5

Djehouti était assis sur l’estrade, les mains sur les accoudoirs de son fauteuil, le dos très droit. Il toisa l’homme agenouillé devant lui.

— Parle, Ipi. Quelle faveur requiers-tu cette fois ?

Le solliciteur, dont les épaules larges et les bras musclés étaient maculés par de la fumée ou par des cendres, s’approcha d’un demi-pas. La sueur qui luisait sur sa peau emplissait la salle d’une odeur âcre.

— Oh, je t’en prie, très noble seigneur ! Si tu trouves juste et approprié de m’accorder un jugement favorable, par Khnoum, je t’honorerai encore plus que notre souveraine.

— Bien évidemment, murmura Djehouti au lieutenant Amonhotep, debout près de lui.

Bak était resté près des doubles portes massives par où arrivaient les solliciteurs. Son amusement se teintait de compassion. Ipi et ses pareils étaient légion dans le Ventre de Pierres, et sa longue expérience lui avait appris qu’avec eux, il fallait allier une infinie patience à une poigne de fer.

La plupart de ceux qui étaient venus chercher un jugement ou un sage conseil s’en étaient allés. Les scribes dont les services n’étaient plus requis étaient retournés aux archives pour consigner la séance du jour. Antef avait rendu un rapport succinct puis était parti un peu plus tôt, ainsi que plusieurs autres adjoints du gouverneur. Le garde poste devant les portes, impatient d’en finir, battait sur sa jambe un rythme silencieux.

Ipi s’avança encore un peu.

— J’irai chaque jour devant l’autel de l’« Oreille qui entend[8] », au temple de Khnoum, et je prierai à genoux pour ta santé éternelle. J’y apporterai des offrandes de nourriture et de boisson, de fleurs et d’encens. Et j’irai dans tous les temples d’Abou, tous, jusqu’au dernier, afin d’implorer pour toi et les tiens santé, joie et prospérité…

— Nous le savons, Ipi, l’interrompit Amonhotep. Tu as fait vœu de prier pour le gouverneur chaque fois que tu t’es présenté devant lui. Tu n’as nul besoin de le répéter.

S’approchant encore un peu, Ipi avoua en baissant la tête :

— De temps en temps, seigneur, j’oublie de prier comme je l’avais promis. Mais cette fois-ci, je tiendrai parole. Je jetterai mes outils et quitterai mon atelier. Mes clients n’auront qu’à attendre leurs pots de terre cuite. Je laisserai ma femme aller en haillons et mes petits-enfants endurer la faim, pour passer la moitié de chaque jour à genoux.

Djehouti parcourut la pièce des yeux, comme s’il s’accordait un répit. Il remarqua Bak, grimaça, et reporta son attention sur le solliciteur, auquel il dit avec irritation :

— Que veux-tu ?

— Tu es sage et noble au-delà de ton âge. J’ai foi en toi pour rendre toujours un jugement juste et approprié, pour aider tous ceux qui ont besoin d’aide, pour…

— Finissons-en, Ipi, coupa Amonhotep. Présente ta requête ou va-t’en.

— Mais j’essayais seulement de…

— Garde ! lança Djehouti en se levant. Qu’on emmène cet homme. Je n’ai plus la patience d’écouter ses sottises. Quelques jours de prison devraient lui apprendre que mon temps est précieux.

Un garde accourut, saisit Ipi par le bras et le releva brutalement. Le sourire matois de l’artisan s’évanouit. Son regard affolé allait du garde à Djehouti et à Amonhotep.

— Gouverneur, intercéda ce dernier, Ipi s’est présenté devant toi plus d’une fois. Tu sais qu’aucune mauvaise intention ne l’anime. Si tu le permets, je suis sûr qu’il m’expliquera en quelques mots le motif de sa présence. Pourquoi l’emprisonner ?

La bouche crispée, Djehouti ordonna d’un geste de la main qu’on emmène l’artisan. Le garde hésita, regardant tour à tour le gouverneur et son conseiller. Bak comprit que la colère subite de Djehouti et la tentative conciliatrice d’Amonhotep n’avaient rien de nouveau pour ceux qui suivaient les audiences jour après jour.

Djehouti considéra avec hauteur son secrétaire, le garde et enfin l’artisan qui gémissait, puis céda en reprenant place sur son siège :

— C’est bon, lieutenant. Si tu tiens à perdre ton temps avec ce chien, libre à toi.

Le garde lâcha Ipi et pivota sur lui-même, en adressant un clin d’œil à son collègue posté devant les doubles portes. Bak eut ainsi confirmation qu’Amonhotep tempérait souvent les décisions hâtives du gouverneur.

 

— Ils mettent ma patience à bout, soupira Djehouti, qui passa les doigts sur ses paupières closes, comme accablé par le poids de ses devoirs. Si je m’asseyais sur cette estrade pour juger des affaires importantes soumises par des notables, je me sentirais utile. Mais trop souvent, un mois entier s’écoule sans que nul ne me présente une requête plus sérieuse que celles de cet idiot d’Ipi.

« Cet homme croit-il que la justice n’existe que pour les puissants ? » s’interrogea Bak.

— Mon père a occupé ce fauteuil, comme son père et son grand-père avant lui. Je me demande souvent s’ils avaient une méthode particulière pour conserver leur patience.

