Le Pays Sûr, Royaume du Gauragar,
en l’hiver du 6 234
e cycle solaire

 

 

En cours de route, ils tombèrent sur une autre troupe d’une cinquantaine d’Orcs, massacrée par leurs anges gardiens invisibles, lesquels ne voulaient toujours pas se montrer.

Ils quittèrent ensuite les tunnels sans être inquiétés pour remonter à la surface à proximité presque immédiate du Noirjoug, dans l’ancien Gauragar.

Tungdil reconnut immédiatement la région.

— C’est dans cette direction.

Il les mena à la douce colline d’où il avait aperçu pour la première fois la sinistre montagne à plateau. Le groupe rampa avec prudence jusqu’au sommet de l’élévation pour ne pas attirer l’attention des gardes. Leur mascarade n’était pas encore prête.

— Par Vraccas ! chuchota Tungdil. Nous arrivons juste à temps.

La sombre sapinière qui entourait autrefois la montagne avait disparu, au profit de constructions de bois sur les plates-formes desquelles allaient et venaient de petits points noirs. Les Orcs étaient occupés à bâtir des rampes d’accès d’une hauteur vertigineuse afin de découvrir d’éventuels accès à la forteresse situés à flanc de montagne, à moins que ce soit pour investir la forteresse depuis le sommet plat du Noirjoug. Ils avaient probablement dû se casser les dents sur les versants de la montagne ou être précipités par dizaines dans le vide par les tremblements furieux de la roche lors de précédentes tentatives.

Ce sinistre rocher a l’air encore plus menaçant sans les sapins.

De temps à autre, du liquide noir et fumant s’écoulait d’ouvertures dérobées, éclaboussant et brûlant mortellement les Orcs en contrebas. Ailleurs, des crevasses projetaient des boulets rougeoyants qui atterrissaient peu après au beau milieu des pelotons d’assaillants, avant d’éclater et de répandre une huile qui enflammait tout ce qui se tenait à proximité.

Ils ont réussi à réactiver les anciens dispositifs de défense.

Malheureusement, rien ne semblait pouvoir faire abandonner les troupes de Nôd’onn. Comme des fourmis, ces créatures sillonnaient le plat pays alentour en quête de bois pour la construction de nouveaux engins de siège.

Les Ogres abattaient les sapins pour construire des tours de siège et des rampes, que les défenseurs parvenaient à chaque assaut à incendier ou à renverser à l’aide de longues chaînes de fer avant que les Orcs puissent les utiliser efficacement.

Inlassablement, ces gigantesques créatures ramassaient les débris et s’en servaient pour reconstruire de nouvelles rampes, tandis que les Orcs réclamaient de pouvoir enfin pénétrer dans la forteresse.

— Quelle ironie, dit Tungdil à Balyndis et à Boïndil sans détourner le regard de la montagne. Les Troisièmes avaient aménagé cette montagne pour se défendre contre les autres tribus, et voilà qu’elle sert d’ultime refuge aux Nains contre le Pays Mort.

Les anciens versets qu’il avait lus dans la montagne lui revinrent à l’esprit. « Réveillé un jour par les Trois contre la volonté des Trois. Trempé de nouveau du sang de tous les enfants. » Que peuvent-ils bien signifier ?

— Combien sont-ils, à votre avis ? demanda la forgeronne, qui observait la masse grouillante des assaillants les yeux écarquillés.

Ces derniers avaient installé leur campement tout autour de la montagne, à un mille de distance du pied du Noirjoug. Leurs tentes sommaires ne suffisaient pas à les protéger de la neige et du vent, et des colonnes de fumée noire s’élevaient çà et là.

— Quatre-vingt mille, au bas mot, estima posément Boïndil, avant de poser la main sur l’épaule de Tungdil. Tu avais raison. Même s’il est tiré d’un livre, c’est encore ton plan le meilleur. Les faces de groin auraient tôt fait de nous submerger, si l’on suivait le mien.

Rodario indiqua l’ouest.

— Regardez là-bas, ce sont peut-être les appartements de Nôd’onn ? (Ils aperçurent une fastueuse tente couleur malachite dont les dimensions dépassaient celles de toutes les autres.) Si j’étais le Mage, c’est là-dedans que je voudrais dormir, et non dans les tentes misérables de la populace.

— De toute façon, tu as toujours eu des goûts de luxe et tu as toujours été d’une suffisance insupportable, dit Furgas. Si tu étais né noble, tes sujets t’auraient lynché depuis longtemps.

— Et tu aurais conçu un dispositif pour que mon agonie dure plus longtemps, je sais.

Ils échangèrent un sourire entendu.

— À propos de dispositif. (Furgas attira leur attention sur un endroit situé à l’écart des combats, et où les Ogres étaient en train d’ériger une tour beaucoup plus solide que les autres, de presque deux cents pas de haut.) Celui-là est bien parti pour atteindre son objectif, dit-il. Ils ont disposé des tuiles le long des entretoises pour se protéger des projectiles incendiaires.

Des centaines d’Orcs accoururent pour escalader les différentes plates-formes. Ils chargèrent et armèrent des balistes de deux types différents, tandis que les Ogres effectuaient leurs dernières manœuvres et se plaçaient contre les roues à rayons de la tour pour l’acheminer vers la montagne. Des cors stridents sonnèrent de partout, donnant le signal d’une attaque générale.

— Il est plus que temps d’agir, décida Tungdil. Narmora, conduis à Nôd’onn ses prisonniers.

Elle répondit par un signe de tête résolu et enfila son armure albique.

En quelques battements de cils, la femme se métamorphosa en l’une des créatures les plus redoutées du Pays Sûr. Et ce n’était pas qu’une question de costume. À chaque pièce d’armure qu’elle revêtait, son visage se transformait, pâlissait, adoptait des traits plus durs et surtout plus cruels. Elle retira son foulard rouge et se passa la main dans les cheveux. Puis elle se redressa.

