Le Pays Sûr, quelque part en dessous du Royaume de Tabaîn,
en l’hiver du 6 234
e cycle solaire

 

 

Prévenu par le grondement de la roche en train de s’effondrer, Tungdil eut juste le temps d’actionner le levier de frein, ce qui n’empêcha pas le wagonnet de heurter les roches entassées avec une violence suffisante pour qu’il déraille et éjecte ses passagers.

— Voilà au moins cinq Nains que les esprits n’auront pas, dit Bavragor en essuyant la poussière de son visage. (Balyndis attrapa la main qu’il lui offrit pour l’aider à se relever.) Nous avons bien failli nous retrouver enterrés sous ces décombres.

Il chercha son outre d’eau-de-vie et but un coup.

— Allons, c’est juste un petit déraillement, dit Rodario, qui quitta le véhicule d’un bond. Le temps pour ce brave Djerůn de s’échiner un peu à déblayer, et nous serons repartis. Mais peut-être que l’honorable Mage détient encore un peu de vent dans ses poches pour souffler tous ces gravats ?

Le ton de Rodario était devenu nettement plus incisif. Le fait que la Mage l’ait éconduit en public l’avait plus qu’offensé et cela se sentait.

Seul Goïmgar, blanc comme un linge, ne bougeait plus, préférant scruter le plafond d’un air suspicieux. Andôkai le rejoignit, et ordonna à son compagnon de dégager la voie, mais elle ne tarda pas à reconnaître qu’il y avait bien trop de rochers à déblayer.

— J’ai bien l’impression que c’est l’ensemble du tronçon qui s’est effondré, dit Bavragor, grimpant de bloc en bloc et inspectant la paroi du tunnel. On dirait même que cet effondrement a été provoqué.

Furgas se hâta de le rejoindre pour observer la roche de plus près. Après avoir soulevé quelques cailloux et tâté la paroi à son tour, il adressa un signe de tête de confirmation au Nain.

— C’est aussi mon avis. Quelqu’un a fait des petits trous dans la roche à l’aide d’une pioche de manière que tout s’écroule sitôt les étançons retirés.

— Ce sont les esprits qui ont fait céder le bois, chuchota Goïmgar avec un tremblement dans la voix. Ils ont voulu nous anéantir parce que nous n’avons pas tenu compte de leur avertissement.

— C’est dur à dire, mais je préfère mille fois les chansonnettes de l’ivrogne à tes incessantes jérémiades, lui dit sèchement Furibard.

C’était signe que son tempérament bouillant et son besoin de se défouler refaisaient surface.

— Boïndil, calme-toi, l’adjura Tungdil. Je sais que c’est de plus en plus difficile pour toi de dompter ta fureur, mais tu dois y arriver. (Il sortit de son sac la carte que lui avait donnée Xamtys et l’étudia.) Nous allons devoir revenir un peu sur nos pas. Il y a une issue à un mille d’ici. (Il se tourna vers Goïmgar.) On dirait que les fantômes ont exaucé ton désir de retourner te promener à la surface.

— Où sommes-nous ? s’enquit Andôkai.

— D’après mes calculs, nous nous trouvons dans le sud-est du Royaume de Tabaîn, dit-il. Rejoindre le prochain accès ne devrait pas nous coûter trop d’efforts : cette partie du royaume est également appelée le Pays Plat, car elle ne consiste qu’en une seule et vaste plaine.

— Formidable, grommela Bavragor, peu enthousiaste à cette idée. Tout ce que cette demi-portion désire, elle l’a. Eh bien moi, je ne suis pas fait pour me promener à la surface, et je n’aime pas spécialement le soleil non plus. Notre petite traversée à dos de poney m’a suffi.

— On s’y habitue, au soleil, tu sais, rétorqua Boïndil. Si tu avais plus souvent été de garde à la Porte Haute, tu saurais que sa chaleur peut faire du bien aussi, parfois.

