Le Pays Sûr, quelque part sous
terre,
à la fin de l’automne du 6 234e
cycle solaire
La dernière pente les ayant gratifiés d’une accélération époustouflante, leur wagonnet filait à présent à une vitesse extrêmement élevée sur les rails, au point que Tungdil dut actionner pour la première fois le levier de frein. Nous allons dérailler au prochain virage si nous continuons à accélérer, se dit-il. Des étincelles jaillirent à l’arrière de leur véhicule, accompagnées d’un crissement strident qui mit leurs oreilles à rude épreuve.
— C’est encore pis que quand Bavragor chante, dit Boïndil tout haut pour se faire entendre malgré le vent et les crissements.
Sur quoi le tailleur de pierre s’empressa de faire monter la torture d’encore un cran en leur infligeant une chanson. Le guerrier en eut les yeux révulsés.
Tel un projectile, leur wagon jaillit du tunnel, traversant une cavité naturelle, ainsi qu’un gigantesque pont sculpté dans la pierre, qui enjambait un énorme cours d’eau, dont le grondement était plus fort encore que le crissement des freins. Des voiles d’écume eurent à peine le temps de s’élever jusqu’à leur hauteur qu’ils se trouvaient déjà dans le couloir suivant.
— Vous avez vu ça ? demanda Tungdil, impressionné.
— Oui, hélas, chuchota Goïmgar d’un air misérable. Nous avons bien failli trouver la mort dans ce fleuve.
Tungdil, lui, était plutôt impressionné par le spectacle.
— Bavragor, as-tu jamais vu pareil ouvrage ? Comment nos ancêtres ont-ils pu ériger cela ?
Pour sa part, le tailleur de pierre aurait préféré faire marche arrière pour observer de plus près la construction à laquelle Tungdil faisait allusion.
— Il n’y a que les clans des Seconds pour avoir fait cela, répliqua-t-il avec fierté. Aucune autre tribu n’en aurait été capable. (Personne ne le contredit.) Cela vaut bien un petit coup à leur santé. (Soudain, le wagonnet se mit à cahoter et à vibrer anormalement.) Dis à cet engin de se calmer avant que je renverse quelque chose ou que le tailleur de gemmes se sente mal, beugla-t-il, craignant une catastrophe.
Tungdil était moins d’humeur à plaisanter.
— Il y a des petits cailloux sur les rails, signala-t-il. Cela risque de…
Il y eut un énorme choc, leur véhicule quitta le rail du côté droit et pencha dangereusement. Des éclairs orange jaillirent jusqu’au plafond.
Il n’était plus temps d’admirer encore quoi que ce soit : leur wagonnet se renversa et fit plusieurs tonneaux, avant de finir sa course contre une massive paroi rocheuse comme surgie du néant devant eux.
Tungdil se recroquevilla complètement dans l’espoir de limiter les dégâts, et fit un vol plané. Il heurta durement le sol, la pierre lui écorcha le visage, puis il cogna son casque contre quelque chose de lourd. Cela devait arriver. Encore à demi hébété, il se redressa pour voir ce qui était arrivé à ses compagnons.
Les jumeaux étaient déjà debout. Leurs pantalons de cuir étaient, à l’instar du sien, déchirés en de nombreux endroits, mais ils ne semblaient pas blessés.
Bavragor se releva en gémissant et en se tenant la hanche. Seul Goïmgar gisait à côté du véhicule tordu, la poitrine se levant et s’abaissant faiblement.
— Malédiction ! s’écria Tungdil. Il approcha de lui en chancelant.
Furibard et Boëndal entreprirent de l’examiner de plus près, et constatèrent qu’il allait bien, physiquement du moins, au soulagement général.
— Cela vaut bien un petit remontant, dit Bavragor, qui gratifia le lapidaire d’une gorgée de son outre. J’espère qu’il appréciera mon sacrifice.
Le Nain chétif se réveilla en crachant, sans doute parce qu’il n’était pas habitué à une eau-de-vie si forte. Il poussa un cri et posa la main sur son épaule droite, le visage déformé par la douleur.
