CHAPITRE IX
Mardi 6 avril
Selon Melchior Chalumeau, déjeuner dans un luxueux établissement constituait le raffinement suprême. Lesté du généreux pourboire reçu la veille d'un vieux roquentin à qui il avait ménagé une entrevue avec Mlle Subra, il s'était offert un café crème et deux croissants à la terrasse du Grand Hôtel.
Il échappa in extremis à la vigilance de M. Marceau et s'élança allègrement à l'assaut des six étages.
Alors qu'il touchait au but, il pila net. Agenouillé sur le parquet, un homme en bourgeron bleu rangeait des pinces et des tournevis dans une boîte à outils. Près de lui se tenait Agénor Féralès, debout devant la porte de l'ancien débarras. Il ajusta ses lunettes à monture d'écaille et s'inclina vers la serrure qu'il caressa de l'index.
— Joli travail, dit-il.
— Qu'est-ce que vous goupillez ici ? C'est chez moi ! brailla Melchior.
Agénor Féralès le toisa de ses pupilles de hibou et fourragea sa barbiche, radieux.
— C'était. Imparfait. Comme toi, demi-portion. Ou si tu préfères l'emploi du passé simple : ce fut. Merci, monsieur Bertier, je réglerai la facture en fin de semaine.
L'artisan s'éloigna non sans avoir jeté un regard désolé à Melchior.
— Féralès, vous êtes un immonde salaud ! hurla Melchior.
— Faut pas demander où disparaissent les accessoires. Je cherchais le bouclier d'une des guerrières de La Walkyrie, devine où je l'ai dégoté ? Au fond de ton gourbi, ainsi que le coffre de Salammbô ! Tu sais comment ça s'appelle, ça ?
— Un emprunt.
— Un vol ! Je t'épargne les guirlandes de fleurs artificielles de Coppélia, les torchères d' Aïda, les étendards du Cid qui te servaient de rideaux, l'inventaire serait fastidieux. Tu es affligé de la collectionnite, m'est avis.
— Je vous interdis de me tutoyer, face de crabe !
— Tu ne mérites pas davantage, minable. Tu veux m'enseigner le savoir-vivre quand c'est toi qui te conduis en malandrin ! Je vais te signaler à l'administration. Tu n'as rien à foutre ici. Estime-toi heureux de conserver ta place d'avertisseur.
— Vous n'avez pas le droit !
Melchior s'était redressé aussi haut que le lui permettait sa taille réduite et, poing levé, forçait Agénor Féralès à reculer. Ce manège ne dura guère, ce fut à son tour de battre en retraite jusqu'à être acculé au mur.
— Tu sais où tu peux te le mettre, le droit ? éructa Féralès. C'est moi le responsable, ton contrat de location ne vaut pas tripette. Bah ! Je suis magnanime, je ne ferme pas à clé, tu as trois jours pour rassembler tes cliques et tes claques et te louer une cambuse hors de l'Opéra. Faute de quoi, je balancerai tes nippes sur le trottoir et j'en ferai un feu de joie. Compris ?
Fou de rage, Melchior se tortillait, tandis qu'Agénor Féralès le maintenait à distance en lui appuyant une main sur le front.
— Fumier ! Au prix où sont les loyers, je n'ai plus qu'à dormir sous les ponts !
— Ah, détail crucial, quand tu auras libéré le plancher, tu viendras me prévenir, sinon tu n'auras qu'à dire adieu à ton boulot !
— Pourquoi, mais pourquoi ? rugit Melchior.
— Parce que je n'ai jamais pu te pifer. Tu es laid, tu es gluant, tu fourres ton sale nez partout. Tu le savais, hein, que Maria avait fricoté avec ce cavaleur de Tony Arcouet. Dieu merci, désormais il broute les salades par le trognon ! Tu as dû te gondoler quand je l'ai épousée, tu l'as serrée de près la Maria quand elle exécutait encore des déboulés en jupette. Tu n'es qu'un vicieux ! J'aurais préféré crever que d'inviter à mes noces un dépravé de ton espèce, mais toi, tu t'es imposé malgré tout, tu m'as ridiculisé ! Allez, décanille, avorton. Trois jours, tu as saisi ?
