POSTFACE

Trois événements majeurs vont marquer en France l'année 1897: l'incendie du Bazar de la Charité, le rebondissement de l'affaire Dreyfus et la première de Cyrano de Bergerac.

Le 14 février, le percement de la rue Réaumur est achevé. Cette rue, d'une longueur de 1 400 mètres, est comprise entre la rue du Temple et la place de la Bourse. La largeur de la chaussée est de 12 mètres. De chaque côté se trouve un trottoir de 4 mètres de large. L'éclairage électrique a été installé. Dans le sous-sol a été ménagé un emplacement pour un chemin de fer souterrain. Cette idée de métropolitain va se concrétiser par une déclaration d'utilité publique qui sera votée en 1898. Il serait temps, car la capitale est paralysée par des embouteillages monstres. La circulation est anarchique, il n'existe aucun passage protégé, les piétons risquent leur vie à chaque traversée d'avenue ou de boulevard. Journellement, dans Paris, circulent 570 omnibus hippomobiles, 32 lignes de tramways, 1 ligne de chemin de fer de ceinture, 100 bateaux mouches, 10 000 fiacres, sans compter les landaus, tilburys, tapissières, voitures à bras, camions de livraisons, cavaliers, parmi lesquels les vélocipédistes se fraient un chemin à leurs risques et périls. Par bonheur, ceux qui roulent hors les grosses agglomérations vont être satisfaits. Le ministre de l'Intérieur et celui des Travaux publics adressent en octobre aux préfets une circulaire les invitant à prendre des arrêtés pour interdire la circulation des chevaux, bestiaux et voitures sur les pistes qui ont été dernièrement aménagées pour la circulation des vélocipèdes sur les accotements d'un certain nombre de routes.

Le 21, la Seine déborde entre Puteaux et le pont de Neuilly. De Puteaux à Courbevoie, les îles sont submergées.

Au début du mois d'avril, deux excentriques, MM. Bertrand et Gailhard, ont organisé un concert dans les Catacombes de Paris. Apprécier Camille Saint-Saëns relève du bon goût musical, mais entendre exécuter sa Danse macabre devant un parterre de squelettes sous la houlette d'un chef d'orchestre en habit de croquemort, voilà qui est moderne. Cela aurait plu à Lord Byron qui buvait de l'hydromel dans un crâne. « Tout bon snob parisien a dû s'arracher les cheveux s'il n'a pas été invité à écouter la Marche funèbre de Chopin dans un ossuaire », commente L'Illustration.

Le dimanche 18 avril, les Français admirent la nouvelle pièce de cinq francs, œuvre d'Oscar Roty, ornée sur l'avers d'une semeuse, symbole simple et populaire, et sur le revers d'une torche autour de laquelle s'enroule une branche de laurier, symbole de la paix. Mais est-il un seul lieu dans ce vaste monde où il n'y ait, année après année, ni guerre ni massacre ?

Deux mois auparavant, en février 1897, la Grèce et la Turquie sont entrées en conflit au sujet de la Crète, peuplée d'une minorité de Turcs et d'une majorité de Grecs chrétiens orthodoxes. Ces derniers réclament leur rattachement à la mère-patrie. Le massacre de chrétiens par les Turcs, en dépit de la conférence de Constantinople de 1806, reprend à La Canée. La Grèce intervient et envoie une flotte, la Turquie mobilise. En mars, la guerre éclate. En un mois, les Grecs sont écrasés. Les puissances internationales — sans la participation de l'Autriche et de l'Allemagne — interviennent alors en sa faveur. Elles décident la Turquie à faire la paix. En juin, la Crète devient autonome, sous le contrôle des Puissances, mais n'est pas rattachée à la Grèce. Elle est placée sous la suzeraineté du sultan ottoman et l'autorité directe d'un Haut Commissaire chrétien, le prince Georges, second fils du roi des Hellènes.

