Chapitre 13

Le Pays Sûr, Royaume du Gauragar, le Noirjoug,
en l’hiver du 6 234
e cycle solaire

 

 

Tungdil avait suivi du coin de l’œil le combat de Narmora, sans pouvoir intervenir. La voir mourir le mit dans une rage folle.

Nôd’onn avait entre-temps descendu l’escalier qui entourait l’autre colonne, et allait très bientôt être sur eux. Sans la Lame de Feu, toute résistance contre le Mage est inutile.

— Je vais chercher la hache, cria-t-il à Balyndis. Tenez les Orcs à distance et ne perdez pas Nôd’onn de vue ! Il faut qu’Andôkai l’occupe le temps que je revienne.

Elle hocha la tête, et abattit la bête qui allait se jeter sur lui d’un seul coup féroce.

— Va !

Après avoir rompu le combat et saisi son cor, Tungdil appela à l’aide les guerriers des Premiers, des Seconds et des Quatrièmes qui se battaient à l’autre bout de la salle, lesquels répondirent sporadiquement. Le cliquetis des armes gagnait en intensité en de nombreux endroits. Tungdil espéra que cette diversion ferait son effet.

Il fit une courte prière :

— Vraccas, si tu veux que ton nom soit encore vénéré au Pays Sûr, viens-moi en aide.

Puis il se jeta dans la forêt de jambes et d’armures puantes qui se dressait devant lui.

Renonçant à déboiser ladite forêt, ce qui n’aurait fait qu’attirer l’attention sur lui, il se contenta de se faufiler le plus souplement possible entre ces monstres. Si un Gnome comme Swerd n’aurait eu aucune peine à se glisser ainsi, on ne pouvait en dire autant du Nain trapu qu’était Tungdil.

Il y eut bien quelques monstres pour remarquer son petit jeu, mais chaque fois, Tungdil s’esquiva avant qu’ils puissent l’attraper par le col. Il ne dut faire usage de son arme qu’à deux reprises, pour couper deux mains à peau verte qui l’agrippaient.

C’est ainsi qu’il parvint à l’endroit où il avait vu tomber la Lame de Feu. Il eut beau scruter attentivement le sol, elle avait disparu.

— Ohé ! Tungdil ! J’ai quelque chose pour toi ! cria-t-on derrière lui. (Il fit volte-face, et eut juste le temps d’apercevoir un corps de Nain qui se fondait dans la masse, ainsi que les runes étincelantes de la Lame de Feu.) Mais il faut venir le chercher !

Ce n’est pas le moment de plaisanter. Il se mit à sa poursuite, malgré sa jambe douloureuse, et se réfugia derrière une colonne, délaissant la horde d’Orcs, qui avait de toute façon bien assez à faire contre les guerriers nains.

À sa grande surprise, il se retrouva nez à nez avec un Nain qu’il ne s’attendait pas le moins du monde à revoir un jour, et qui lui tendait la hache.

— Toi ?!

— C’est bien ça que tu cherches ? demanda Bislipur, qu’une chute avait affreusement défiguré.

Du reste, c’était son corps tout entier qui était déformé, et la vue de son visage fracassé et de la plaie béante qui laissait entrevoir son crâne était à la limite du supportable.

— Tu as été châtié pour tes intrigues, à ce que je vois, répliqua froidement Tungdil en brandissant sa hache. Le Pays Mort s’est emparé de lui. Gandogar…

— Je me moque de Gandogar.

— Depuis quand te moques-tu de ton seigneur et maître ? C’est pourtant bien pour le voir monter sur le trône de Grand-Roi que tu as usé des méthodes les plus perfides ?

— Depuis toujours. Tout ce qui m’importait, c’était de placer une marionnette sur ce trône, dit-il en s’amusant à faire tournoyer la hache. Partir en guerre contre les Elfes, tel était mon objectif. C’est pour cela que j’ai tué le père et le frère de Gandogar et que j’en ai accusé les Elfes pour attiser sa haine. (Il rit, et désigna les combats autour d’eux.) Mais je n’ai plus besoin des Elfes, maintenant. En fait, la situation dépasse toutes mes espérances. (Tungdil demeurait incrédule.) Je suis un Troisième, Tungdil. Tout comme toi.

— Non, dit celui-ci d’une voix éteinte. (Les rumeurs du combat et les cris faiblirent ; il ne voyait plus que le sourire hautain de ce Nain qui se tenait devant lui, et pour lequel il avait ressenti une inexplicable sympathie lors de leur toute première rencontre.) Je ne suis pas un Troisième… Je suis un Quatrième.

