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— Pourquoi se servir d’un arc en plein jour, puis en revenir à une menace insidieuse le soir même ? Je ne comprends pas, répétait Bak, les avant-bras posés de chaque côté de la proue, tout en scrutant les eaux inconnues afin de déceler les récifs.
— Il ne cherchait peut-être qu’à t’effrayer, chef, suggéra Psouro, qui manœuvrait la voile.
— Je ne suis plus sûr de rien, marmonna Bak.
Il était au contraire fermement convaincu qu’on avait voulu l’éliminer, mais à quoi bon discuter avec Psouro ? Le Medjai était un fidèle compagnon, toutefois il ne valait pas Imsiba. Le bon sens du sergent lui manquait. Lui seul savait l’écouter et, par ses arguments, orienter sa réflexion vers des chemins qu’il n’avait pas songé à explorer.
— Voici l’île aux inscriptions, où nous devons retrouver Ouser, annonça Psouro.
Bak contempla le bout de terre, ou plutôt de granit, qui s’élevait du fleuve à quelque distance devant eux. L’île, plus étendue qu’Abou, opposait la même résistance farouche à l’érosion. Les acacias et les tamaris frangeaient le bord de l’eau ; des rochers arrondis, noircis par le temps, surgissaient d’une couche de sable blond si totalement aride que toute vie y était impossible. Un paysage qui ne laisserait pas à Bak un souvenir ineffaçable.
Pour la centième fois depuis leur départ d’Abou, il se retourna afin d’observer le fleuve derrière eux. Parmi les nombreuses îles entre lesquelles ils avaient tracé leur chemin, des morceaux d’épaves s’enfonçaient puis réapparaissaient comme dans un jeu de cache-cache. Il aperçut des têtes de mâts, des pans de voiles, une barque avec tous ses gréements qui s’évanouit en un clin d’œil derrière des îles couronnées de végétation ou de rochers stériles. La lumière et les ondes de chaleur faisaient miroiter les bateaux, l’empêchant de savoir si le même était resté derrière eux durant tout le trajet. Il ne pensait pas qu’on les suivait, mais ne pouvait jurer de rien.
— D’après Pahared, reprit Psouro, nous trouverons sur les rochers une multitude d’inscriptions, qui datent des temps anciens.
— Rapides à tribord ! avertit Bak en repérant des bouillons d’écume.
Après un ajustement minutieux des espars, la barque infléchit son cours vers la gauche. La brise fraîche les poussait vers le sud, à contre-courant. Toute voile déployée, l’eau murmurant sous la coque, ils dépassèrent rapidement les remous et franchirent une barrière irrégulière de récifs qui gardait l’approche de l’île. Le froid nocturne s’était dissipé et le souffle chaud de Kheprê, le soleil levant, avait chassé la brume. Les oiseaux tournoyaient nonchalamment dans les airs au gré des courants, prêts à piquer sur le premier poisson assez téméraire pour apparaître près de la surface.
— Le type de comportement que j’ai discerné le jour de notre arrivée désigne un tueur solitaire, dont les actes sont mus par un unique mobile, dit Bak, réfléchissant tout haut. Si je n’en étais à ce point certain, je soupçonnerais que c’est un autre qui m’a pris pour cible, hier.
— Tout est possible, concéda Psouro, qui toutefois paraissait sceptique.
Bak se rembrunit. Imsiba lui aussi aurait éprouvé des doutes, cependant il aurait avancé d’autres hypothèses.
Ils remontèrent le canal qui séparait la barrière rocheuse de la rive est, derrière une petite barge de transport lourdement chargée de sacs de grain. À leur droite, une grande arête parsemée de rochers se dressait sur l’île. Un village se nichait près d’une baie bordée de sycomores, de palmiers et d’acacias. Des auvents rudimentaires ombrageaient un marché animé le long de la rive. La barge tourna dans la baie pour se fondre parmi une flotte de nacelles dont les propriétaires étaient venus faire du troc. Psouro vira dans la direction opposée, vers l’île.
— Quel était le grade d’Ouser quand son unité fut anéantie par la tempête ? demanda Bak, les yeux sur le rivage qui se rapprochait.
— Lancier. C’était une nouvelle recrue, un adolescent qui savait cultiver le sol, mais n’avait aucune expérience de la guerre.
— Voilà le lieu idéal pour s’arrêter, décida Bak en indiquant une petite plage sablonneuse au sud de l’arête.
— Nous avons rendez-vous au sanctuaire d’Anouket. Ouser a bien failli cheminer aux côtés des dieux. C’est lui qui, le dernier, est revenu du désert, et si un petit berger ne l’avait trouvé en cherchant une chèvre égarée, il serait mort à moins d’une heure de marche du fleuve.
Ils approchèrent du rivage et Psouro laissa tomber la vergue. Bak sauta par-dessus bord avant que le courant ne les entraîne en arrière, et remorqua la barque jusqu’à un haut-fond. Psouro descendit à son tour, et ensemble ils la tirèrent sur la plage. L’île paraissait assez paisible, voire déserte, et tous deux avaient une dague à leur ceinture, cependant ils préférèrent se munir des lances et des boucliers qu’ils avaient apportés d’Abou.