Bak ne sut que répondre. D’ailleurs, peut-être le gouverneur n’attendait-il aucun commentaire. Il ouvrit les yeux et fixa le policier tel un maître soupçonnant un élève de chuchoter derrière son dos.

— Sais-tu bien que ma famille remonte à Sarenpout, qui fut gouverneur du Sud et prince héréditaire sous le règne de Kheperkarê Senousret ? Oui, jeune homme, dit-il sur un ton plein de morgue, du sang royal coule dans mes veines ! Le sang de ces hommes nobles et valeureux dont les demeures d’éternité contemplent Abou depuis leur colline, sur la rive occidentale du fleuve.

— Je les ai vues de loin.

Bak avait hâte d’en venir à son enquête, mais toute marque d’indifférence envers les aïeux de Djehouti risquait de sceller ses lèvres à jamais. Bak regrettait qu’Amonhotep, si habile à manœuvrer son maître, soit parti si vite avec Ipi.

Carré dans son fauteuil, Djehouti souriait à l’idée d’une longue filiation royale, si improbable fût-elle.

— Par bonheur, cet héritage exceptionnel me confère une force de caractère dont peu d’hommes peuvent se targuer, et la ténacité nécessaire pour accomplir mon devoir, quelque déplaisant qu’il soit.

— C’est bien pourquoi je m’adresse à toi, gouverneur, dit Bak, s’engouffrant par la porte que son interlocuteur venait de lui ouvrir à son insu.

— Ah oui ?

— Pour trouver l’auteur de ces cinq meurtres, j’ai absolument besoin de ton aide.

Il était essentiel de ménager la susceptibilité de Djehouti, comme l’avait admis Antef qui, par son impudence, avait condamné ses troupes à une besogne sans fin dans les carrières. C’était cela que Bak avait à l’esprit en employant le langage mielleux d’un noble qui aurait passé sa jeunesse à la maison royale.

— J’ai conscience des multiples tâches dont tu dois t’acquitter et dont, dans ta grande modestie, tu minimises l’importance. Mais si tu daignais m’accorder un peu de ton précieux temps, me faire profiter de ton savoir et de ton intuition, peut-être me mettrais-tu sur la voie, que, jusqu’à présent, je n’ai pas réussi à trouver.

Le gouverneur le fixa sans un mot. Bak craignit d’avoir manqué de mesure.

— Quand je t’ai vu tout à l’heure au fond de la salle, lieutenant, j’ai cherché près de toi un homme aux poignets entravés, sûr qu’un officier aussi prompt à distinguer une logique dans ces crimes le serait également pour arrêter le coupable.

Djehouti eut un bon rire, paternel et protecteur, avant d’ajouter :

— Mais tu ne traînes pas de prisonnier derrière toi, et ta confiance première semble bien diminuée.

Ravalant une repartie cinglante qui lui resta en travers de la gorge, Bak fit de son mieux pour s’exprimer en officier consciencieux, et non en humble serviteur.

— J’admets que j’en sais à peine plus qu’hier à la même heure, quand la servante Nefer est venue nous avertir de la mort d’Hatnofer.

— Je t’ai dit tout ce que je sais dès notre première conversation. Je n’ai rien d’autre à ajouter.

Djehouti se leva, saisit son bâton et descendit de l’estrade, forçant Bak à reculer.

— Maintenant, comme tu l’as toi-même souligné, mon temps est précieux. Ma fille Khaouet a sûrement déjà ordonné aux serviteurs de tout préparer pour me baigner.

Il traversa la salle avec la même détermination que s’il se rendait à une cérémonie officielle. Bak ne le lâcha pas d’une semelle.

— Gouverneur, me diras-tu quel acte de ta part aurait pu provoquer cette série de meurtres ? Un incident, peut-être insignifiant à tes yeux mais capital pour quelqu’un d’autre ?

Djehouti marqua une hésitation et ralentit, mais seulement un instant.

— Je n’ai rien à me reprocher. Rien !

— On dit que tu as un secret que n’osent évoquer ceux qui te connaissent.

— Les inférieurs aspirent toujours à détruire les puissants, lieutenant. Leurs calomnies ne reflètent que leur propre faiblesse. Toi qui es un homme d’expérience, tu sais sans doute séparer le bon grain de l’ivraie.

Bak s’arrêta et demanda d’un ton grave :

— As-tu envie de mourir, gouverneur ?

Le feu aux joues, Djehouti se tourna vers lui et leva son bâton, prêt à frapper. Il se rappela que le policier n’était pas placé sous ses ordres et se contenta de fouetter l’air.

— Tu veux que je te révèle un secret, lieutenant ? lança-t-il, la bouche déformée par un rictus. Je ne t’aime pas. Pas plus que je n’apprécie tes insinuations. Si je n’avais adressé un message au vizir pour lui annoncer ton arrivée, je te renverrais à Bouhen avant la nuit.

Bak plongea son regard dans les yeux du gouverneur, qui essaya en vain de le soutenir. Il détourna la tête et se dirigea rapidement vers la porte.

