Chapitre 2

Le Pays Sûr, quelque part sous terre,
à la fin de l’automne du 6 234
e cycle solaire

 

 

Le vent soufflait au visage des Nains et faisait tourbillonner leurs longues barbes et leurs cheveux par-dessus leurs épaules tandis que le wagonnet dévalait les rails à toute allure dans un bruit de tonnerre assourdissant. La vitesse plaquait littéralement les Nains sur leurs sièges. Tungdil n’avait encore jamais ressenti de telles forces s’exercer sur lui.

Bavragor avait cessé de chanter depuis qu’une petite chose était entrée dans sa bouche sous l’effet du vent et qu’il l’avait avalée par mégarde. Seul Boïndil exultait encore, jouissant de cet air qui lui chatouillait l’estomac.

Goïmgar ne desserrait pas les paupières et priait Vraccas à mi-voix qu’il les protège et qu’il les sauve. Il devait apparemment croire son roi capable de bien des vilenies pour éprouver une telle peur.

Les parois de pierre taillées avec précision défilaient à toute vitesse sous leurs yeux, trop rapidement pour qu’ils puissent distinguer le moindre détail. Bientôt, le tunnel s’élargit suffisamment pour laisser passer leur wagonnet dans le sens de la longueur s’il l’avait fallu.

— Boïndil, tais-toi ! cria Boëndal à son frère. Tu me crèves les tympans, avec ce vent qui double le volume de ta voix !

Furibard riait avec exubérance.

— Voilà ce que j’appelle un sacré trajet ! Un poney, c’est un escargot à côté de cette chose, cria-t-il à pleine gorge. Nos ancêtres savaient comment voyager rapidement.

— Oui, mais je n’arrive pas à boire en même temps, se plaignit Bavragor qui fermait les yeux pour en chasser l’eau-de-vie. Les ancêtres auraient quand même pu y penser.

Tungdil ne put s’empêcher d’afficher un rictus. Il se plaisait parmi les Nains. En dépit de tout ce qui lui était arrivé jusqu’à présent, il ne regrettait pas le moins du monde d’avoir retrouvé son peuple, même si celui-ci l’envoyait de nouveau par monts et par vaux. Mais cette fois-ci, il n’était plus seul, et cela le rassurait.

— Sans ces maudites querelles, ce serait encore bien mieux, dit-il à voix basse.

— Hein ? cria Boïndil. Qu’est-ce que tu dis ?

Le prétendant au trône lui fit signe de ne pas y prêter attention.

Tout d’un coup, la descente prit fin ; leur wagonnet cessa d’accélérer, adoptant une vitesse de croisière agréable, gravissant doucement les côtes pour réaccélérer légèrement dans les pentes.

Leur véhicule franchit deux bifurcations avec fracas, sans toutefois dérailler.

— J’espère que nous sommes toujours sur la bonne voie, l’érudit, fit savoir Boëndal derrière lui. Quelqu’un a-t-il vu un panneau indicateur ou quelque chose du genre ?

— Peu avant chacun des deux aiguillages, il y avait un levier, lui répondit Tungdil en criant. Mais ils semblaient tous deux grippés et étaient recouverts de lichen. Il est impossible que quelqu’un les ait actionnés.

C’était du moins ce qu’il espérait.

Le tunnel avait à présent cessé de s’élargir, et le panorama, aux endroits où les Nains pouvaient enfin distinguer quelque chose, était extrêmement monotone. Seuls quelques lichens et un peu de mousse ornaient les parois taillées avec soin ; à deux reprises, le wagonnet brisa des petites stalagmites sur son passage, qui avaient poussé en plein milieu de la voie.

— Cela prouve au moins que Gandogar n’est pas passé par ici, dit Bavragor, avant de déboucher son outre de cuir et de profiter de la vitesse réduite pour s’accorder quelques gorgées avant la prochaine descente. Mais peut-être qu’il a touché aux aiguillages et que…

— Non, ils n’avaient pas changé de position, insista Tungdil. Quel chemin ont-ils bien pu prendre, alors ? se demanda-t-il.

— Peut-être qu’ils ont changé de voie en soulevant leurs wagonnets à la force des bras, pour prendre discrètement un raccourci ? proposa Furibard.

— Possible, dit Tungdil, approuvant cette hypothèse, bien qu’il en ait une tout autre en tête.

Ils pourraient aussi avoir utilisé un autre tunnel pour parvenir plus rapidement au Royaume des Premiers. Peut-être existait-il un plan ou une carte qui indiquait davantage que les seuls accès et issues. Dans le pire des cas, leur rival était parvenu à actionner habilement les leviers pour les induire en erreur, tandis que lui-même roulait à pleine vitesse vers l’ouest. Mais il préféra garder tout cela pour lui.

Leur wagon suivit la voie en ronronnant, comme s’il n’avait rien fait d’autre durant les cent derniers cycles, jusqu’au moment où le tunnel s’élargit soudain et ils se retrouvèrent dans une grande salle où débouchaient trois autres voies ferrées. Le wagonnet ralentit, puis arrêta sa course.