Ils gravirent une courte pente tapissée de sable et longèrent un amas rocheux constellé de déjections d’oiseaux. Bak ralentit le pas afin de déchiffrer les inscriptions. Il vit des messages de rois revenus victorieux de batailles livrées dans le Sud profond, le nom de fiers caravaniers convoyant des marchandises exotiques d’un prix inestimable, mais aussi le rappel d’exploits de nature plus concrète, comme le percement d’un puits sur une piste lointaine du désert.
— Ouser t’a-t-il appris comment il avait réussi à survivre ?
— Il était bien trop pressé de quitter Abou.
Psouro regardait autour d’eux, cherchant l’homme qu’ils venaient interroger.
— Il m’a seulement expliqué que, dans sa joie de revoir le fleuve, il avait résolu de vivre à tout jamais entouré d’eau. À présent, il réside sur une île où il peut se désaltérer et nager à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.
— Si son île ressemble à celle-ci, il a conclu un pacte avec Seth.
Le soleil implacable tapait sans répit et le sable brûlait leurs pieds. La brise qui passait parmi les rochers en chuchotant une plainte mélancolique ne procurait aucun apaisement.
Accablés par la chaleur, ils contournèrent l’extrémité sud de l’arête. À la pointe de l’île, ils remarquèrent un esquif vide, tiré à bonne distance de l’eau et à moitié caché sous un bouquet de tamaris : la barque d’Ouser. Ils poursuivirent leur marche et découvrirent un modeste sanctuaire de grès, entouré par un mur de brique décrépi. Le petit temple dominait un large canal taillé à travers les rapides bien des générations plus tôt, un exploit en son temps, mais des rochers l’obstruaient et le rendaient impraticable.
Pensant trouver Ouser à l’intérieur, ils franchirent le portail et s’approchèrent du temple. La porte entrouverte versait un peu de jour dans une chambre transversale, qui communiquait avec trois petites pièces sombres à l’arrière. Ces dernières étaient vides, hormis celle du centre, où un piédestal en granit rouge supporterait la barque en bois d’Anouket quand celle-ci remonterait d’Abou afin d’accueillir la crue.
Ils quittèrent l’enceinte sacrée, guettant Ouser, un prêtre, un signe de vie quelconque dans ce lieu abandonné. Un léger sifflement brisa le silence.
— Là-haut !
Bak tendit le doigt vers le sommet de l’arête, où l’on apercevait un homme entre les rochers, la tête couverte par ce qui ressemblait de loin à un panier retourné.
— C’est lui ?
— Il nous observe depuis le début. Il aurait pu se montrer plus tôt ! grommela le Medjai.
Ouser demeura là où il était, bien abrité par les rochers. Il scrutait le paysage derrière eux, en direction du fleuve.
« Un homme prudent, pensa Bak. Un homme timoré de nature, ou qui a peur pour une bonne raison. »
Il courut vers le tertre, où celui qu’ils étaient venus voir hésitait encore. Après un dernier regard perçant vers le rivage où se trouvait leur barque, il commença à descendre. Avec l’agilité d’un chat, il se glissait entre les rochers, contournait des pans de granit brisés. Jamais il ne se montrait entièrement.
— Je suis le lieutenant Bak, cria le policier. Que crains-tu ?
Ouser s’arrêta un peu au-dessus d’eux et s’accroupit à l’abri d’un surplomb. Trapu, de taille moyenne, il portait une tunique blanche dont les manches larges recouvraient ses bras, et un long pagne à mi-mollets. L’étoffe était épaisse, la forme inhabituelle devait entraver les mouvements pour travailler dans les champs ou manœuvrer un esquif. Quant à l’espèce de panier qu’il avait sur la tête, c’était en fait un étrange couvre-chef en jonc tressé, dont la visière maintenait le visage dans l’ombre.
— Quelqu’un vous a suivis, indiqua le nouveau venu. Un homme seul, dans une barque. Il a un arc et un plein carquois.
Bak laissa échapper une exclamation de dépit.
— Où est-il, en ce moment ?
— Un peu plus en amont que là où vous avez accosté. Il attend dans son bateau. C’était ce que je redoutais. Maintenant qu’il s’en prend aux rescapés…
Il émit un rire dur, laissant ses visiteurs imaginer le reste. Mais le policier précisa :
— C’est moi qu’il veut abattre.
— Toi ? s’étonna Ouser, incrédule.
— J’y vais, chef ? demanda Psouro en soupesant sa lance.
— Je m’en abstiendrais, à ta place, intervint Ouser. Il est abrité par un bouquet d’arbres, au-delà d’un terrain à découvert. Impossible de l’approcher sans se faire voir.
— As-tu distingué ses traits ?
— Non, il était trop loin.
Les mains sur les hanches, Bak réfléchissait. Il s’était entouré de toutes les précautions possibles, néanmoins il avait été suivi. Peut-être Amon lui offrait-il un présent, finalement.