« Non, pensa Bak, ce n’est pas ton message à la capitale qui te retient. Tu as peur de mourir, or tu ne connais personne, à part moi, qui puisse démasquer l’assassin avant qu’il vienne te tuer. Pour ce qui est de mes chances de succès… Elles sont nulles, si je ne parviens pas à briser très vite ce mur de silence. »

 

Bak franchit la porte derrière Djehouti, mais tourna à gauche dans le premier petit couloir. Il déboucha dans une vaste salle au plafond soutenu par deux colonnes peintes de couleurs vives, où de grandes fenêtres laissaient entrer la lumière à flots. Dix scribes étaient assis par terre en tailleur, chacun entouré par les instruments de son métier. Les calames traçaient sur les rouleaux des colonnes régulières, et leur bruit évoquait des oiseaux grattant du grain.

Installé sur un épais coussin de lin devant les scribes subalternes, Simout se rembrunit à la vue de Bak.

— Puis-je te renseigner, lieutenant ?

Le léger grattement des calames ralentit et dix paires d’yeux se tournèrent vers Bak.

— Je cherche le lieutenant Amonhotep. On m’a dit qu’il était venu ici après en avoir terminé avec l’artisan Ipi.

Le soulagement apparut sur les traits du scribe en chef, vite dissimulé.

— Il est reparti aussitôt, à cause d’un problème dans le port, au nord de Souenet. C’est là-bas que les navires déchargent leurs cargaisons, qui sont ensuite transportées par voie terrestre, pour contourner les rapides. Il s’agirait d’une rixe entre deux chefs de caravanes.

Bak brûlait de l’interroger à propos de Djehouti, mais il savait qu’il n’obtiendrait rien, devant tant d’oreilles indiscrètes.

— Lui as-tu parlé des questions que je t’ai posées ?

— Vos discussions ne regardent que vous deux, le gouverneur et les dieux. Elles ne sont pas mon affaire.

De ces circonlocutions, Bak conclut que Simout n’avait rien dit. Dans le cas improbable où nul autre ne l’avait averti, le jeune officier ne serait pas préparé aux questions difficiles que Bak voulait lui poser, et aux choix encore plus durs qu’il aurait à faire. Cela ne signifiait pas pour autant qu’il se montrerait coopératif. Bak avait appris au cours du voyage qu’on ne pouvait faire dire à Amonhotep ce qu’il était décidé à taire.

 

— Ton Medjai Psouro t’attend sur le débarcadère, lieutenant. Il a des nouvelles qui t’intéresseront.

Le petit serviteur, un garçon d’environ huit ans, s’efforçait de paraître solennel et digne de confiance, mais ses yeux brillaient d’animation tandis qu’il délivrait l’important message qu’on lui avait confié.

Bak le remercia d’un sourire et sortit rapidement. Il trouva le Medjai près du fleuve, en grande conversation avec une vieille édentée, aux mains tachées et au ventre déformé commun à celles qui ont eu de nombreuses grossesses. Pendant qu’ils parlaient, elle ôtait des draps et des vêtements des buissons et des rochers sur lesquels elle les avait mis à sécher, puis elle les pliait et les posait dans un panier. Psouro n’avait sans doute pas le talent inné de Kasaya pour éveiller l’instinct maternel de celles qu’il approchait. Néanmoins, il savait s’y prendre avec les femmes qui gagnaient chichement leur vie en vendant de la nourriture et en offrant leurs services pour des besognes mineures, mais nécessaires.

Bak se garda d’intervenir jusqu’à ce que la vieille s’en aille.

— Cette femme lavera notre linge ?

— Elle a un faible pour le pigeon, dit Psouro en souriant. Bien qu’elle prétende avoir beaucoup trop de clients, elle trouvera un peu de temps pour nos maigres affaires. Cela vaut aussi pour le raccommodage. Chaque fois, je lui donnerai un pigeon.

Bak jugea le prix un peu exagéré, mais ne protesta pas. Jamais il n’avait traqué un tueur sans se retrouver couvert de plaies et de bosses, le pagne sale et déchiré. Si le meurtrier de la résidence s’avérait aussi difficile à capturer, il craignait que la vieille ne mérite tout un vol de pigeons.

Ils marchèrent vers l’amont, longeant la berge, enjambant les rochers, contournant les buissons, glissant sur des poches de limon. Le ciel à l’occident était pâle tel de l’or dilué dans de l’argent. À l’est, de minuscules têtes d’épingle promettaient une nuit scintillante d’étoiles.

— Tu as donc des nouvelles ? dit Bak, en venant au sujet qui l’intéressait.

Psouro, visiblement satisfait de lui-même, hocha la tête. Il afficha ensuite un grand sérieux qui ne pouvait tout à fait dissimuler son sourire.

— Le marchand Pahared t’envoie ses amitiés. Il se souvient de l’après-midi qu’il passa avec toi et le capitaine Neboua chez Noferi. Des heures à festoyer, au terme desquelles vous étiez fin soûls.

Souriant à ce souvenir, heureux du succès de Psouro, Bak enjamba une tortue qui progressait patiemment vers l’eau.

— Grâce à Amon, tu as eu plus de chance à Souenet que moi à Abou.

— Tu veux dire grâce à ma ténacité, rectifia Psouro en riant. Il m’a fallu déployer bien du zèle pour le trouver.

— Il ne réside donc pas à Souenet ?

— Son épouse tient une maison de plaisir près du marché, et ils vivent à proximité. Toutefois, c’est au port que je l’ai rencontré. Pahared sera bientôt très riche. Il commande un navire de commerce comme du temps où tu l’as connu à Bouhen et il ne fait pas étalage de sa fortune. Cependant, il achète du foin en aval, le transporte jusqu’à Souenet, et le vend aux caravaniers pour nourrir les ânes, sans nul concurrent.