— Ça brûle ! Elle est cassée ! (Boëndal voulut l’examiner de nouveau, mais Goïmgar ne le laissa pas faire.) Non, ça ne ferait qu’aggraver la blessure !
— Moi, je peux te l’aggraver tout de suite, si tu veux, grogna Boïndil d’un air menaçant. Laisse mon frère regarder ta blessure !
— Goïmgar, allons, le pria Tungdil. C’est un guerrier, mais il sait aussi soigner.
— Les coupures, peut-être, mais pas les fractures, dit Goïmgar, refusant de le laisser approcher. (Il se releva en gémissant, le bras droit pendant le long de son corps, inerte.) J’ai l’épaule cassée, geignit-il. Je n’arrive plus à la bouger.
— Tiens, bois quelque chose contre la douleur.
Bavragor lui jeta son outre. Par réflexe, il l’attrapa. Les quatre Nains regardèrent Goïmbar d’un air réprobateur.
— Tu voulais nous jouer une petite comédie, espèce de sous-Nain ?! s’écria Furibard, la voix déformée par la rage.
— Je me suis trompé, s’empressa de rectifier Goïmgar. Elle n’était que… luxée. Et mon mouvement l’a remise en place. Vous l’avez entendue craquer, vous aussi ? (En guise de vérification, il remua le bras et feignit encore quelques légères douleurs.) J’ai encore un peu mal, mais ça ira. (Il rendit son alcool à Bavragor.) Bois-le tout seul, ton tord-boyaux. Il a un goût horrible.
— La prochaine fois que tu veux te jouer de nous, tâche de mieux t’y prendre, lui recommanda Boïndil, furieux, ou tu recevras une telle raclée que tu prendras ton petit derrière pour un fourneau.
Je n’ai pas fait un bon choix. Je me suis moi-même mis une épine dans le pied. Tungdil s’en voulait. Il aurait dû pressentir, au calme de Gandogar, que Barbe-brillante allait leur causer des ennuis, c’était de plus en plus évident. Je ne croirai plus rien de ce qu’il dit, dorénavant.
Mais il y avait plus important. Il regarda autour de lui et observa le tunnel, qui se terminait là, obstrué par un effondrement. Le matériel dont ils avaient besoin pour la Lame de Feu était éparpillé. Il appela Bavragor.
— À ton avis, cet effondrement, il est ancien ou récent ?
Le borgne examina les éboulis, les escalada, les inspecta en passant les doigts sur les arêtes, puis il revint auprès de lui.
— Il est récent. Je le vois aux facettes encore brillantes de certains blocs, la poussière des autres pierres provient du plafond, ce n’est pas de la poussière qui s’est déposée avec le temps. (Il se rendit en titubant près de la paroi complètement tordue du wagonnet.) Si notre véhicule n’avait pas fait cette embardée, nous aurions foncé tout droit sur cet amas.
— La galerie ne s’est donc pas écroulée par accident ?
Bavragor s’essuya une poussière de l’œil.
— Je ne pourrais pas le dire, mais c’est possible. (Il posa une main sur la paroi, plein de tendresse.) Après tous ces cycles, il faudrait que le tunnel s’écroule justement maintenant ? J’ai peine à le croire.
— C’était sûrement ton chant, ergota Goïmgar. Ton chant, et les cris du fou, là.
— Si ce ne sont pas tes jérémiades qui ont ramolli la pierre, riposta le tailleur de pierre.
— Ou bien les pierres se sont écroulées de rire en voyant ta carrure, surenchérit Boïndil, désireux de ne pas être en reste.
Avant que Goïmgar ait pu répliquer quoi que ce soit, Tungdil leur ordonna de ramasser leurs trésors et de les recouvrir de pierres.
— Nous allons remonter à la surface, dit-il pour leur faire part de sa décision. Non loin d’ici, il y a une sortie. C’est là que nous quitterons le tunnel. Ensuite, nous chercherons une ferme ou une ville et nous y achèterons un poney. (Il déplia la carte.) L’accès suivant aux tunnels se trouve à cet endroit, à quatre-vingts milles d’ici.
— Encore faut-il alors qu’un véhicule nous y attende, l’érudit, espéra Boëndal. Et s’il n’y en a pas ?
