18
« Quel gâchis ! songeait Bak, les yeux sur le corps au fond de l’esquif, recouvert d’une pièce de lin brut donnée par un cultivateur en échange d’une lance. Qui est le plus à blâmer ? Djehouti, pour lui avoir volé ce qu’elle avait de plus cher au monde ? Ou Khaouet, qui n’a pas su se résigner et quitter la maison de son père pour commencer une nouvelle vie avec Inenii ? »
— Penses-tu que le gouverneur vive encore ? demanda Psouro.
— D’après le médecin, il était au seuil du monde souterrain. À présent, les dieux auront sûrement décidé de son sort.
À l’ouest, Rê s’accrochait au jour. Son globe d’or apparaissait encore au-dessus des collines drapées de sable fauve qui dominaient Abou, parmi lesquelles Khaouet était morte.
Kasaya ajusta la voile de sorte à ralentir leur approche vers le débarcadère, au bas de la résidence.
— Je n’aimerais pas rentrer chez nous à Bouhen en pensant que nous avons failli à notre mission. Mais s’il mourait, ne serait-ce pas plus facile que de l’escorter à Ouaset afin qu’il comparaisse devant le vizir ? De toute manière, il serait accusé de meurtre et condamné à mort.
— Tu lis dans mes pensées, Kasaya.
Bak aspirait à revoir son père, qui habitait un petit domaine sur la rive opposée à Ouaset, toutefois il préférait ne pas attirer l’attention sur lui si près de la maison royale. Leur souveraine l’avait exilé sur la frontière sud. Il espérait qu’elle l’avait oublié et ne comptait pas raviver ses souvenirs. Bouhen était désormais son foyer. Il était fier de marcher à la tête de ses Medjai et n’appréciait rien tant que de bavarder avec ses amis, en partageant une cruche de bière. Imsiba, Neboua et Noferi lui manquaient.
— Chef… Regarde !
Kasaya tendait le doigt vers l’amont. Une imposante nef de guerre manœuvrait autour de l’extrémité sud de l’île, passant avec des précautions extrêmes entre les îlots rocheux et les écueils. La voile était baissée et trois douzaines de rameurs contrôlaient la progression du vaisseau dans ces eaux périlleuses. Le pilote, un homme de la région, lançait des ordres depuis la proue où il était posté à côté du capitaine ; le nautonier tenait le gouvernail. Le tambour, silencieux à cet instant crucial, attendait devant son instrument.
Bak reconnut l’effigie sur la proue – Montou, dieu de la guerre – et les oriflammes colorées sur le mât. Ce vaisseau, le plus rapide entre Abou et Bouhen, réduisait de deux à trois jours un voyage d’une semaine.
— Le navire du vice-roi ! Que fait-il ici ?
Inebni, vice-roi de Ouaouat et de Kouch, l’homme le plus puissant au sud de Kemet, venait seulement derrière le vizir dans le protocole.
— Nous voilà bien, avec Khaouet morte et son père qui ne vaut guère mieux ! marmonna Psouro.
— Ils viennent de traverser les rapides ! observa Kasaya, trop animé pour remarquer leur contrariété. Je ne suis jamais monté sur le pont d’un navire aussi magnifique. Vous croyez qu’on me laissera aller à bord ?
— Djehouti aurait-il sollicité sa présence ? demanda Bak à Psouro. Il menaçait souvent de se plaindre pour obtenir notre renvoi.
Son compagnon répondit d’un ton lugubre :
— Espérons qu’il n’aura pas peint un tableau trop noir.
En dépit des nombreuses offenses de Khaouet envers Maât, Bak tint à transporter sa dépouille jusqu’à la résidence avec le respect qui lui était dû. Il envoya Psouro à la garnison pour annoncer sa mort au capitaine Antef, celui-ci étant le plus haut officier d’Abou, après quoi le Medjai devrait revenir avec une litière. Il ordonna à Kasaya de monter la garde près de l’esquif. Connaissant les sentiments d’Antef vis-à-vis de Khaouet. Bak regrettait de ne pas lui apprendre la nouvelle lui-même, mais l’arrivée du vice-roi le forçait à s’enquérir d’abord de la santé de Djehouti.