— Montre-moi où il se cache, et décidons de la meilleure stratégie pour le capturer.
— Je suis heureux que tu veuilles bien nous aider, dit Bak.
Ouser, qui n’avait guère le choix, sourit avec tristesse.
— Quoi que tu en dises, lieutenant, ma vie aussi est enjeu.
À l’aide de la rame. Bak poussa l’esquif vers des eaux plus profondes, puis s’installa à la proue. Il regrettait de ne pas piloter sa barque rapide au lieu de la nacelle du cultivateur. Et il aurait aimé disposer d’une arme de plus longue portée qu’une simple lance. Malheureusement, sa barque servait d’appât, car elle constituait l’unique raison pour laquelle le meurtrier ne les avait pas suivis dans l’île dès son arrivée.
Ouser enfonça énergiquement les rames et propulsa la nacelle à travers des eaux bouillonnantes, puis il leur fit descendre une cascade qui leur coupa le souffle.
— Le courant nous est propice. Nous rejoindrons sous peu votre poursuivant. Mais la dernière partie du trajet, complètement à découvert, nous posera un problème.
— Avec de la chance et l’aide des dieux. Psouro parviendra à détourner son attention.
En son for intérieur, Bak souhaita ardemment ne pas se tromper. Malgré sa musculature puissante, le Medjai pourrait-il précipiter des pierres assez loin et assez vite pour créer une diversion ? Chassant son inquiétude, il en revint à l’enquête.
— Nous nous sommes retrouvés sur cette île pour évoquer la tempête. C’est l’occasion ou jamais.
— Je serai franc avec toi, lieutenant. Je n’aime pas en parler ni même y penser, à cette tempête. Tous ces jours dans le désert…
Ouser haussa une épaule et essuya son visage en sueur sur sa tunique. Il poursuivit tout bas, d’une voix rauque :
— Je me demande encore comment j’ai survécu.
Malgré la compassion que Bak éprouvait à son égard, il lui fallait découvrir le mobile du tueur.
— J’aimerais pouvoir m’en aller et te laisser en paix, toutefois c’est impossible.
— Celui que tu recherches sera devant toi dans moins d’une heure. Il t’expliquera tout par lui-même.
Mais Bak posa un regard dur sur son compagnon.
— Combien d’hommes ont survécu à cette tempête, Ouser ?
N’obtenant en retour qu’un silence obstiné, il prit un ton cinglant :
— Tu sais sûrement répondre à une question aussi simple !
— Onze, marmonna Ouser.
— Onze hommes qui sont restés muets pendant cinq longues années. Pourquoi ? Pourquoi enfermer cette souffrance mutuelle dans vos cœurs ? N’aurait-il pas été naturel de se confier, de partager cette expérience épouvantable avec tous ceux qui désirent écouter ? D’atténuer ce poids à force d’en parler ?
— Tu ne comprends pas !
— Je présume que Djehouti avait imposé le secret à tous les survivants, néanmoins j’ai vécu moi aussi dans une garnison. Les ordres d’un commandant n’empêchent pas les murmures.
Ouser le fixa, les traits déformés par le chagrin. Sans avertissement, il s’appuya avec vigueur sur une rame pour faire virer l’esquif, et dirigea la proue contre une bande de terre couverte d’une herbe drue et piquante. Bak, qui était appuyé contre l’espar, tomba durement sur la dérive au milieu de cannes à pêche et d’outils de labour.
— Nous avions honte ! s’écria Ouser. Que ce soit pour un motif ou un autre, nous avions tous une raison d’avoir honte.
Bak épousseta l’arrière de son pagne et s’adossa à nouveau contre l’espar. Il considéra l’ancien lancier avec un mélange de pitié et de réprobation. Ouser s’en aperçut ; son visage s’empourpra. Il empoigna les rames et, repoussant durement la bande herbue, libéra l’esquif, qui regagna le fil du courant.
— Puisque tant d’entre nous ont été assassinés, l’histoire doit être dite.
Il se frotta le front comme si cela pouvait atténuer sa souffrance.
— Le vent se leva et le ciel devint noir… dit Bak, pensant l’encourager à entamer son récit.
L’expression d’Ouser s’éclaira ; il s’accrocha à ces mots comme un homme qui se noie à la corde qui va le sauver.
— Tu connais déjà l’histoire ?
— Non. Il m’est arrivé de voir un orage approcher, voilà tout.
Abattu, Ouser fit passer l’esquif entre deux rochers. La concentration requise par cette tâche sembla l’apaiser, et il se résigna.
— La tempête était sur nous et nous aveuglait. Les hommes, faisant preuve du bon sens le plus élémentaire, se regroupèrent et se serrèrent contre les ânes. Mais le commandant Djehouti ordonna de rester en colonne et de continuer à marcher. Comme si c’était possible, avec un vent pareil !
Bak se souvint qu’Amonhotep avait évoqué des ordres contradictoires. Le jeune lieutenant avait-il dit la vérité telle qu’il se la rappelait, ou avait-il cru préférable de présenter Djehouti sous un meilleur jour ?