En avril, l'opérateur de cinéma des frères Lumière, Félix Mesguich, est arrêté à Chicago sous prétexte qu'il ne possède pas l'autorisation de filmer. Cela découle d'une attitude protectionniste réclamée par Edison. La compagnie des Frères Lumière est contrainte de cesser ses activités sur le territoire des États-Unis.

Un mois plus tard, en France, le cinéma est mis au banc des accusés : un coupable, le celluloïd.

À l'intérieur d'une vaste construction en bois édifiée près des Champs-Élysées, sur un terrain vague de la rue Jean-Goujon, des ouvriers mettent la dernière main au décor. Stuc, carton-pâte, toiles peintes représentent une rue médiévale qui s'étend sur 80 mètres de long et 10 de large. Là va s'ouvrir la grande vente annuelle du Bazar de la Charité, groupement de bonnes œuvres qui monnayent des objets de toutes sortes afin de secourir les déshérités. Vingt-deux stands s'alignent. Le Tout-Paris féminin de l'aristocratie s'est donné rendez-vous au cœur de cette reconstitution médiévale. Afin que la fête soit complète, le baron de Mackau, l'un des organisateurs, a prévu une petite salle où les enfants et les jeune filles pourront assister à des séances de cinéma. Le patron de la maison Normandin et Cie, chargé d'assurer les projections, est contrarié. Le local de projection est trop exigu et dépourvu de fenêtres.

— Où vais-je ranger les tubes d'oxygène et les bidons d'éther de ma lampe ? demande-t-il. Et puis, il n'y a aucune séparation entre l'opérateur et le public ! Les reflets vont éblouir les spectateurs.

Le baron de Mackau lui propose de tendre une cloison de toile goudronnée autour de l'appareil et de poser un rideau. Quant aux bidons d'éther, ils seront stockés dans le terrain vague.

Le lendemain, mardi 4 mai, on livre le projecteur. L'électricité étant encore peu répandue, on utilise des appareils équipés d'une lampe alimentée à l'éther-oxygène. M. Bellac, l'opérateur employé par M. Normandin, effectue ses réglages.

Dehors, sur le trottoir de la rue Jean-Goujon, les curieux se bousculent pour assister à l'arrivée des personnalités. Plus d'un millier de visiteurs poussent les portes à tambour qui débouchent sur le Paris médiéval.

Le cinéma ne désemplit pas. Pour cinquante centimes, le public peut voir sept films de 20 mètres chacun. M. Bellac est secondé par M. Bagrachow, chef de laboratoire chez Normandin et Cie. Il est 4 heures de l'après-midi, une nouvelle séance démarre. M. Bellac s'apprête à tourner la manivelle du projecteur lorsque la lampe faiblit et s'éteint. « Manque d'éther, sans doute », pense-t-il en dévissant à tâtons le bouchon du réservoir de la lampe. Il prie M. Bagrachow, assis dans le public, de lui donner de la lumière. Celui-ci ouvre le vasistas, écarte le rideau de séparation.

— Je n'y vois pas suffisamment, dit M. Bellac.

— Où est la boîte ? demande M. Bagrachow.

« Je n'ai pas réalisé qu'il parlait des allumettes », déclarera M. Bellac.

Trop tard ! M. Bagrachow en a frotté une. Les vapeurs d'éther s'enflamment, les pellicules de celluloïd prennent feu instantanément.

Dans la grande rue du Vieux-Paris, personne n'a conscience du danger. C'est la cohue, il est presque impossible de se frayer un chemin à travers les allées. M. Bellac surgit de sa cabine, il a les mains brûlées.

— Je ne peux pas maîtriser l'incendie, il faut évacuer d'urgence !

On parvient à faire sortir une trentaine d'invités. Dans la salle de cinéma, tout brûle. La toile goudronnée répand une fumée noire. Soudain une langue de feu jaillit, grimpe jusqu'au plafond, court le long de la rue médiévale, embrase le décor, dévore le fouillis fragile de tentures, de rubans, de dentelles.