— Et maintenant le plus important, dit-elle d’une voix grave.

Ses yeux devinrent troubles, le blanc fit place à ce noir de jais qui permettait d’identifier les Albes de jour.

Heureusement que je sais que c’est elle. Tungdil n’aurait autrement pas pu faire la différence avec une véritable Albe. De cette ressemblance dépendait la réussite de son plan.

— Parfait, Narmora.

Andôkai lui passa autour du cou la mince amulette de cristal bleu foncé qu’elle avait prise à un Albe pendant l’attaque de l’oasis.

— Elle te protégera des attaques magiques de Nôd’onn, expliqua-t-elle. Juste au cas où nous serions séparés.

Narmora sourit à la Mage.

— Attends ici. Je vais aller chercher les armures des mercenaires.

Elle partit sans faire le moindre bruit et disparut de leur champ de vision après seulement quelques pas.

Tungdil s’aperçut que Balyndis avait inconsciemment empoigné le manche de sa hache.

— Elle est… devenue très inquiétante, dit-elle pour justifier son geste. Sinistre, menaçante. Comme une vraie Albe.

— Que faisons-nous si son côté obscur la fait changer de camp ? demanda ouvertement Furibard. Elle possède la Lame de Feu, le pouvoir de détruire Nôd’onn et l’amulette l’immunise contre les sorts de la Mage. Comment en viendrions-nous à bout si elle décidait de nous trahir ?

— Nous trahir ? Jamais ! C’est Narmora ! s’exclama Furgas avec véhémence pour les rassurer tout en prenant la défense de sa compagne. Et c’est une actrice de premier ordre. Qu’importe ce qu’elle dira ou fera en chemin, ayez confiance en elle. Si elle avait voulu nous trahir, elle l’aurait fait depuis longtemps. Ce ne sont pas les occasions qui ont manqué…

Narmora revint en apportant les armures souillées du sang d’une patrouille imprudente. Elle jeta son butin dans la neige.

— Il faudra les nettoyer un peu.

Ce fut son unique commentaire.

* * *

Rodario prit encore « quelques dispositions spéciales », comme il appelait cela, puis ils entamèrent la partie la plus délicate de tout leur périple.

Tungdil, Balyndis et Boïndil marchaient au milieu, encadrés par les pseudo-mercenaires, qui avaient dissimulé leurs visages sous les casques puants que leur avait fournis Narmora. Celle-ci ouvrait la marche et portait sur le dos la Lame de Feu enveloppée dans des hardes. Djerůn attendait au sommet de la colline et se tenait prêt à intervenir au signal de sa maîtresse.

Boïndil ne se sépara de ses chers couperets et ne se laissa attacher les poignets qu’à contrecœur, mais il lui avait fallu se rendre à l’évidence : il n’y avait pas d’autre moyen d’approcher Nôd’onn vivant.

— Au fait, elle se termine comment, l’histoire de ton bouquin ? demanda-t-il encore.

Rodario ouvrit la bouche, mais Tungdil le devança.

— Bien. Elle se termine plutôt bien, prétendit-il, en suppliant du regard le comédien de se taire.

Celui-ci roula des yeux, mais ne dit heureusement rien.

— Tant mieux, grommela Boïndil, qui en resta là.

Furgas avait entassé leurs armes dans un sac qu’il tenait de façon à pouvoir les leur jeter à tout moment. Les sangles de cuir qui ligotaient les poignets des prisonniers avaient été prédécoupées de manière qu’un simple mouvement brusque suffise à les rompre. Ils étaient prêts.

Ils entrèrent dans le camp ennemi dans l’après-midi, au moment où la luminosité commençait de baisser.

Les gardes, trois Orcs et quatre Bogglins, leur laissèrent le passage. Il avait suffi à Narmora de les regarder d’un air ténébreux et de leur dire qu’elle souhaitait voir Nôd’onn pour lui livrer en mains propres ses prisonniers.

L’un des Bogglins partit ventre à terre informer le Mage de la venue de cette Albe héroïque. Ils se faufilèrent entre les tentes, sans perdre de vue le messager.

— J’avais raison, dit Rodario d’une voix étouffée par son casque. Ce ne pouvaient être que les quartiers de campagne de Nôd’onn.

— Silence, lui ordonna l’Albe d’une voix grave, altérée.

Le comédien se tut immédiatement.

Ils approchaient peu à peu des parois de tissu vert sombre derrière lesquelles se trouvait le Mal incarné. Lorsqu’ils ne furent plus qu’à vingt pas de la tente, les tentures de l’entrée s’écartèrent, et une vieille connaissance fit son apparition : oreilles pointues, traits réguliers et longs cheveux blonds.

— Sinthoras, ne put s’empêcher de dire Tungdil, horrifié.

Boïndil se pencha vers lui.

— Il était dans le bouquin, lui aussi ? murmura-t-il.

L’Albe eut un sourire forcé. Son buste était engoncé dans une lourde armure de tionium noir, ses jambes étaient protégées par une cotte de mailles du même métal, qui lui arrivait jusqu’aux genoux. Il était paré au combat.

— C’est toujours un plaisir pour moi de te rencontrer, dit-il pour saluer le Nain avec une légère révérence avant de se tourner vers Narmora. Félicitations pour cette prise,… ?

— Morana, improvisa-t-elle.

— Morana, répéta Sinthoras. Tion doit t’apprécier mieux que moi ou que Caphalor, car nous avons écumé le Pays Sûr dans tous les sens, sans jamais mettre la main sur eux. (Il observa les membres du groupe de ses yeux froids et cruels.) Ils ont subi quelques pertes, à ce que je vois. C’est toujours ça…

— Certes, mais ils nous seront plus utiles vivants que morts, dit-elle sur un ton méprisant, décidée à jouer l’Albe antipathique jusqu’au bout et à ne pas se laisser intimider.