— J’avais bien vu en lui un homme de ressource.

Bak monta sur le ponton de pierre, réfléchit à la meilleure stratégie, puis s’approcha de la barque.

— Je dois m’entretenir avec lui, Psouro. Peut-être un résident de Souenet, ce lieu de passage où nul ne doit de loyauté à Djehouti, pourra-t-il débloquer la porte que je n’ai pas pu ouvrir.

 

Pahared était conforme au souvenir de Bak : un physique imposant, des muscles puissants et des tempes teintées de quelques fils gris. Son pagne long jusqu’aux genoux dégageait une bedaine naissante, et de larges bracelets de perles accentuaient l’épaisseur de ses poignets et de ses bras. Il était de bonne composition dans des circonstances normales, mais redoutable si on le poussait à bout. Ils s’étaient retrouvés comme de vieux amis, et non tels des hommes ayant passé un seul après-midi à boire et à jouer.

Pahared, sur un tabouret bas, regardait sa femme briser les bouchons de terre séchée qui obturaient deux jarres de bière. Elle était presque aussi grande que lui, mais fine comme un roseau, et elle avait la peau sombre et les cheveux crépus des peuples vivant loin au sud de Kouch.

— Il n’y a pas un homme ou une femme dans cette province qui n’ait entendu parler des meurtres à la résidence, indiqua-t-il. On murmure qu’un démon de la nuit est venu semer la désolation sur cette province. Tout le monde a peur, à dire vrai. Peur que les récoltes ne donnent rien, que les animaux tombent malades, que les familles meurent de faim.

Bak accepta une jarre avec un bref sourire et approcha un tabouret pour s’asseoir à côté du marchand.

— Si, comme je le crois, Djehouti est la cible ultime, le démon serait simplement un homme décidé à venger un acte ignominieux.

— Cela, je n’en sais rien.

Pahared observa cinq marins qui entraient, leur démarche vacillante révélant qu’ils avaient déjà visité d’autres maisons de bière.

— Le plus effrayant pour ces gens, c’est qu’ils ne savent vers qui se tourner, quel démon, quel génie ou quel dieu implorer.

Impatienté par tout ce qui relevait de la superstition, Bak examina la pièce où ils étaient assis : claire et spacieuse, elle avait un plafond haut soutenu par une seule colonne carrée, en brique crue. La lumière du soir filtrait en longs rais par de hautes fenêtres, et retombait sur les trépieds et les tables basses disposés çà et là. Des cuves de bière, des jarres de vin et des paniers où l’on rangeait les bols étaient alignés contre les murs. Aux relents de bière et de vomi se mêlait l’odeur des marins, une odeur de sueur, d’ail et de poisson.

L’endroit lui faisait songer à Noferi, même s’il ne ressemblait ni au vieux bouge où elle gagnait autrefois sa vie, ni à sa nouvelle maison de plaisir, autrement plus somptueuse. « C’est sans doute l’odeur, pensa-t-il, cette odeur toujours présente de fermentation et de débauche. »

— Tu n’as entendu aucune histoire qui jette le discrédit sur Djehouti ?

— J’ai connu des gouverneurs plus aimés, à coup sûr, mais je n’ai rien appris qui puisse attirer sur lui le courroux des dieux.

— Tu me déçois, mon ami, répliqua Bak avec un sourire en coin. Quand j’ai vu cette maison de bière, sur l’artère principale de Souenet, à deux pas du marché et à faible distance du camp où les marchands déchargent leurs caravanes, je me suis dit : c’est l’emplacement idéal pour attirer des clients de toutes sortes, y compris ceux qui boivent souvent avec excès et ont la langue bien déliée. Et quand j’ai vu ton épouse…

Du menton, il désigna la femme qui surveillait les clients et les servantes, appuyée contre l’embrasure de la porte.

— Elle a accru ma confiance en toi. Je n’aurais jamais pensé que la superstition régnerait ici.

Pahared rit tout bas.

— Des histoires, j’admets que j’en entends beaucoup, certaines moins invraisemblables que d’autres. On se plaint des défauts de Djehouti. Mais il n’est pas le seul à les posséder.

— Dis-m’en plus. Je n’ai pas d’autre piste.

— On lui reproche son indolence, la vie facile et luxueuse à laquelle il s’adonne. Si, dans sa jeunesse, il adorait chasser et pêcher, il préfère désormais passer son temps dans sa résidence à manger des douceurs et à boire du vin. Lui qui est responsable d’administrer la justice connaît à peine les lois du pays. Grâce aux dieux, il est entouré d’hommes efficaces et compétents, qui pourvoient à sa place aux besoins de cette province.

La description parut plutôt honnête à Bak. Le peu de temps qu’il avait passé dans la salle d’audience ne montrait pas Djehouti sous un jour plus flatteur.

— Un membre de son entourage aurait-il commis un méfait susceptible d’être imputé au gouverneur ?

Pahared avala quelques gorgées de bière, passa sa langue sur ses lèvres et haussa les épaules.

— Non, j’en aurais entendu parler si c’était le cas. La plupart de ces hommes ont grandi ici ; leur vie s’offre aux yeux de tous, tel l’orbe de Rê qui parcourt le ciel jour après jour.