La panique s'empare de la foule. Les premiers arrivés devant les portes à tambour s'affolent, tirent au lieu de pousser, s'effondrent et bloquent les issues. Le Bazar est un immense piège à feu.

À l'extérieur, les secours s'improvisent. Les ouvriers, les cochers, les cuisiniers de l'Hôtel du Palais se précipitent dans la fournaise et parviennent à sauver quelques femmes et enfants.

Il est 4 heures 30, tout est fini. On dénombre cent vingt-cinq morts et plus de cent blessés. Parmi les morts, cinq seulement appartiennent au sexe fort : trois vieillards, dont un général, un médecin, le Dr Foulard, et un groom de douze ans. Or cet après-midi-là, on comptait plus d'une centaine de jeunes gens et d'hommes mûrs portant pour la plupart des noms à particule.

Sévérine écrit dans Le Journal :

« Parmi ces hommes on en cite deux qui furent admirables, et jusqu'à dix en tout qui firent leur devoir. Le reste détala, non seulement ne sauvant personne, mais encore se frayant un passage dans la chair féminine, à coups de pied, à coups de poing, à coups de talon, à coups de canne. »

Le romancier Marcel Prévost s'indigne :

« Prenez garde à ce qui vous menace le jour où vous entendrez crier "Au feu !" non plus dans un hangar de planches où sont réunies un millier de mondaines, mais dans le vieil édifice vermoulu de la société finissante. Parmi le sauve-qui-peut universel, vous ferez bien, ce jour-là, de ne pas compter sur les messieurs avertis de théories modernes. »

1897 est une année moderne.

Le comédien Jean Coquelin, de la Comédie-Française, se veut le porte-parole pince-sans-rire de cette sempiternelle modernité lorsqu'il récite l'un des monologues dus à la plume de Jean Mézin :

« Pour être moderne en politique, il faut promettre des réformes... celles que le pays attend. Il est inutile de les voter, puisque le pays les attend ; mais il faut en parler souvent, et y penser toujours... ou du moins en avoir l'air... Il faut surtout flanquer une tripotée à celui qui n'y pense pas... en l'appelant vendu... ou rallié. Ça s'appelle une attitude... C'est très moderne. »

En 1897, on est dans le vent. Les classes sociales s'ignorent, il existe toujours deux poids deux mesures entre les sexes. Dans l'industrie moyenne, le salaire journalier à travail égal est de 6,15 francs pour les hommes et de 3 francs pour les femmes. Les demoiselles du téléphone gagnent 800 francs par an, enfermées dans des salles hermétiquement closes où, durant l'été, la température dépasse 30 degrés. Quant aux demoiselles de magasin debout de 8 heures du matin jusqu'à 10 heures du soir, elles obtiendront enfin le droit au siège tant réclamé en 1901.

Décidément, rien n'arrête le progrès. En septembre, on peut lire dans La Nature une publicité concernant le repassage. Il arrive en effet que le fer soit très chaud et que l'on ne puisse que très difficilement tenir la poignée. Afin de pallier cet inconvénient, un certain M. Renault a fabriqué une poignée en amiante qui est incombustible, ainsi qu'un petit coussin de la même substance pour y poser le fer. La repasseuse peut alors travailler sans aucune crainte. On se procure poignée et coussinet en amiante chez l'inventeur, 43, boulevard de Strasbourg, à Paris.

Aux Indes anglaises, en sus de la famine, la peste fait depuis plusieurs semaines des ravages lamentables. En janvier, on a dénombré 3 394 cas et 2 356 décès, mais ces statistiques sont trompeuses. Beaucoup de cas de peste sont dissimulés ou classés sous le nom d'autres maladies. Les animaux de basse-cour, les oiseaux, les porcs, les rats périssent également.