— Même moi, tout novice que j’étais, je savais que c’était un ordre idiot. On ne voyait même pas sa main devant sa figure ! La colonne se brisa et beaucoup d’hommes se perdirent, dont moi. Par chance, je tombai sur mon sergent, Senmout, un lieutenant nommé Ptahmosé et quelques autres, blottis tous ensemble contre leurs ânes.
— Montou se trouvait-il parmi eux ? Ou le père du petit Nakht ?
— Je ne sais pas. J’étais nouveau à la garnison. La plupart de mes camarades étaient des étrangers pour moi.
Longeant l’île, Ouser laissa le courant emporter la nacelle sur une série de chutes abruptes qui ébranlaient leur dos chaque fois qu’ils retombaient.
— La tempête faisait rage, continua-t-il. Le lieutenant nous ordonna de nous tenir par la main, et nous avertit que tous ceux qui lâcheraient périraient. Il nous dit aussi de nous accrocher aux longes de nos ânes. Ce n’était pas facile, crois-moi. Le vent soufflait avec tant de force ! Nous avancions devant lui en trébuchant. Mon âne ne tarda pas à se libérer et je suppose que les autres en firent autant.
Ouser remonta ses rames et l’esquif suivit la courbe du fleuve. Bak vit au loin la petite baie sur la rive est, et le village à côté. Il pria pour que l’archer les attende encore dans sa barque. Quant à Psouro, il n’avait aucune crainte à ce sujet. Le Medjai était aussi patient qu’une bûche. Mais Ouser revivait ses souvenirs et n’avait plus besoin d’encouragement.
— Combien de temps nous continuâmes ainsi, je l’ignore. Aveuglés et assourdis, nous tombâmes dans un cours d’eau à sec. Là, nous perdîmes plusieurs hommes et nos derniers ânes, excepté un seul. Le lieutenant Ptahmosé, plus malin que nous autres, avait lié la longe à son bras. Le vent nous clouait contre la paroi de l’oued, et j’étais sûr que nous allions y mourir. Mais non. L’âne tourna le dos au vent et se laissa pousser, nous entraînant à sa suite. C’est alors, grâce à tous les dieux de l’Ennéade[11] qu’il trouva un abri – une petite grotte.
Il essuya son visage tourmenté sur sa manche.
— Nous nous regroupâmes à l’intérieur et – puissent les dieux nous pardonner ! – poussâmes la pauvre bête vers la tourmente. Pour l’empêcher d’entrer, nous fîmes rouler un rocher devant l’ouverture. Il interceptait le vent et nous tenions plus à l’aise. L’âne resta longtemps devant la grotte, la tête baissée, la queue entre les pattes. Enfin, il partit, emportant une jarre d’eau à demi pleine. Nous crevions tellement de peur que, lorsque nous nous en rendîmes compte, il était trop tard.
Ouser rapprocha l’esquif de la berge, où Bak et lui durent se pencher pour éviter les branches basses des arbres.
— Quant au reste, c’est un cauchemar que j’essaie chaque nuit d’oublier. Le vent, la chaleur, l’air empli de sable et de poussière… La soif, l’odeur infecte de la peur.
— Excepté en ce qui concerne l’âne, je ne vois jusqu’à présent aucune raison d’avoir honte, remarqua Bak d’un air pensif.
Les lèvres d’Ouser se tordirent en un pauvre sourire.
— Tu ne comprends pas… Nous n’avons pas seulement envoyé à la mort l’animal qui nous avait sauvés. Des hommes arrivèrent devant notre grotte. Des hommes qui nous implorèrent de les laisser entrer. Ils avaient partagé notre vie à la caserne, avec ses bons et ses mauvais moments. Nous les repoussâmes tous.
— Mais, tu disais… Vous n’aviez pas chassé l’âne afin d’avoir plus de place ?
— Nous en avions encore pour quatre ou cinq autres, cependant nous renvoyâmes tous ceux qui suppliaient pour entrer dans notre refuge, avoua Ouser, la tête basse, laissant le bateau partir à la dérive.
Atterré, Bak agrippa une branche tombante pour arrêter leur fuite le long du courant. Quelle terrible histoire ! On ne pouvait s’étonner que quelqu’un veuille châtier les survivants. Mais comment le tueur avait-il appris la vérité ? Peut-être un des rescapés n’avait-il pas su garder le secret…
— Tu n’as fait aucune allusion à Djehouti. Était-il parmi vous ?
— Non. Lui, on m’a dit qu’il avait été sauvé par un certain sergent Min.
Il se rembrunit, repris par ses souvenirs.
— Dès la fin de la tempête, je remontai l’oued pour secourir l’âne et d’éventuels survivants. Bien sûr, c’était de la folie. Les autres, ne songeant qu’à s’en sortir, partirent sans moi. Je fus le dernier à atteindre le fleuve, dit-il avec un soupir entrecoupé. À moitié fou d’avoir erré seul si longtemps, brûlé par le soleil, presque mort de faim et de soif. Quand enfin je fus capable d’écouter et de parler, Min était déjà parti vers le nord, muté dans une autre garnison. Pour autant que je sache, il ne revint jamais à Abou.