— Nous achèterons d’autres montures et ferons les deux cents milles restants à dos de poney.
Tungdil roula la carte et aida à entasser les lourdes barres de métal précieux, ne gardant sur lui que le bout de bois.
Son regard se porta sur ses quatre compagnons. Avec leurs chamailleries, l’ambiance ne s’est pas améliorée d’un iota. Il faut que je veille à renforcer la cohésion du groupe si je ne veux pas qu’il vole en éclats. Vraccas, donne-m’en la force !
Après une brève prière d’action de grâce à Vraccas, qui avait épargné leurs vies, ils suivirent les couloirs, jusqu’au moment où ils atteignirent un escalier étroit et raide qui montait en colimaçon.
— Mais où sommes-nous ? demanda Goïmgar, avant de suivre Bavragor.
— En Oremaira, le pays de la Gardienne, d’après la carte, répondit Tungdil. Ou plus exactement dans ce qu’en a fait Nôd’onn.
— En plein pays magique, dit Boïndil, renfrogné et les mains sur les manches de ses couperets. Espérons juste qu’il nous enverra quelques faces de groin à débiter. Ses maudits tours, je m’en passe volontiers.
Les quatre autres Nains l’approuvèrent en silence.
* * *
Après une ascension longue et éprouvante, ils ouvrirent la porte ornée de runes censée les mener à l’air libre. Les cinq Nains tenaient leurs armes prêtes.
Mais c’est dans une grotte qu’ils parvinrent, de quatre pas de haut sur sept de large. Ils furent salués par le grondement d’une chute d’eau. Des masses d’eau assourdissantes se déversaient devant l’ouverture de la grotte pour plonger ensuite dans le vide ; l’écume débarrassa les cottes de mailles, les casques et les vêtements de leur poussière. La lumière du jour, pâle, baignait le sol humide de la grotte, sur lequel elle dessinait des motifs brillants.
— J’ai horreur de ça ! hurla Boïndil à l’adresse de la chute d’eau. Si j’ai envie de me laver, je le fais moi-même.
— Oui, « si »…, lui cria son frère en retour.
Ils trouvèrent un étroit sentier menant derrière le rideau formé par la chute d’eau, puis sur un plateau rocheux. Bon point de vue, pensa Tungdil.
— Allons-y, ordonna-t-il aux autres. Voyons où nous sommes arrivés.
Ils avancèrent prudemment, pour éviter de glisser sur la pierre humide. L’un après l’autre, ils traversèrent la chute d’eau et furent douchés contre leur gré. Goïmgar faillit être renversé.
Il devait être midi. Le soleil automnal faisait naître, comme par magie, un arc-en-ciel à travers les embruns, l’air était frais et humide. Ils atteignirent le haut plateau rocheux, qui formait un à-pic de cinquante pas sous leurs pieds. Les cimes sombres de sapins, de pins et d’épicéas se dressaient vers eux comme autant de lances pointées dans leur direction. Les nuages gris en mouvement annonçaient une prochaine ondée.
Loin vers l’ouest, l’horizon scintillait. Un grand lac s’y étendait. En direction du nord, ils distinguèrent les maisons et les murs d’une cité humaine qui s’étendait pratiquement jusqu’à la lisière d’une forêt, et qui était seulement entourée de champs moissonnés.
Une lune nous suffira pour nous y rendre.
— Vraccas ne nous a pas abandonnés, dit Tungdil, que cette situation favorable réjouissait. Nous aurons bientôt notre poney.
— Une cité pleine de longs-sur-pattes, dit Goïmgar peu enthousiaste. Est-ce qu’ils supporteront notre présence ?
— Cesse de geindre, sinon, la roche va encore s’écrouler sous nos pieds, le tança Furibard. Les longs-sur-pattes ne sont que des longs-sur-pattes, rien de plus. Nous saurons bien nous débrouiller avec eux.
— Vous me laisserez parler, leur ordonna Tungdil, saisi d’un mauvais pressentiment. De nous tous, c’est moi qui connais le mieux les Hommes.