— Oui, hélas, soupira Sinthoras en feignant les regrets. Va, laisse-les-moi. Je vais les conduire à Nôd’onn.

Narmora ne bougea pas.

— C’est moi qui les ai capturés, et je tiens à récolter personnellement les éloges du Mage, ainsi que tu l’aurais fait toi-même.

Sinthoras tourna autour d’elle, sans la quitter des yeux.

— Tu as du cran, jeune Albe. Comment se fait-il que je n’aie encore jamais entendu ton nom ?

— Dsôn Balsur n’est pas un petit village où tout le monde se connaît.

— Alors, tu viens de Dsôn Balsur ? Cela tombe bien, je connais chaque recoin de notre royaume. Après tout, c’est moi qui l’ai créé. (Il s’immobilisa devant elle.) Qui est ta mère ? Qui est ton père ? Où vis-tu, Morana ?

— Cela ne te regarde pas, répondit-elle, toujours aussi intrépide. Va m’annoncer à Nôd’onn ou disparais.

— Le Maître dort.

— Alors, va le réveiller.

Tungdil était toujours paralysé par la peur. Que faire ? Passer en force ? Plusieurs d’entre nous mourraient avant de l’avoir passé, pensa-t-il tout en portant son regard sur l’entrée de la tente toute proche. Ils ne pouvaient se permettre d’attendre trop longtemps. Plus ils restaient ainsi, plus ils attiraient l’attention, et plus leurs chances de réussite s’amenuisaient. Tant pis, nous devons courir ce risque.

— Tu entends cela, Caphalor ? (Sinthoras releva la tête et éclata de rire.) Elle a du cran. Un peu trop, même. Cela pourrait lui être fatal, un jour.

— Je lui aurais appris le respect depuis longtemps, à ta place, répondit-on dans leur dos.

Effrayé, Rodario se retourna, manquant d’éborgner Balyndis avec la pointe de sa lance et faisant cliqueter son armure un peu trop grande pour lui.

Derrière eux se tenait un Albe aux longs cheveux noirs, que Tungdil avait déjà vu aux abords de Bonsprés et du Royaume des Premiers. Les idées se bousculaient dans la tête du Nain, il ne savait plus quoi faire, quoi décider.

— J’ai connu une Morana, mais elle est morte il y a longtemps, et elle ne lui ressemblait pas, de toute façon, dit Caphalor, dont les orbites noires restèrent rivées sur la guerrière albe. (Il portait une armure de cuir renforcée de plaques de tionium qui absorbait toute lumière.) Tu ne viens pas de Dsôn Balsur. (Il posa ses doigts décharnés sur la poignée de ses épées courtes.) Alors d’où viens-tu, et pourquoi as-tu menti ?

Furibard commença lui aussi de s’agiter. Il jetait de rapides coups d’œil autour de lui, cherchant le regard de Tungdil, attendant un ordre.

Attaquer ? Ils sont trop forts. Tungdil était complètement perdu. Il n’était pas prévu de tomber sur ces Albes, et il semblait que ni Sinthoras ni Caphalor n’avaient réellement l’intention de conduire Narmora et ses prisonniers au Mage.

— Vous m’ennuyez. Puisque vous ne voulez pas me conduire au Mage, je vais l’appeler, dit-elle avec un très léger tremblement dans la voix.

Malgré tous ses talents de comédienne, la peur s’était emparée d’elle. Elle appela Nôd’onn.

Les Albes rirent.

— Tu n’as vraiment pas de chance, Morana, dit Sinthoras. Je t’ai menti, moi aussi. Le Maître est avec ses troupes, à la tour. Nous allions justement l’y rejoindre lorsque tu es arrivée. Cela fait longtemps que mon épieu n’a plus bu de sang nain.

— À la tour ? (Elle se retourna vers les Nains et les mercenaires.) Eh bien, je vais les y emmener. (Elle s’apprêtait à passer devant Sinthoras lorsque celui-ci tira son épée d’un mouvement vif pour la lui placer sous la gorge, mais Narmora para le coup avec son arme.) Si tu refais cela encore une fois, je te tue, le menaça-t-elle.

Un couteau de jet vola au-dessus des têtes des Nains en sifflant. La pointe acérée alla se planter sous l’aisselle de la demi-Albe, qui poussa un cri.

— La Morana que je connaissais, dit Caphalor d’un air sombre, avait également un autre timbre de voix.

Hors de lui, Furgas se retourna pour l’empaler sur sa lance. L’Albe esquiva le coup avec élégance tout en tirant ses épées courtes avant de feindre un coup à la tête de l’Homme. Furgas s’y laissa prendre, et l’Albe aux cheveux de jais lui enfonça ses lames dans le corps avant même qu’il ait pu parer le premier coup. Il s’effondra dans un gémissement.

— Vite ! cria Tungdil à Rodario, lequel dut encore surmonter sa frayeur avant de leur jeter le sac qui contenait les armes.

Les Nains rompirent leurs liens, s’emparèrent de leurs haches et se ruèrent sur ces odieux adversaires.

* * *

Rodario recula face à un Sinthoras souriant. Boïndil s’interposa, et fit tournoyer ses couperets.

— Alors comme ça, l’œil noir, tu voulais tremper ton cure-dents dans du sang de Nain ? (Il l’attaqua à hauteur de hanches pour le forcer à s’éloigner du comédien. Cela donna à Rodario le temps dont il avait besoin.) Ça tombe bien, mes couperets avaient soif de jus d’Oreille-pointue.

Un violent combat s’engagea entre eux deux. Balyndis accourut pour prêter main-forte à Boïndil, sans faire attention aux vives protestations du Nain, qui disait vouloir s’occuper de cet Albe tout seul.

Andôkai se joignit à Tungdil afin d’occuper Caphalor le temps pour Narmora d’examiner son compagnon.