Bak considéra les bandages déchirés que Psouro avait replacés autour de son torse et de son bras. Il s’était baigné dans le fleuve pour nettoyer les blessures de son mieux avant de quitter la rive occidentale, mais il ressemblait toujours au rescapé d’un champ de bataille après la défaite. Il n’avait absolument aucune envie de se présenter devant le vice-roi – ou devant quiconque, d’ailleurs – dans cet état humiliant, mais on ne lui laissait pas le choix. Le fonctionnaire viendrait à la résidence, que Djehouti l’ait appelé ou non. Et il exigerait un rapport.
Espérant avoir le temps de changer ses bandages, Bak gravit rapidement les marches du débarcadère. Devant le portail, la sentinelle de faction se mit au garde-à-vous et le regarda bouche bée. Bak l’ignora. En se dirigeant vers la façade, il passa devant l’autel familial. S’il avait prêté attention à ce petit édifice, le récit qu’il s’apprêtait à relater au vice-roi aurait eu une conclusion différente. Mais au fond, était-ce bien sûr ? Peut-être les dieux avaient-ils décrété la mort de Khaouet bien avant qu’elle et lui ne se connaissent, ne fût-ce que de nom.
Bak pénétra dans la demeure et se hâta de traverser l’entrée. C’est alors que les doubles portes de la salle d’audience s’ouvrirent avant même qu’il les ait touchées et qu’Imsiba apparut, aussi stupéfait que lui de le voir.
Derrière l’épaule du sergent, Bak aperçut Thouti qui le regardait, un large sourire aux lèvres, devant l’estrade déserte.
— Mon commandant ! Imsiba ! Que faites-vous ici ?
— Mon ami ! répondit le Medjai, l’étreignant par les deux bras. Nous venons t’aider à capturer le meurtrier.
— Depuis combien de temps êtes-vous à Abou ? demanda Bak, qui riait aux larmes et tentait de dominer son émotion.
— Nous arrivons à peine.
Thouti parcourut des yeux la salle vide et fronça les sourcils avec irritation.
— Où sont-ils tous ? Je sais que le soir va bientôt tomber, mais le gouverneur ne poste-t-il pas de gardes ? N’a-t-il pas de scribes qui consignent les résultats de l’audience du jour ? Un secrétaire, pour veiller à ce que tout soit exécuté dans les règles ? Et, par Amon, que t’est-il arrivé ?
Bak se rappela brusquement la nef de guerre.
— Le vice-roi se trouve-t-il ici ?
— Pas encore. Il est resté sur son vaisseau pendant qu’on le guidait dans les rapides, comme il sied à un haut fonctionnaire. Nous, nous les avons descendus en barque, pour arriver plus vite. Pourquoi ? Qu’est-ce qui te préoccupe ?
— Djehouti a été empoisonné. La dernière fois que je l’ai vu, un médecin était à son chevet et s’efforçait de le sauver.
— Ainsi, le meurtrier a encore frappé ! Il s’en est pris au gouverneur lui-même ! tempêta Thouti en assenant son poing sur une colonne. Je redoutais qu’il fût trop tard.
— Non, le gouverneur Djehouti est vivant, dit une voix.
Le lieutenant Amonhotep, qui venait d’entrer près de l’estrade, avait surpris leur conversation. Sa pâleur, les cernes noirs sous ses paupières rougies trahissaient son extrême fatigue et la tension dont il avait souffert.
— Il dort, à présent. Le médecin pense qu’il guérira.
Bak adressa à Amon une prière de gratitude. Au moins, il avait accompli sa mission. Le conseiller, sans doute informé de la vérité par Amethou ou par Simout, ajouta en chuchotant, après une hésitation :
— Et Khaouet ? Il l’a réclamée.
Bak tapota l’épaule du jeune homme et le fit asseoir au bord de l’estrade. Il se laissa tomber près de lui et posa son front entre ses mains. Lui aussi se sentait las, accablé par le poids des circonstances. Conscient qu’atermoyer ne faciliterait rien, il leva la tête vers Thouti et Imsiba.
— Vous feriez mieux de vous installer, tous les deux. J’ai une histoire à vous raconter.