— Et Djehouti quitta définitivement l’armée, comme toi.
— Oui, j’en avais assez, et le reste de la garnison en avait assez de moi. Tant que je restais, nul dans cette ville ne pouvait oublier tous ces hommes valeureux perdus dans la tempête.
Voyant l’air déconcerté de Bak, il grimaça un autre sourire douloureux.
— Le dieu Rê exigea un lourd tribut pour ma survie.
Des deux mains, il arracha son couvre-chef, saisit sa tunique par l’ourlet et la fit passer par-dessus sa tête. Son crâne presque chauve, son front et ses joues, ses épaules, son dos et ses bras étaient marbrés de rouge, de blanc, de brun – les séquelles d’une brûlure atroce.
Celle du soleil.
— Fais-nous rejoindre le courant à la rame, afin que nous puissions lui couper la route s’il tente de fuir. Je m’occupe de la voile.
Bak choisit une canne à pêche parmi celles qui gisaient dans le fond, dévida le fil et laissa tomber le poids dans l’eau. Il prépara une seconde ligne à l’intention d’Ouser.
— Si je reste courbé, il ne devrait pas me reconnaître. Avec de la chance, il nous prendra pour deux cultivateurs sortis pêcher leur repas du soir.
— Et s’il se montre plus méfiant ? demanda Ouser.
— Il fera bien de hisser sa voile, et nous ferons bien de baisser la tête, car il se servira de son arc.
— Alors que nous, nous n’avons qu’une lance.
Bak sourit. Il aimait bien cet homme, qui résumait en peu de mots le fond du problème.
— Prêt ?
Ouser, qui s’était rhabillé pour protéger sa peau vulnérable, sortit l’esquif de sous le couvert des arbres et obliqua pour que le courant les emporte. Bak écarta les objets pêle-mêle au fond de la coque et s’assit, les épaules voûtées, canne à pêche en main. Il scruta le bouquet d’arbres qui dissimulait l’archer. La situation se présentait aussi mal qu’ils l’avaient pressenti. Au nord et au sud, des plages à perte de vue ; entre le bosquet et l’éminence où Psouro les attendait, une étendue de sable totalement à découvert. Une position défensive idéale pour l’archer, et terrible pour attaquer, armé ou pas.
Bak émit une série de trilles aigus comme ceux d’un oiseau – le signal convenu avec Psouro. Un long hurlement à glacer les sangs retentit alors, et la silhouette sombre du Medjai jaillit brusquement. Il leva le bras et jeta une pierre de toutes ses forces. Quelque chose craqua. Le projectile avait-il atteint l’esquif, un tronc d’arbre ou un rocher caché par le feuillage ? Bak n’avait aucun moyen de le savoir. Le Medjai parut se volatiliser dans les airs. Si l’archer avait tiré, la distance était trop grande pour distinguer sa flèche.
Ouser vira vers le repaire de l’archer. Enfonçant profondément les rames, il propulsait la nacelle avec dextérité. Un nouveau hurlement se fit entendre : Psouro apparut d’un autre côté pour lancer une deuxième pierre. La lumière étincela un instant sur la pointe de bronze d’une flèche fusant vers lui, mais il s’était déjà retranché derrière son écran de granit.
Ouser pagayait comme un fou. Bak et lui se courbaient davantage à mesure qu’ils approchaient des arbres. Un troisième, puis un quatrième hurlement, chacun plus long, plus sonore et plus effrayant que le précédent, se réverbérèrent à travers le fleuve, dispersant un vol de canards. Ouser crut entendre un bruit d’éclaboussures ; Bak imagina voir une autre flèche voler vers Psouro. Combien de temps encore leur restait-il avant que l’homme tapi sous le bosquet pense à se tourner ?
Comme si l’archer lisait dans leurs pensées, une lueur blanche filtra à travers les arbres et une flèche rasa les flots. Elle heurta leur proue avec un bruit sec. La penne se brisa et tomba dans le fleuve. Ouser se baissa tant que Bak se demanda comment il parvenait à voir par-dessus bord, toutefois il continua à ramer sans dévier du but. Une autre flèche suivit, puis une seconde, mais elles passèrent au-dessus de la barque et s’abîmèrent dans son sillage.
Brusquement, une barque jaillit de sous les arbres. Elle était longue et fuselée, comme celles qu’utilisaient les officiers de Bouhen à leurs heures de loisir. Bak sentit son pouls s’accélérer. Ouser connaissait le fleuve, mais pourrait-il couper la route à un navire si rapide et maniable ?
— Nous sommes avantagés, affirma le cultivateur, les mâchoires crispées par la détermination et par l’effort. Nous sommes poussés par le courant alors qu’il est trop près de la rive.
— Peux-tu l’empêcher de s’en écarter ?
— Je vais essayer.