Bak ne put retenir un soupir de frustration.

— Quand je réclame de l’aide à Djehouti, il se conduit comme un coupable, et pourtant il prétend qu’il n’a rien à se reprocher. Trois de ses subordonnés ont fait allusion à un secret sans vouloir m’éclairer davantage.

— En tout cas, ce n’est pas arrivé à Souenet, répondit Pahared, les sourcils froncés.

Deux hommes d’âge mûr, des marchands d’après leur apparence, entrèrent et traversèrent la salle pour s’installer dans la cour. L’épouse se hâta d’aller les servir.

— Il était dans l’armée, tu sais, reprit Pahared. En fait, il a passé quelques années sur la frontière orientale, lorsqu’il était jeune officier. Je me demande comment il s’est conduit là-bas.

Bak savait que la vie dans une garnison faisait parfois ressortir le pire chez un homme, mais l’époque paraissait trop ancienne, le lieu trop reculé. Surtout quand on cherchait à élucider la mort de cinq personnes dont deux, la gouvernante Hatnofer et le petit Nakht, n’avaient jamais quitté Abou.

Une nouvelle idée le frappa :

— Quand il a fini son temps sur la frontière, est-il resté dans l’armée ?

— Mais oui.

Pahared jeta un coup d’œil à sa femme, qui reprenait sa surveillance près de la porte. S’il avait remarqué la voix tendue de Bak, il n’en montra rien.

— D’abord, il a accompagné un ambassadeur royal lors d’un voyage vers le nord, au pays d’Amourrou[9]. Puis, quand le chef de la garnison d’Abou a été rappelé à Kemet, le père de Djehouti a sollicité auprès de notre souveraine le poste pour son fils. C’était il y a une dizaine d’années, quand elle venait d’accéder au trône et tenait à s’assurer la loyauté des gouverneurs de province. Aussi, elle y consentit.

Bak sourit, satisfait d’avoir deviné juste : Djehouti était revenu à Abou en tant qu’officier de haut rang, et avait pu contrarier bien des ambitions.

— Pour l’essentiel, la garnison était-elle composée de soldats nés dans cette province ?

— Oui, il n’en va plus de même aujourd’hui. Quand Menkheperrê Touthmosis a pris le commandement de l’armée, il y a affecté des hommes venus des quatre coins de Kemet.

Bak hocha la tête, montrant qu’il comprenait. Par ces changements radicaux, le jeune pharaon avait voulu s’attacher la fidélité des régiments et des garnisons, en rompant tout attachement envers les nobles ou les gouverneurs de province.

Bak regarda sans le voir un chien blanc estropié, qui entra en clopinant et se coucha aux pieds de Pahared. Malgré sa déception, il se refusait à renoncer et lui-même eut conscience de l’obstination qui perçait dans sa voix :

— Après le retour de Djehouti, s’est-il passé quoi que ce soit qui puisse lui être reproché ?

Pahared secoua la tête, le regard plein de regret.

— J’aimerais t’aider, mon jeune ami, mais rien ne me vient à l’esprit.

Sa femme s’approcha alors et lui dit quelques mots dans sa langue maternelle. Il claqua des doigts, l’écouta encore, puis lui sourit en la remerciant. Elle retourna à la porte, satisfaite d’elle-même et de la réaction de son époux.

— Ma femme comprend la langue de Kemet mais hésite à l’employer, de crainte d’être ridicule, expliqua le marchand avec tendresse. Elle a meilleure mémoire que moi. Elle m’a rappelé la tempête qui a emporté tant de jeunes soldats. Mais c’était il y a longtemps. Il se peut que cela n’ait rien à voir avec ton affaire.

— Raconte.

— Une violente tempête éclata dans le désert. Tu n’en as jamais entendu parler ? demanda Pahared, surpris de l’ignorance de Bak. Cela fait cinq ans, déjà. Plus de cent hommes se perdirent dans les sables et le vent, pour ne jamais revenir.

Bak chercha dans ses souvenirs. Il était cantonné à Mennoufer, à l’époque, et venait d’être placé à la tête d’une compagnie de chars. Il était trop imbu de sa propre importance pour prêter vraiment attention aux bruits qui circulaient, à propos d’une armée disparue dans le désert.

— J’ai entendu des rumeurs au sujet d’une compagnie de lanciers, presque entièrement perdue, et…

Il sursauta et scruta le marchand.

— … Et de son commandant, revenu sain et sauf. C’était Djehouti ?

— Il est revenu, oui. Lui et une poignée d’autres.

Pahared fixa ses grosses mains calleuses qu’il serrait entre ses genoux, attristé par l’histoire, par tant de vies gâchées. Bak hocha lentement la tête en réfléchissant à ce nouvel élément.

— Je suppose que Djehouti fut tenu pour responsable de ces lourdes pertes.

— Depuis une année entière que je vis à Souenet, je n’ai entendu personne l’en blâmer. Comment en vouloir à un simple mortel, confronté à la fureur des dieux ?

 

— Ne t’attends pas à ce que Djehouti évoque ce jour-là ! déclara Amonhotep en passant les doigts sous son large collier en perles comme s’il se sentait le cou serré. Maintenant encore, ce souvenir lui pèse, bien que nul n’ait pu prévoir qu’une tempête éclaterait aussi tard dans l’année.