Le soleil avait disparu derrière les collines, mais illuminait encore le ciel de son halo. Bak était assis sur un tabouret derrière la maison de Nebmosé, où la lumière était meilleure qu’à l’intérieur. Le médecin, un grave personnage d’une bonne trentaine d’années qui cachait sa calvitie sous une coiffure de lin, occupait un second tabouret, bien en face de la blessure rouverte du policier. Sur le banc que partageaient Thouti et Imsiba, il avait disposé à portée de sa main une jarre d’huile, un onguent verdâtre à la forte odeur d’érigéron et un rouleau de lin.
— Maintenant, expliquez-moi ce qui vous a amenés ici, demanda Bak.
Thouti, contrarié d’être arrivé trop tard, renifla d’un air de dépit.
— Le lendemain de ton départ, le navire d’Inebni entra dans Bouhen. Il avait été convoqué à Ouaset pour rendre un rapport à notre souveraine concernant le commerce et les tributs qui transitent par Ouaouat. Il souhaitait avoir mon avis au préalable, puisque c’est moi qui contrôle tout le trafic à travers le Ventre de Pierres. Une fois la question réglée, nous en vînmes à ta mission. Je lui relatai ce qu’Amonhotep nous avait dit et Neboua répéta tout ce dont Noferi s’était souvenue au sujet du gouverneur.
Bak noua ses doigts au sommet de son crâne et garda les bras en l’air afin que le médecin place un nouvel emplâtre sur son thorax.
— Pas grand-chose, en somme, remarqua-t-il. Seulement que, dans sa jeunesse, il était obstiné et écervelé, comme nombre de jeunes gens nés dans de nobles familles.
Le médecin émit un petit claquement de langue. Quant à savoir si sa réprobation s’adressait à ce manque de respect pour la noblesse ou à l’agitation de Bak, c’était impossible.
— Troublé par ces révélations, il demanda à voir Noferi, et ils s’entretinrent ensemble. De fil en aiguille, ils se rappelèrent que Djehouti avait perdu une compagnie dans une tempête de sable.
— Noferi ne m’en avait rien dit, se plaignit Bak. Si j’avais eu connaissance de cette histoire, mon enquête aurait été plus simple.
Imsiba se hâta de prendre la défense de leur amie :
— Elle en avait entendu parler, comme toi, mais sans jamais apprendre le nom de l’officier commandant.
— Rien de ce que j’entendais sur Djehouti ne m’inspirait confiance. Il m’avait tout l’air d’être un véritable porc.
Thouti toisa sévèrement le médecin, le défiant de prétendre le contraire.
— Comme Inebni devait se rendre à Ouaset, j’eus l’idée de faire le voyage avec lui jusqu’à Abou, et de prendre Imsiba avec moi. Il me semblait, conclut-il avec un sourire en coin, que le poids de mon autorité ne serait pas superflu.
— Où est le lieutenant Amonhotep ? demanda Thouti en jetant un coup d’œil dans la salle d’audience privée du gouverneur.
— Le médecin lui a ordonné de dormir, dit Bak tandis qu’ils traversaient la salle mal éclairée vers la chambre à coucher de Djehouti. Je soupçonne qu’il lui a administré un sédatif, certain que seule une drogue pouvait le détourner de son devoir.
Le vice-roi Inebni, un homme mince et de taille moyenne qui se distinguait par un long nez et de grandes oreilles, remarqua en souriant :
— Ce conseiller m’a l’air d’un jeune homme bien scrupuleux !
Inenii surgit d’une porte devant eux. Sans un regard, sans même paraître conscient de leur présence, il les croisa rapidement et disparut dans l’escalier. Bak ne pouvait imaginer ce qui s’était dit entre le gouverneur et son fils adoptif, mais l’échange avait probablement été désagréable.
Bak entra le premier, les lèvres pincées et le front haut, prêt à tout – du moins, il le croyait.
La chambre à coucher avait complètement changé, depuis sa dernière visite. Les draps souillés étaient remplacés par une natte et du linge de lit qui sentaient bon le frais. Les lis fanés au lourd parfum sucré avaient disparu. À leur place, une coupe de fleurs séchées répandait une odeur plus subtile et plus agréable. La douce clarté matinale filtrait à travers des écrans de lin fin qu’un serviteur avait posés devant les hautes fenêtres.