Elle avait eu de la chance. Un pouce plus à droite, et l’arme de jet atteignait l’artère, ce qui lui aurait valu davantage qu’une simple plaie. Furgas s’en tirait beaucoup moins bien. Son souffle faiblissait, et était devenu bruyant. Il tenta, mais en vain, de soulever sa visière pour avoir de l’air.

— Mon chéri, dit-elle en tentant de le rassurer tout en faisant pression sur sa blessure pour arrêter l’hémorragie, sans succès. (Ses yeux redevinrent humains. Elle poussa un cri rageur, se releva d’un bond, évinça Andôkai en plein combat et assena une pluie de coups à l’Albe.) Laisse-le-moi ! Occupe-toi de Furgas, ordonna-t-elle laconiquement à la Mage. Il va mourir si on ne fait rien.

Ses yeux devinrent noirs de nouveau. Andôkai acquiesça et se retira du combat.

— Comme c’est émouvant ! dit Caphalor d’un ton sarcastique. N’aie crainte, tu vas bientôt le rejoindre. Mais d’abord (esquivant ses attaques, il en profita pour donner un coup de pied gracieux à la poitrine de Tungdil, qui se retrouva sur le derrière), on va s’amuser un peu, toi et moi.

Parant un autre coup de Narmora, il lui donna un coup de poing en plein visage. Elle tituba, mais parvint à plonger sous ses estocades, ce qui lui valut de recevoir son genou sur le nez. Par un mouvement réflexe, elle recula la tête, pour la placer directement à portée de lame de Caphalor.

Tungdil n’hésita pas un instant, et jeta sa hache à toute volée alors qu’il n’avait pas d’arme de secours, ignorant ainsi le conseil que lui avait donné le jumeau lors de leur première rencontre.

Le sifflement de l’arme avertit toutefois Caphalor du danger.

Sans que le Nain puisse voir comment il y était parvenu, l’Albe attrapa l’arme par le manche en plein vol et la lui renvoya directement. Il tournoya autour de Narmora dans la foulée et lui faucha les jambes pour lui donner en pleine chute le coup de grâce avec ses épées.

Le Nain ne parvint pas à esquiver sa propre arme. Par bonheur, ce fut le côté non tranchant de sa hache qui lui heurta la poitrine. Quelques côtes craquèrent. La douleur fut atroce.

— Arrière, Caphalor ! Elle est à moi, dit une voix rauque et sonore à la fois.

L’Albe interrompit son mouvement et regarda fixement un Nôd’onn surgi du néant.

— Seigneur ? Vous…

Narmora profita de cet instant d’inattention pour enfoncer les pointes de ses armes dans le cou de son adversaire, qui se tenait encore penché au-dessus d’elle. L’Albe, bien que presque décapité, eut le réflexe de lui porter une dernière estocade qui la blessa au cou avant de s’effondrer sur elle.

Un cri déchirant retentit. Sinthoras, qui venait d’assister à la mort de son ami, comprit que le responsable de cette diversion fatale n’était pas le véritable Mage, et que les chances de vaincre seul et sans amulette pour le protéger des pouvoirs de la Mage s’amenuisaient dangereusement. Il opta donc pour la retraite.

— Nous nous reverrons ! Votre mort portera mon nom !

Sur ces mots, il courut se réfugier sous la tente, poursuivi par Tungdil et ses compagnons, qui se retrouvèrent dans des appartements vides. Malédiction ! Cet Albe a encore réussi à nous échapper.

Pendant ce temps, Rodario, qui une fois de plus avait eu l’audace d’incarner Nôd’onn, était resté à sa place. Tout en renvoyant au front les monstres qui arrivaient en courant, il leur ordonna de punir immédiatement de mort tout acte de lâcheté dans les rangs.

— Quant à cette traîtresse, je vais m’en occuper personnellement. Voyez !

Il tendit le bras en direction d’Andôkai en prononçant des syllabes incompréhensibles. Andôkai joua le jeu, et s’effondra dans la poussière. Impressionnés, les Orcs et les Bogglins s’inclinèrent, puis retournèrent sur leurs pas pour exécuter son ordre.

— Un public simple est une bénédiction des dieux, murmura Rodario sous sa capuche, soulagé. (Son cœur battait la chamade au point de résonner dans ses tempes.) Ils sont partis, plus personne ne nous regarde, lança-t-il à la Mage en se plaçant devant Narmora pour la couvrir de son ample costume. Vite, occupez-vous d’elle. (La Mage rampa vers la demi-Albe et soigna magiquement ses blessures.) Sinon, vous avez vraiment du talent, dit le comédien par-dessus son épaule. J’ai rarement vu quelqu’un s’écrouler aussi bien sur scène.

— Si tu pouvais cesser de bavarder, cela m’aiderait beaucoup, persifla-t-elle avant de se concentrer de nouveau.

Ils emportèrent les blessés et l’Albe mort en toute hâte et aussi discrètement que possible sous la tente avant d’y tenir conseil, à l’abri des regards et des oreilles indiscrets. Furibard se tenait à l’entrée et montait la garde.

— Si Sinthoras a fui, c’est pour prévenir le Mage, estima Tungdil.

Il observait le corps immobile de Furgas, qu’Andôkai avait plongé dans un sommeil magique sans lequel il n’aurait pas survécu à sa grave blessure.

Narmora lui tenait la main, et tremblait de tout son corps, le cou luisant du rouge de son propre sang.

— Ce qui n’est pas pour nous faciliter la tâche, ajouta Andôkai, qui passait la tente au peigne fin. Mais nous avons une armure albique. (Sans hésiter plus longtemps, elle en débarrassa l’Albe mort pour la revêtir à son tour. Trop étroite à certains endroits, l’armure était également trop large à d’autres, mais un casque fermé et la compagnie de Narmora devaient suffire à ses yeux à faire illusion un certain temps.) Nôd’onn découvrira trop tard la supercherie dans la mêlée.