Il relâcha Melchior après lui avoir glissé la clé de l'ancienne serrure dans le col de sa chemise.
— Tiens, une relique, en souvenir.
Melchior se contorsionna sous l'effet glacial du métal. Il ne parvenait pas à détacher les yeux de sa paillasse éventrée, de ses hardes dispersées, de son coffre vidé. Adonis avait été impuissant à juguler le désastre. Il gisait sur le sommier, un bras en moins, la tête à moitié décollée.
Le secourir avant toute chose. Une ficelle entortilla le membre au tronc d'osier, la tête fut remise d' aplomb.
— Repose-toi, mon vieux, ça va aller, ça va aller. Il ne l'emportera pas en paradis ce Féralès ! Un teigneux, un malfaisant, un vampire, une vermine ! Ce monde est d'une injustice crasse ! Moi, le chétif, le fragile, on m'insulte, on me bave dessus, on me chasse de cette misérable piaule où je n'embête personne. Mais vous allez voir ce que vous allez voir, vous le regretterez, tous, c'est commencé, ou plutôt ça continue. Ah, le cochon ! Son heure viendra !
Melchior mit plus d'une heure à traquer ses possessions éparpillées aux quatre coins du cagibi. Le souffle court, il se laissa tomber sur la chaise d'église. Une boule chiffonnée gonflait sa poche. Il défroissa une page de journal.
— Écoute ça, Adonis, ils l'ont identifié : « L'homme mort découvert non loin du cimetière Montparnasse se nomme Joachim Blandin. Il exerçait le métier de violoniste au sein de l'orchestre du palais Garnier. Selon les constatations du légiste, il aurait été victime d'un arrêt cardiaque alors qu'il venait de quitter les Catacombes où s'était déroulé un concert de dilettantes qui a déjà fait couler beaucoup d'encre. » De l'encre ! Du sang, oui, mon Adonis, j'en partagerais volontiers une pinte avec toi !
Il se radoucit et murmura :
— Je vais m'absenter, histoire de régler cette affaire.
Après avoir tourné autour de l'Opéra, Victor franchit le portail de l'administration sis boulevard Haussmann. À l'angle d'une vaste cour, près du corps de garde des sapeurs-pompiers, M. Marceau, le concierge, exerçait son sacerdoce et si, par hasard, sa vigilance faiblissait, l'active Mme Marceau prenait le relais.
Accrochée à la vitre de la loge, une pancarte annonçait :
Nous nous chargeons des commissions.
Victor s'engagea en tapinois dans le hall et cala son Alcyon au pied de l'escalier.
— Vous allez où avec votre vélo ? En voilà des manières ! l'apostropha une femme plantée au milieu du couloir.
— Vous êtes la concierge ?
— Je n'suis pas une diva à la voix d'or ! Mon nom c'est Octavie Marceau, je suis en charge ici, aboya-t-elle en désignant la pancarte. C'est à quel sujet ?
— Mon journal m'envoie rédiger un article sur un violoniste dont on déplore le décès, un certain Joachim. Pourriez-vous m'accorder une interview ?
Mme Marceau se détendit.
— Deux de vos confrères sont passés.
— Ah oui ? Quels quotidiens ?
— Le Figaro et Le Matin. Et vous ? Vous travaillez pour qui ?
— Le Passe-partout.
— Vous signez comment ?
— Antonin Clusel, dit Virus.
— C'est vous, Virus ? Je vous imaginais petit et enveloppé. Vous êtes pas mal.
— Je peux laisser ma bicyclette sans surveillance ?
— Vous pouvez, on a l’œil. M. Marceau est en courses, pour une fois qu'on avait besoin de lui, ce tire-au-flanc de Melchior Chalumeau s'est volatilisé.
— Melchior ?
— L'avertisseur, sans intérêt ce gringalet. D'habitude il nous détourne les billets doux que les artistes destinent à leurs intimes, c'est un manque à gagner. Aujourd'hui, nous avons été submergés de poulets et mon époux se serait dispensé de les délivrer, surtout qu'il doit courir les loueurs de travestissements.
— Vous avez pourtant un magasin de costumes bien garni !