Les autres opinèrent du chef. En quête d’une descente praticable, ils finirent par trouver un étroit sentier qui coupait à travers l’épaisse forêt.
Les cimes des conifères tamisaient la lumière du soleil. Une légère brume automnale planait entre les troncs. À hauteur des cuisses, celle-ci en devenait même opaque, faisant l’effet d’une eau laiteuse. Le demi-jour permettait aux Nains de s’accoutumer à la clarté.
— Voici donc les forêts où Maira donne asile aux licornes persécutées, dit Tungdil, ravi de voir de ses propres yeux ce qu’il avait lu dans les livres. Avec un peu de chance, nous en rencontrerons peut-être.
— Et qu’est-ce que je dois faire si on en voit ? dit Boïndil, perplexe. Sûrement pas les chevaucher.
— Les regarder. Il n’y en a plus beaucoup depuis que les Albes les chassent.
— Est-ce normal que cette forêt soit aussi calme qu’une galerie abandonnée ? demanda Bavragor. Je pourrais chanter une chanson pour attirer ces bestioles, histoire qu’on les observe.
— Les licornes sont farouches. Les chants…
— Ses chants, corrigea Boëndal tout bas.
— … n’y changent rien. On raconte qu’elles ne s’approchent que des vierges, lui dit Tungdil d’un ton docte.
— Bon, alors qui pourrait-on choisir pour servir d’appât ? demanda Bavragor, et Tungdil ne put s’empêcher de rougir.
Soudain, Boïndil trébucha sur quelque chose qu’il n’avait pas vu à cause du voile de brume.
— Eh bien ? s’étonna-t-il, avant d’appuyer prudemment un de ses couperets sur l’objet mou, toujours invisible.
Boïndil s’empara du bouclier et s’en servit pour chasser la brume. Il vit alors ce qui gisait sur le sol, dans une mare de sang.
— Un cheval ? s’étonna Bavragor en voyant le corps au pelage blanc. À moins que ce soit… une licorne ?
Tungdil s’agenouilla près de la créature, morte, dont le corps portait maintes marques de morsures de fauve, et dont la gorge avait été déchirée en lambeaux, tandis que sa précieuse corne avait été brutalement arrachée du crâne.
— C’était une licorne, dit-il tristement en caressant le pelage blanc. (Les livres de Lot-Ionan ne tarissaient pas d’éloges sur ces créatures, qu’ils disaient pures, dépourvues de toute méchanceté, ce qui n’empêchait pas le Mal de les tuer pour autant.) Les hordes de Nôd’onn ont dû passer par ici.
— Tu veux dire qu’elles sont peut-être encore ici à nous épier derrière les arbres ? s’enquit Boïndil, plein d’espoir, sur quoi Goïmgar s’éloigna de plusieurs pas du cadavre et tomba presque aussitôt.
Il disparut à reculons dans la brume pour en ressortir peu après en poussant de grands cris et se réfugia auprès des autres, les mains pleines de sang.
— Il y en a encore une là, cria-t-il, dégoûté. Rends-moi tout de suite mon bouclier !
Furibard se rendit à l’endroit où le Quatrième était tombé, et y dissipa les nuées blanches, aidé en cela par un vent léger qui soufflait à travers la forêt.
Tous eurent le souffle coupé en voyant ce spectacle monstrueux. Une dizaine de licornes et trois fois plus d’Orcs étaient étendus, morts. Ces brutes étaient tombées sous les coups de sabot et de corne des quadrupèdes, qui étaient couverts de plaies béantes et criblés de longues flèches.
Les Nains aperçurent à travers la brume qui se dissipait les vagues contours de barricades de troncs d’arbres, qui avaient été fatales aux créatures de lumière.
— Ils ont organisé une battue pour prendre les licornes au piège, dit Bavragor, bouleversé. Tu disais qu’il en restait combien ? demanda-t-il à Tungdil.
— Un peu plus d’une dizaine, répondit-il, non moins horrifié. (Même après avoir été massacrées par de viles créatures, les licornes dégageaient encore une aura de paix, de noblesse et de bonté.) Toutes celles qu’il y avait encore au Pays Sûr sont là.
