Le Pays Sûr, quelque part en
dessous du Royaume de Weyurn,
hiver du 6 234e cycle solaire
— Il ne se repose donc jamais ? demanda Rodario, curieux, à la Mage. Cela fait déjà un bon moment qu’il pousse.
— Djerůn est habitué à travailler, contrairement à toi, répliqua-t-elle sèchement.
Le comédien eut l’air outré, et en resta presque bouche bée.
— Mais qu’ai-je bien pu faire à l’honorable Mage pour qu’elle ne cesse de me…
Elle se retourna.
— Monte, Djerůn, nous arrivons sur un tronçon en pente.
Toujours aussi obéissant, le guerrier cuirassé sauta dans le dernier wagonnet, en prenant soin de s’y faire aussi petit que possible pour ne blesser personne et surtout pour ne pas se cogner la tête au plafond.
— Vous pouvez toujours tenter de m’ignorer si cela vous chante, poursuivit l’acteur, mais cela ne vous servirait à rien. Dites-vous bien que si vous faites mauvaise impression sur moi, votre rôle dans la pièce que je vais quand même écrire ne pourra que s’en ressentir, vous comprenez ?
La Mage le foudroya du regard.
— Le jour de la première, Djerůn sera là. Et tu verras à son comportement si cette pièce m’agrée ou non. S’il brandit sa hache, tu auras intérêt à prendre tes jambes à ton cou. (Rodario tenta de soutenir son regard, en vain.) Je n’ai rien contre toi personnellement, mais je ne supporte pas tes manières et ton affectation.
Il fit la moue. Sa bonne humeur l’abandonna.
— Mais dites-le, que vous ne me considérez pas vraiment comme un homme. Car, bien sûr, un homme, c’est quelqu’un qui sait manier une épée, soulever un cheval et lancer des sorts.
— Je te prie de m’excuser, dit-elle d’un ton moqueur. Tu me comprends mieux que je l’aurais cru. Comme tu vois, tu ne remplis aucun des trois critères. Tu peux donc t’épargner la peine de solliciter mes faveurs avec la lourdeur qui te caractérise et qui nous dérange, moi comme les autres.
Comme toujours, la Mage ne jugea pas nécessaire de baisser le ton. Rodario devint pivoine, et il préparait sa réplique lorsque le wagonnet se pencha vers l’avant et accéléra brutalement. Le contenu de son encrier déborda, tachant sa feuille et ses vêtements. Vexé et humilié, il décida de ne pas répondre.
Tungdil, lui, avait la main serrée autour du levier de frein et guettait les éventuels obstacles en scrutant les ténèbres. Toutefois, il ne se faisait aucune illusion sur sa capacité à percevoir à temps un rail tordu et à arrêter le véhicule. Boïndil, qui était assis à côté de lui, regardait droit devant lui avec tout autant d’appréhension.
Circulant à une distance respectable les uns des autres, les wagonnets atteignirent bientôt leur vitesse maximale. La fraîcheur environnante disparut, faisant place à une odeur acre d’œuf pourri.
— Là devant ! De la lumière ! s’écria subitement Furibard. De la lumière orange !
Les wagonnets sortirent du tunnel comme autant de projectiles pour emprunter un pont de construction assez récente. Les piles étaient en basalte et enjambaient un immense lac dont le fond émettait une lumière intense. De la lave jaillissait au fond de ce lac, faisant bouillonner l’eau cristalline. La vapeur qui en résultait rendait l’air étouffant. La chaleur les faisait suer de tous leurs pores. Ils avaient des difficultés à respirer, et les odeurs désagréables de soufre n’arrangeaient rien.
C’était cette lave incandescente qui éclairait les parois irrégulières de la caverne. Cette dernière devait bien mesurer deux milles de diamètre. Et sa hauteur, depuis la surface du lac jusqu’au plafond, avoisinait les cinq cents pas.
Joli panorama, mais je ne suis pas mécontent de regagner les tunnels, se dit Tungdil.
C’est alors qu’ils entendirent de nouveau le martèlement.
D’abord en un coup isolé et perçant qui couvrit les gargouillis et les bouillonnements de l’eau.
Goïmgar tourna la tête dans toutes les directions, par saccades, s’efforçant d’en découvrir l’origine.
— Ce sont les esprits de nos ancêtres, chuchota-t-il. Mon arrière-grand-mère me racontait que les Nains qui avaient enfreint les lois de Vraccas se voyaient refuser l’entrée dans la Forge Éternelle après leur mort. Ils sont condamnés à errer dans les souterrains et à guetter les vivants pour se venger sur eux de leurs tourments.
— Ne me dis pas que tu y croyais, à ses histoires ? Et pourquoi pas des histoires d’Orcs mangeurs d’Hommes, tant qu’on y est ? s’esclaffa Bavragor en croyant le ridiculiser.
— Le problème, c’est qu’elles sont vraies, celles-là, grommela Boïndil depuis son siège. (Goïmgar se fit tout petit, si bien que seuls ses yeux dépassaient encore du bord du wagonnet.) Alors il y a peut-être aussi du vrai dans ses histoires de fantômes.
— Arrêtez, leur ordonna Tungdil, au moment où le son produit par le deuxième coup emplit la caverne naturelle baignée de lumière rougeâtre.
Mais ce ne fut pas tout.
D’autres coups suivirent, le martèlement s’intensifia, s’accélérant jusqu’à former un staccato sonore et régulier dont le volume suffit à détacher de grosses pierres du plafond. Elles plongèrent dans le lac bouillant, manquant le pont de quelques pas chaque fois.
— Là ! s’écria Goïmgar, qui n’en pouvait plus de peur. Par Vraccas ! Les esprits ! Ils viennent nous chercher !
Suivant l’index de Goïmgar, ils aperçurent les êtres en question. Ils venaient de surgir de derrière la roche, comme sortis du néant, et ils les observaient. À trois cents, Tungdil cessa de compter.
Or, ils étaient beaucoup plus, et il s’agissait bien de Nains et de Naines, les uns en armure, les autres en habits civils, certains avec presque rien d’autre sur eux qu’un tablier de cuir. Ces guerriers, ces forgerons, ces artisans au visage blafard les regardaient d’un air accusateur, tandis que le tapage ne cessait toujours pas. Tous levaient les bras, indiquant la direction opposée à celle que suivait le groupe.
— Ils veulent que nous partions, chuchota Goïmgar. Faisons demi-tour, s’il vous plaît. En échange, je jure d’arpenter le Pays Mort et de me battre contre les Orcs.
Des esprits. Tungdil sentit un frisson glacial lui parcourir l’échiné lorsqu’il vit les regards vides des apparitions. La lumière rougeâtre de la lave colorait leurs visages d’un rouge qui évoquait du sang. Lire les livres de Lot-Ionan parlant de fantômes était une chose, en voir pour de vrai en était une autre. Mais vous ne me ferez pas changer d’avis.
Les spectres disparurent aussi vite qu’ils étaient apparus. Les wagonnets s’enfoncèrent à vive allure dans le tunnel suivant, laissant derrière eux la caverne au lac et aux esprits. Le martèlement finit par diminuer peu à peu lui aussi.