— Pour sûr, seulement l'administration lésine, c'est toute une industrie qui est menacée. Ceux qui s'en tirent le mieux, ce sont les perruquiers. Mais je cause, je cause, j'en oublie ce pauvre M. Joachim. M. Marceau a dû se rendre à la Morgue, il a été chamboulé quand on l'a prié d'examiner la boîte à violon et le cadavre. Entrez donc.
Victor fut catapulté dans un fauteuil. Des photographies de célébrités musicales s'alignaient à touche-touche sur le papier mural.
— Intéressante collection, remarqua-t-il. Vous avez du goût, c'est gentil, chez vous.
— Trop aimable.
— Parlez-moi de ce violoniste, Joachim... Joachim... Ah zut ! Comment, déjà ?
— Blandin, Joachim Blandin, moi, je disais toujours M. Joachim. Garçon poli, serviable, une prédilection pour la bouteille. Il faut avouer à sa décharge qu'il ne se désaltérait jamais avant les représentations, toujours après. C'était un fameux exécutant, il va falloir le remplacer. Enfin, jouer habilement ne signifie rien quand on perd.
— Ce qui veut dire ?
— Au lieu de ne se vouer qu' à l'orchestre, il donnait des leçons à domicile, il acceptait des cachets aux soirées de la bohème, il dilapidait son capital, en quelque sorte. Ce n'est pas à moi de le juger, quand on est payé à l'heure... Il mettait en musique les chansonnettes d'un rimailleur, vous savez, le genre A.E.I.O. U.
— Pardon ?
— Ben oui, quoi, c'est vieux, ça date d'il y a dix, douze ans, c'est Sulbac qui interprétait ça à l'Eldorado :
C'est au bal de l'Opéra
E.I.A.
Que je vis cette beauté
A.LE...
Lui et son rimailleur, ils ne faisaient pas dans la dentelle !
— Qui est ce rimailleur ? Son nom ?
— Non mais ! Je suis réservée, moi, je ne lui ai pas posé la question. Un collègue, sans doute. Il ne faut pas lui jeter la pierre, à ce malheureux M. Blandin, il composait aussi de la musique sérieuse, de la symphonique.
Mme Marceau s'empara d'un plumeau et s'en caressa la joue.
— C'est une hécatombe ! D'abord M. Arcouet, ensuite la Vologda qui s'effondre en scène, ensuite... c'est la loi des séries.
— De quoi est mort M. Arcouet ?
— Noyé. Un accident. Vous devriez le savoir, c'était dans les journaux.
— Mlle Vologda, M. Blandin et lui se connaissaient ?
— Le monde du spectacle est une grande famille, même si par en dessous on se tire dans les pattes. La Vologda, elle attise les jalousies du fait qu'en dépit de son âge elle englue des escouades de vieux beaux dans ses rets, vous suivez mon raisonnement ? Parce qu'il y en a de plus jeunes et de plus séduisantes qu'elle, souligna Mme Marceau en éjectant le plumeau derrière une chaise
— Votre époux aurait-il remis des cochons en pain d'épice à ces trois personnes ?
Mme Marceau foudroya Victor du regard.
— Ce n'est pas une épicerie fine, ici, c'est une académie de musique ! D'où tenez-vous ces fariboles ?
— Une rumeur...
— Des bouquets en veux-tu, en voilà, à la rigueur des pralines, mais des cochons !
— M. Blandin vivait seul ?
— On n'est pas obligé de partager la vie de quelqu'un pour... Vous me comprenez. M. Blandin avait probablement des besoins, comme tout un chacun, mais il était discret, quoique... La Vologda ne le laissait pas indifférent. C'est ce que j'ai pensé. Mais la Vologda était pourvue, un riche amant, un photographe avec pignon sur le boulevard de la Madeleine. Ça ne l'empêchait pas de batifoler avec M. Arcouet. Un jour, je les ai surpris en train de se... Ne mentionnez pas ça dans votre chronique, hein ! Vous ne prenez pas de notes ?
— J'ai une mémoire d'éléphant. Madame, mes hommages.
Victor se leva, mais Mme Marceau s'interposa entre lui et la porte.
— M. Marceau en a pour un bout de temps. Moi, je peux vous en révéler, des choses. Je sais qu'il en arrive de drôles, le soir au foyer de la Danse, quand les bienfaiteurs de ces demoiselles se refilent les bonnes adresses. Je vous conseille d'aller rôder là-bas un lundi, c'est le jour chic. Qui sait ce qui s'y combine, surtout avec ce dévoyé de Melchior qui joue les entremetteurs !
