16

Bak était assis sur le banc derrière la demeure de Nebmosé. Accoudé sur ses genoux, il avait enfoui sa tête entre ses mains. Il se sentait las et découragé ; il ne savait plus vers où se tourner. Vivant, Nenou aurait pu lui révéler l’un des chemins de la vérité, mais sa mort soulevait de nouvelles difficultés.

Avait-il pu se méprendre sur les paroles du mourant ? Non, il était impossible de les interpréter autrement. Le gouverneur avait juré sa perte. Si le passé permettait d’augurer l’avenir, il n’en révélerait jamais la raison. Jusqu’alors, Bak n’avait pas réussi à lui arracher d’aveu. Pourquoi une nouvelle entrevue serait-elle moins stérile ?

Eh bien, il tenterait sa chance tant qu’il le faudrait, mais en attendant, il devait chercher ailleurs.

Il étira ses jambes et s’adossa contre le mur, laissant l’inaction guérir son corps malmené et la brise apaiser son esprit troublé. Il se remémora tout ce qu’il avait appris sur les cinq meurtres. Nakht, Montou, Senmout, Dedi et Hatnofer… À l’exception de Dedi, victime d’un cheval rendu fou furieux par un moyen inconnu, chacun d’eux avait été tué de près, pendant qu’il se trouvait en face de l’assassin. Ce qui signifiait que tous le connaissaient et lui accordaient leur confiance. Était-ce Djehouti ? Non, sa terreur était sincère et l’innocentait mieux que n’importe quel témoin. Qui d’autre, alors ? Tous ceux qui occupaient une position élevée à la résidence auraient inspiré confiance. Amonhotep, Simout et Antef se trouvaient au loin pendant au moins l’un des crimes, mais les faits et gestes des autres lui étaient inconnus. Il avait manqué de rigueur à cet égard ; il s’était laissé distraire, quand il aurait dû aller jusqu’au bout. Il se promit d’y remédier sans délai.

Le lien entre les victimes était la tempête fatale qui avait éclaté cinq ans plus tôt. Hormis Amonhotep, qui avait erré seul dans les sables brûlants, tous les rescapés s’étaient conduits de manière méprisable – du moins, ceux qui s’étaient réfugiés dans la caverne avec Ouser. Djehouti et Min se trouvaient ailleurs, nul ne savait où ni ce qu’ils avaient fait pour survivre. Là résidait la clef du mystère.

Le sergent Min avait disparu, les lèvres à jamais scellées. Peut-être s’était-il confié à son ami Senmout ou, plus probablement, à Hatnofer, sa maîtresse. Eux aussi étaient morts. Seul Djehouti pouvait jeter la lumière sur cette affaire, or il refusait de parler.

Une tentation leva sa tête hideuse, si indigne de lui qu’il l’écrasa tel un insecte : celle qu’il eût fait meilleur vivre dans la province la plus au sud de Kemet, si seulement son gouverneur actuel était mort.

Frustré, il se leva et se dirigea vers les écuries. Un chat roux se chauffait sur le seuil en lissant ses moustaches. Bak l’enjamba et pénétra à l’intérieur. L’édifice était aussi désert que la dernière fois, seuls quelques brins de paille et une vague odeur de crottin rappelant sa destination première. Il envia Nebmosé sans le connaître et comprit fort bien la rancœur d’Inenii, qui n’avait pas le droit d’y élever de chevaux. La décision de Djehouti de réserver la demeure à des hôtes illustres semblait étrange. Pourquoi n’avait-il pas donné cette propriété à son fils adoptif, qui avait de surcroît épousé sa fille ?