— Comme moi, alors ?! dit Bislipur avec ironie. La vengeance, voilà notre vocation, Tungdil. Rappelle-toi comment les autres tribus se sont moquées de Lorimbur, comment elles se sont moquées de nous. Elles se croient meilleures que nous, alors qu’elles n’ont jamais réussi à nous apprendre quoi que ce soit. Leurs savoir-faire les ont rendues aussi arrogantes que les Elfes. Dois-je te rappeler aussi ce qu’elles t’ont fait ? (Il s’approcha.) Le bon Balendilín et le noble Gundrabur… Ils t’ont manipulé ! Ils se sont servis de toi parce que cela arrangeait bien leurs affaires ! Crois-tu qu’ils se seraient souciés un instant de toi s’ils n’avaient pas eu besoin d’un idiot utile pour leur farce ? Sûrement pas ! Tu serais encore chez Lot-Ionan, à l’heure qu’il est. Ils auraient tout simplement jeté la lettre, et ils ne se seraient pas davantage inquiétés de savoir qui tu étais et d’où tu venais. (Le regard de Bislipur avait quelque chose d’hypnotique, et ses paroles résonnaient dans l’esprit de Tungdil.) Tout ce que mérite cette détestable engeance, c’est notre mépris. Et la mort.

— Non, dit Tungdil, hésitant. Balyndis…

Bislipur éclata de rire.

— Une bonne femme dont tu t’es entiché ? Que fera-t-elle quand elle saura que tu es de la race des traîtres, un Tueur de Nains, tout comme moi ? Ta place est parmi les Troisièmes, pas ici. Ici, tu ne trouveras que la mort.

— Un traître… (Pétrifié, Tungdil contemplait le massacre dans la salle. Il lui fallut un moment pour saisir la portée des paroles de Bislipur.) S’il y a un traître, ici, c’est toi ! C’est toi qui as fait entrer ces bêtes dans les Royaumes nains…

— J’ai trouvé en Nôd’onn mon meilleur allié. Je lui ai promis que les Troisièmes ne se mettraient pas en travers de son chemin s’il exterminait les autres tribus. Je ne pouvais pas laisser passer cette chance.

Tungdil déglutit, et se cramponna au manche de son arme.

— Tu es fou. Tu as livré le Pays Sûr au Mal juste pour…

— Non ! s’écria aussitôt Bislipur. Si j’ai fait tout cela, c’est seulement pour accomplir notre destinée et pour faire enfin ce que notre tribu s’est juré de faire il y a des millénaires ! C’est tout ce qui comptait pour nous ! Quand les tribus seront anéanties, toutes les montagnes seront nôtres !

— Cesse de m’inclure dans tes projets. Si je fais tout cela, c’est seulement pour faire obstacle à Nôd’onn et sauver les tribus naines. Je ne peux pas être un Troisième ! s’exclama-t-il, désespéré.

— Et pourtant, tu es bien l’un des nôtres, répondit Bislipur, toujours aussi convaincu. Je l’ai su dès que tu es entré dans la Salle du Conseil. Mais tu refuses d’écouter la haine qui est en toi. Plonge en toi-même, et tu verras que je dis la vérité.

— Un traître qui dit la vérité ? (Tungdil le gratifia d’un regard méprisant et inspira profondément.) Donne-moi la Lame de Feu.

— Pour quoi faire ?

— Pour abattre Nôd’onn. Après quoi Gandogar et les autres décideront de ton sort.

— Alors tu vas devoir me la prendre de force. Tu as choisi la mort, Tungdil, et c’est bien dommage, dit-il, l’air contrit, en tapotant la hache. Toutes ces privations, juste pour forger l’arme de ton exécution, c’est…

Tungdil attaqua le traître sans prévenir, mais son coup fut bloqué. Les deux Nains se livrèrent alors un combat acharné, sans qu’aucun prenne l’avantage.

— Tu ne me crois toujours pas, n’est-ce pas ? demanda le boiteux. Alors, comment expliques-tu la rapidité avec laquelle tu as appris à si bien te battre ?

— Assez ! cria Tungdil, en lui assenant un coup furieux. Je ne veux pas être un Troisième !

Bislipur para, faisant voler l’arme de Tungdil en éclats. Le manche se brisa net, et la lourde tête rebondit, heurtant le nasal du casque de Tungdil et l’étourdissant.