— Melchior ?
— L'avertisseur, quoi ! Si ça vous tente, je vous introduirai quand M. Marceau aura le dos tourné, parce qu'avec lui c'est « jugulaire, jugulaire ». Il ne perd jamais de vue sa mission : nettoyer la zone. Dame, un ex-sous-lieutenant d'artillerie ! Pour accéder au saint des saints, il vous faut un mot de passe. Vous partez déjà ?
Elle le suivit sur le seuil.
— N'hésitez pas à me solliciter, monsieur Virus. Rappelez-vous, lundi, le jour chic !
Victor parvint à gagner la sortie, déterminé à mettre la main sur cet avertisseur qui en savait sûrement plus long que Mme Marceau.
— Les zeuzères ? Qu'est-ce que c'est ?
Joseph implora vainement l'assistance de Kenji, qui, absorbé par ses fiches, feignait la surdité.
— Ce sont, jeune homme, des cossidés dont les chenilles sont xylophages. Je suis certaine qu'en remuant vos paperasses vous allez m'exhumer un opuscule consacré à ces lépidoptères.
La vieille dame aux verres fumés et au manteau usé jusqu'à la trame s'exprimait-elle en une langue inconnue ? Elle traîna ses souliers protégés de caoutchoucs à travers la librairie.
— Excusez-moi, mais je n'ai pas eu l'opportunité de coudoyer de cossidés ni parcouru d'ouvrages traitant de leur mœurs.
— Vous m'épatez. De vulgaires papillons de nuit ! Inouïes, les galeries que leurs chenilles creusent dans les troncs. Si on se croise les bras, notre belle planète risque de devenir un gruyère. Bon, je vais transporter mes basques au Muséum puisque votre librairie néglige les sciences naturelles.
La sonnette tinta. Kenji arbora un visage épanoui.
— Mon gendre, vous me surprenez. Vous devriez être familier des zeuzères, vous, l'illustre explorateur de tunnels arpentés nuitamment de pair avec votre associé ! La bouche en o, Joseph secoua la tête.
— Je ne saisis rien à vos...
— Ces diverticules souterrains se nomment les Catacombes. Quelque organisateur de festivités s'est avisé que ce serait le lieu idéal pour donner un concert. Seriez-vous frappé d'amnésie ? Avez-vous oublié être allé y écouter du Chopin et du Saint-Saëns, vendredi dernier, à l'heure même où vous étiez supposé collationner des livres chez le duc de Frioul, ce qui fait de lui, de Victor et de vous un trio de menteurs ?
— Qui vous a conté de telles fadaises ?
— Mme Maximova. Elle vous y avait fixé rendez-vous.
— Ah, ça ! Elle a mouchardé, elle me déçoit. Figurez-vous qu'elle avait proposé de nous suggérer des prénoms, et comme elle est rarement disponible...
— À d'autres ! grommela Kenji.
Mais piqué de curiosité, il ajouta aussitôt :
— Quels prénoms ?
— Ceux que nous destinons à nos héritiers. C'est un secret, je serais ennuyé d'en parler à Iris avant la fin de la semaine, de son côté Victor est muet sur la question. Mme Eudoxie approuve mon choix. Vous êtes concerné au premier chef, parce que, si nous avons un fils, ce sera Arthur Gabin Kenji.
— Gabin, je comprends, c'est le prénom de votre père, mais Arthur...
— Arthur Conan Doyle, voyons, un de mes auteurs privilégiés !
— Ainsi, vous êtes infidèle à ce pauvre Émile Gaboriau, qui fut pourtant votre maître à penser.
— Que non ! Si nous avons une fille, ce sera Émilie Euphrosine. Ma mère en avait gros sur la patate que nous ayons préféré Daphné pour notre aînée, mais Euphrosine, c'est dur à endosser, alors je l'ai placée en deuxième position.
— J'en déduis que mon prénom est encore plus pesant puisque vous l'avez élu troisième.
Joseph rougit, protesta de sa sincérité. Plus ému qu'il ne l'admettait, Kenji l'apaisa d'un geste, puis essuya ses lunettes.