Bak entrevit Psouro qui courait dans le sable vers leur propre barque. « Il n’y arrivera jamais à temps pour nous aider », se dit le policier. Il se concentra sur le bateau qu’ils pourchassaient, loin sur leur gauche, mais presque à la même hauteur. L’archer, dont les traits demeuraient indistincts, avait abandonné son arme pour se saisir des rames, et il se dirigeait vers des eaux plus profondes. Ouser infléchit sa trajectoire en vue de l’intercepter. Ils filèrent sur le courant, pas tout à fait côte à côte. L’extrémité de l’île approchait, gardée au nord par des flots turbulents.
La sueur ruisselait sur le visage d’Ouser, sa tunique trempée collait contre son dos. Bak avait hâte de hisser la voile, mais cela ne servirait à rien tant qu’ils seraient dans le canal. S’astreignant à la patience, il remonta les lignes inutiles et rangea les cannes dans le fond, là où il les avait trouvées. Sa lance et son bouclier à portée de main, il s’agenouilla sur la dérive, prêt à passer à l’action dès qu’ils rattraperaient le fugitif. Il refusait d’admettre que, une fois sorti de la passe étroite, la brise plus généreuse donnerait un net avantage au navire adverse, les laissant loin derrière dans le sillage de l’archer.
Le canal devant eux commença à s’élargir, révélant un grand bouillonnement d’écume alors que les eaux se déversaient sur des récifs. L’archer ne prit conscience du danger qu’au dernier moment. Il opéra un brusque demi-tour. Ouser rama de plus belle dans sa direction.
L’archer hésita, puis choisit d’affronter les turbulences. Sa barque fendit l’écume en projetant des gerbes d’éclaboussures sur le fleuve blanchi par les tourbillons. Tout à coup, la proue se souleva à la verticale, l’homme fut projeté dans les airs, et l’élégant petit bateau se fracassa contre les rochers.
— Je n’arrive pas à y croire, soupira Bak en secouant la tête, sur le quai de Souenet. Tout s’est passé si vite et maintenant… Pas de tueur. Pas de réponses. Rien.
Psouro, enchanté par ce dénouement inattendu, lui lança l’amarre.
— Rendons grâce à Amon qu’il ait disparu ! À présent, nous pouvons rentrer chez nous. Quand vas-tu l’annoncer au gouverneur Djehouti ?
Bak serra la barque contre le quai de pierre et leva les yeux vers le ciel, où le soleil d’or semblait suspendu au-dessus de l’horizon. Ils supposaient que l’archer s’était noyé – les rapides furieux laissaient peu de chances de salut –, mais ils ne pouvaient en être sûrs. Ils avaient donc consacré plusieurs heures à inspecter les nombreux îlots en aval. Leur échec à le trouver, sans être concluant, permettait de penser qu’il était mort.
— Demain sera toujours assez tôt. Une autre nuit d’anxiété ne lui fera pas de mal.
— Il mérite bien pire, à mon avis. Il n’aurait peut-être pas perdu un seul homme si seulement il avait laissé ses troupes s’installer au milieu des ânes. C’est bizarre qu’il n’ait jamais eu à rendre des comptes.
— Il a forcé les survivants à garder le silence. De plus, il possède des amis en haut lieu. Nous ne serions pas là, sans l’intervention du vizir.
Psouro rejoignit son chef sur le quai et ils remontèrent la courte pente jusqu’au village de Souenet. De grands arbres séculaires dominaient le bord de l’onde, et l’air s’emplissait de chants d’oiseaux. Des femmes bavardaient sur une petite place, attendant leur tour au puits ou assises à l’ombre sur des bancs. Toutes savouraient la brise dans le jour finissant. Une chienne jaune lapait de l’eau dans une flaque, tandis que ses trois chiots chassaient les sauterelles qui bondissaient parmi le trèfle.
— Quelqu’un a parlé, dit Psouro. Seule cette raison explique que les survivants aient été assassinés un par un. Mais pourquoi avoir attendu cinq ans ? Et pourquoi viser Djehouti, puisqu’il ne se trouvait pas dans cette grotte ?
— On ne le saura jamais.
Bak tourna dans la ruelle qui les conduirait chez l’épouse de Pahared. Une ou deux cruches de bière s’imposaient. Voire plus. Autant qu’il en faudrait pour oublier son amertume.
— Je suppose que tu ne t’intéresses plus à Hatnofer, marmonna Kasaya, assis sur un coussin rembourré de paille. Après tout, notre mission est terminée et nous naviguerons bientôt vers le sud, en laissant derrière nous cet endroit infect.
Psouro, beaucoup moins éméché que son compagnon, brisa le bouchon d’une nouvelle cruche, en jeta les morceaux dans une corbeille destinée à cet effet, et versa l’âpre liquide doré dans leurs bols.
— Ce n’est pas la ville qui est infecte, mais son gouverneur.
Kasaya se cogna le coude et renversa de la bière par terre.
— Et aussi l’homme qui est mort dans les rapides aujourd’hui.