Poussé par la curiosité, Bak entra dans la maison. Il dépassa les pièces utilisées comme entrepôts, traversa l’entrée au plafond haut, peinte de couleurs vives, puis emprunta le couloir qui conduisait aux appartements du maître. Ses pas résonnaient dans le silence. Il parcourut des yeux la salle d’audience privée, ornée de meubles élégants, de somptueuses tapisseries et d’un jeu de senet préparé pour une nouvelle partie. Il regarda brièvement les deux petites chambres à coucher, remarqua les nattes pliées soigneusement, et fit le tour de la chambre principale, avec sa salle de bains attenante où Hatnofer avait été assassinée. Le lit était prêt, les articles de toilette disposés avec goût. Une coupe de fleurs séchées décorait une commode de bois. Pas un grain de poussière ne déparait la moindre surface. Sans le silence, il aurait pu croire ces pièces habitées. En toute légitimité, Khaouet et Inenii auraient dû les occuper, les remplir de rires et d’enfants.

Il s’approcha de la porte dans l’intention de sortir, mais il ralentit le pas et s’arrêta sur le seuil. Troublé et hésitant, il se tourna vers la pièce pour l’examiner. Elle était pratiquement telle qu’il l’avait vue la première fois – une chambre d’invité, prête pour les hôtes de passage. Oui, mais voilà : lui, à qui elle était destinée, avait refusé d’y loger et l’on n’attendait pas d’autre visiteur. Pourquoi les draps étaient-ils encore en place, alors qu’ils auraient dû être rangés à l’abri de la poussière, des insectes, des oiseaux et des petits rongeurs ? Khaouet les avait sans doute oubliés. Elle avait démontré ses qualités de maîtresse de maison. On pouvait bien lui pardonner cette légère défaillance.

Une nouvelle idée le frappa, qu’il écarta telle une absurdité. Une autre possibilité lui paraissait plus prometteuse. Il quitta la chambre et se promena à travers la maison vide en imaginant le foyer confortable qu’elle avait été jadis.

Quel motif avait poussé Djehouti à la vouer à l’abandon ? Avait-il aimé Nebmosé comme un frère, ou l’avait-il haï ? Qui était ce Nebmosé, en réalité ? Bak ne savait rien de lui, sinon qu’il descendait d’une ancienne et noble famille. Et qu’il avait laissé une propriété splendide, outre des terres cultivées au nord de l’île, qui représentaient probablement un prix encore plus considérable que cette demeure.

Bak jeta un coup d’œil à l’intérieur des coffres en jonc tressé, ouvrit les tiroirs des commodes, examina les rares objets conservés dans un cabinet des appartements du maître, pour l’essentiel du linge de lit et des articles de toilette. Il ne trouva aucun document, rien qui puisse éclairer la personnalité de l’ancien propriétaire. Une rapide inspection du reste de la maison s’avéra tout aussi infructueuse. Bak ne pouvait distinguer les biens du noble défunt de ceux du gouverneur.

Il ôta la barre qui protégeait la porte principale et sortit sous le porche. À mi-chemin du sentier menant vers le portail, l’autel familial était entouré par des arbres bien taillés et des parterres de fleurs aux couleurs vibrantes. De même que la maison, le petit édifice et le jardin paraissaient être le fruit de soins constants et aimants.

Il gravit les quatre marches vers l’entrée à colonnade. À l’intérieur, le buste de l’ancêtre trônait sur son piédestal en grès. Comme le plus souvent, l’inscription ne comportait aucun nom. Devant le buste, des lotus bleus flottaient dans une large coupelle en bronze, et leur senteur suave se mêlait par intermittence à la douceur de la brise.

Amonhotep avait appris au policier que Nebmosé s’était éteint sans laisser d’héritier, et que Djehouti avait confisqué le domaine au nom de la reine. S’il ne restait personne, qui s’occupait de cet autel avec tant de dévotion ? Une concubine, un amour oublié ? Ou simplement un serviteur fidèle ?

Si un parent existait, il pouvait éprouver un ressentiment légitime que Djehouti se soit approprié ses biens. Le domaine sis à Abou l’industrieuse était un héritage qui valait bien qu’on se batte pour lui, tout comme les champs au nord de la cité. L’intendant Amethou saurait à quoi s’en tenir, puisqu’il était responsable de toutes les transactions conclues par le gouverneur. Résidant de longue date sur l’île, il aurait sans doute connu Nebmosé et sa famille.