— Je crois en la pureté de vos intentions, cependant mon prénom, outre qu'il offusquerait les fonctionnaires de l'état civil, serait un boulet pour mon petit-fils. Il souffrirait à l'école. Je vous en dispense donc et Victor également. Au fait, il ne viendra pas aujourd'hui. Quant à moi, j'ai du travail là-haut. Vous êtes de garde, conclut-il en escaladant l'escalier à vis.
— Eh ! C'est mon jour de livraison !
— Réjouissez-vous, il n'y a rien à livrer. Avez-vous préparé le paquet de M. Courteline ?
Joseph envoya valdinguer une chaise.
« Et voilà, je suis de corvée ! Monsieur va faire le joli cœur auprès de Mme Djina tandis que moi je suis vissé ici. Les paquets, les paquets, je déteste les paquets ! Je voulais passer à la Morgue, c'est fichu ! J'en ai marre ! » fulmina-t-il.
Il entassa rageusement une série de reliés sur le comptoir, déchira un morceau de papier d'emballage et l'entortilla autour des bouquins, s'emmêla avec la ficelle et réussit en jurant à la nouer en une rosette dans laquelle il s'emprisonna l'index. Il tira. L'édifice s'écroula. Le carillon de la porte tinta. Un homme aux cheveux plats, à la prunelle irritée, s'avança à grands pas et s'adressa à lui sans préambule :
— Je vous somme de boycotter le Napolitain ! Ce café est un bouge, on y a volé mon pardessus hier soir. D'ailleurs au café, moi, je ne fous jamais les pieds, sauf quand je m'y rends chaque jour à l'occasion d'une manille avec les copains, mais ça ne compte pas.
— Bonjour, monsieur Courteline, grognonna Joseph en reconstituant la pile de livres.
— Bonjour, j'ai bien l'honneur. Ah, Pignot, je voudrais que vous me procuriez La Bêtise parisienne, de Paul Hervieu ; Lemerre en a publié une nouvelle édition augmentée. C'est pour moi, ces bouquins ?
— Oui, euh... Je vais les...
— Inutile, je les prends comme ça. Vous m'enverrez la note. À vous revoir !
Il enveloppa son achat dans une page de son journal et jeta le reliquat des feuilles sur le comptoir.
Joseph balança ciseaux et pelote au fond d'un tiroir et s'empara du quotidien.
« Le cadavre découvert près du cimetière Montparnasse a été identifié par ses collègues. M. Joachim Blandin, violoniste, jouait au sein de l'orchestre du palais Garnier. Selon le rapport médical, il aurait été victime d'un arrêt cardiaque et, en s'effondrant, se serait fendu le crâne sur le rebord d'un trottoir alors qu'il venait de quitter les Catacombes où s'était déroulé un concert de dilettantes. »
« Je le savais ! Joachim Blandin ! Un violoniste ! Un arrêt cardiaque ? C'est ce qu'ils veulent laisser entendre, je suis persuadé que cette mort est suspecte. Mon instinct m'a guidé vers une jungle louche infestée de zeuzères et non un sous-bois paisible propice aux promenades. Qui c'est qui nagera en pleine déconfiture ? Mon beau-frère. C'est frustrant, les flics sont en train de nous doubler et je suis là à poireauter. »
Victor errait à travers le cimetière Montmartre sur la piste de la vingt-troisième division où était inhumé Charles Fourier. En souvenir de feu son oncle Émile, adepte fervent de l'école phalanstérienne, il se forçait chaque année à assister de loin aux cérémonies dédiées à la mémoire de ce philosophe baptisé le Rédempteur, mais il se gardait bien de se mêler à ses disciples et de participer au banquet qui avait lieu le soir.
Les derniers représentants des théories utopistes s'étaient déjà dispersés, quand, au bas d'une volée de marches, il remarqua une couronne piquée de fleurs fraîches et de modestes bouquets. Il cala sa bicyclette sur son épaule, trouva le moyen de tacher sa veste de cambouis et atterrit à la base d'une pierre tombale.