— Rodario, il va falloir que tu te redéguises en faux Nôd’onn et que tu nous emmènes là où se trouve le vrai. Penses-tu pouvoir y arriver ? demanda Tungdil.

— Bien sûr. C’est toujours agréable d’être un Mage redouté, dit-il avec un large sourire en resserrant les sangles des casques sur lesquels il était juché pour paraître plus grand. (Il remit ensuite en place les sacs de cuir qui servaient à imiter la panse de Nôd’onn. Il n’oublia pas non plus de vérifier le bon fonctionnement de son lance-flammes.) Le spectacle peut commencer. Notre méprisable public nous attend.

— Garde-toi de trop en faire, ou ils risquent de te tomber dessus plus rapidement encore qu’au Royaume des Cinquièmes. Si l’on nous pose des questions, nous (il désigna Balyndis et Boïndil) sommes des transfuges, que tu contrôles magiquement et qui désirent guider les Orcs jusqu’à l’entrée de la montagne.

Andôkai prit le casque de Furgas et le coiffa. Il n’allait pas vraiment avec l’armure finement ciselée qu’elle portait, mais elle n’avait rien d’autre sous la main.

— Malheur ! s’exclama Furibard. Ils ont mis la tour en position ! Ça risque de mal finir. (Il plissa les yeux.) Je crois voir le Mage ! Il est sur la plate-forme centrale, et…

Il se tut, absorbé par le spectacle.

Ils se précipitèrent à l’entrée de la tente pour voir de leurs yeux ce que préparait Nôd’onn.

La montagne tremblait sous les coups que lui infligeait le Mage. Des éclairs noirs jaillissaient de l’onyx et parcouraient la roche. On pouvait entendre les craquements et les grondements jusque dans le camp.

Le Noirjoug opposa une résistance acharnée, refusant d’éclater, jusqu’au moment où la magie le pénétra de force et le fit exploser, provoquant des avalanches d’éboulis accompagnées de nuages de poussière. Celles-là firent s’effondrer à leur tour les saillies qui protégeaient les galeries d’accès au cœur de la montagne.

Les soldats de la tour déployèrent immédiatement les rampes d’assaut. De chaque étage sortirent des passerelles construites à la hâte comme autant de langues tirées, qui vinrent buter contre l’entrée des galeries dégagées. Ces pontons de fortune n’étaient pas encore tout à fait déployés que les premiers Orcs les franchissaient déjà à toute allure pour se jeter dans les couloirs, où les accueillaient les haches des Nains.

Nôd’onn attendit que la plus grande partie des premières vagues d’assaut soit entrée dans la forteresse pour s’y rendre tranquillement à son tour.

Au moins savons-nous maintenant où il est. Tungdil respira à fond.

— Laissons Furgas ici, je ne vois pas d’autre endroit plus sûr pour lui. Êtes-vous prêts, tous les deux ?

Narmora et Rodario hochèrent la tête.

Tandis qu’ils avançaient parmi les bêtes, lesquelles, trompées par leur mascarade, s’agenouillaient avec un respect mêlé de crainte, Boïndil eut l’impression qu’ils avaient oublié d’emporter quelque chose d’important dans le feu de l’action. Il eut beau se concentrer, il ne parvint pas à retrouver ce que cela pouvait bien être.

* * *

Pas un seul instant ils ne relâchèrent leur vigilance, s’attendant à tout moment à une possible embuscade de Sinthoras. Leur seul avantage était qu’il ne pouvait les attaquer à distance tant il y avait de monde et d’agitation autour d’eux. Mais l’Albe ne se manifesta pas.

Ils atteignirent la plus avancée et la plus imposante des cinq tours de siège, en gravirent les larges marches menant aux plates-formes et empruntèrent la même rampe que Nôd’onn sans encombre.

Comme par miracle, ils parvinrent indemnes à l’intérieur du Noirjoug, malgré la grêle de flèches et de pierres que lançaient les défenseurs. Le bruit des combats, et notamment les hurlements des Orcs qui se mêlaient au fracas des épées, des massues et des haches, leur parvinrent assez vite.

— Je vais veiller à ce qu’ils ne reçoivent plus de renforts, dit Andôkai, qui se retourna vers la gigantesque tour.

Des Ogres en escaladaient les parois latérales pour gagner le sommet en plateau de la montagne, les tunnels étant trop exigus pour eux.

— Ne te dépense pas trop, la prévint Tungdil, après s’être assuré qu’aucun Orc n’était en vue. Nous allons sûrement avoir besoin de toutes tes forces contre Nôd’onn.

— Rassure-toi.

La Mage dessina devant elle des runes aux reflets bleutés, qui formèrent ensuite une sphère. Elle envoya celle-ci au pied de la tour, où elle explosa sur son ordre.

Une violente tempête se leva. Une rafale hurlante rompit les amarres et les troncs d’arbres comme des brindilles mortes. La force du vent fit voler en éclats la première plate-forme, privant de stabilité la tour, qui pencha vers la gauche en grinçant.

D’autres entretoises cédèrent sous l’immense pression, et les Ogres tombèrent comme les fruits mûrs d’un arbre qu’on secoue, agitant les bras, et s’écrasant au beau milieu de la masse grouillante d’Orcs, de Bogglins et d’autres créatures qui s’activaient en contrebas. Puis la tour s’effondra, emportant avec elle des centaines de monstres. Les Nains se réjouirent d’entendre ces hurlements de terreur et ces cris d’orfraie.

Les décombres obstruaient désormais idéalement l’entrée de la montagne, et il faudrait des heures et des heures à ces créatures pour les déblayer avant de pouvoir apporter les autres tours de siège.

— Cela devrait les occuper un moment, dit Andôkai, satisfaite.