À Bombay, la coutume est d'exposer les cadavres pour les faire dévorer par les oiseaux de proie, or les vautours ne touchent plus à ces cadavres. On craint une épidémie de choléra. Le Dr Yersin, de l'Institut Pasteur, qui fait avec succès, depuis un an, des expériences d'inoculation d'un virus préservateur, est arrivé en Annam où la peste bubonique sévit avec intensité. Cette maladie contagieuse alerte les autorités françaises car elle pourrait se propager par l'intermédiaire de marchandises et d'objets en provenance de ces pays lointains. En effet, on a constaté deux cas à Londres sur un navire arrivant des Indes. Des mesures prophylactiques sévères ont été prises et aucun nouveau cas n'est à signaler.

De son côté, un médecin britannique, Sir Ronald Ross, démontre que la transmission du paludisme des oiseaux se fait par un moustique. Peu de temps après, le scientifique italien Giovanni Battista Grassi établira une corrélation avec le paludisme humain, transmis par le vecteur de l'anophèle femelle.

Le médecin américain John Kellogg sert pour la première fois des pétales de maïs à ses patients de l'hôpital de Battle Creek (Michigan). Les Kellogg's corn-flakes vont bientôt envahir la planète.

En France, le ministère des Finances a instauré en 1893 une taxe sur les vélocipèdes. Le nombre de machines à deux roues est, au 1° janvier, de 329 816 pour toute la France, le département de la Seine venant en tête avec 62 892 véhicules. En 1896, cet impôt avait rapporté à l'État 2 720 339 francs.

A Paris, le 13 juillet on a inauguré le pont Mirabeau qui met en communication les XV° et XVI° arrondissements.

La direction des douanes réalise des essais en vue de l'application des rayons X à l'examen des colis et des voyageurs. Ce nouveau moyen possède l'avantage d'être rapide et d'éviter l'ouverture des bagages et la fouille des voyageurs. Cependant, il ne peut s'appliquer qu'à des colis de faible épaisseur et ne permet de déceler que la présence d'objets opaques aux rayons X mais sans indiquer leur nature. Si l'on peut voir une bouteille dans une valise, on ne peut déterminer si elle contient de la fleur d'oranger ou du cognac.

Aux États-Unis, on vient de construire une nouvelle gare à Montgomery pour le Louisville and Nashville Rail-road. Loin de la salle d'attente principale, on en a aménagé une autre pour les gens de couleur, isolée du reste de la gare et possédant une entrée qui donne accès direct dans la rue et sur les quais.

En août, à Bâle, Theodor Herzl organise le premier congrès sioniste. Et fonde, sur la thèse explicitée en 1896 dans son ouvrage L'État juif, l'Organisation sioniste mondiale qui a pour but d'implanter les Juifs dans un foyer en Palestine. Herzl est un visionnaire qui, depuis qu'il a assisté au déferlement d'antisémitisme lors de la dégradation du capitaine Dreyfus, entrevoit les conséquences dramatiques du comportement des foules que l'écrivain Jules Renard dénomme :

« L'opinion publique, cette masse poisseuse et poilue. » Le coup de théâtre de l'affaire Dreyfus va confirmer son opinion.

Le capitaine Alfred Dreyfus, jugé en 1894 coupable d'espionnage au profit de l'Allemagne, condamné à la déportation par un tribunal militaire, purge sa peine à l'île du Diable. Hormis ses proches et son frère Mathieu qui se bat pour prouver qu'il a été victime d'une erreur judiciaire, on l'a oublié.

L'affaire va rebondir grâce à l'acharnement d'un militaire, le lieutenant-colonel Georges Picquart, qui avait assisté au procès en 1894 et était convaincu à l'époque de la culpabilité de Dreyfus. Picquart est chef de bureau des renseignements depuis le 1" juillet 1895.

Picquart découvre en 1896 l'existence d'un petit bleu, jamais expédié et déchiré, qu'un agent au service du contre-espionnage français a ramassé dans une corbeille à papiers de l'ambassade d'Allemagne. Ce pneumatique était adressé par l'attaché militaire von Schwartzkoppen au commandant Esterhàzy, 27, rue de la Bienfaisance à Paris. Son objet : une demande de renseignements sur « la question en suspens ». Intrigué, le lieutenant-colonel Picquart recherche qui est Esterhàzy.