— Khaouet, ma Khaouet ! dit Djehouti d’une voix faible. Quelle agréable enfant ! Où est-elle ?
Le vice-roi échangea un coup d’œil avec Thouti et s’avança. Après avoir écouté le récit de Bak, il avait décidé d’affronter le gouverneur, de lui révéler la mort de Khaouet avant de l’accuser de meurtre.
Le médecin l’arrêta d’un geste, puis secoua la tête, un doigt sur les lèvres. Djehouti, les épaules bien calées contre des oreillers immaculés, tapotait la natte près de sa cuisse.
— Où est-elle passée ? Je veux qu’elle vienne ici, à côté de moi.
Bak fixait le gouverneur, saisi par sa métamorphose. Ses yeux noirs et brillants étaient profondément enfoncés dans leurs orbites. D’une maigreur squelettique et le teint terreux, il avait vieilli de vingt ans. Bak comprenait la précipitation d’Inenii. Même s’il n’aimait pas son père, le choc avait dû être rude.
— Mais où est-elle ? répéta Djehouti en parcourant la pièce des yeux. Pourquoi n’est-elle jamais là quand j’ai besoin d’elle ?
Il semblait incapable de concentrer son regard longtemps. Le médecin prit sa main dans la sienne et tapota les longs doigts décharnés. Djehouti se dégagea vivement et le foudroya du regard, comme un enfant répugnant au contact physique.
— Est-elle sortie pour jouer ? demanda-t-il, hagard. Ou Hatnofer l’a-t-elle emmenée au marché ? J’espère qu’elle donne bien la main. Une petite fille ne devrait pas se promener toute seule. Ce n’est pas convenable.
Inebni étouffa un cri de stupeur. Thouti marmonna quelques mots inaudibles, peut-être une incantation contre le démon qui avait envahi le cœur du gouverneur. Comprenant encore mieux le désarroi d’Inenii, Bak se rapprocha du médecin et lui chuchota :
— Est-il toujours dans cet état ?
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea Djehouti d’un ton acerbe. Qu’as-tu dit ? Ne marmonne pas devant moi, jeune homme. Cela ne me plaît pas.
— J’ai demandé si tu allais bien.
— J’ai faim, voilà tout. Je n’ai rien mangé depuis des…
Djehouti pencha la tête et dévisagea Bak.
— Qui es-tu ? Que fais-tu dans ma chambre ?
Bak en resta coi. Comment réagir, face à un adulte dont les pensées l’ont transporté à une autre époque ? Il interrogea le médecin d’un coup d’œil, obtint un haussement d’épaules pour tout conseil.
— Eh bien ! s’impatienta Djehouti. Réponds à ma question, jeune homme, ou mon père t’enverra dans les mines du désert ! Il est le gouverneur de cette province, tu sais.
— Je suis un serviteur, nouveau dans cette maison.
Moins il se donnait d’importance, et plus vite Djehouti l’accepterait ou, mieux encore, l’oublierait.
— Va-t’en, ordonna le malade, claquant des doigts en direction de la porte. Trouve-moi Khaouet. J’ai besoin d’elle. Immédiatement ! Et vous, dit-il au vice-roi et au commandant, vous sortez aussi. Tous les deux. Des serviteurs ? Bah ! Des bons à rien, tous autant qu’ils sont.
Il fixa le drap qui le couvrait, les sourcils froncés, et le tapota pour essayer d’aplanir les plis. Il ne parut même pas remarquer leur départ.
— Depuis combien de temps est-il ainsi ? s’enquit Bak.
— Quand il s’est éveillé du sommeil induit par le poison, j’ai eu espoir de le guérir, expliqua le médecin, se frottant les yeux avec lassitude. Mais… Eh bien, comme tu l’as constaté, ni les potions que je lui ai données, ni mes incantations pour chasser les démons, ni mes prières ne lui ont rendu la lucidité. En définitive, je ne suis arrivé à rien.
— Recouvrera-t-il un jour la raison ? demanda Inebni.
Le médecin hésita. Manifestement impressionné par l’auguste personnage, il aurait aimé lui dire ce qu’il souhaitait entendre, mais il devait s’en tenir à la vérité. Son regard se détourna du vice-roi, passa sur le commandant et s’arrêta sur Bak, d’un abord plus facile.