Les jambes encore raides, Tungdil en sortit d’un bond.

— Vite, vérifions comment repartir d’ici, lança-t-il, heureux de pouvoir se dégourdir un peu les jambes après tout ce temps passé assis.

Les Nains explorèrent la salle. Ils tombèrent sur des palans et des chaudières à vapeur similaires à ceux et celles que l’on trouvait au Royaume des Seconds.

— C’est sûrement ici que l’on triait et orientait les wagonnets, réfléchit Boëndal à haute voix, le bec-de-corbin sur l’épaule et le regard en alerte afin que rien qui vive sous terre et qui soit autre chose qu’un Nain ne le surprenne.

— Ho ! Barbe-brillante ! s’exclama tout d’un coup Boïndil. Qu’est-ce que tu fais, là ?

Le Nain tressaillit, comme pris sur le fait, et s’éloigna du tableau au pied duquel il se trouvait. Ce tableau avait la taille et la largeur d’un Gnome, avait été taillé dans du granit clair et fixé au mur grâce à de longues tiges de fer, qui avaient rouillé depuis.

— Je voulais… l’épousseter, prétexta-t-il. Pour voir ce qui était écrit dessus.

— Cela ressemble à un plan, dit Tungdil après s’en être approché et y avoir jeté un coup d’œil. Bien joué, Goïmgar ! Tu as l’œil vif.

C’est à dessein que Tungdil le félicita : il avait remarqué que Goïmgar avait voulu détruire de sa dague les gravures de la roche pour les rendre illisibles et donner à Gandogar un avantage. N’ayant aucune preuve, Tungdil garda ses soupçons pour lui et recopia le plan. Je me méfierai davantage de lui à l’avenir.

— Nous sommes sur la bonne voie, dit Bavragor avec joie. Cela ne fait aucun doute.

— Au pays des aveugles…, dit Goïmgar suffisamment fort pour que Poing-Marteau l’entende aussi.

Le tailleur de pierre se retourna brusquement en soufflant bruyamment du nez ; d’un geste de sa large main droite, il attrapa le Quatrième par la barbe pour l’attirer à lui.

— Viens là, espèce de demi-portion, que je te dise une bonne chose, gronda-t-il. (De son autre main il releva son bandeau, révélant un reste d’œil desséché dans lequel était fiché un éclat de pierre, bien net.) Un jour, la roche que je travaillais a réclamé son tribut. Alors que j’étais occupé à donner forme à un bloc, ce morceau de granit fin comme une aiguille s’est planté dans mon œil. Mais Vraccas a béni l’autre et m’a offert en compensation une vision dix fois meilleure de ce côté-là. Dix fois meilleure, tu entends ?! (Il lâcha le Nain chétif en éclatant d’un rire sans joie.) Je distingue les plus petites aspérités de la roche, je vois les pores de ta peau, et je perçois la peur dans ton regard, Barbe-brillante. Qu’est-ce que tu dis de ça, hein ?

Goïmgar recula devant ses battoirs et se frotta le menton. Furieux d’avoir été humilié, il proféra une menace :

— Tu regretteras ce geste, Poing-Marteau ! Une fois que Gandogar sera devenu Grand-Roi, je te réserverai un traitement de faveur.

— Et lâche, avec ça ! ironisa Bavragor.

— Assez ! Vous vous êtes suffisamment insultés, tous les deux, fit Tungdil pour les rappeler à l’ordre. Aucun de vous ne s’est comporté de façon particulièrement amicale, alors restez-en là. Vous êtes quittes. (Les paroles de Goïmgar lui en avaient dit long sur ce qu’il pensait de cette expédition.) On continue.

Il revint au wagonnet, suivi en silence par les quatre autres Nains. Il y avait de l’orage dans l’air. Leur mission pouvait difficilement commencer plus mal.

Pourvu qu’ils continuent de m’écouter, faute de quoi on court à la catastrophe. Non sans effroi, il se souvint que Bavragor et Furibard se supportaient aussi peu que Goïmgar et le tailleur de pierre ; il n’y avait que Boëndal, toujours aussi calme et réfléchi, pour bien s’entendre avec eux tous. Pour l’instant, pensa Tungdil, affligé. Vraccas, donne-moi la force. Je ne suis pas habitué à jouer les meneurs de Nains.

En quête d’éventuels adversaires, Boïndil avait poussé jusqu’au portail suivant. Il l’ouvrit, et longea le tunnel du regard.

— Par ici, ça redescend, signala-t-il. Il faudra pousser un peu notre wagon, la pente fera le reste.

Unissant leurs forces, ils transportèrent leur véhicule jusqu’aux rails en question, puis y reprirent place d’un bond, sauf Boïndil, qui devait donner la dernière impulsion. Leur étrange véhicule les emporta de nouveau vers l’ouest avec grincements et fracas, en direction du Royaume des Premiers.