Fernand Walsin Esterhàzy, dit comte Esterhàzy, est actuellement en poste à Rouen au 74e d'infanterie. Il a successivement été officier dans l'armée autrichienne, puis chez les zouaves pontificaux, ensuite il a servi dans la Légion étrangère. L'enquête menée par Picquart révèle que cet individu a la réputation d'être un débauché. Il fréquente les milieux interlopes et vit d'expédients, de jeux et d'escroqueries.

Picquart compare l'écriture d'Esterhàzy avec celle du bordereau qui a fait condamner le capitaine Dreyfus. Elle est identique. Le véritable auteur de ce bordereau, c'est Esterhàzy, le correspondant de Schwartzkoppen.

Le 3 septembre 1896, il en informe son chef, le général Gonse. Celui-ci lui répond :

«— Qu'est-ce que cela peut bien vous faire que ce Juif soit ou non à l'île du Diable ?

« — Mais il est innocent ! rétorque Picquart.

« — Si vous ne dites rien, personne ne le saura, tranche Gonse.

« — Mon général, ce que vous dites est abominable ; je ne sais pas ce que je ferai, mais je n'emporterai pas ce secret dans la tombe ! » s'indigne le lieutenant-colonel.

Il est urgent de se débarrasser de Picquart. On l'expédié dans le Sud tunisien, à la frontière, d'où on espère qu'il ne reviendra jamais.

L'affaire est réglée, l'état-major est soulagé.

Picquart est la proie d'un dilemme. Patriote convaincu, soldat depuis vingt-cinq ans, il ne peut divulguer ses convictions de l'innocence de Dreyfus sans compromettre l'armée française. Il profite d'une permission pour prendre contact avec son avocat, maître Leblois, et lui confie une lettre qui fait le récit de tout ce qu'il sait sur l'affaire Dreyfus. S'il vient à être tué, Leblois doit remettre ce document au président de la République.

L'avocat Leblois pense qu'il n'a pas le droit de garder le silence. Il décide de se confier à un homme probe et influent qui saura faire éclater la vérité. Il s'agit d'Auguste ScheurerKestner, vice-président du Sénat, Alsacien, protestant, oncle de Jules Ferry. Républicain de la première heure, il fut l'ami de Gambetta. Malheureusement, maître Leblois lui fait promettre de ne pas livrer ses sources car ce serait condamner Picquart.

Au début du mois d'octobre ScheurerKestner est reçu par Félix Faure, le président de la République. Entrevue sans résultat, car le vice-président du Sénat ne peut étayer par des preuves ce qu'il avance. Il est éconduit.

Le sénateur tente alors de convaincre successivement Billot, ministre de la Guerre, Hanotaux, ministre des Affaires étrangères, et Méline, président du Conseil. En vain. L'état-major contre-attaque et s'emploie à empêcher toute poursuite contre Esterhâzy. L'honneur de l'armée est en jeu et il est hors de question de revenir sur la chose jugée. Hanotaux, le ministre des Affaires étrangères assure à ScheurerKestner que Dreyfus est coupable.

Mme de Boulancy, une des maîtresses délaissées d'Esterhàzy, escroquée et humiliée, décide de se venger. Elle fait parvenir à son avocat, maître Jullemier, des lettres compromettantes qu'Esterhàzy lui adressa treize ans auparavant. Maître Jullemier rencontre le sénateur ScheurerKestner et lui en transmet le contenu :

« Les Allemands mettront tous ces gens-là [les Français] à leur vraie place avant longtemps [...]. Je suis absolument convaincu que ce pays [la France] ne vaut pas la cartouche pour le tuer [...]. Je ne ferais pas de mal à un petit chien, mais je ferais tuer cent mille Français avec plaisir [...]. Paris pris d'assaut et livré au pillage de cent mille soldats ivres, voilà une fête que je rêve. Ainsi soit-il. »