Mais une soudaine objection abattit l’enthousiasme qu’inspirait à Bak sa théorie. Un parent de Nebmosé avait pu tenter de supprimer Djehouti pour recouvrer son bien, mais aurait-il assassiné cinq innocents ? Et quelles étaient les probabilités que ces cinq victimes soient liées par une tempête de sable mortelle ?

Il jura entre ses dents. Rien ne semblait jamais se mettre parfaitement en place. Comme il l’avait dit à Psouro et Kasaya le matin même, il manquait quelque chose, un élément crucial qu’il lui restait à découvrir.

Il contempla le buste, regrettant qu’il ne soit pas doué de parole. L’effigie semblait fixer sur lui son regard énigmatique. Le lieutenant ne put s’empêcher de sourire. Quels que soient ses secrets, elle les conserverait pour elle.

 

Amethou s’était rendu au temple de Khnoum. Bak le découvrit dans la cour à péristyle, agenouillé devant une haute statue de pierre. Celle-ci représentait un noble assis, le papyrus déroulé sur les genoux attestant pour la postérité sa science de la lecture et de l’écriture. Bak supposa qu’il s’agissait d’un fonctionnaire d’Abou, mort depuis longtemps ; l’un de ceux, nombreux, dont les statues occupaient la cour, dans l’espoir que le souvenir du défunt serait honoré à jamais. Des mets délicieux offerts à Khnoum étaient disposés ensuite devant ces subalternes, avant que les prêtres n’en prennent possession pour leur propre usage.

Certain que la prière de l’intendant serait brève et mû par un sentiment de discrétion, Bak quitta le temple pour attendre à l’ombre des saules, devant la porte du pylône.

Amethou l’avait sans doute remarqué dans la cour, car il ne tarda pas à surgir, cherchant à droite et à gauche.

— Ah ! Te voilà.

En parvenant sous les ombrages, il considéra le torse et le bras bandés du policier, son cou marqué d’ecchymoses.

— Je dois dire, lieutenant, que tu ne sembles pas au mieux de ta forme.

— Il paraît, répondit Bak en esquissant un sourire.

— Celui contre qui tu te battais est mort ?

— Malheureusement oui.

— Et si nous bavardions là-bas ? proposa l’intendant, en lui montrant un banc sous les branches tombantes. Je ne supporte pas de retourner si tôt à la résidence. Nous avons terminé l’inventaire, Khnoum en soit loué, mais l’atmosphère à l’intérieur de ces murs est irrespirable.

— L’intimité et le calme me conviennent.

Amethou débarrassa le banc des feuilles éparses, remonta son long pagne et se laissa choir en soupirant :

— Ah !… Du bon air frais, qui n’est pas vicié par cette peur ambiante.

Bak s’assit près de lui.

— Je ressens beaucoup de compassion pour le lieutenant Amonhotep et dame Khaouet, mais le personnel qui est banni des appartements privés du gouverneur paraît mener une vie plutôt normale.

— Tu as déclaré sans ambages que Djehouti serait la cible de ce dément, et, à l’évidence, il partage cet avis. Les gardes montrent une nervosité fort naturelle. Les servantes, quoiqu’elles perdent un temps fou à papoter, se comportent de manière très satisfaisante, tout bien considéré. Les domestiques seraient plus rassurés si tes hommes et toi étiez dans la maison, mais ils connaissent l’interdiction de Khaouet.

— Interdiction ou pas, déclara Bak d’un ton tranchant, nous serons là le dixième jour. Je ne laisserai pas Djehouti mourir pour satisfaire les caprices d’une femme au tempérament despotique.

Amethou pouffa de rire.

— Ne l’accuse surtout pas de tyrannie quand tu seras en sa présence, lieutenant ! Elle met un point d’honneur à se montrer pleine de bonté et de déférence.

— Ne te méprends pas. Je comprends qu’il lui arrive de perdre son calme. Mais parfois, elle semble aussi déraisonnable que son père… et aussi têtue.