— Si je n’ai jamais été de garde à la Porte Haute, c’est parce que je ne voulais pas finir comme ma sœur, répliqua-t-il, acerbe.

Cette soudaine tension entre les deux Nains suscita l’attention de Balyndis. Elle voulut s’interposer pour empêcher que cela dégénère, mais Bavragor la saisit par le bras et la repoussa sur le côté.

— Surtout pas. Ne lui tourne jamais le dos quand il a la haine et la fureur en lui, dit-il pour la mettre en garde contre Furibard. Il aurait vite fait de te tuer, et sans hésiter.

Les muscles du jumeau se tendirent, ses mains enserrèrent les manches de ses couperets.

— Alors c’est comme ça que tu me vois, le borgne ? gronda-t-il, baissant agressivement la tête.

— Assez ! Taisez-vous tous les deux ! intervint Tungdil. Puisque vous avez de l’énergie à revendre, vous allez porter les lingots de métal jusqu’à ce que vous n’en puissiez plus et que Djerůn les reprenne.

Ils s’exécutèrent en renâclant.

— L’un, c’est la douleur, l’autre, c’est la fureur qui l’aveugle, expliqua-t-il à Balyndis après s’être approché d’elle.

Il lui fit ensuite un rapide résumé des raisons de cette hostilité larvée.

— Voilà une bien triste histoire, regretta-t-elle. (Son visage rebondi exprimait de la compassion.) Triste pour tous les deux.

— Ce n’est pas que je le souhaite, mais je crois que le mieux pour Boïndil serait encore qu’il rencontre des ennemis sur lesquels passer sa rage, lui confia-t-il à voix basse.

En se penchant pour lui dire cela, Tungdil put sentir l’odeur de Balyndis. C’était un divin parfum d’huile fraîche et d’acier poli.

— Bon, tu viens ?! lui lança Goïmgar, qui sortait du wagonnet pour rejoindre les autres. Les chefs, c’est censé marcher en tête, je me trompe ?

— Non, tu ne te trompes pas.

Tungdil se hâta de le dépasser et de rattraper Boïndil et Bavragor, qui portaient leur faix en silence. Aucun des deux ne voulait passer pour un faiblard devant l’autre en confiant sa charge à Djerůn.

Soudain, ils entendirent un grand bruit de ferraille venir droit sur eux. Un wagonnet dévala la voie à toute vitesse, manquant de justesse de les heurter de plein fouet.

Djerůn bondit sur le côté et frappa le wagonnet dans le même mouvement, ce qui le fit dérailler et s’écraser contre la paroi rocheuse. Mais déjà le guerrier était en train de le redresser pour voir s’il transportait un passager. Il était vide.

— Il était sans doute stationné dans un couloir secondaire et se sera détaché, dit Rodario. Une chance que j’aie des réflexes de chat, autrement il m’aurait aplati comme une crêpe.

Furgas lui adressa un regard qui en disait long.

— C’étaient les esprits, dit Goïmgar, qui ne voulait pas en démordre. Ils ont voulu nous tuer.

— Mais oui, c’est ça. (Boïndil reposa ses lingots, s’approcha du wagonnet et le flaira de plus près.) Ce ne sont sûrement pas des Orcs qui nous l’ont envoyé. Je verrais et sentirais la graisse de leurs armures, sinon. (Il grimpa dans le wagonnet et ne cessa de le fouiller que lorsqu’il trouva quelque chose.) Une boucle de chaussure, annonça-t-il en la tendant aux autres. Du mauvais argent étiré. Elle n’est pas ancienne, mais très usée. Elle est pleine de boue et de saletés.

Il la mit dans sa poche.

J’ai déjà vu une boucle de ce genre quelque part.

— Mystère, trancha Tungdil. Tant pis, on continue.

Furibard remit son chargement sur l’épaule, et le groupe se remit en route sans perdre de temps.