Bislipur profita immédiatement de l’occasion. Tungdil esquiva, mais fit un faux pas et se sentit tomber. Il s’agrippa à son adversaire et l’entraîna avec lui dans sa chute.

Les deux adversaires roulèrent sur le sol, luttant tant et si bien que Bislipur finit par lâcher la Lame de Feu. Il réagit en tirant un poignard et en l’enfonçant profondément dans le bras de Tungdil, qui poussa un cri étouffé et riposta en lui plantant la lame de son couteau dans la gorge.

— Tu ne peux plus me tuer, lui rappela sarcastiquement Bislipur. Balendilín a déjà essayé avant toi, mais c’était compter sans le Pays Mort, comme tu vois. (Il donna un violent coup de poing au visage de Tungdil, qui en perdit son casque, et parvint à se relever avant lui. D’un dur coup de pied, il fit voler le couteau des mains de Tungdil.) Ce combat inégal, tu vas bientôt le perdre. (Il saisit Tungdil par les cheveux et le redressa.) Parce que tu es l’un des nôtres, je te le demande une dernière fois, dit-il d’une voix nasillarde. Veux-tu périr avec le reste de cette racaille, ou rentrer avec moi au Royaume des Troisièmes et fêter notre triomphe ?

Désarmé et en mauvaise posture, Tungdil n’avait plus qu’une seule et dernière chance. Tâtant sa bourse de cuir pour retrouver le collier de Swerd, il l’en retira et le passa autour du cou de Bislipur, médusé.

— Le collet du Gnome ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Eh bien, vas-y, essaie de m’étrangler, si tu crois que j’ai encore besoin d’air pour respirer !

— Non, mais tu as besoin de ta tête pour vivre.

Tungdil le repoussa, perdant au passage une bonne touffe de cheveux, et tira d’un coup sec sur le fil d’argent attaché à sa ceinture. Le collier se rétrécit instantanément, comprimant brusquement le cou de Bislipur, qui comprit ce qu’il voulait faire.

Il cria quelque chose d’incompréhensible, le larynx déjà complètement obturé, et voulut poignarder Tungdil, qui tira sur le fil d’un autre coup sec. Le collier d’argent trancha la peau, les artères, puis les vertèbres de Bislipur. Lorsque le fil fut en fin de course, la tête tranchée du traître roula sur la pierre. La fermeture de l’horrible collier se cassa, et le collier lui-même se volatilisa. Le sort était brisé.

Tungdil n’avait pas le temps de jubiler. Il ramassa la Lame de Feu et courut aussi vite qu’il put rejoindre ses amis afin de les aider contre Nôd’onn.

Il ne leur restait plus qu’à trouver un ennemi de la race naine, pour manier l’arme enchantée.

* * *

Les Orcs s’écartèrent pour faire place à Nôd’onn, qui interrompait ainsi le combat.

— Andôkai, dit-il d’une voix éraillée en penchant sa tête boursouflée. Tu ferais mieux de t’allier à moi, au lieu de me résister inutilement. Quand le grand péril viendra de l’ouest, nous aurons besoin de toutes nos forces.

— C’est toi, le grand péril, Nudin, répliqua la Mage, qui dépensait ses dernières réserves à maintenir le sort de protection qu’elle venait de lancer. C’est l’être démoniaque qui t’habite, qui te donne ces idées aberrantes et qui te manipule à l’envi.

— C’est mon ami, et c’est aussi l’ami du Pays Sûr, rétorqua-t-il, désespéré. Vous ne comprenez pas ! Pourquoi ?

Elle hocha la tête.

— Il y a un point sur lequel nous sommes d’accord : nous ne te comprenons pas. Pour le reste, laisse-moi te dire ceci : précipiter les Hommes, les Nains et les Elfes dans la mort et la désolation poulies protéger d’une prétendue menace qui n’existe que dans ton esprit embrumé, je trouve que c’est un peu trop cher payer, Nudin.

— Je suis Nôd’onn ! cria-t-il d’une voix perçante. Quand la menace dont je parle arrivera par l’ouest, vous serez bien contents que nous vous protégions, mon ami et moi. En attendant, déposez les armes, et je vous épargnerai. (À entendre sa voix dédoublée, c’était comme si Nôd’onn les suppliait de le croire. Il avait l’air on ne peut plus convaincu.) Si j’ai fait tout cela, c’est parce que vous m’y avez forcé. Nous n’en serions jamais arrivés là si vous aviez renoncé volontairement à votre puissance.