— J’ai déjà vu cela. Il y a longtemps, quand j’apprenais mon métier dans la Maison de Vie du temple d’Amon, à Ouaset, on nous amena un homme afin que nous l’examinions. Jadis, ce malheureux avait été jeté dans une fosse pleine de scorpions par un marchand du Retenou, pour s’être montré malhonnête. Dix ou quinze ans après ce terrible châtiment, il se comportait comme le gouverneur Djehouti. Enfant sans être enfant, il emmêlait le cours du temps. Était-ce dû au poison, à la douleur ou au choc… Je ne sais pas. Peut-être, dans le cas du gouverneur, à la révélation de la haine immense que lui vouait sa fille unique.
Le médecin regarda enfin le vice-roi en face et admit avec franchise :
— Quelle qu’en soit la cause, il a sombré dans la folie, sans doute à tout jamais.
— Tu es le fils de ton père, déclara Inebni. Sa famille, et par conséquent la tienne, se transmet le gouvernement de cette province depuis de longues générations.
Inenii se tenait très droit devant l’estrade, les yeux dans ceux du vice-roi.
— Excellence, je n’ai jamais nourri le désir d’être gouverneur et je ne le souhaite toujours pas. Je veux seulement retourner vivre sur les terres familiales de Noubt, si tu estimes que j’en ai le droit.
Inebni, assis dans le fauteuil de Djehouti, jeta un coup d’œil à Bak qui se tenait à proximité aux côtés d’Imsiba et de Thouti. Derrière eux, une multitude de gens venus d’Abou, de Souenet, et des villages à travers la province formait une foule dense dans la salle d’audience. Ces hommes et ces femmes de toutes conditions avaient appris que leur gouverneur était souffrant – au point de ne plus jamais pouvoir exercer son autorité. Ils étaient venus pour voir de leurs yeux le puissant fonctionnaire de Kemet, et s’assurer que le chaos serait évité, la justice et l’ordre préservés, et que la vie continuerait comme par le passé.
Durant les deux jours qui s’étaient écoulés depuis la mort de Khaouet, le vice-roi et les officiers de Bouhen avaient débattu en détail de tout ce que Bak avait appris durant son enquête. Désormais, Inebni devait décider comment utiliser ces informations au mieux, dans l’intérêt de la province et des individus. Il était à l’aise dans cette tâche, et ses choix seraient très probablement approuvés par le vizir.
— Djehouti t’ayant adopté, tu es son fils légitime. En tant qu’unique héritier, ses propriétés et le titre de gouverneur te reviennent de droit. Ses terres incluent comme tu le sais les deux domaines d’Abou et les champs au nord de l’île. Tu recevrais en outre une part sur les taxes provinciales, et sur les droits de passage acquittés par les marchands.
Le vice-roi portait un simple pagne blanc, une perruque courte et frisée, un collier large mêlant l’or, la cornaline et la turquoise. Des bracelets, des anneaux de chevilles et des bagues d’une élégance raffinée parachevaient sa tenue. Derrière lui, un serviteur kouchite à la musculature imposante agitait un magnifique éventail en plumes d’autruche. Les spectateurs étaient dûment impressionnés, Bak en était sûr.
Mais Inenii demeurait inébranlable.
— Je suis un cultivateur, Excellence. Je n’ai ni la patience ni les compétences requises pour monter sur cette estrade et prendre des décisions avisées. Pourquoi me confier une tâche que j’exécuterai mal, quand je préfère de loin celle dont je suis capable ?
Les lèvres d’Inebni frémirent comme s’il réprimait un sourire.
— Ton honnêteté à elle seule te recommande déjà pour ce poste.
— Mais, Excellence…
Le vice-roi lui imposa silence en levant la main.
— La province souffrira de ton abdication, mais je te souhaite une vie longue et heureuse sur le domaine de Noubt, et de nombreux enfants pour te succéder.
Immobile et silencieux, Inenii mit quelques instants à comprendre. Alors la surprise et le soulagement effacèrent son inquiétude.
— Merci, Excellence ! Merci !