Le 9 novembre, Félix Faure déclare au Conseil des ministres :

— « Dreyfus a été régulièrement et justement condamné. »

Mathieu Dreyfus, le frère du capitaine, ignore ces manœuvres, lorsqu'un hasard providentiel se produit grâce à un coulissier, M. de Castro, qui, un jour d'automne 1897, attend un fiacre sur les Grands Boulevards. Les camelots braillent les titres des placards qui publient en fac-similé le petit bleu adressé à Esterhàzy. M. de Castro reconnaît l'écriture d'un de ses clients. C'est bien Esterhàzy. Il le proclame et avertit Mathieu Dreyfus. Dès lors, maître Leblois, ScheurerKestner et Picquart, qui refusaient de livrer le secret pesant sur eux, se sentent libres d'agir.

Le 15 novembre, Mathieu Dreyfus écrit au ministre de la Guerre :

Monsieur le ministre,

La seule base d'accusation, dirigée en 1894 contre mon malheureux frère, est une lettre missive non signée, non datée, établissant que des documents militaires confidentiels ont été livrés à un agent d'une puissance étrangère.

J'ai l'honneur de vous faire connaître que l'auteur de cette pièce est M. le comte Walsin Esterhàzy, commandant d'infanterie mis en non-activité, pour infirmités temporaires, au printemps dernier.

L'Affaire, qui très bientôt va couper la France en deux et donner lieu à un regain de haine et de violence, ne fait que commencer. Le « sang à la une » des journaux à sensation va largement contribuer à exciter les bas instincts de leur lectorat.

Le 31 octobre, les quotidiens font leurs choux gras des horribles méfaits d'un chemineau, Joseph Vacher, qui éventrait ses jeunes victimes. Arrêté pour avoir tenté de violenter une femme, il est déféré au parquet. M. Garcin, juge d'instruction à Tournon, Ardèche, lui extorque les aveux de ses nombreux forfaits. Vacher est un monomane né en 1869, il fait deux séjours dans des asiles d'aliénés. Il en est sorti en 1894. On lui impute plus de onze meurtres avérés de bergers, de bergères et de femmes. Vacher sera condamné à la guillotine.

La mitrailleuse automatique Hotchkiss va bientôt équiper l'armée. Elle fonctionne automatiquement et peut tirer jusqu'à 500 cartouches d'infanterie par minute. Elle repose sur trois pieds et porte une sellette sur laquelle le tireur peut s'asseoir. Sur le champ de bataille, on la déplace très aisément. Le tir peut à volonté être conduit entre la vitesse de 100 à 600 coups par minute.

« Il faut être de son temps, récite Jean Coquelin. Quand on n'est pas de son temps on est "vieux jeu", et ça vous classe tout de suite... Vous êtes fini avant d'avoir commencé. »

Ce qui n'empêche qu'on peut lire dans Le Journal illustré que « les découvertes modernes constituent une atteinte à la liberté individuelle ». Ainsi, le téléphone qui avec ses fils enlace, ficèle, ligote les fonctionnaires et les employés ! Et que dire de cette satanique invention, le phonographe, qui pousse les gens sur la pente du suicide ? Est-il plus horrible supplice que d'entendre à travers le mur des voisins, alors qu'on s'apprête à dormir, l'épouvantable sonate de la maîtresse de piano dont on conserve les cylindres ? La romance de belle-maman ? La flûte, le hautbois, la guitare, la harpe, sans compter les sonneries téléphoniques et les courses de tricycle des chères têtes blondes à travers l'appartement au-dessus du vôtre ? Décidément, cela passe les bornes ! Ne devrait-on pas élever une statue au silence ?