— Je ne l’ai jamais vue irascible à ce point, convint l’intendant, chassant une mouche de son crâne chauve. Je l’ai exhortée à laisser une servante veiller sur Djehouti. Elle s’y refuse, sous prétexte que personne d’autre ne saura le contenter. J’ai trouvé une femme sérieuse et efficace, qui pourrait remplacer Hatnofer au poste de gouvernante. À nouveau Khaouet a refusé.

Bak lui adressa un sourire compréhensif.

— Lorsque j’aurai mis la main sur le criminel, peut-être ton fardeau et le sien seront-ils plus légers.

— Je prie pour que tu aies raison. Le filet se resserre-t-il sur lui ?

— Tantôt je le sens tout proche, tantôt je doute de mettre un jour la main sur lui.

— En d’autres termes, tu ne sais absolument pas qui c’est.

Piqué par cette remarque franche et carrée, Bak ne répliqua pas. Il tourna la tête vers le fleuve, au pied de l’esplanade. Trois petites barques filaient sur le courant, leur voile gonflée par la brise matinale.

— Quatre des cinq meurtres sont antérieurs à mon arrivée, fit-il observer, revenant à son enquête. Te rappelles-tu où tu étais au moment où ils ont eu lieu ?

— Cette insinuation me blesse, lieutenant ! répondit vivement l’intendant.

Bak forma le sourire le plus aimable dont il était capable.

— Je t’ai avoué que je suis dans l’impasse. Tu vas bien me montrer un peu d’indulgence, non ?

— Hum ! fit Amethou, qui dévisagea Bak et comprit qu’il était déterminé à obtenir ce qu’il voulait. Oh, très bien ! J’étais à la résidence, comme tous les jours. Je n’ai pas de souvenir précis de ce que je faisais ni de mes compagnons, excepté… Eh bien, excepté la fois où le lieutenant Dedi a été tué.

— Si, comme je le crois, tous les meurtres ont bien été commis par le même homme, cela suffira à t’innocenter.

L’intendant détourna les yeux et façonna un pli dans son pagne, puis d’autres à côté, avec un soin méticuleux.

— Ce n’est pas des plus facile à raconter. Vois-tu, en un sens, je suis responsable de la mort de ce jeune officier.

— Toi ? s’étonna Bak.

— Ce matin-là, j’ai convoqué le serviteur qui s’occupe des bêtes. Ses comptes étaient incohérents – ses connaissances en mathématiques sont quasi nulles – et nous avons passé plusieurs heures à tout reprendre. En regagnant les écuries, il a trouvé le corps de Dedi. Si je l’avais retenu moins longtemps… Alors, tu imagines ce que j’ai ressenti, et que je ressens encore.

— Le lieutenant Dedi devait mourir, Amethou. Si le meurtrier n’avait pas eu le champ libre, il aurait procédé d’une autre manière.

— C’est ce que je me dis.

Bak n’insista pas, certain que les mots seuls ne pouvaient guérir cette plaie douloureuse. Si, comme il le pensait, Amethou était un homme de bon sens, le temps et la raison apaiseraient sa conscience.

— Que peux-tu me dire à propos de Nebmosé, l’homme qui habitait la propriété voisine ?

— Nebmosé ? répéta Amethou, surpris, en relevant la tête. C’est aller chercher un peu loin, non ?

— J’ai parcouru la demeure et les jardins, ce matin, et j’ai été frappé par leur valeur. Nebmosé ne pourrait-il avoir un parent éloigné que nul ne connaît à Abou, et qui serait furieux que les biens censés lui échoir aient été confisqués ?

— Non, non, non ! assura Amethou en secouant la tête avec véhémence. Nebmosé n’avait plus de famille, je le sais pertinemment.

— Comment en es-tu aussi sûr ? J’ai couché avec des femmes dont je n’ai parlé à personne. Cela n’a-t-il pu arriver à son grand-père, à son père sinon à lui-même ? Car, en ce cas, il n’est pas exclu que des enfants aient été engendrés.

— Tu ne comprends pas.

L’intendant se tourna sur le banc et regarda Bak bien en face, pour s’assurer d’être entendu.