Andôkai brandit son épée, dont le tranchant brilla un court instant.

— Tu as causé trop de souffrances et de destructions pour que nous puissions te croire.

— Alors, qu’on en finisse, dit-il, chagriné. Vous aviez pourtant le choix.

Un seul geste lui suffit à faire voler en éclats dans un bruit de verre cassé la barrière magique d’Andôkai.

Au même instant, Sinthoras se précipita sur elle et la frappa de son épieu. Elle para son attaque, mais elle fut prise à partie par trois Orcs, qui l’éloignèrent des Nains.

Soudain, l’Albe surgit comme du néant au-dessus d’elle, et planta son épieu en plein milieu de la poitrine de la Mage… qu’un bouclier poli sauva d’une mort certaine.

Tout à coup, une lueur violette enveloppa Sinthoras. Un grondement sourd résonna dans la salle, et l’épée de Djerůn s’abattit sur l’Albe, qui parvint à la contrer in extremis avec la hampe de son arme.

Toutefois, aucun bois au monde n’aurait pu arrêter ce coup, pas même celui d’un sigurdacia. D’un coup en arc de cercle, la lame de l’énorme épée sectionna d’abord la hampe, puis son propriétaire, dont la tête fut séparée des épaules. Sinthoras s’écroula sur la pierre, décapité et bien mort.

Les Orcs reculèrent en poussant des couinements angoissés devant Djerůn, lequel se redressa en poussant un hurlement, la visière relevée et le visage dissimulé par la lueur criarde qu’il produisait. La terreur qu’il répandit dans les rangs Orcs procura aux amis le répit dont ils avaient urgemment besoin.

Tungdil rejoignit Andôkai en clopinant, la Lame de Feu dans les mains.

— La voici. (Il désigna Djerůn.) Est-il lui aussi un monstre ennemi des Nains ? demanda-t-il, haletant.

— Je ne saurais le dire, répondit-elle. Tu voudrais lui confier la Lame de Feu ?

— Avons-nous seulement le choix ?

Il lui jeta l’arme.

Djerůn, qui venait juste de pourfendre deux Orcs de son épée, laissa son arme plantée dans le corps du second Orc pour attraper la hache.

C’est le moment de vérité. Tungdil s’empara de son cor et sonna de tout son souffle ; les Nains de la Première, de la Seconde et de la Quatrième Maison lui répondirent par des sons de cors et des cris de joie.

— Pour le Pays Sûr, au nom de Vraccas ! s’exclama-t-il avant de se jeter sur le Mage, flanqué de ses amis.

Le sang des Orcs et des Bogglins gicla sans relâche, jusqu’à ce qu’enfin Djerůn soit suffisamment près du Mage pour tenter de le frapper, sur un bref ordre d’Andôkai. Celle-ci créa un éclair dont la seule fonction était d’aveugler Nôd’onn le temps nécessaire.

Sans attendre plus longtemps, le guerrier frappa avec une telle puissance le corps non protégé de Nôd’onn que la Lame de Feu traversa celui-ci de part en part. Un flot de liquide noir nauséabond éclaboussa tous les vivants alentour.

Le Mage poussa un hurlement qui résonna à travers les trois salles. Toutefois, son cri n’était pas encore terminé que déjà ses blessures se refermaient.

— Non ! murmura Tungdil, horrifié. C’est… Ce coup aurait dû le tuer !

Nôd’onn prononça un sort contre le gigantesque guerrier, qui fut frappé d’éclairs noirs et projeté au milieu des Orcs, où il resta étendu sans bouger.

— Même cela ne vous a pas réussi ! leur lança l’Homme, qui ne présentait plus la moindre trace de blessure.

On ne peut pas avoir fait tout ça pour rien ! Tungdil repartit à l’assaut, furieux. Et tandis que ses amis se donnaient toutes les peines du monde pour occuper le Mage, il alla encore chercher la Lame de Feu.

D’un geste vif, il arracha celle-ci des doigts de fer crispés de Djerůn. C’est alors qu’il ressentit de très étranges fourmillements dans les doigts. Qu’est-ce que… ?

Les runes se mirent à rougeoyer, et les diamants à briller et à rayonner comme mille soleils. Se croyant d’abord victime d’un sortilège de Nôd’onn, il finit rapidement par comprendre que ce phénomène provenait exclusivement de la hache, comme si cette dernière avait senti que l’on avait besoin d’elle pour terrasser le Démon.

