujours son histoire.

Mais le maire, incrédule, remuait la tête.

La nuit vint. Il fallait partir. Il se mit en route avec 160 - Vous ne me ferez pas accroire, maître Hauche-trois voisins à qui il montra la place où il avait ramassé le corne, que M. Malandain, qui est un homme digne de 200 bout de corde ; et tout le long du chemin il parla de son foi, a pris ce fil pour un portefeuille.

aventure.

Le paysan, furieux, leva la main, cracha de côté pour Le soir, il fit une tournée dans le village de Bréauté, attester s'on honneur, répétant :

afin de la dire à tout le monde. Il ne rencontra que des 165 - C'est pourtant la vérité du bon Dieu, la sainte incrédules.

vérité, m'sieu le maire. Là, sur mon âme et mon salut2, 205 Il en fut malade toute la nuit.

je 1' répète.

Le lendemain, vers une heure de l'après-midi, Marius Le maire reprit :

- Après avoir ramassé l'objet, vous avez même 170 encore cherché longtemps dans la boue, si quelque pièce de monnaie ne s'en était pas échappée.

1. dénaturer : calomnier, c'est-à-dire faire passer pour ce qu'il n'est pas par nature.

2. le parquet : la justice.

1. manant : paysan grossier.

3. goguenarde : moqueuse.

2. salut : salut éternel, au sens religieux du terme.

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CONTES NORMANDS ET PARISIENS

L A F I C E L L E

Paumelle, valet de ferme de maître Breton, cultivateur à Un maquignon de Montivilliers lui cria :

Ymauville, rendait le portefeuille et son contenu à maître

- Allons, allons, vieille pratique1, je la connais, ta Houlbrèque, de Manneville.

ficelle !

210 Cet homme prétendait avoir, en effet, trouvé l'objet 245 Hauchecorne balbutia :

sur la route ; mais, ne sachant pas lire, il l'avait rapporté

- Puisqu'on l'a retrouvé, çu portafeuille !

à la maison et donné à son patron.

Mais l'autre reprit :

La nouvelle se répandit aux environs. Maître Hauche-

- Tais-té, mon pé, y en a un qui trouve et y en a un corne en fut informé. Il se mit aussitôt en tournée et qui r'porte. Ni vu ni connu, je t'embrouille.

215 commença à narrer son histoire complétée du dénoue-250 Le paysan resta suffoqué. Il comprenait enfin. On ment. Il triomphait.

l'accusait d'avoir fait reporter le portefeuille par un compère, par un complice.

- C qui m' faisait deuil1, disait-il, c'est point tant la chose, comprenez-vous ; mais c'est la menterie. Y a rien Il voulut protester. Toute la table se mit à rire.

qui vous nuit comme d'être en réprobation

Il ne put achever son dîner et s'en alla, au milieu des 2 pour une

255 moqueries.

220 menterie.

Il rentra chez lui, honteux et indigné, étranglé par la Tout le jour il parlait de son aventure, il la contait sur colère, par la confusion, d'autant plus atterré qu'il était les routes aux gens qui passaient, au cabaret aux gens capable, avec sa finauderie de Normand, de faire ce dont qui buvaient, à la sortie de l'église le dimanche suivant.

on l'accusait, et même de s'en vanter comme d'un bon Il arrêtait des inconnus pour la leur dire. Maintenant, il 260 tour. Son innocence lui apparaissait confusément 225 était tranquille, et pourtant quelque chose le gênait sans comme impossible à prouver, sa malice étant connue. Et qu'il sût au juste ce que c'était. On avait l'air de plaisan-il se sentait frappé au cœur par l'injustice du soupçon.

ter en l'écoutant. On ne paraissait pas convaincu. Il lui Alors il recommença à conter l'aventure, en allon-semblait sentir des propos derrière son dos.

geant chaque jour son récit, ajoutant chaque fois des Le mardi de l'autre semaine, il se rendit au marché de 265 raisons nouvelles, des protestations plus énergiques, des 230 Goderville, uniquement poussé par le besoin de conter serments plus solennels qu'il imaginait, qu'il préparait son cas.

dans ses heures de solitude, l'esprit uniquement occupé Malandain, debout sur sa porte, se mit à rire en le de l'histoire de la ficelle. On le croyait d'autant moins voyant passer. Pourquoi?

que sa défense était plus compliquée et son argumenta-Il aborda un fermier de Criquetot, qui ne le laissa pas 270 tion plus subtile.