— Nebmosé était le fils unique de son père, et son père le fils unique de son propre père. Il en était ainsi depuis au moins six générations. Une malédiction pesait sur eux. Dans un lointain passé, les dieux avaient décidé que chacun des hommes de cette famille n’aurait qu’un seul enfant – un garçon. Aucune fille ne naquit jamais, aucun fils cadet.

Voyant l’air sceptique du policier, Amethou s’impatienta :

— Je connaissais bien le père de Nebmosé, lieutenant. Nous avions étudié ensemble à l’école des scribes de la résidence. Et mon père connaissait le sien, pour avoir étudié avec lui une génération plus tôt.

— Je ne puis croire qu’aucun de leurs ancêtres n’ait eu de concubine.

— Ces unions furent stériles. Néanmoins, nuança Amethou après une hésitation, j’ai entendu certaines histoires… Ma foi, qui sait quelle part de vérité elles renferment ? Elles circulent dans les quartiers des serviteurs et pénètrent chez des hommes et des femmes respectables par la porte de l’office. On dit que, dans les générations passées, sur la propriété de Nebmosé, de jeunes et jolies servantes enfantèrent des bébés difformes, de pauvres petits êtres qui par bonheur moururent à l’instant où ils virent le jour.

Bak trouva l’histoire difficile à croire et fut tenté de regarder cette prétendue malédiction comme une superstition ridicule. Toutefois, l’intendant n’aurait jamais transmis une information dénuée de fondement. « Si seulement mon père était à Abou ! pensa Bak. Lui qui est médecin, il saurait si pareille chose est possible. »

Cependant, un détail l’avait frappé.

— Tu as atteint l’âge d’homme en même temps que le père de Nebmosé ?

— Mais oui. C’était un homme bon, dont l’amitié m’était précieuse. Tous ceux qui le connaissaient le respectaient et l’aimaient. Ses servantes à lui n’eurent jamais à craindre de bébés difformes, je te le garantis ! Son fils unique, Nebmosé, était un jeune homme aussi remarquable à tous égards.

Bak se leva et marcha jusqu’à la limite de l’ombre, se donnant le temps d’assimiler cet élément. Tout au long de son séjour à Abou, il avait supposé que Nebmosé était aussi âgé que Djehouti… Retournant vers le banc, il s’enquit :

— Quel âge avait Nebmosé, à sa mort ?

— Il venait de célébrer son vingtième anniversaire.

— Quand est-ce arrivé ?

Amethou le considéra avec surprise.

— Comment, personne ne te l’a dit ? C’était il y a cinq ans. Il était lieutenant à la garnison. L’un des nombreux jeunes gens valeureux qui périrent dans cette terrible tempête de sable, à laquelle tu t’intéresses tant.

— Par la barbe d’Amon !

Bak était sidéré. Pendant huit longs jours, il avait regardé cette demeure, marché dans ces jardins sans se douter de rien. Se pouvait-il qu’il soit tombé sur la bonne piste, enfin ?

— Quelqu’un à la résidence était-il apparenté à Nebmosé, même de la manière la plus éloignée ?

Amethou répondit comme s’il avait peine à croire que Bak puisse l’ignorer :

— Simout était son oncle.

Bak fixa l’intendant sans comprendre. Ce nom-là était bien le dernier auquel il s’attendait, puisqu’il savait sans l’ombre d’un doute que Simout ne pouvait être le meurtrier.

— Tu viens pourtant d’affirmer que Nebmosé ne laissait aucun parent !

— Simout n’avait avec lui aucun lien de sang et ne peut hériter à aucun titre. La sœur de son épouse était mariée avec le père de Nebmosé, et mourut longtemps avant lui. Simout ne t’en a pas parlé ? Cela m’étonne. Il considérait ce jeune homme comme son propre fils.

Bak se souvint que le scribe en chef avait évoqué un neveu disparu lors de la tempête, qu’il aimait tel un fils. Cela pouvait expliquer la présence de fleurs fraîches sur l’autel familial de Nebmosé. Mais cela justifiait-il le soin singulier avec lequel on entretenait toute la propriété ? La possibilité qui s’était présentée à l’esprit de Bak, et qu’il avait rejetée sans bien la soupeser, lui revint avec plus de force. Si elle se révélait fondée, alors il savait qui déposait ces offrandes.