Le lieutenant avait été conduit par Psouro à la maison de bière de Pahared, s’attendant à passer une agréable soirée en compagnie de Bak. Au lieu de cela, on l’avait fait entrer dans la cour éclairée par une torche, et on tentait de lui arracher des informations. Assis sur un tabouret, son bol à la main, il n’admettait que le strict minimum.

Bak se pencha pour caresser le chien estropié, couché à ses pieds. Un rire joyeux et le roulement des osselets lui rappelèrent que d’autres se donnaient du bon temps derrière la porte, et il regretta doublement de ne pouvoir en faire autant.

— On dit que, accablé de honte, il démissionna et tourna le dos à l’année pour toujours.

Nul n’avait rien prétendu de tel, mais l’exagération libérerait peut-être Amonhotep de sa réserve.

— J’imagine que certains ont eu cette impression, répondit le jeune homme, très raide et la voix tendue. En réalité, il a quitté l’armée pour remplacer son père à la tête de la province – c’était son droit, en tant qu’unique héritier.

— As-tu servi sous ses ordres, lorsqu’il était encore officier ?

— Depuis le jour de mon treizième anniversaire, répondit Amonhotep, qui ne paraissait guère apprécier ce changement de sujet.

— Comme bien des membres de la résidence, tu es né et tu as grandi à Abou ?

— J’ai atteint l’âge d’homme à Noubt, sur les terres de Djehouti.

— Et il t’a incorporé dans sa garnison il y a dix ans, à son retour dans la province.

— Oui, il a fait de moi son héraut.

« Ce qui explique qu’Amonhotep lui voue une loyauté à toute épreuve, pensa Bak. C’est à lui qu’il doit son rang, sa situation. Et peut-être sa vie. Car il a sans doute accompagné Djehouti, lors de cette expédition fatale dans le désert. »

— Qu’était-il à son retour ? Capitaine d’infanterie, comme Antef ? Ou lui a-t-on accordé le grade élevé de commandant ? interrogea Bak d’un ton cynique.

Les yeux d’Amonhotep brillèrent d’indignation.

— Djehouti a peut-être des défauts, lieutenant, cependant il s’est toujours conduit en homme d’honneur. Cette petite garnison ne nécessite qu’un capitaine à sa tête. Tel était son grade quand son père mourut et qu’il le remplaça comme gouverneur. Lorsqu’il servait encore dans l’armée, je lui ai fait remarquer plus d’une fois que certains se rendaient dans la capitale pour obtenir des privilèges. Il s’y est toujours refusé.

Ce refus ne ressemblait pas au Djehouti qui avait fait venir Bak de Bouhen mais refusait de l’aider, ni à celui qu’il devinait derrière les louanges et les critiques des hommes du gouverneur.

— Il ne fut jamais mal noté en tant qu’officier ?

— Non.

Bak haussa un sourcil.

— On ne lui infligea pas de blâme pour avoir perdu plus de cent hommes dans une tempête de sable ?

— Ses états de service sont irréprochables.

À nouveau, Bak changea de sujet, espérant troubler le jeune lieutenant.

— Pourquoi un chef de garnison conduirait-il une compagnie dans le désert ? Cette mission n’incombait-elle pas à un officier subalterne ? À un lieutenant, comme toi et moi ?

— En temps normal, assurément. Mais Djehouti voulait marcher fièrement à la tête de ses troupes.

— Au lieu de quoi, la tourmente décima la colonne et ne laissa que peu de survivants.

Bak avait prononcé ces mots d’un ton froid et délibéré. Furieux, Amonhotep but d’un trait le reste de sa bière, reposa le bol et se leva.

— Ce fut un terrible malheur. Une catastrophe. Un caprice cruel des dieux.

Bak se leva également et lui barra le chemin.

— Dans neuf jours, lieutenant, il se pourrait que Djehouti meure parce qu’aucun de ses proches n’aura voulu me parler avec franchise.

— Toutes ces morts, on ne peut les lui reprocher ! Il a failli perdre la vie !

— Convaincs-moi.

Des hommes apparurent, attirés par les éclats de voix. Le policier leur fit signe de partir, puis baissa le ton.

— Dis-moi, Amonhotep : que s’est-il passé ?

L’adjoint retomba sur son tabouret, saisit son bol, qu’il trouva vide. Bak s’approcha de la porte pour réclamer deux nouvelles cruches, puis retourna s’asseoir. Le chien posa la tête sur sa sandale. Il vit une souris trotter dans l’ombre, et concentra toute son attention vers les jarres à provisions derrière lesquelles elle s’était faufilée.

Amonhotep baissa la tête et passa sa main sur ses yeux avec lassitude avant d’entamer son récit.

— Je n’aime pas parler de cette tempête ni même m’en souvenir. Il faut avoir vécu cela pour le comprendre.

Bak acquiesça mais, en effet, ne sut trouver aucune parole de réconfort faute d’avoir connu la même épreuve – lacune qu’il ne souhaitait absolument pas combler.

Le lieutenant se redressa, les traits crispés, mais résolu.

— Les tribus du désert – trente, peut-être quarante nomades de l’oasis de Ouahtrest – avaient mené des raids contre les caravanes, du côté des rapides, et attaqué des terres agricoles dans la province. La garnison comptait un faible effectif. Détacher des escortes suffisantes pour protéger les caravanes nous aurait laissés démunis ; garder les terres était impossible.