Ici reposent les restes de Charles Fourier
La série distribue les harmonies
Les attractions sont proportionnelles
Aux destinées
Après avoir lu ces inscriptions qui lui étaient toujours aussi sibyllines, il se demanda si son oncle avait été conscient de cette contradiction : comment espérait-on parvenir à tout prix au bonheur de l'humanité en en retranchant une partie de ses membres ? Il chercha une fontaine pour nettoyer sa veste avec pour résultat d'étaler davantage l'auréole noire sur sa manche.
« Bah, on supposera que je suis en deuil de beaux discours humanistes ! »
Il repéra parmi les cyprès les sépultures de Murger, Théophile Gautier, Berlioz, Stendhal, Offenbach. Le mot « destinées » le ramenait au sens de la vie. En existait-il un ? Quel serait le lot de son enfant ? Ce serait une fille, sans conteste. Tasha avait suggéré le prénom de l'héroïne de Lewis Carroll, Alice, accolé à celui d'une des aïeules de Victor : Elizabeth Prescott, qui avait défié l'ordre établi en convolant avec l'homme qu'elle aimait, un éleveur de moutons.
Perdu dans ses réflexions, il regagna le viaduc Caulaincourt, enfila la rue du même nom et poussa son Alcyon rue Lepic jusqu'au moulin du Point de vue. Il reprit son souffle au centre d'une place où des commères occupaient tous les bancs. Devant la mairie du XVIII°, un groupe d'hommes et de femmes endimanchés s'interpellaient au sortir d'une gargote.
— « De par ma chandelle verte, Cornegidouille », ce déjeuner à la fourchette t'a-t-il empli la panse ? beugla un rapin coiffé d'un feutre bosselé, en qui Victor reconnut sans peine Maurice Laumier.
— « Hourrah, cornes-au-cul, vive le père Ubu ! », rétorqua un gros chevelu éméché vêtu d'un méchant habit de velours mauve.
— Modère tes propos, Gédéon, tu effarouches ces dames, elles n'apprécient guère l'éloquence de l'ami Alfred Jarry ni ta bouillotte de soiffard !
De fait, la nuée de matrones indignées s'envolait en caquetant et la noce s'échoua sur les bancs libérés. Soudain, la mariée, dont la robe surchargée de dentelles avait l'aspect d'un vacherin, propulsa ses formes flatteuses vers Victor. Il en lâcha presque sa bicyclette.
—Monsieur Legris ! Vous ici, justement aujourd'hui ! Vous en avez une belle bécane ! Je vous présente mon témoin, Gédéon Laporte, il ne peint que des clochers d'églises romanes J'étais pour vous prévenir, on s'est régalés de boudin et de frites dans un bourre-cochons, mais Maurice préférait l'intimité. Oh, que je suis heureuse !
L'épousée fondit en larmes contre la poitrine de Gédéon.
— Voyons, Mimi, éponge tes larmes ! C'est un débordement de joie, Legris, elle étouffe, grommela Maurice Laumier.
— Vous voilà avec un fil à la patte, constata Victor non sans satisfaction.
« Un rival de moins », songea-t-il, titillé par l'expression bourre-cochons évocatrice de cochons en pain d'épice.
— Eh oui, que voulez-vous, c'est la rançon du succès. Mes tableaux en série d'une flottille de pêche dans un port breton ont arrondi nos finances, je débite ces œuvres contemporaines aux Grands Magasins du Louvre. Moi qui ne possédais pas une broque, je suis nanti. Ainsi que le proclame ce cher Alphonse Allais, « l'argent aide à supporter la pauvreté » ! Résultat : Mimi a eu envie de respectabilité. Adieu Mlle Lestocart, bonjour Mme Laumier. Un désastre. Terminé la bagatelle au creux d'un pucier défoncé, va falloir acheter un sommier et du mobilier estampillé du style d'un de nos rois. Elle en est tout intimidée, ma Mimi, hein, Gédéon ? Bon, ben, pendant que tu la consoles, Legris et moi, on va se boire un remontant. Et pas de l'anisette de goujon !
Ils s'assirent sur de vieilles chaises bancales chez le marchand de vin le plus proche et commandèrent un cognac.
— Trinquons, Legris, au deuil de nos espérances, à l'existence rangée, au bas de laine, aux trois repas quotidiens, aux lardons... Mon petit doigt a cafardé, vous allez être papa ?