 

Simout demeurait à Abou, dans un groupe de maisons peu éloignées de la résidence. Son logis était similaire à des dizaines d’autres que Bak avait vus dans les cités populeuses de Kemet, et ne révélait rien du poste éminent qu’il occupait dans la province. C’était une modeste habitation sans étage, composée de cinq pièces disposées en carré. À l’arrière, une cuisine à ciel ouvert contenait un foyer, un four et un petit grenier conique.

Le scribe en chef s’entretint avec Bak dans la salle de réception, plus spacieuse que les autres chambres. Une colonne en bois peinte en rouge soutenait le plafond haut. Bès et Thouéris, les divinités du foyer, ainsi que le buste d’un ancêtre occupaient des niches le long d’un mur.

Simout était vêtu d’un pagne court et n’arborait aucun bijou, comptant passer la journée dans le confort de sa maison.

— Maintenant que ce maudit inventaire est terminé, expliqua-t-il, je souhaite échapper pour quelques heures aux soucis de ma tâche quotidienne.

Son épouse, comme lui petite et ronde et aussi gaie qu’un pinson, apporta bien vite des cruches de bière et un panier de petits gâteaux croustillants, parsemés de raisins secs et de morceaux de dattes. Elle les posa entre les tabourets des deux hommes, sur un petit coffre en jonc tressé. Puis elle leur donna des gobelets, et se hâta de partir.

Simout, tout en prenant un gâteau, examina les bandages et les contusions de son hôte avec une curiosité manifeste.

— D’après ce que j’ai entendu, lieutenant, cette nuit tu as offert un spectacle de choix. Le récit de tes exploits atteint presque les proportions d’un mythe.

— Il en faut peu pour amuser les gens de Souenet et d’Abou, répliqua Bak sans dissimuler son irritation. J’ai capturé mon homme, mais je n’ai pu le garder vivant.

— Mon épouse revient à peine du marché, dit le scribe en tendant une cruche au policier. On prétend que Nenou est l’auteur des meurtres qui ont frappé la résidence, et que la nuit dernière, il a tenté de te tuer, non pour la première fois. Franchement, j’éprouve une certaine réticence à lui imputer tant de crimes odieux. Par ailleurs, il ne me semblait pas avoir l’intelligence suffisante pour élaborer un plan aussi complexe.

— Il n’était qu’un instrument entre les mains du gouverneur.

— Quoi ? se récria Simout. Tu accuses Djehouti de tous ces meurtres ?

— Non. Seulement d’avoir ordonné à Nenou de m’éliminer.

— Oh, allons, lieutenant ! Pourquoi voudrait-il la mort de celui qui…

Simout remarqua l’assurance de Bak et secoua la tête avec perplexité. Tout en versant de la bière dans son gobelet, le policier répondit :

— Je soupçonne qu’il voulait m’empêcher de lui arracher son secret.

— Ce secret qui, selon toi, serait né dans la tragique tempête de sable d’il y a cinq ans… Navré, lieutenant. J’aurais voulu t’aider, mais je t’ai déjà exposé le peu que je savais à ce propos.

— Ou peut-être pas tant que ça, répliqua Bak avec une pointe de cynisme.

— Que veux-tu insinuer, lieutenant ?

Bak se leva et se dirigea vers la porte. Brusquement, il fit volte-face.

— Tu m’as parlé d’un neveu mort durant la tempête, un jeune homme que tu aimais comme un fils. Tu as omis d’indiquer qu’il s’agissait de Nebmosé, l’ancien propriétaire du domaine voisin, que Djehouti s’est arrogé au nom de la Couronne.

Le scribe cligna des yeux, décontenancé par ce ton accusateur.

— Je… Je supposais que tu le savais.

— Tu prétends ne plus nourrir de rancœur envers Djehouti qui, lui, revint sain et sauf du désert. Qu’en est-il de la magnifique demeure de Nebmosé ? Et des terres situées au nord de la cité ? Des biens aptes à attirer nombre de convoitises !