Par Vraccas ! je suis bel et bien un Troisième, conclut-il. Mais quelles que soient mes origines, je ne jouerai pas le jeu du Mal, je le jure.

Il rentra légèrement la tête dans les épaules et se précipita sur le Mage en brandissant à son tour la Lame de Feu. Les Orcs qui voulurent lui barrer la route et qu’il atteignit de son arme étincelante périrent instantanément dans une gerbe de flammes blanches. À chaque coup, la hache laissait derrière elle une brève traînée de lumière aveuglante. Tungdil sentit émaner de lui une chaleur semblable à celle que dégageait la forge des Cinquièmes.

Nôd’onn comprit immédiatement le danger. Son visage, jusqu’alors si plein d’assurance, exprima tout à coup la peur. Les sorts qu’il lança contre le Nain demeurèrent sans effet ; les runes de la Lame de Feu protégeaient le porteur de l’arme.

— Si tu me tues, c’est le Pays Sûr que tu anéantis ! Un danger que vous ne sauriez arrêter se prépare à nous attaquer par l’ouest, prédit-il avant de tenter de frapper Tungdil de la pointe de son bâton d’érable, en vain. Tu seras responsable de sa chute ! Tu dois me laisser en vie !

Tungdil brisa le bâton ; l’onyx éclata en mille morceaux sur le sol.

— Non. Nous protégerons le Pays Sûr de la même façon que nous l’avons protégé contre toi, rétorqua Tungdil dans un terrible élan avant de frapper. Pour Lot-Ionan, Frala, et ses filles !

Le mouvement d’esquive du magicien bouffi fut trop tardif, et sa magie invoquée à la hâte ne put rien pour lui. La Lame de Feu dissipa les symboles de protection, puis la lame garnie de diamants s’enfonça dans la panse de Nôd’onn.

* * *

Son ventre éclata comme un fruit trop mûr. Son estomac, ses intestins, ses poumons, tout un brouet à demi décomposé d’organes humains se répandit violemment sur le sol sous l’effet d’une énorme pression. Ce flot répugnant rejeta au passage un éclat de malachite de la taille d’un doigt.

De la flaque de sang se leva un brouillard étincelant aux reflets noirs, argentés et rouges. Celui-ci se dilata rapidement, s’éleva à quelque cinq pas au-dessus du sol et prit progressivement forme. Deux orbites noires se dessinèrent, dans lesquelles apparurent deux étoiles qui rougeoyaient de haine à l’égard du Nain. Elles se tournèrent ensuite avec la rapidité de l’éclair vers Andôkai.

Le Démon a choisi une autre victime !

La brume tourbillonna en direction de la Mage, qui recula, tentant vainement de la dissiper à coups d’épée. Le nuage se comprima de nouveau. Des protubérances translucides en forme de bras enserrèrent la femme.

— Tungdil !

Elle poussa un gémissement, tourna de l’œil et tomba à genoux, tandis que les doigts de brume cherchaient déjà à lui écarter les mâchoires. L’être démoniaque s’apprêtait à prendre possession d’un nouveau corps, contre le gré de sa propriétaire cette fois.

Tungdil bondit, et frappa au moment même où la brume vivante et tourbillonnante allait pénétrer dans la bouche d’Andôkai.

Les runes de la Lame de Feu s’illuminèrent de nouveau, et la Lame déchira l’espèce de toile spectrale. Un sifflement retentit, la brume se rétracta comme un animal blessé. Mais Tungdil la poursuivit, tranchant de ses coups les traînées plus minces que les autres, qui se dissipèrent après avoir virevolté à travers la salle, sans en finir pour autant avec le Démon, qui parut vouloir fuir en direction du plafond.

Alors on va procéder autrement. Tungdil grimpa sur une colonne renversée, sans tenir compte de la douleur. Il courut à toute allure pour prendre de l’élan et bondit de toutes ses forces, l’arme brandie au-dessus de sa tête.

— Vraccas !

Le tranchant de la Lame atteignit la brume en plein centre, laissant derrière elle une traînée lumineuse particulièrement criarde.

Tungdil eut pendant un instant la sensation d’être absorbé par le brouillard, jusqu’à ce qu’un bruit de toile qu’on déchire se fasse entendre, suivi d’un mugissement de douleur.

