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— Cela devrait te convenir, lieutenant, estima Pahared en contemplant la pièce vide avec un sourire de propriétaire. C’est l’endroit le plus sûr de la province, je te le garantis.
Bak, qui avait déjà inspecté la chambre pour en déceler les points vulnérables, l’approuva d’un hochement de tête.
— Je n’aurais pu trouver de meilleur refuge.
— Pas un homme ou une femme de Souenet ne peut venir ici à ton insu. Mon épouse ne ferme jamais ; quand elle ne travaille pas, son intendant la remplace. Et tu as vu comme ses serviteurs sont nombreux !
La pièce était spacieuse, amplement suffisante pour les trois hommes. Une lumière diffuse tombait des hautes fenêtres protégées par des grilles en bois. Au-dessus de l’escalier menant au toit, un conduit d’aération orienté vers le nord canalisait la brise vers le bas. Des effluves presque imperceptibles de cuir, d’huile, d’épices et de vin rappelaient que le lieu servait fréquemment d’entrepôt. Une ouverture dans le sol et un autre escalier, par où leur parvenaient des rires assourdis et une légère odeur de bière, communiquaient avec une réserve au fond de la maison de plaisir.
Bak monta au premier, où le toit en terrasse était entouré d’un petit parapet. De là, on dominait un groupe de bâtiments à un étage et le fleuve en direction d’Abou. Aucun édifice n’était assez proche pour permettre un accès facile à leur demeure. Au nord, par-delà une étendue de trèfle tendre, il distingua Kasaya sur le quai, en train de surveiller leur barque lourdement chargée.
— Parfait, dit-il en revenant à l’intérieur.
Psouro, qui était assis au bord de l’escalier du bas, les jambes pendantes, paraissait aussi satisfait que Bak de leur nouveau logis.
— Et maintenant, chef, je vais chercher nos affaires sur le quai ?
— Avant de les apporter ici, Kasaya et toi, assurez-vous encore une fois qu’on n’y a pas glissé de bestioles indésirables.
Le Medjai se laissa tomber sur les marches et partit en sifflotant un petit air joyeux.
— Je dois y aller, moi aussi, annonça Pahared. J’ai un chargement à livrer avant la nuit. Une caravane arrive, en provenance de l’ouest. Les ânes auront besoin de litière fraîche et de fourrage, après tant de jours sur la piste du désert.
Alors qu’il s’apprêtait à descendre, il ajouta une dernière recommandation :
— J’ai interdit de laisser venir ici qui que ce soit. Au cas où tes hommes et toi auriez besoin de nourriture, de boisson, d’un jeu de hasard ou d’une fille, parlez-en à mon épouse. Elle vous le procurera, mais il faudra le monter vous-mêmes.
— Tu as pensé à tout. Pahared. Tu es un ami loyal, dit Bak en posant la main sur l’épaule du marchand.
Celui-ci éclata de rire et remarqua avant de dévaler l’escalier :
— On m’avait déjà traité de rapace, d’homme retors et de maintes autres amabilités du même genre, mais jamais encore d’un nom aussi doux à mes oreilles.
Resté seul, Bak examina les deux chambres du fond, sans fenêtre, sur lesquelles il n’avait guère jeté qu’un coup d’œil en passant. Dans la première s’entassaient de hautes balles de peaux de vache, des pièces de lin brut, des paniers remplis de perles en verroterie et de vaisselle ordinaire, en terre cuite. La seconde renfermait des jarres, grandes et petites, dont le contenu était indiqué sur le bouchon ou sur l’anse : onguents, huiles, vins, miel. Excepté les peaux, provenant du Sud profond, c’étaient là les denrées acheminées régulièrement depuis Kemet, pour être échangées contre les produits exotiques de Ouaouat et de Kouch. À l’évidence, le commerce de Pahared avait autrement plus d’envergure que le transport de fourrage pour les bêtes de somme.