Simout posa sur lui un regard douloureux.

— Je suis satisfait de mon lot, lieutenant.

Bak s’approcha de la niche abritant le buste de l’ancêtre. Une coupelle pour brûler de l’encens y était posée. Quelqu’un avait jeté une aiguille cassée dans le petit tas de cendres froides, avec une irrévérence que n’aurait jamais montrée la personne qui s’occupait de l’autel.

— Pardonne mes mauvaises manières, Simout. Le temps passe vite et je me bats tant bien que mal contre lui.

Le scribe accepta ces excuses avec un sourire crispé.

— Si Nebmosé avait vécu, il se serait marié et il aurait un fils de sa propre chair. Toutefois, il n’a pas laissé de descendance et n’a indiqué dans aucun document légal à qui il destinait ses biens. Djehouti n’avait pas plus le droit que moi d’y prétendre, mais au moins, à présent, ils reviendront à Khaouet et non à un étranger.

Bak le regarda fixement, osant à peine respirer. La conviction indubitable du scribe que Khaouet était l’héritière légitime de Nebmosé corroborait ses soupçons grandissants. Il avait eu beau les repousser, désormais il lui fallait les prendre en compte.

Comme le jeune homme de la propriété voisine, Khaouet devait être âgée d’une vingtaine d’années à l’époque de la tempête. Proches par l’âge, par le lieu où ils vivaient et leur noble ascendance, ils avaient noué des liens très forts. Un mariage aurait été logique, pour réunir les deux domaines.

Bien que certain de connaître la réponse, Bak demanda :

— Qui fleurit l’autel familial de Nebmosé ?

— Khaouet.

— Elle s’occupe aussi de la maison et des jardins ?

— Oui, elle a toujours surveillé de près les serviteurs employés là-bas.

Le lieutenant poussa un long soupir et se laissa tomber sur son siège.

— Qu’Amon me pardonne, comme j’ai été obtus !

Simout le regarda sans comprendre.

— Je savais qu’elle avait épousé Inenii à l’âge de vingt ans, expliqua Bak. Tardivement, donc ; néanmoins, j’imputais cela au caractère possessif de Djehouti. J’aurais dû comprendre, à la manière dont elle traite son époux, que celui-ci n’était qu’un pis-aller. Un autre passait en premier dans son cœur. Inenii lui-même me l’avait confié, mais je n’ai pas mesuré la portée de ses paroles. Nebmosé et elle étaient-ils mariés, lorsqu’il est mort ?

— Il restait à lire et à cacheter le contrat de mariage devant témoins.

— Pourquoi avoir attendu si longtemps, alors qu’ils habitaient tout près l’un de l’autre ?

Simout perçut l’animation croissante du policier et répondit avec vivacité :

— Quand Nebmosé approcha de l’âge d’homme, son père l’envoya à la maison royale de Ouaset afin de côtoyer ses pairs. Khaouet accompagnait de temps à autre Djehouti à la capitale et là, les deux jeunes gens consommèrent leur amour. Il entra au service d’un ambassadeur envoyé dans le lointain pays de Naharin[13], et elle fit vœu d’attendre son retour. Moi, je priais Amon afin qu’il ne revînt pas accompagné d’une épouse, mais il lui resta fidèle, comme elle à lui.

« Les négociations avaient été conclues et le contrat préparé quand le père de Nebmosé s’éteignit. Ils attendirent la fin de la période de deuil pour se marier. Mais avant qu’elle ne s’achève, Djehouti rassembla ses troupes et mena son expédition punitive contre Ouahtrest. Cette fois, Nebmosé ne revint pas et Khaouet épousa Inenii.

— Sur l’insistance de Djehouti ? demanda Bak d’un air sombre.

— Inenii respectait son amour pour Nebmosé et préférait attendre. Djehouti lui posa un ultimatum.