Tungdil atterrit de l’autre côté de la brume, sans pour autant retomber sur ses jambes. Ai-je réussi ? Regardant par-dessus son épaule, il vit le trou qu’il avait percé au cœur de la brume. Le nuage retomba au sol, devint gris, puis noir, et se dissipa, ne laissant aucune trace.

À l’intérieur du Noirjoug, c’était le silence total. Les deux camps restaient là, immobiles, pétrifiés par ce qu’ils venaient de voir.

Un des Albes, qui l’heure d’avant encore combattait les Nains à la tête de sa troupe, agrippa son cristal de protection en poussant un cri. L’instant d’après, l’amulette disparut dans une violente explosion qui déchiqueta le guerrier. Les cadeaux du Mage s’autodétruisirent, tuant un Albe après l’autre, ainsi que quelques chefs et meneurs Orcs.

Une puissante sonnerie de cor retentit, donnant le signal de l’attaque aux guerriers nains des trois Maisons.

Les Bogglins furent les premiers à opter pour une fuite éperdue, bientôt suivis par les Orcs, mais les Nains ne voulurent pas les laisser leur échapper et les rattrapèrent dans les étroits tunnels, où ils ne firent aucun quartier. Les coups furieux et les bruits de métal des haches résonnèrent jusqu’au plafond de la salle.

Tungdil se redressa. Balyndis l’aida à se relever.

— Tu as réussi ! s’écria-t-elle, avant de lui plaquer un long baiser sur la bouche.

Il n’éprouva pourtant que peu de plaisir à ce baiser, qu’il avait pourtant si longtemps espéré. Une certitude le taraudait.

— Mais je suis un Troisième, dit-il amèrement. Un membre de la tribu de Lorimbur, un Tueur de Nains.

Elle hocha la tête.

— Et c’est bien ainsi. Loué soit Vraccas ! Comment aurions-nous pu vaincre Nôd’onn, sinon ? dit-elle en souriant. Qu’importent tes origines ? Tu es un Nain, un vrai de vrai. Et mon cœur me dit que je peux te faire confiance. C’est tout ce qui compte, pour moi.

Il lui prit la main d’un geste plein de gratitude. Pourvu que les autres soient du même avis.

Andôkai était montée sur la passerelle, et s’occupait de Narmora et de Boïndil, que Caphalor avait également blessé. Plusieurs Nains l’assistaient. Djerůn était de nouveau sur pied, et avait rabaissé sa visière, entretenant toujours le mystère au sujet de son visage.

Les premiers guérisseurs nains accoururent avec de l’eau, des pommades et des bandages pour examiner leurs blessures. À présent que la tension du combat était retombée, Tungdil avait mal partout. C’est avec reconnaissance et soulagement qu’il se laissa soigner. Il avait passé la Lame de Feu dans le ceinturon de Giselbart Œil-de-Fer.

Il commençait seulement de penser à prendre du repos lorsque Rodario vint le trouver, l’air inquiet.

— Je sais que le moment est mal choisi, ô brave héros blessé du Pays Sûr ! Il faut absolument faire quelque chose pour Furgas, dit-il. Il est toujours étendu sous la tente, sans soins…

— Un héros, moi ? Tungdil ricana. C’est fou tout ce qu’un érudit peut devenir, dans ce Pays. Si Frala et Lot-Ionan me voyaient… (Il se leva, et vérifia si ses bandages étaient correctement serrés.) Eh bien, si je suis un héros, alors je suppose qu’il faut que je reparte au combat, comme dans les livres.

— Maudits Albes, ce sont de vrais chats. Je n’ai même pas entendu venir cette Oreille-pointue ! Elle m’a poignardé dans le dos. (Boïndil descendait les marches en boitant et en ricanant, un large bandage blanc autour de la poitrine.) C’est ça, l’érudit. Comme dans les livres. Mon frère serait fier de toi.

— Heureux de te savoir en vie. (Tungdil lui administra une tape prudente sur l’épaule. Il ressentait un immense soulagement de ne pas avoir perdu ce compagnon-là.) Eh bien, allons voir comment se porte Furgas.

Tungdil, Rodario, Balyndis, Boïndil et Djerůn s’empressèrent de descendre les marches en colimaçon, bientôt rejoints par Andôkai. Quand ils avaient commencé cette quête, ils étaient des étrangers les uns pour les autres : ils souhaitaient désormais rentrer de leur aventure en amis.