En attendant, il n'est bruit au Palais de Justice que du cas de Mlle Jeanne Chauvin, bachelière en lettres et en sciences. Doctoresse en droit, elle réclame son inscription à l'ordre des avocats et l'autorisation de plaider à la barre. Cette revendication provoque un tollé dans le landerneau de la magistrature. Ces messieurs sont bien décidés à s'opposer à ce qu'une femme empiète sur leurs prérogatives. L'Illustration écrit : « Ou Mlle Chauvin, juriste savante, révélera, comme plaideuse, une incapacité notoire inhérente à son sexe, ou elle se montrera tout à fait à la hauteur de son ministère. » Affaire à suivre.

Et Jean Coquelin de déclamer :

« Pour être moderne avec les femmes, il faut oublier que ce sont des femmes. Après tout, les femmes sont des hommes comme nous... Ce sont des hommes du sexe féminin, voilà tout... »

L'année s'achève. Ceux qui prisent la lecture auront eu le choix entre : L'Orme du mail et Le Mannequin d'osier, d'Anatole France ; Les Nourritures terrestres, d'André Gide ; Ramuntcho, de Pierre Loti ; Les Chansons de Bilitis, de Pierre Loups ; Les Déracinés, de Maurice Barrès ; La Cathédrale, de Joris Karl Huysmans. Les polyglottes auront découvert Dracula, de l'Irlandais Abraham Stoker, dit Bram Stoker ; Couronné de rêves, de l'Allemand Reiner Maria Rilke ; Capitaine courageux de l'Anglais Rudyard Kipling ou bien L'Homme invisible de l'Anglais H. G. Wells.

Les enfants ne sont pas oubliés. Le 12 décembre, un Américain d'origine allemande, Rudolph Dirks, publie, dans le New York Journal, The Katzenjammers Kids qui feront encore rire les arrière-petits-enfants de ces gamins de la fin du XIX° siècle sous le nom de Pim, Pam et Poum. Ses héros sont deux garnements en lutte contre toute forme d'autorité et jouant des tours pendables à leur entourage. Ils sont accompagnés de leur mère, « die Marna » (Tante Pim en France), par « der Captain » (le Capitaine) et « der Inspector » (l'Astronome en France). The Katzenjammers Kids est considéré comme l'une des plus anciennes bandes dessinées utilisant des ballons pour y placer les dialogues.

Les amateurs de théâtre seront comblés avec Un client sérieux, de Georges Courteline, et Cyrano de Bergerac, d'Edmond Rostand.

Je vous préviens, cher myrmidon, Qu'à la fin de l'envoi, je touche.

Le soir du 27 décembre, le rideau du théâtre de la Porte-Saint-Martin va s'ouvrir sur la répétition générale d'une pièce inédite en cinq actes, œuvre d'un jeune auteur à qui l'on doit déjà : Les Musardises, Les Romanesques, La Princesse lointaine et La Samaritaine. Il se nomme Edmond Rostand, il a vingt-neuf ans.

Les ultimes répétitions de Cyrano de Bergerac ont été entachées d'incidents. A l'une d'elles sont venus assister Waldeck-Rousseau et son épouse. Au moment où l'on s'apprête à lever le rideau, le régisseur, affolé, vient annoncer que Maria Legault, qui incarne Roxane, souffre d'une extinction de voix. Elle est remplacée au pied levé par Rosemonde Gérard, la femme de Rostand.

Le soir de la « couturière », le jeu des figurants du premier acte laisse à désirer. Le lendemain, Edmond Rostand revêt un costume, se mêle à eux à l'insu des acteurs et du public et dirige les mouvements de foule sur la place.

Plusieurs pièces en vers montées dans ce théâtre ont essuyé un fiasco et la direction s'est fait tirer l'oreille pour s'engager dans cette entreprise. Cinq actes en vers ! La date de la création n'a cessé d'être différée. On a lésiné sur les décors, sur les costumes. Oui, Cyrano de Bergerac n'a pas la moindre chance de séduire le public. Et cependant que d'efforts, que de travail fournis par l'auteur, penché sur son bureau de sa maison de la rue Fortuny pendant dix mois. Fortuny, fortune, il aurait dû y songer...