Il adressa un sourire radieux à Bak et tourna les talons pour traverser la foule, dont le silence stupéfait se mua en clameur. Les hommes lui tapaient l’épaule, les femmes lui pressaient le poignet ou la main. Ils exprimaient leur déception devant l’abdication d’un homme dont ils servaient la famille depuis des générations, et en même temps leur joie que celui qu’ils appréciaient puisse mener la vie de son choix. Inebni regardait droit devant lui, imperturbable, mais sa satisfaction brillait dans ses yeux.
Pendant que le brouhaha s’apaisait, le scribe responsable du bon déroulement de l’audience appela le suivant sur la liste du vice-roi :
— Capitaine d’infanterie Antef !
L’officier, d’abord bouleversé en apprenant que Khaouet était la meurtrière et qu’elle avait péri, s’habituait lentement à l’idée qu’elle ne lui sourirait plus. Il se tenait aussi droit qu’Inenii avant lui, montrant son sang-froid habituel. Sans doute puisait-il quelque consolation dans la certitude que ses troupes n’exécuteraient plus de travaux dégradants.
Inebni observait l’homme debout devant lui avec intérêt.
— Capitaine d’infanterie, cette province a besoin d’un gouverneur. Est-ce une position qu’il t’est arrivé de convoiter ? Ou, comme Inenii, préfères-tu une tâche appropriée à tes talents et à ton expérience ?
Si Antef devina dans ces paroles une pointe d’ironie, il n’en laissa rien paraître.
— Excellence, aurais-je l’audace d’émettre une suggestion ?
— Je t’écoute, l’encouragea Inebni en se penchant vers lui.
— Le lieutenant Amonhotep est le bras droit du gouverneur depuis près de cinq ans. Il connaît bien mieux que… Pardonne-moi, mais je dois parler avec franchise.
Antef attendit que le vice-roi marque son approbation, puis continua :
— Il connaît les lois de notre pays mieux que Djehouti, mieux que moi-même ou que quiconque dans cette province. En outre, il possède la sagesse indispensable pour appliquer ces lois avec équité. C’est lui et non moi qui devrait être nommé gouverneur.
Cette recommandation réduisit l’assistance au silence et coupa le souffle à Bak. Lui aussi avait affirmé à Inebni que le secrétaire ferait un excellent gouverneur. Mais venant d’un officier de haut grade comme Antef, ces paroles séduisaient par leur fraîcheur et leur simplicité.
— Il est bien jeune pour un poste si difficile, objecta Inebni, ainsi qu’il l’avait fait remarquer à Bak.
— Je ferais tout mon possible pour aplanir son chemin, de même, je crois, que le grand intendant et le scribe en chef.
Amethou et Simout, qui se tenaient à droite de l’estrade, l’approuvèrent avec enthousiasme.
— Un autre élément important en sa faveur est que la population de cette province l’estime et le respecte.
Un murmura parcourut la foule et s’enfla en un tumulte égal à celui qu’avait suscité Inenii.
— Et si nous trouvions un compromis ? proposa Inebni en adressant un petit sourire à Bak.
Se méfiant des intentions du dignitaire, Antef tarda à répondre.
— Oui, Excellence ?
— Capitaine d’infanterie Antef ! En addition à ta position actuelle de commandant de cette garnison, je te nomme gouverneur de province en titre. Le lieutenant Amonhotep sera ton bras droit. Si tu décides qu’il te remplace lorsque tu es retenu à la garnison, libre à toi.
Tous ceux qui écoutaient comprirent. Le vice-roi était déterminé à désigner Amonhotep au poste de gouverneur et ferait part de sa conviction au vizir de Ouaset. Dans l’intervalle, il convenait qu’un homme mûr et expérimenté prenne place sur l’estrade, et guide le plus jeune le temps que sa nomination soit approuvée dans la capitale. Les spectateurs poussèrent des cris de joie, non seulement pour eux et Amonhotep, mais aussi en l’honneur du vice-roi.
Bak était fort satisfait des décisions d’Inebni, mais nourrissait des réserves quant au sort que les dieux avaient réservé à Khaouet et Djehouti. Le châtiment ne semblait pas à la mesure de leurs crimes. Khaouet avait tué cinq personnes, pourtant sa vie avait été emportée en un instant. Djehouti n’avait pas seulement assassiné Min et Nebmosé mais, par ses ordres insensés, il avait mené à la mort plus de cent soldats. Or il était revenu au temps de son enfance et passerait le restant de ses jours dans le confort et l’oisiveté.