Les deux hommes s’entre-regardèrent. La vérité se faisait jour dans l’esprit du scribe et Bak ne conservait plus aucun doute. Maintes réponses qu’il cherchait depuis si longtemps trouvaient enfin leur place, même la volonté du gouverneur de le supprimer. Djehouti craignait que, à cause de lui, Khaouet ne découvre son secret. Peut-être la mort de Nebmosé n’était-elle pas seulement la conséquence indirecte d’une erreur de commandement. Quoi qu’il en soit, Khaouet l’avait déjà deviné ou appris, probablement par l’entremise d’Hatnofer. Elle avait décidé de chercher vengeance. Et Djehouti, malgré son aveuglement obstiné, avait fini par soupçonner sa fille de souhaiter sa mort.

Il en était malade.

— Par la barbe d’Amon ! répéta Bak en se levant d’un bond. Elle est avec son père en ce moment ! Elle lui fait boire une tisane pour soulager son estomac !

— Nous ne sommes que le neuvième jour, objecta Simout sans conviction. Elle ne dévierait pas de la ligne qu’elle s’est fixée… N’est-ce pas ?

— Fais chercher un médecin. Vite !

 

Dès qu’il fut monté en courant au premier étage de la résidence, Bak aperçut Amonhotep assis dans la salle d’audience privée, la tête basse et les mains serrées entre ses genoux. Les traits tirés par l’inquiétude et la fatigue, il semblait l’image même de l’accablement.

— Où est Khaouet ? demanda Bak.

Amonhotep, trop exténué pour avoir les idées claires, ne remarqua pas l’urgence de sa voix.

— Il y a quelques instants, Amethou est venu prendre des nouvelles de Djehouti. Ils ont parlé brièvement ensemble. De toi, je crois, et aussi de Nebmosé.

Bak étouffa un cri de dépit. Quand il s’était entretenu avec l’intendant, il n’avait vu aucune raison de lui recommander la discrétion. Désormais il était trop tard.

— Et ensuite ?

— Après le départ d’Amethou, elle m’a prié de sortir un brasero sur la terrasse. J’ai allumé le feu, puis elle a pris les plantes que j’ai apportées du marché, en a ajouté d’autres qu’elle possédait déjà et elle a préparé une tisane. Elle en a donné un peu à son père, et il s’est endormi. Ensuite elle est repartie vaquer à ses occupations.

Bak maudit la candeur du secrétaire et sa propre lenteur à pressentir la vérité.

— Je dois voir Djehouti.

— Il dort encore.

— Allons le réveiller.

— D’après Khaouet, le sommeil est le meilleur des remèdes.

— Lieutenant ! dit Bak d’une voix forte pour obtenir l’attention entière du jeune officier. Dame Khaouet est la meurtrière.

— Mais… Mais c’est la fille de Djehouti !

— Vas-tu rester assis dans cette pièce, terrassé par l’incrédulité, pendant qu’il agonise juste à côté ?

Malgré ses doutes, Amonhotep le conduisit sans plus tarder à la chambre du gouverneur. Elle était sombre, car la plupart des fenêtres étaient masquées par des nattes de jonc. L’odeur de sueur et de vomi était insoutenable.

Bak arracha les nattes pour faire entrer la lumière et se précipita vers le lit. Djehouti était allongé sur le dos, couvert jusqu’à la taille. Son épaule et sa joue droites baignaient dans les vomissures. La sueur perlait sur son front, son corps blême brûlait de fièvre et le drap moite collait sur sa peau. Son souffle était rauque, la pulsation vitale irrégulière dans son poignet.

Amonhotep retint un cri d’horreur.

— Puisse Khnoum me pardonner d’être aussi crédule !

— Il a rejeté beaucoup de tisane. Il vivra peut-être.

— J’appelle un médecin ! décida le secrétaire.

— Inutile, dit Bak en le retenant par le bras. Simout s’en occupe.

Amonhotep contempla le malade qui gisait sur le lit.

— Pourquoi ? Pourquoi tuerait-elle son propre père ?

Bak, lui aussi, contemplait Djehouti, un des hommes les plus vils qu’il ait connus. Néanmoins, il tomba à genoux et adressa une fervente prière à Amon pour que sa vie soit épargnée.

Le ventre d'Apopis
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