Bak regagna la pièce principale et réfléchit une fois encore au cadeau de la veille. Les scorpions constituaient une menace ouverte, l’intention avouée de blesser, voire de tuer celui d’entre eux qui ouvrirait le récipient. Un pas supplémentaire avait été franchi, et d’une nature plus redoutable. Une nuit de sommeil réparateur n’avait rien changé à la façon de penser du lieutenant. Quant au point commun entre ce présent et Hatnofer, celle-ci faisait effectivement penser à un scorpion, inoffensif en apparence, mais prêt à piquer cruellement lorsqu’on le dérangeait.
— Mon lieutenant ! appela Kasaya, qui montait les marches quatre à quatre, les bras chargés de draps. Le gouverneur Djehouti te réclame sur-le-champ.
Bak pénétra dans la salle d’audience, où il pensait trouver le gouverneur en ce début de matinée. Mais la logique et le bon sens exerçaient peu d’influence sur le comportement de Djehouti. Bak se méfiait d’autant plus de cette convocation. Que pouvait-il bien vouloir ? En tout cas, il ne fallait pas s’attendre à des révélations.
Des sentinelles se tenaient au garde-à-vous à toutes les portes. Une vingtaine d’hommes et trois femmes bavardaient entre les colonnes. La plupart étaient assez faciles à identifier : des cultivateurs, des scribes, deux artisans, un marchand… L’un d’eux se distinguait par son apparence, un homme barbu, vêtu d’une longue tunique chamarrée – un négociant du pays du Retenou[12] très loin au nord.
La colère assombrissait les traits de plusieurs solliciteurs, que Bak se rappelait avoir vus la veille. Ils étaient forcés de revenir faute d’avoir été entendus. D’autres, encore pleins d’illusions, jetaient de fréquents regards vers le siège vide et sur la porte à côté, par où le gouverneur ferait son entrée.
Bak hésita. Devait-il attendre ici ou chercher Djehouti ? Celui-ci avait-il oublié qu’il l’avait convoqué, ou lui était-il simplement égal que Bak attende pendant toute l’audience ?
— Où est-il ? demanda un jeune agriculteur. Il ne rend donc pas justice chaque matin ?
— Si, en principe, répondit avec embarras le scribe chargé de présenter les requérants au gouverneur.
— J’ai patienté hier toute la matinée, grommela un cultivateur grisonnant. Juste comme mon tour approchait, il s’est levé et il est parti. Et me revoilà ici, alors que je devrais être dans mes champs, à m’occuper des labours et des semailles.
— Moi aussi, j’étais ici hier, renchérit un scribe grassouillet. Et j’ai attendu pour rien.
— Moi aussi ! s’exclamèrent deux autres en même temps.
« Et dire que j’ose me plaindre ! se reprocha Bak. Ces gens-là ne font qu’attendre et attendre encore, pendant que Djehouti agit selon son bon plaisir, indifférent à leurs besoins. »
— Son père était un homme honnête et juste, déclara un vieil artisan. Mais celui-là… Il n’est sûrement pas le fruit de ses reins. Il a dû être engendré par un marin de passage, conclut-il en crachant avec mépris sur le sol enduit de plâtre.
Dissimulant un sourire, Bak traversa la salle pour franchir la porte près de l’estrade. Si Djehouti avait entendu cette réflexion, comme il aurait été furieux, lui qui rêvait d’un ancien et noble lignage !
Bak trouva Amonhotep dans la salle de réception privée. Assis sur un tabouret au pied du fauteuil vide du gouverneur, le jeune officier triait des papyrus qu’il rangeait dans des paniers marqués selon leur contenu. Ceux-ci seraient adressés à Simout, qui les ferait alors archiver.
Il regarda autour de lui avec approbation. Chaque tabouret, chaque table, chaque coffre se trouvait désormais à sa place. Les nattes tressées sur le sol n’étaient plus constellées de miettes ni jonchées de vêtements. Les coussins du fauteuil avaient retrouvé leur gonflant, la peau de léopard était drapée sur le dossier. Des lis blancs flottaient dans une grande coupe d’eau, emplissant l’atmosphère de leur fragrance forte et sucrée.
Le secrétaire adressa à Bak un sourire en coin.
— Si jamais tu as besoin d’un serviteur, me prendras-tu chez toi ?