La nef d’Inebni oscillait doucement sur l’onde. Son mât et ses espars étaient dépouillés de leurs voiles, entreposées dans la cale en vue du long voyage vers le nord. Des ceintures de défense accrochées le long de la coque protégeaient le bois du frottement contre le ponton de pierre. Le gréement grinçait, les oriflammes ondoyaient sous la brise glacée de l’aube. Un léopard en cage, présent du vice-roi à la reine, montrait les dents. En haut de la passerelle, le capitaine comptait les rameurs qui montaient à bord. À la proue, le nautonier s’était accroupi pour vérifier les courroies qui maintenaient le gouvernail et la barre en place.
Le vice-roi, sur le point d’embarquer, adressa à Bak un sourire chaleureux.
— Beau travail, lieutenant ! L’issue n’est pas tout à fait telle que je l’espérais, mais tu n’es pas responsable du caprice des humains et des divinités. Tu mérites depuis longtemps l’or de la vaillance. Je veillerai à ce que mes recommandations en ce sens parviennent à qui de droit.
Bak adressa un clin d’œil furtif à Imsiba. Par trois fois, il avait mérité la mouche d’or tant convoitée pour avoir redressé les plateaux de la justice de Maât. Jamais il n’avait reçu cette récompense. En ce qui le concernait, se surpasser dans l’accomplissement de son devoir ne suffisait pas. Il lui faudrait un jour apaiser une souveraine qu’il avait irritée par inadvertance. Une femme qui oubliait vite, mais pardonnait rarement.
Le vice-roi leva son bâton de commandement, salua Thouti, sourit à Bak et à Imsiba, puis gravit la passerelle d’un pas digne. Un matelot remonta la rambarde, d’autres libérèrent les cordages noués autour des pieux et bondirent sur le pont. Le tambour se mit à battre la cadence et les rameurs éloignèrent la nef du ponton.
Bak tourna la tête vers le navire de Djehouti, amarré à faible distance en amont – celui-là même sur lequel il avait fait le voyage jusqu’à Abou.
— Et maintenant, chef, on rentre à la maison ?
— Pourquoi se presser, lieutenant ? répondit Thouti, qui scrutait les maisons serrées les unes contre les autres, par-delà le fleuve. Je n’ai pas mis les pieds dans un endroit civilisé depuis près d’un an. Ne disais-tu pas que le marchand Pahared avait ouvert un établissement prospère à Souenet ? Une maison de plaisir, je crois…
FIN
[1] Voir La Main droite d'Amon, 10/18, no3 386.
[2] Ouaouat : Basse-Nubie. (N.d.T.)
[3] Kouch, royaume indépendant conquis au Nouvel Empire, devint le terme générique pour désigner la Nubie. (N.d.T.)
[4] Les prêtres-ouêb veillaient au transport des objets sacrés et étaient tenus à des règles d'hygiène très strictes. (N.d.T.)
[5] Sésostris Ier. (N.d.T.)
[6] Morts reconnus innocents de toute mauvaise action durant leur vie. (N.d.T.)
[7] Touthmosis III. (N.d.T.)
[8] Représentation permettant au fidèle d'entrer en contact direct avec la divinité, sans l'intermédiaire de prêtre ou d'ancêtre. (N.d.T.)
[9] Amourrou : la Phénicie. (N.d.T.)
[10] Senet : jeu composé d’une tablette de trente cases, de pions noirs et blancs, et d’osselets. (N.d.T.)
[11] Ennéade : les neuf divinités rendant compte des forces élémentaires de l’univers : Atoum, le créateur solitaire ; ses enfants, Chou (l’air) et Tefnout (l’humidité) ; ses petits-enfants, Geb (la Terre) et Nout (le ciel) ; enfin les deux couples Osiris-lsis, Seth-Nephtys. (N.d.T.)
[12] Retenou : région de Syrie. (N.d.T.)
[13] Naharin (ou Mitanni) : empire qui dominait la haute Mésopotamie et la Syrie du Nord. (N.d.T.)
[14] Amménémès II. (N.d.T.)