— Il faut maintenant parvenir jusqu’au traître, dit Tungdil, abandonnant son rôle d’esclave docile de Nôd’onn. Je te conseille de retirer ton costume avant que les Nains te prennent pour le véritable Mage et te découpent joyeusement en morceaux.

Rodario descendit de ses échasses de fortune et ôta sa robe de Mage, sous laquelle il portait une armure. Il se hâta de ranger ses accessoires dans son sac à dos.

— Il en arrive d’autres ! s’écria Balyndis, qui avait observé les événements au pied de la montagne, d’où s’élevait un épais nuage de poussière. Dépêchons-nous ! Par Vraccas ! cela ne finira-t-il donc jamais ?

Elles sont si nombreuses qu’il faudrait l’ensemble des tribus naines et toutes les armées du Pays Sûr pour en venir à bout. Il prit la forgeronne par la main. Ce contact lui procura confiance et force.

— Occupons-nous d’abord de Nôd’onn. On verra le reste plus tard, dit-il, s’adressant plus à lui-même qu’à la Naine.

Ils brandirent leurs armes, et se préparèrent à prendre à revers les Orcs qui les avaient précédés dans le tunnel, à la grande joie de Boïndil.

— Grouïk, grouïk, grouïk, chuchota-t-il, la fameuse lueur démente dans les yeux. Un tunnel étroit, et un ennemi nombreux. Voilà qui est tout à fait à mon goût. Ô Vraccas ! les dix premiers sont pour mon frère, tous les autres sont pour toi.

— Quoi qu’il arrive, protégez Narmora, les adjura leur chef.

Gandogar empoigna sa hache à double tranchant.

— Je donnerai ma vie pour elle s’il le faut. La mort du Mage, c’est tout ce qui compte pour le Pays Sûr et pour moi.

Rodario les laissa passer devant, priant les autres de ne pas lui en vouloir s’il restait à l’arrière. Il jeta encore un rapide coup d’œil à l’extérieur.

— Attendez un peu ! (Il vit les bannières d’une armée venant de l’est.) Ces couleurs, ce sont celles… des Ido ? s’étonna-t-il à haute voix. Le prince Mallen serait-il devenu mégalomane ? (Il reconnut les étendards de cette impressionnante armée les uns après les autres.) Ces combattants viennent des quatre coins du Pays Sûr !

Il observa, ébahi, lavant-garde de cette armée se jeter sur les troupes de ravitaillement de l’armée de Nôd’onn et les mettre en déroute, jusqu’à ce que le gros des Orcs comprît qu’il n’avait pas affaire à des alliés, et qu’un second front était en train de se créer. C’est alors que, non loin de là, une pluie de flèches obscurcit le ciel, avant de s’abattre sur les cohortes de Nôd’onn comme une nuée de criquets s’abat sur les récoltes, répandant la mort. Un nouvel adversaire, inattendu, se dressait face aux hordes du Mal. Des bombes incendiaires fendirent l’air en sifflant, explosant au beau milieu des Orcs et les noyant dans les flammes. La panique s’empara de ces bêtes.

— Les Elfes ! Ce sont les Elfes ! Excellent ! jubila Rodario, qui cria la nouvelle à ses compagnons d’armes.

Gandogar ricana.

— Eh bien, il semble que les Hommes et les Oreilles-pointues aient repris courage.

— Bon, on y va ? demanda Boïndil, impatient de verser du sang d’Orc. On a un Mage à tuer.

Ils partirent à l’assaut, confiants.

* * *

Prendre les Orcs à revers s’avéra très facile. L’attaque du groupe les prit au dépourvu à un tel point que quarante de ces monstres moururent avant qu’ils puissent réagir. Les amis se trouvaient désormais au beau milieu d’un carrefour, et n’avaient toujours pas vu l’ombre d’un Nain.

— Qu’est-ce qu’on s’est amusés ! Où va-t-on, maintenant, Tungdil ? haleta Furibard, heureux. Tu connais l’endroit. Où penses-tu que le Mage soit allé ?

— Il a dû aller là où sa présence était indispensable, réfléchit-il fébrilement. (Il espéra que ce maudit Noirjoug communique de nouveau avec lui, mais rien ne se produisit.) Mais de là à dire où exactement…

Un grondement sourd fit trembler la roche sous leurs pieds. Les parois du couloir de gauche s’illuminèrent, reflétant un feu qui s’alluma à l’autre bout et s’éteignit de nouveau.

Ils se précipitèrent dans ce tunnel. Il y avait une odeur de chair brûlée dans l’air. Une épaisse fumée noire leur piqua les yeux et les fit tousser.

Ils parvinrent dans la première de trois salles en enfilade, séparées seulement par d’étroits corridors de pierre aux parois grossièrement polies et pourvus d’arcades de neuf pas de haut qui leur permettaient de voir jusque dans la dernière salle.

Partout des Nains se battaient contre les intrus, défendant une large porte au fond de la dernière salle. C’était devant celle-ci que le cliquetis des armes était le plus intense. Les nombreuses bannières des clans des Seconds et des Quatrièmes flottaient à côté de celles des Premiers.

Le plafond, haut de cinquante pas, était soutenu par des colonnes de couleur noire aux finitions approximatives. Des escaliers en colimaçon lézardés et dépourvus de rampe s’enroulaient autour des colonnes. De ces dernières partaient, à mi-hauteur environ, des passerelles qui parcouraient toute la salle et sur lesquelles on se battait également.

— Continuons. Il ne doit pas être loin d’ici, dit Tungdil d’une voix déterminée.

Ils aperçurent Nôd’onn dans la dernière salle. Celui-ci contemplait depuis l’une des passerelles les défenseurs nains, que ses guerriers refoulaient progressivement vers la porte.

— Là ! Le voilà ! Il s’apprête sûrement à les attaquer avec sa magie !