— La situation est grave, fit remarquer Boëndal avec tristesse. Allons, vite, à la cité, procurons-nous un poney et partons sans attendre. Plus tôt nous entamerons le combat contre Nôd’onn, plus nous sauverons de vies.
Ils se ressaisirent, escaladèrent les palissades et reprirent leur chemin à travers la forêt.
La peine qu’éprouvait Tungdil pour la perte de Lot-Ionan, de Frala et des filles de celle-ci fut ravivée.
Boïndil tenait ses couperets prêts, souhaitant comme toujours les abattre sur un Orc pour passer sa fureur sur lui. Brusquement, son expression changea, et un rictus se dessina sur son visage. Sans poser de question, son frère prit son bec-de-corbin à deux mains.
— Je les sens, chuchota Furibard, excité. Grouïk, grouïk, grouïk !
Il ne fallut pas longtemps non plus à Tungdil pour sentir la graisse rance des armures des Orcs, qui jurait avec l’odeur agréable de mousse, de terre humide et celle, aromatique, des aiguilles des sapins.
— Allons-y, nous devons rejoindre la cité.
— N’importe quoi. Ce que nous devons faire, c’est fendre le crâne de ces bêtes ! le contredit ouvertement Boïndil, submergé par sa folie guerrière. Où êtes-vous, mes petits cochons ? Venez, votre boucher vous attend ! lança-t-il, avant de pousser un long grognement porcin.
Un grognement lui fit écho.
Goïmgar se fit si petit derrière son bouclier qu’il disparut presque.
— Tais-toi, espèce de fou ! fit-il, craintif. Ils…
Les tintements et les cliquetis d’armures se rapprochèrent. Furibard savourait le moment les yeux fermés.
— Ils viennent juste de franchir l’enclos, dit-il pour traduire aux autres les bruits qu’ils entendaient. Il doit y en avoir… (il tendit l’oreille) vingt ou plus. (Ses mains maniaient les couperets avec impatience.) Ils nous ont repérés. Ils arrivent sur nous.
Brusquement, il rouvrit les yeux et lâcha un triple « grouïk » comme pour les appeler. Boëndal adressa un regard à Tungdil comme pour excuser son frère avant de lui emboîter le pas. Peu après, l’acier heurtait l’acier, remplissant la forêt de chocs sonores.
Je n’arrive tout simplement pas à y croire ! Un de ces jours, il perdra toute raison, tant sa forge de vie est brûlante. Tungdil se sentait dépassé par les événements.
— On ne va pas les laisser se battre seuls ? demanda Bavragor d’un air incrédule en brandissant son marteau de guerre.
— Eh bien si, dit Goïmgar, intimidé. Ce sont eux qui ont commencé, qu’ils se débrouillent.
— Non. On les aide, et ensuite, on se réfugie derrière les murs de la cité, ordonna Tungdil, qui avait tiré sa hache depuis longtemps.
Tous trois se portèrent au secours des jumeaux. Le tailleur de pierre les précéda, puis se jeta en hurlant sur le premier Orc qu’il rencontra. Les monstres, qui tentaient justement d’encercler les deux guerriers, furent surpris par ces renforts inopinés. Leur riposte s’en ressentit.
Peu après, deux douzaines d’Orcs gisaient sur l’humus, Goïmgar s’étant cela dit contenté de rester derrière Bavragor et d’éviter tout contact avec les Peaux-Vertes.
Si Furibard avait fait la plus grande part du sanglant travail, Boëndal et Poing-Marteau avaient mis tant d’ardeur au combat que Tungdil faillit bien ne pas pouvoir placer un seul coup.
— En voilà qui ne tueront plus de licornes, dit Boïndil en riant tandis qu’il essuyait du dos de la main la sueur sur son front. Hein, bande de petits cochons ? (Il donna un coup de pied à un cadavre.) Tiens, voilà un coup de pied en prime. Remets-le de ma part à Tion quand tu le verras dans l’au-delà.
— Hé ! vous entendez ? Il en arrive encore, cria Goïmgar tout angoissé, qui leva son bouclier jusqu’à ce qu’on ne voie plus que ses yeux.
Furibard donna une bourrade à son frère.