Bak, pas ivre le moins du monde, fit signe à une servante maigre et échevelée de nettoyer. Il était venu à la maison de plaisir pour célébrer la fin de son enquête, et découvrait qu’il n’était pas d’humeur. Trop de questions demeuraient et Djehouti, qui restait le seul à pouvoir y répondre, ne s’y résoudrait jamais. Ouser avait fourni les noms des rescapés, qui concordaient avec la liste de Simout. Excepté le gouverneur, Amonhotep et lui, tous étaient morts ou s’en étaient allés bien loin d’Abou.
Une rixe éclata dans un coin où l’on disputait une partie d’osselets. Un homme en maudit un autre. Des tabourets tombèrent. Des cruches volèrent en éclats. L’épouse de Pahared traversa la salle année d’un bâton, confisqué, soupçonna Bak, à quelque fonctionnaire de passage. Elle le tenait d’une main ferme et son expression montrait clairement qu’elle n’hésiterait pas à l’abattre sur un ou deux crânes. Les hommes reculèrent, matés.
Il fallait reconnaître une chose : Pahared avait épousé une maîtresse femme.
— Parle-moi d’Hatnofer, dit Bak à Kasaya. As-tu découvert un lien entre elle et la tempête ?
Le jeune Medjai se poussa pour laisser la servante verser du sable sec sur le sol humide. Il tenait son bol de travers, et la bière coula sur la jambe de la fille. Elle serra les lèvres ; ses yeux brillèrent de colère. Lui se tourna vers Bak sans s’apercevoir de rien.
— Un garde la trouva sur le seuil alors qu’elle n’avait que quelques jours, et le père de Djehouti la prit dans sa maison. Elle grandit chez lui, employée comme servante. Djehouti partagea-t-il sa couche ? Parmi le personnel, les avis divergent. Les uns disent que, vu la jalousie sans borne d’Hatnofer, elle était forcément sa maîtresse, les autres objectent que nul ne voudrait d’une femme aussi acariâtre.
— Et quelle femme irait avec un homme aussi mesquin dans sa façon de penser et dans ses actes ?
— Ils étaient proches par l’âge, fit valoir Kasaya comme si cela expliquait tout. Deux des serviteurs m’ont glissé que, dans sa jeunesse. Djehouti n’était pas du genre à négliger un jeune tendron, surtout une servante gagnant son pain sous son toit.
— Admirable ! ironisa Psouro avec mépris.
Les yeux de Kasaya se rivèrent sur une danseuse souple et mince, dont la longue tresse noire, entrelacée de rubans rouges, pendait sur son dos nu. La servante, ayant fini sa besogne, laissa tomber du sable sur le coussin et en travers de sa jambe. Il sursauta en poussant un cri et leva la tête vers elle, furieux. Elle se détourna d’un air triomphant.
Bak réprima un sourire.
— Continue ton histoire, Kasaya !
Le jeune Medjai lança un regard douloureux à Psouro, qui se crispait pour garder son sérieux.
— Quand Hatnofer fut en âge de se marier, l’un des jardiniers la prit pour épouse. Elle eut deux enfants mort-nés, le second peu avant la naissance de Khaouet, dont elle devint la nourrice. Son mari mourut et elle ne conçut plus jamais.
— Un mariage des plus commodes, commenta Bak.
— C’est le père de Djehouti qui l’avait arrangé, à peu près à l’époque où Djehouti lui-même épousa la mère de Khaouet.
— Il s’est peut-être débarrassé d’elle pour épouser une noble, mais il s’est assez bien conduit envers elle, au bout du compte, admit Psouro à contrecœur. Peu d’enfants trouvées atteignent la position respectable de femme de charge d’un gouverneur.
— C’est bien ce qu’elle devait penser, poursuivit Kasaya. Ils se querellaient rarement, bien qu’il lui ait donné beaucoup de raisons de voir rouge.
— Je ne sais plus qui a fait allusion à un différend, il n’y a pas très longtemps, remarqua Bak.
— Oh, il leur arrivait de se disputer ! Le plus souvent, elle restait de marbre mais, tu as raison : voici environ deux mois, ils eurent une sérieuse prise de bec.
— Raconte.
Psouro lança à son chef un regard surpris.
— Tu ne penses tout de même pas que Djehouti l’a tuée ?
— C’est peu probable. Eh bien, Kasaya ?
— Voyons… C’était donc il y a à peu près deux mois, dans la demeure de Nebmosé. La porte était close et personne ne put comprendre de quoi il retournait, mais on entendit des éclats de voix. Quand Djehouti ressortit, sa joue portait la trace de la main d’Hatnofer.
— Bien fait pour lui ! jubila Psouro. Je ne connais pas d’homme qui le mérite autant.
— C’est tout ? demanda Bak, dépité. La dispute s’envenima, aboutit à un soufflet, et tu ne peux m’en dire plus ?
— Non, chef.
— Elle ne se confia à personne ? Elle n’expliqua jamais la cause de cette querelle ?
— Elle était si courroucée que personne n’osa l’interroger.