Boïndil prit les devants et se précipita vers l’escalier qui menait à cette passerelle. Mais c’était compter sans le destin.

Une flèche noire fendit l’air dans un sifflement. Sa pointe perça la cuisse droite de Tungdil. Il éprouva une telle sensation de brûlure qu’il ne put retenir un gémissement plaintif.

— Votre mort a pour nom Sinthoras, leur dit l’Albe avec mépris et colère à la fois. (Il était à la tête d’un détachement d’une cinquantaine d’Orcs particulièrement massifs, et il avait déjà encoché la flèche suivante.) Je vais vous ôter la vie, et le Pays Mort vous ôtera l’âme.

La mienne, sûrement pas. La seconde flèche fondit sur lui. Tungdil eut juste le temps de lever son bouclier, qui absorba la plus grande partie de la puissance de cette mort à empennage.

Sinthoras jura, et se rua sur eux en ordonnant à ses créatures d’attaquer.

— Narmora et Boïndil, vite, montez l’escalier, ordonna Tungdil. Anéantissez Nôd’onn tant qu’il ne nous a pas encore repérés. On vous couvre.

Il cassa la hampe de la flèche plantée dans sa cuisse en réprimant un autre gémissement, puis se prépara à affronter ses adversaires. Il adressa une prière instante à son dieu : Vraccas, fais que tout finisse bien, et s’apprêta à frapper le premier Orc au genou.

* * *

De nombreuses marches se fendirent sous leurs pas. Les Troisièmes les avaient taillées dans une pierre de mauvaise qualité, qui était devenue cassante au fil des cycles et rendait l’ascension du Nain et de la demi-Albe pour le moins dangereuse.

Tournant encore et encore autour du pilier, ils gravirent les marches quatre à quatre, sans regarder en bas. Seule comptait pour eux la silhouette colossale en robe couleur malachite qui apparaissait à intervalles réguliers dans leur champ de vision. L’air devenait plus chaud. La salle tout entière baignait dans une odeur de sang et d’entrailles d’Orc.

Alors qu’ils s’apprêtaient à gravir les dernières marches qui les séparaient de la passerelle, un famulus surgit du néant devant eux.

— Que viens-tu faire ici ? demanda-t-il sèchement à Narmora, qu’il prenait manifestement pour une Albe. Tu es censée commander aux Orcs, et non…

D’un bond, Boïndil lui enfonça son couperet gauche dans les parties, et le droit dans le flanc droit, ce qui projeta l’apprenti Mage sur le pilier, contre lequel il s’écroula.

— La surprise est l’ennemi du magicien, dit-il à Narmora avec un large sourire. (Il risqua un œil en direction du Mage.) Nôd’onn est seul. Moi, je reste ici pour éviter d’éveiller les soupçons. (Il chercha à croiser le regard de Narmora, dont les yeux avaient de nouveau changé à la faveur de l’obscurité.) S’il y a le moindre problème, je suis là. (Furibard hésita.) Tu crois que tu y arriveras ?

Narmora débarrassa la Lame de Feu de ses hardes et desserra le col de son fourreau de façon à pouvoir la saisir immédiatement.

— Tu crains que mon côté obscur fasse de moi une traîtresse ?

Il hocha la tête.

— Oui.

— Eh bien, Boïndil Deux-Lames, voilà qui est honnête de ta part (elle se pencha vers lui et posa une main sur son épaule), même si c’est un peu tard pour avoir des doutes.

Son visage n’avait en rien perdu de la dureté et de la cruauté de sa nature albique. Elle était plus inquiétante que jamais.

Boïndil frotta nerveusement les têtes de ses couperets l’une contre l’autre. Son comportement l’avait rendu nerveux et inquiet.

— Eh bien, vas-y, fais quelque chose, que je voie ce qu’il en est vraiment, dit-il, renfrogné.

Elle sourit et se redressa.

— D’accord. J’y vais, et je vais faire quelque chose, dit-elle, le visage de nouveau impassible.

Nôd’onn se tenait au milieu de la passerelle, tendant son bras droit et décrivant des runes en vue de lancer un sort dévastateur contre ces Nains de la Première et de la Seconde Maison qui ne voulaient pas rendre les armes. Sa main gauche toute gonflée tenait son bâton d’érable blanc. L’onyx noir aux reflets d’argent enchâssé à l’extrémité du bâton rougeoyait de façon inquiétante.

Une attaque frontale n’aurait rien donné, mais une attaque furtive n’aurait aucune chance de réussir non plus. Il ne restait donc plus à Narmora que la ruse afin de pouvoir approcher suffisamment le plus dangereux et le plus puissant des Mages du Pays Sûr.

Elle appuya une main sur la plaie encore auréolée de sang séché qu’elle avait au cou, et simula une blessure. S’efforçant de paraître aussi crédible que possible, elle se mit à avancer en titubant et en chancelant.

— Maître, gémit-elle. Ils ont réussi à détruire la tour de siège… Andôkai…

Il s’interrompit, et tourna la tête vers elle. Ce mouvement rapide fit trembler son visage bouffi comme s’il n’y avait plus que de l’eau et non de la chair sous sa peau cireuse.

— Andôkai ? croassa-t-il. Où l’as-tu vue ?

— Elle est dehors, Maître, devant la montagne, et nous inflige de terribles pertes, s’efforça-t-elle d’articuler tout en continuant à chanceler vers le gros Homme. (Dix pas la séparaient encore de lui. Dix pas qui lui en paraissaient cent.) Que devons-nous faire ?

Nôd’onn se tourna entièrement vers elle. Elle vit son corps boursouflé, ses traits distendus, qui n’avaient plus rien de commun avec ceux de Nudin. Elle vit aussi le sang suinter de ses pores, formant de petits ruisselets qui imbibaient sa robe. Le tissu de celle-ci disparaissait presque entièrement sous la crasse, et était constellé de taches brunes, tantôt humides, tantôt sèches. Le Mage empestait tellement qu’elle en avait la nausée.