— À votre bonheur, Maurice, la vie maritale vous réussira et je vous prédis une famille nombreuse, trois, quatre, cinq rejetons affamés de gloire picturale.
— Affamés tout court ! Ils téteront leur génitrice jusqu'à changer ses mamelons en médailles de sauvetage ! Ils me ruineront !
— Vous avez encore de belles années. Je vous quitte, Tasha m'attend.
— Restez ! Quelle est votre formule magique ? Sept ans de train-train conjugal, aucune escarmouche apparente, êtes-vous deux fieffés hypocrites ou vous adorez-vous à ce point ?
— Nous cultivons chacun notre jardin privé. Le mien s'épanouit à l'ombre du crime.
— Et de cette marotte qui se prétend un art, la photographie. Vous cachez bien votre jeu. Quoi qu'il en soit, ne manquez pas d'informer la superbe Tasha que son admirateur s'est noué la corde au cou.
Victor enfourcha sa bicyclette et descendit la rue Lepic à vive allure, insulté au passage par des maraîchères et des poissonniers.
« L'avertisseur ! Son nom ?... Ah oui, l'un des rois mages. Voyons, Gaspard ? Balthazar ?... Non ! Zut, j'ai le troisième sur le bout de la langue ! Téléphoner à Joseph ? Kenji pourrait intercepter la communication. Mieux vaut patienter. »
Il l'avait observée à son insu. Il en était réconforté. Elle avait une tournure de petite paysanne aux cheveux couleur paille qui frisottaient autour de son visage. Sa robe à fleurs illuminait la boulangerie de la rue de la Roquette où, un pain sous le bras, elle plaisantait avec deux mitrons. Il l'avait suivie à distance sous les hauts immeubles sombres et lézardés que surplombait un damier de linge flottant sur un filin entre ciel et terre. Elle s'était faufilée dans une cour envahie d'herbes où des gamins jouaient aux billes.
« Mon salut, ma rédemption, tu es beaucoup plus accorte quand tu ne t'affubles pas en cocotte. »
Melchior Chalumeau dépassa la bibliothèque municipale, flâna le long des échoppes de ferrailleurs, détailla des balances dépourvues de plateaux, des bassines trouées, des fers à cheval, des montagnes d'écrous et de boulons.
— Une machine à vapeur, ça te tenterait pour réchauffer tes nuits solitaires ? brailla un Auvergnat en sabots.
— Vends-lui plutôt une machine élévatrice, ça lui fera gagner quelques centimètres ! s'esclaffa une brocanteuse édentée.
De la pointe de son soulier, Melchior traça dans la rouille tapissant les pavés les silhouettes de deux pendus.
« Mon Omniscient, merci de m'avoir tanné le cuir, ces vannes viennent de trop bas, je les dédaigne, je suis un géant. Quelle crasse, quel désordre, jamais je n'ai contemplé un tel embrouillamini de métaux, ils vendent même des zincs en étain, et là, des chaudières, des tringles à rideaux, des ancres marines ! Noé serait à la fête pour construire une arche, notez qu'il y avait embarqué des animaux, preuve que ces saletés d'humains ne l'intéressaient pas plus que ça ! C'est comme moi, je leur crache dessus. Ah, enfin quelque chose qui aura son utilité ! »
Il s'accroupit et, parmi un enchevêtrement de rebuts métalliques, s'empara d'une gouge de sculpteur.
— On va rigoler, mon coco, la vengeance est plus douce que le miel.
Cuit à ébullition, le miel prit la consistance d'une crème, qui fut mêlée à la farine avec une cuiller de bois. Les deux substances s'incorporèrent en une pâte épaisse qui fut étendue à refroidir dans une huche. Un demi-verre de lait où avaient infusé la veille quinze grammes de potasse bien blanche fut ajouté. Des mains malaxèrent le mélange et le saupoudrèrent de gingembre et de cannelle. Surtout, ne pas oublier les pincées de ce qui allait muer ce pain d'épice en un mets unique, le dernier auquel goûterait le destinataire de ce porte-bonheur. Voilà, emplir le moule, le placer au four.
Facile en fin de compte. Empoisonner son prochain ne requérait qu'une bonne recette, un minimum d'habileté et beaucoup de sang-froid.