— Si jamais je fais fortune – ce qui est peu probable, je te préviens –, je me battrai à la lance ou à poings nus pour m’assurer tes services.
— Je préfère prendre cette remarque comme un compliment.
— Peu d’hommes sont aussi dévoués à leur maître.
Amonhotep eut un petit rire étrange. Bak y perçut du cynisme, de l’amertume, de l’impuissance, mais comme toujours le jeune homme refusa de se livrer.
— Je crois que le gouverneur souhaite me voir.
Amonhotep posa le papyrus qu’il était en train de lire et se leva. Jamais l’expression « s’armer de courage » n’avait paru plus appropriée à Bak. Manifestement, le secrétaire faisait appel à toute sa force d’âme, comme s’il s’apprêtait à affronter l’ennemi sur le champ de bataille. Le policier y vit un avertissement et le suivit hors de la pièce, les pieds de plomb. Quel mauvais tour avait encore inventé Djehouti ?
Un petit couloir conduisait à une grande chambre à coucher, où le gouverneur était allongé sur des draps froissés, dans un lit en cèdre incrusté d’ivoire ; le motif représentait Khnoum, le dieu à tête de bélier. Sa nuque et ses épaules étaient soutenues par des coussins et des nattes pliées. Des cruches de bière, un panier de pain et un plat à moitié vide de ragoût figé étaient posés sur une table, à son chevet. La pièce exhalait une forte odeur de transpiration.
Bak songea à tous ceux qui attendaient cet homme dans la salle d’audience, et eut grand-peine à cacher son dégoût.
Djehouti se redressa sur les coussins et remarqua avec un sourire sarcastique :
— Charmant de ta part, lieutenant, de répondre enfin à mon appel.
— Je suis venu sitôt que j’ai reçu ton message, gouverneur.
— Ainsi, il paraît que tu as quitté tes quartiers d’Abou ?
Amonhotep ne cacha pas sa surprise. Si proche qu’il soit du gouverneur, et si essentiel à l’administration de la province, il n’était apparemment pas informé de tout.
— C’est exact, répondit laconiquement Bak.
« Si ce porc veut une explication, qu’il la demande », pensa-t-il.
Djehouti le fixa et attendit. Voyant que Bak ne donnait pas de précision, il releva le menton. Son sourire, censé exprimer le triomphe, ne trahissait que de la méfiance.
— Moi aussi, j’ai décidé de quitter Abou. Je compte partir aujourd’hui même vers le nord, dans mon domaine de Noubt, où je n’aurai plus à vivre dans la peur.
Bak éprouva une rage froide contre cet homme. Mais il aurait dû se douter que pour lui, tôt ou tard, le désir de fuir deviendrait irrésistible.
— Prévois-tu d’emmener ton personnel avec toi ? Ton intendant, ton scribe en chef et tous ceux qui composent ton entourage le plus proche ?
Djehouti lui lança un regard méprisant, celui d’un noble envers un paysan.
— Bien entendu ! J’aurai également besoin de domestiques et de gardes. Cet imbécile d’Inenii a réduit le train de la maison à seulement sept serviteurs. C’est loin, très loin, de me suffire.
— Tu ne seras pas plus en sécurité là-bas que tu ne l’es ici, soutint Bak d’une voix dure. L’homme que nous cherchons possède une connaissance intime de cette propriété. C’est forcément un membre de ta résidence. Si tu emmènes ne fût-ce qu’un petit nombre de tes proches, tu cours le risque que l’un d’eux soit le meurtrier.
— J’ai confiance en mon entourage et je ne peux m’en dispenser, répliqua Djehouti d’un ton buté. Tu essaies seulement de m’intimider, de justifier ta présence chez moi.
— Puisque tu as tellement confiance en eux, pourquoi n’admets-tu personne dans ta chambre, hormis ta fille et le lieutenant Amonhotep ?
— Un villageois ou bien un nomade a trouvé moyen de pénétrer dans nos murs, de violer ma propriété. C’est lui le tueur, celui que tu devrais chercher.