— Vous ne pouvez rien contre elle, lui dit-il de sa voix dédoublée. Mène-moi à l’endroit où elle vous a attaqués pour la dernière fois, je vais m’occuper d’elle personnellement. Vous n’êtes pas de taille contre sa magie. Va, je te suis.

Cinq pas.

Je suis encore trop loin. Narmora tomba à genoux.

— Maître, je suis grièvement blessée. Pourriez-vous me faire l’honneur de soigner mes blessures afin que je puisse vous servir de mon mieux ?

— Plus tard, dit-il, rejetant sèchement sa requête. Lève-toi, et… (Son regard tomba sur le groupe de Tungdil et de Gandogar, qui se défendait bec et ongles contre les Orcs et contre Sinthoras.) Eux ici ?! Comment est-ce possible ? Je pensais que les artefacts… (Il se tut et se concentra de nouveau.) Tant mieux, après tout.

Lorsqu’il ferma les yeux, la demi-Albe décida d’agir. Elle se releva, lentement, sans bruit pour éviter d’attirer l’attention sur elle, puis mit prudemment un pied devant l’autre.

Quatre pas, trois pas, deux pas, elle empoigna le manche de la Lame de Feu. Plus qu’un seul pas…

— Maître, prenez garde ! lui cria-t-on.

Narmora dégaina la hache et frappa. C’est à cet instant précis que Nôd’onn lança contre elle le sort qu’il avait prévu de lancer contre Tungdil.

* * *

La lumière fut si éblouissante que Narmora eut l’impression de voir exploser le soleil. Douloureusement aveuglée, elle fut projetée en arrière. Elle atterrit lourdement sur la passerelle, aveugle, sans relâcher la Lame de Feu, malgré la violence du choc.

Elle n’était pas parvenue à atteindre Nôd’onn, et elle en payait à présent le prix. Mais pourquoi suis-je encore en vie ? Vérifiant si elle était blessée, ses doigts entrèrent en contact avec l’amulette de protection que lui avait donnée Andôkai. Voilà la raison !

— Occupe-toi de cela, entendit-elle dire, et apporte-moi cette hache.

Les claquements secs du bâton du Mage sur le sol de pierre s’éloignèrent.

Elle recouvra la vue, et distingua vaguement les contours de la robe couleur malachite à l’autre bout de la passerelle. Elle se releva dans un gémissement, désireuse de rattraper le Mage et d’en finir avec lui. L’amulette lui procurait un sentiment de sécurité.

Soudain une ombre vola au-dessus de sa tête. Elle atterrit avec souplesse trois pas plus loin, dirigeant vers elle les pointes de deux épées courtes.

— Le Pays Mort m’a donné une chance de me venger de toi, dit Caphalor, dont la grave blessure au cou était encore bien visible.

— Si nous ne t’avons pas tranché la tête tout à l’heure, répliqua froidement Narmora, c’est pour te prouver à quel point tu es insignifiant à nos yeux. Nous n’avons fait qu’une bouchée de toi. (Elle brandit la Lame de Feu, s’efforçant de ne pas laisser transparaître sa peur.) Cette fois-ci, tu ne t’en relèveras pas.

Caphalor montra les dents et attaqua. Narmora se rendit vite compte qu’elle ne suivrait pas longtemps le rythme que lui imposait le guerrier mort-vivant. Elle ne se contenta donc pas de parer ses attaques, et réussit même à l’atteindre. La hache s’enfonça dans l’épaule gauche de son adversaire, sans produire le moindre effet.

L’Albe recula d’un bond et brandit ses armes.

— Quand j’en aurai fini avec toi, je te dévorerai morceau par morceau, et avec ton sang, je peindrai un tableau de ce qui restera de ton corps, lui promit-il avant de se lancer dans une nouvelle attaque.

Par une série de coups habiles, il parvint à la faire reculer dangereusement jusqu’au bord de la passerelle, ce dont elle ne s’aperçut qu’in extremis.

Caphalor plongea avec la vitesse de l’éclair pour la frapper à la cuisse. Narmora bondit, fit un tour sur elle-même tout en visant le cou de l’Albe pour lui porter un coup fatal.

Mais celui-ci se laissa tomber, fit une roulade et frappa instantanément à la verticale, en plein dans l’attaque de Narmora.

Le tranchant de la hache raya le sol de la passerelle dans un jet d’étincelles, puis se planta soudainement à l’horizontale dans le cou de l’Albe, accomplissant son œuvre macabre. De surprise, Caphalor écarquilla les yeux.

Car il était certain de l’avoir touchée.

Et de fait, Narmora était empalée sur les épées courtes qui lui avaient perforé la poitrine et qui étaient ressorties un peu en dessous des omoplates, traversant son armure de part en part. La douleur était insoutenable. La vue brouillée par un voile sombre, elle vit néanmoins l’amulette tomber de son cou. Le cordon tranché net et le cristal rebondirent sur l’Albe et tombèrent dans le vide.

Il faut que… Elle tenta de crier, d’attirer l’attention, mais sans succès. Elle était trop affaiblie, et trop grièvement blessée. Réduite à l’impuissance la plus totale, Narmora se sentit perdre peu à peu connaissance.

Elle s’évanouit, pesant ainsi de tout son poids sur le cadavre raidi de Caphalor. Les épées de celui-ci l’empêchèrent néanmoins de toucher le sol. Un froid glacial l’envahit. Incapable de faire le moindre mouvement, elle se rapprochait toujours plus de son adversaire.

Furgas… Ses forces l’avaient abandonnée. Ses doigts, qui se cramponnaient au manche de la Lame de Feu, s’ouvrirent involontairement. La hache tomba en produisant un son métallique sur la passerelle, rebondit, et bascula dans le vide.