C'est le grand soir, l'atmosphère est au pessimisme. Trac, doutes, incertitudes. Un ami n'a-t-il pas déclaré lors d'une répétition : « La tirade des nez, très mauvais. Coupez-moi ça carrément. »

Pâle, en larmes, Edmond Rostand se jette dans les bras de Constant Coquelin, dit Coquelin Aîné, son interprète principal, et s'écrie : « Pardon ! Ah ! Pardonnez-moi, mon ami, de vous avoir entraîné dans cette triste aventure. »

Le Tout-Paris a investi l'orchestre et la corbeille. Ceux qui font et défont les gloires au soir d'une première sont présents.

Le brigadier frappe les trois coups. Le rideau monte. Début du premier acte.

Le public est distrait, on feuillette le programme, on s'amuse de sa nouvelle présentation, une innovation qui reproduit les traits des comédiens à l'aide de photographies. On sourit avec condescendance à la lecture de l'inscription placée sous le cliché de l'auteur : Si l'homme est jeune, son talent est mûr...

— Le four, le four, ce sera un four, murmure celui-ci, dissimulé derrière une tenture.

Soudain une vague d'applaudissements retentit. Cyrano entre en scène. Les applaudissements redoublent. Fin de l'acte 1, le rideau se baisse après neuf rappels. A la fin du troisième acte, c'est le délire.

— L'auteur ! L'auteur ! scande la salle.

Entracte. Les coulisses sont envahies. Catulle-Mendès, un romancier sensualiste très fécond, poète lyrique du groupe des parnassiens et auteur de théâtre, s'adresse à Rostand . « En dépit de mon grand âge, lui dit-il (il n'a que cinquante-neuf ans), permettez-moi de vous appeler humblement "mon père", comme le fit Rotrou pour Corneille au soir de la création du Cid ! »

La représentation se poursuit. Lorsque Coquelin lance les deux derniers mots à la fin du cinquième acte : Mon panache ! une clameur formidable lui répond. On compte plus de quarante rappels. Il est deux heures du matin, le public refuse de quitter la salle. Tandis que l'auteur parvient à s'éclipser, Constant Coquelin, fêté, adulé, aura ces mots :

«— C'est le plus long des rôles que j'ai joués. Quatorze cents vers ! Ruy Blas n'en avait que douze cents ! »

Moins d'un siècle plus tard Maxime Leforestier chante :

Un beau matin,

On vient au monde,

Le monde n'en sait rien...

En 1897, les cinéastes Jean Epstein, Douglas Sirk, Frank Capra, les comédiens Fernand Ledoux, Pierre Fresnay, Noël-Noël, Fredric March, les écrivains Georges Bataille, William Faulkner, Louis Aragon et l'incontournable Enid Blyton (qui n'a pas lu sous les draps à l'aide d'une lampe de poche le Club des cinq ou le Clan des sept ?), poussent leur premier cri, ainsi que le peintre Paul Delvaux et le futur pape Paul VI, Giovanni Battista Montini. D'autres vont voir ailleurs si l'herbe est plus verte : Johannes Brahms, compositeur, sainte Thérèse de Lisieux, Sophie-Charlotte de Bavière, duchesse d'Alençon (décédée lors de l'incendie du Bazar de la Charité), et Alphonse Daudet font partie du nombre.

Somme toute, 1897 ne diffère pas tant que ça des années passées ou futures, car ainsi que l'affirme Jean Mézin par le biais de Coquelin Cadet :

« L'argent ! Voilà qui est moderne ! Avoir de l'argent... en gagner si l'on peut... mais en tout cas, en avoir, en avoir beaucoup, énormément, tout est là... Et surtout ne pas le perdre ! Quand on n'en a pas, on n'existe pas. Quand on n'en a plus, on n'a jamais existé... »

 

09 - Le petit homme de l'Opéra
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