— N’avez-vous pas envoyé de message à la police d’Ouahtrest ?

Amonhotep rit avec amertume.

— Par deux fois, et aucun des messagers ne revint. Ils furent victimes d’un guet-apens dans le désert, à moins que les hommes censés faire régner la justice à Ouahtrest ne les aient livrés aux tribus.

Il jeta un coup d’œil vers la porte, où la femme de Pahared était apparue, une cruche dans chaque main. Il attendit qu’elle eût servi la bière et fut retournée à ses autres clients pour continuer.

— Djehouti et son état-major tombèrent d’accord : il fallait mettre fin à ces raids, et eux-mêmes s’en chargeraient. La meilleure tactique consistait à marcher sur Ouahtrest avec tous les lanciers disponibles, à tendre une embuscade aux coupables, puis à les éliminer.

— En faisant un exemple, ils espéraient dissuader les autres tribus de les imiter.

— C’est bien cela.

Amonhotep remplit son bol et but de longues gorgées pour affermir sa volonté.

— Une compagnie de lanciers forte de cent hommes se mit en route, avec les officiers et une demi-douzaine d’éclaireurs. Chaque soldat menait un âne, les uns chargés de nourriture, les autres de réserves d’eau, tous portant des armes. Djehouti allait en tête.

— Et toi avec lui, devina Bak.

Amonhotep eut un étrange petit rire étranglé et hocha la tête.

— Nous étions partis depuis quatre jours quand la brise fraîchit et l’air s’emplit de poussière. Le monde devint noir. Je ne voyais plus rien, pas plus Djehouti devant moi que l’âne dont je tenais la corde. Dans le mugissement du vent, j’entendais des cris, des ordres contradictoires couverts par des braiments affolés. Le sable me bouchait les narines, il s’infiltrait sous mes paupières et mes vêtements, il me râpait la peau. J’attachai la corde autour de mon poignet, agrippai la bride et m’y accrochai comme si ma vie même dépendait de mon âne. C’était bien le cas.

Le lieutenant but à nouveau. Bak vit combien il lui était pénible de poursuivre, d’évoquer ce terrible souvenir. Il aurait voulu lui permettre d’arrêter, lui épargner cette torture, mais cela pouvait coûter la vie à Djehouti.

— L’âne tourna le dos au vent, reprit Amonhotep, laissant les bourrasques nous pousser où elles voulaient. J’avançais à côté de lui en titubant. C’est moi qui tombai, pas lui, et je l’entraînai dans ma chute. Il se débattit pour se relever, mais je m’accrochais à lui, j’enfonçais mon visage dans son cou… Le sable s’accumula autour de nous et… j’étais sûr que nous allions mourir ensemble, l’âne et moi.

« Le vent s’arrêta de souffler. Dans un monde aussi silencieux qu’un tombeau, je me redressai, et mon compagnon en fit autant. Son dos était nu ; il ne portait plus les jarres d’eau avec lesquelles nous étions partis au matin. Nous regardions sans cesse autour de nous, pensant que d’autres hommes, d’autres bêtes se montreraient. En vain.

La respiration lourde et saccadée d’Amonhotep trahissait son tourment.

— Pris de panique, je courus dans une direction, puis dans une autre, je creusai chaque petit monticule à m’en faire saigner les mains, cherchant désespérément d’autres survivants. Enfin, épuisé et taraudé par la soif, je regardai la vérité en face : nous étions seuls, mon âne et moi. Nous passâmes le reste de la journée à nous cacher du soleil dans l’ombre d’une arête. Au crépuscule, nous reprîmes la marche, guidés par les étoiles. Il faisait froid ; nous avions le ventre vide et la bouche sèche. Oh, tellement sèche !

« À l’aube, mon âne se mit à braire. Au loin, nous en entendîmes un autre lui répondre, puis un second, au-delà d’une arête de pierre. Quand enfin je compris que ce n’était pas une illusion, nous courûmes vers eux, pensant trouver le reste de nos troupes.

Son rire, cette fois, fut bref et désabusé.

— Nous découvrîmes à la place une douzaine d’ânes. La plupart, comme le mien, avaient perdu leur charge, mais deux portaient de l’eau et un autre des vivres. Après cela, il nous suffit de nous rationner, d’éviter le soleil autant que possible et de marcher vers l’est, la nuit, en nous orientant d’après les étoiles. Nous trouvâmes d’autres ânes en chemin, qui ne portaient plus ni eau ni nourriture. Nous ne rencontrâmes pas un seul homme.

Bak imaginait bien les sables brûlants, les ânes abandonnés pour retrouver seuls le chemin du fleuve ou pour mourir, l’absence de toute présence humaine. Une terre stérile et désolée, irréelle à force de vide et de silence.

— En réduisant de plus en plus les rations d’eau, je réussis à nous ramener, mes vingt-huit ânes et moi, au pays de Kemet. Je croyais ne jamais revoir un paysage aussi magnifique : des champs fertiles et verdoyants, le fleuve dispensateur de vie, et puis des hommes, qui nous emportèrent, nous donnèrent à manger et soignèrent nos blessures. D’autres rescapés sortirent du désert un ou deux jours plus tard, brûlés par le soleil, tombant d’inanition. J’appris par la suite que Djehouti était arrivé avant moi. Lui aussi avait trouvé un âne chargé d’eau.