Bak ressentait une immense contrariété. Il avait une fort bonne idée de ce qu’éprouve un poisson quand on fait danser l’appât devant lui pour l’enlever brusquement.
Pas étonnant que la pauvre bête happe le crochet à l’instant où il apparaît !
— Et la tempête de sable ? As-tu découvert un lien qui les unisse ?
— Non, chef. Oh, elle connaissait certains de ceux qui disparurent. Après tout, elle travaillait chez le gouverneur depuis longtemps, et il dirigeait la garnison. Et puis, Abou n’est pas si grande que ça. Mais… Enfin, si elle était intime avec un de ces hommes en particulier, personne n’a voulu le dire.
Bak reposa son bol par terre, s’adossa contre le mur et ferma les yeux. En cela aussi, les dieux lui avaient fait défaut.
Bak trébucha sur le sol inégal de la ruelle, déséquilibré par Kasaya, qui s’appuyait contre son épaule de tout son poids.
— On aurait dû te laisser à Souenet, maugréa-t-il au Medjai ivre.
— Ça m’étonnerait qu’il t’entende, chef.
Psouro, qui avait plongé sa tête dans une auge pour s’éclaircir les idées, soutint Kasaya par la taille afin d’alléger le fardeau de Bak.
Tout en entraînant leur compagnon vacillant, ils tournèrent à l’angle de leur rue. Bak scrutait les ténèbres, croyant voir un rectangle plus sombre tout au fond. Que leur porte semblait loin !
— Je crains de vieillir, Psouro. C’est la seconde fois en moins d’une semaine que je raccompagne un homme chez lui en le portant à moitié. Ce soir comme l’autre nuit, je regagnerai ma couche aussi sobre qu’un prêtre, ce qui aurait constitué un exploit inouï lorsque j’étais plus jeune.
— Je n’aurais pas dû lui parler de la fille de la cuisinière. C’est ce qui l’a poussé à boire. Tu sais, ajouta Psouro après une hésitation, il se pourrait qu’on doive l’embarquer de force et lui faire quitter la ville discrètement.
— Je ne veux rien savoir à ce sujet. Il est temps qu’il apprenne à régler ses problèmes tout seul.
— Toi, t’es dur, chef, marmonna Kasaya.
Bak aurait balancé un coup de pied au jeune ivrogne s’il avait jugé le geste utile, mais son souvenir disparaîtrait de l’esprit de Kasaya plus vite qu’une flamme dans une lampe sans huile.
— Nous y sommes ! dit Psouro en s’arrêtant devant la porte ouverte, donnant sur la pièce noire comme l’encre d’un scribe.
— Amon soit loué ! Où est sa natte ?
— Quelle importance ? On le laisserait en pleine rue qu’il ne verrait même pas la différence.
— C’est que tu n’as pas tort ! dit Bak en riant.
Ils étendirent tant bien que mal leur compagnon inconscient. Pendant que Psouro cherchait à tâtons la lampe qu’il avait laissée près de l’entrée, Bak se mit en quête d’une maison où brillait de la lumière. Mais il n’y avait pas âme qui vive et tous les braseros étaient éteints. Le Medjai sortit, la lampe à la main, et partit à la recherche d’une patrouille qui disposerait de torches. L’attente de Bak ne fut probablement pas longue, pourtant elle lui parut interminable.
Psouro s’en revint et tint la lampe au-dessus du seuil pour que son supérieur entre le premier. Alors que Bak passait le seuil, Kasaya poussa un hurlement d’effroi. Il roula sur lui-même, se cogna contre le coffre à provisions et se redressa sur ses genoux. Il fixa Bak et Psouro avec des yeux hagards, tenta vainement de parler et tendit le doigt.
La maigre lumière de la flamme rendait les ombres impénétrables et les faisait trembler tels des esprits du monde souterrain. C’était le cadre idéal pour ce qu’ils voyaient.
L’objet était posé sur une natte pliée, tout près de l’endroit où ils avaient couché Kasaya. En fait, c’était la première chose qu’il avait dû voir en ouvrant les yeux : une pastèque rayée vert et blanc, de la taille d’une tête humaine. On avait dessiné à l’encre noire des yeux énormes, un long nez et une bouche tordue de douleur. Le haut et le côté de cette macabre imitation étaient écrasés pour révéler l’intérieur rougeâtre. On avait enfoncé à l’intérieur la patte avant d’une chèvre.
Un autre cadeau empoisonné, qui représentait cette fois le quatrième meurtre – celui du lieutenant Dedi, piétiné par un cheval.
Bak pressa l’épaule de Kasaya pour le calmer et s’accroupit près de l’objet répugnant. La patte desséchée ne portait pas de traces de sang ; la bête dont elle provenait était morte depuis longtemps. La chair du fruit luisait encore sous la surface. Ce dernier présent avait été déposé un peu après le milieu du jour, conclut Bak. Donc, après que l’archer eut disparu dans les rapides. Même si l’homme avait réussi à survivre, il ne pouvait être l’auteur de ce sinistre avertissement.