— Regarde, on dirait un bouclier avec deux pieds, se moqua-t-il avant de se tourner vers les nouveaux adversaires. C’est mon jour de chance, aujourd’hui, dit-il avec un sourire. (De nouveau, il écouta attentivement les bruits que faisaient les Orcs pour en estimer grossièrement le nombre.) Un, deux, trois… (il compta plus lentement, d’un air plus pensif, la nonchalance qu’il affichait encore l’instant d’avant avait disparu) quatre, cinq… Un, deux… (Il rouvrit les yeux d’un seul coup et baissa la tête d’un air déterminé.) Ce sera un défi digne de Nains comme nous.
Il avait à peine achevé sa phrase que l’on entendit les bruits des armures.
— Eh bien, combien y en a-t-il ? demanda Tungdil, inquiet.
Si Furibard parlait de « défi », c’est qu’ils devaient être nombreux.
— Cinq et deux, répliqua laconiquement le Nain. Ils arrivent principalement de front, mais aussi sur notre flanc droit.
— Sept ? fit Goïmgar, rassuré, avant de sortir le nez de son abri.
— Cinq dizaines et deux cavaliers, corrigea Boëndal en lui traduisant la manière de compter de son frère.
Tungdil agrippa Furibard à l’épaule.
— Ce n’est pas du défi, c’est de la démence. On repart pour la cité, et sur-le-champ, ordonna-t-il.
Le tailleur de gemmes tourna les talons et partit en courant.
— Non !
— Cette fois, tu vas faire ce que je te dis ! Tu t’es assez amusé, Boïndil. Pense à notre mission !
Contrarié, le guerrier fit volte-face.
— Bon, d’accord. Les faces de groin s’en tirent à bon compte, cette fois, dit-il. Mais s’ils nous rattrapent, ils comprendront leur erreur. (Il pointa son index vers Bavragor.) Et toi, le borgne, pas touche à mes adversaires avec ton marteau. Si j’ai besoin de ton aide, je te le ferai savoir.
— Ce n’est pas toi que j’aidais, mais ton frère. Cela m’aurait fait trop plaisir de voir un Orc te rafraîchir la nuque avec son épée, déclara-t-il méchamment.
— Ce n’est pas le moment ! Venez ! ordonna Tungdil avant de se mettre en mouvement.
Ils coururent à toute vitesse entre les arbres, brisant branches et rameaux sur leur passage, filant droit devant eux pour échapper à la horde qui était à leurs trousses. Goïmgar avait pour sa part déjà disparu entre les troncs d’arbres.
Des appels de cor retentirent dans leur dos. Les Orcs organisaient la chasse, mais les Nains avaient le gros avantage de pouvoir se faufiler à travers la végétation du sous-bois grâce à leur petite taille, là ou un Homme aurait dû lutter pour se frayer un chemin.
Bientôt, les Nains approchèrent de la lisière de la forêt : celle-ci était de plus en plus clairsemée.
Haletant, Tungdil jeta un regard derrière lui et vit les silhouettes des monstres plus nettement encore qu’au début de leur fuite. Cela va être juste.
Sortis du bois, ils augmentèrent encore légèrement la cadence. Les murailles salvatrices de la cité étaient à un peu plus d’un demi-mille, et Goïmgar avait déjà parcouru la moitié de cette distance.
Mais qu’est-ce que c’est ? Tungdil crut d’abord que ses yeux lui jouaient un tour, puis il entendit le bruissement de cottes de mailles et le cliquetis d’armures de plates, et il comprit. Nous sommes tombés au beau milieu d’un assaut !
Juste après eux, une horde d’Orcs sortit de son abri sylvestre. Il en estima le nombre à un millier, peut-être davantage. Dans leur avance, ceux-ci formaient une ligne noire vivante qui se dirigeait vers l’importante colonie humaine. Or, de tous côtés, d’autres Orcs accouraient, transformant la ligne en cercle, qui se refermait inexorablement. Il ne semblait pas y avoir d’issue, ni pour la cité, ni pour les Nains.
— Courez ! relança-t-il ses compagnons. Courez aussi vite que vous pouvez !