Le chien aux pieds de Bak geignit dans son sommeil. Le policier se pencha pour lui gratter l’oreille. Pahared avait raison : Djehouti n’était pour rien dans cette tragédie. Pourquoi, alors, tout son instinct lui disait-il de se méfier des apparences ? Amonhotep avait relaté la vérité telle qu’il la connaissait, mais que pouvait-il savoir au juste ? Il s’était trouvé coupé de Djehouti et des autres dès le début de la tourmente.

 

Bak suivait la ruelle sombre et étroite, moins certain qu’il l’aurait voulu que cette route peu familière le conduise à son logis. La torche que l’épouse de Pahared l’avait forcé à emporter tremblait et crachotait. Chaque fois qu’il l’abaissait vers une ombre suspecte ou la levait pour éclairer le fond de la ruelle, la flamme menaçait de s’éteindre. Bak s’en voulait de ne pas avoir cherché la patrouille de nuit pour demander une meilleure lumière, mais il préférait ne pas s’attarder, d’autant qu’il avait déjà dû soutenir Amonhotep jusqu’à la résidence.

Il tourna à l’angle, compta les portes tout en marchant, priant pour se trouver dans la bonne rue. Comme toutes les plus vieilles cités de Kemet, Abou avait poussé selon la fantaisie de ceux qui y vivaient. On avait bâti des maisons, puis on en avait coincé de plus petites entre les premières. Désormais, les vieilles habitations de plain-pied, comme celle qu’on leur avait attribuée, étaient agrandies vers le haut et comptaient deux, voire trois niveaux, pour utiliser au mieux le peu d’espace. Chaque bâtisse, chaque passage était différent, pourtant ils se ressemblaient beaucoup aux yeux d’un étranger. Surtout dans le noir.

À l’approche de la sixième porte, placée à un coin de rues, il entendit la voix grave de Kasaya et le rire de Psouro, sur le toit. Il se détendit et sourit. Avec de la chance, les effluves d’agneau et d’oignons braisés qui lui chatouillaient les narines provenaient de chez eux, non d’une maison voisine, et ils avaient gardé un peu de leur festin pour lui. Il avait ingurgité beaucoup de bière toute la soirée, mais n’avait rien avalé de consistant depuis le déjeuner.

Il écarta la natte qui couvrait la porte et entra en abaissant la torche sur le côté, afin de ne pas risquer d’enflammer les joncs tressés. Lorsqu’il la releva, elle produisit une pluie d’étincelles et, avant qu’elle ne s’éteigne, il eut juste le temps d’entrevoir une forme oblongue et luisante à ses pieds.

— Il y a une lampe ? cria-t-il.

— Ici, en haut.

La silhouette noire de Psouro, encadrée par le ciel étoilé, apparut au sommet de l’escalier.

— Je vais l’allumer au brasero.

Il disparut pour revenir bien vite. La lampe dans une main, l’autre protégeant la flamme, il dévala les marches. Bak resta où il était et scruta le sol, devant lui.

— On t’a gardé de l’agneau et des légumes, chef. J’espère que tu as faim ! lança la voix de Kasaya.

Psouro se laissa tomber souplement par terre et écarta sa paume. La flamme monta sans fumer, haute et droite, et illumina les quelques meubles, les paniers de provisions, rejetant les ombres vers les murs et les recoins. Un gros poisson, aux écailles irisées sous l’éclairage vacillant, était posé à deux pas du seuil, souligné par son ombre. Une perche, longue d’une coudée de la gueule à la queue. Elle était morte, à n’en pas douter. Sa tête était écrasée. L’arme, un morceau de granit noir que l’on pouvait tenir bien en main, gisait à côté, des écailles collées sur ses aspérités.

— Par Amon, qu’est-ce que… ? bredouilla Psouro, ébahi.

— Sûrement une plaisanterie, dit Kasaya, qui regardait d’en haut.

Bak était aussi perplexe qu’eux, aussi déconcerté.

— Qui est entré dans la maison cette nuit ? Avez-vous remarqué quelqu’un ?

— Non, dit Psouro. Nous sommes sur le toit depuis la tombée du soir. Nous avons mangé, puis joué au senet[10]. Nous n’avons pas prêté attention à la rue.

Bak s’agenouilla près de la perche. L’absence de sang sur le sol lui permit de déduire que le poisson avait été tué ailleurs, probablement après avoir été péché. S’il avait constitué un présent, on l’aurait vidé et nettoyé avant de l’apporter, et on l’aurait placé hors de portée des chiens et des chats errants. Cela n’était pas le cas. Mais alors, pourquoi l’avait-on déposé là ? Pouvait-il y avoir un rapport avec la mission qui amenait Bak à Abou ? Avec les meurtres à la résidence ?

Une pensée l’effleura, qui lui fit froid dans le dos. Cela pouvait fort bien rappeler la première victime, le petit Nakht, qui nageait comme un poisson… Il avait eu la tête écrasée. L’assassin leur lançait-il un défi, ou plutôt un avertissement ?

— Nous n’en parlerons à personne, décida Bak. Ni à Djehouti ni à Amonhotep, ni à quiconque dans la maison du gouverneur. Avec un peu de chance, la curiosité tourmentera celui qui nous a laissé cela, et il finira par se trahir.

Le ventre d'Apopis
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