Bak fut pris de vertige. La logique de Djehouti était un défi au bon sens.
— Si tu pars pour Noubt, il me faudra t’accompagner.
— Non ! Je ne veux pas de toi là-bas !
— M’ordonnes-tu de retourner à Bouhen, gouverneur ? interrogea Bak, qui s’approcha pour le dominer de toute sa taille.
— Va-t’en ! Hors de ma vue !
Amonhotep vint se placer aux côtés de l’officier.
— Et le vizir, gouverneur ? Comment lui expliqueras-tu ta méfiance envers celui qu’il t’a recommandé ?
— Le lieutenant Bak est comme une mouche qui bourdonne autour de moi. Il m’importune par ses questions incessantes, par ses viles insinuations. Nul ne tolérerait un tel comportement, le vizir moins que tout autre.
— Si tu le souhaites, je m’en irai, dit le policier. Mais d’abord, tu dois attester par écrit que, selon moi, le meurtrier frappera dans quatre jours et que tu es la cible la plus probable. Tu indiqueras clairement que je t’en ai averti, que tu as refusé de m’écouter et que je ne serais pas à blâmer si tu venais à disparaître.
— Je peux rédiger cela immédiatement et convoquer des témoins avant midi, proposa Amonhotep.
Djehouti les regarda tour à tour. La méfiance s’estompa, remplacée par une brutale lucidité. Son secrétaire, en qui il avait placé sa confiance, s’était ligué avec Bak. Et surtout, lui-même n’avait d’autre choix que de remettre son sort entre ses mains. Il ramena le drap sous son menton et se recroquevilla dans le lit.
— Tu resteras à Abou ? interrogea le policier.
Djehouti hocha la tête, vaincu.
« Si je veux la vérité, c’est maintenant ou jamais », pensa Bak.
— Tu as dans ton cœur un secret que, jusqu’à présent, tu te refuses à divulguer. Si tu veux que je capture le tueur à temps, il faut tout me révéler.
— Non, je n’ai aucun secret, répondit Djehouti, secouant la tête avec véhémence.
— Qu’as-tu donc fait, que tu préfères mourir plutôt que de l’admettre ?
— Rien ! s’écria le gouverneur, dont les jointures crispées blanchirent sur le drap. Je n’ai jamais commis d’acte inavouable ! Jamais !
« Un acte inavouable… songea Bak. Ces mots sonnent justement tel un aveu. Mais de quoi ? »
— Faut-il te rappeler que cinq personnes ont été assassinées ?
Djehouti ferma les yeux et se retrancha derrière un silence impénétrable. Amonhotep fit « non » de la tête pour indiquer au policier que ses questions resteraient sans réponse.
Le mépris submergeait le cœur de Bak, ne laissant aucune place pour la pitié. Il pensa de nouveau à ces hommes et ces femmes dans la salle d’audience, dont la plupart étaient pauvres et peinaient jour après jour pour gagner chichement leur vie. Tous avaient foi en l’ordre et en la justice. Tous attendaient de se présenter devant leur gouverneur afin d’obtenir réparation.
— Sors de ton lit et habille-toi ! ordonna-t-il. Tu es attendu dans la salle d’audience publique.
Amonhotep le regarda fixement. La surprise qu’il osât s’adresser au gouverneur sur un ton aussi brusque céda le pas à l’ombre d’un sourire.
— Le lieutenant a raison. Tu ne dois pas décevoir tous ceux qui dépendent de toi et qui comptent sur toi.
— Ils ne comptaient pas sur moi, hier, riposta Djehouti en faisant la moue. Ils me haïssaient et chuchotaient derrière mon dos.
— Tu es le gouverneur de la province. Tu dois leur montrer ta force, ton infinie sagesse.
Sa force ? Sa sagesse ? Bak ferma les yeux et fit la grimace. Comment le secrétaire pouvait-il s’abaisser à ce point ?
— Ainsi, ils m’attendent ? dit Djehouti, encore irrésolu.
— Tu ferais mieux de t’habiller, déclara Bak d’une voix sèche. La plupart ont des champs à labourer et à ensemencer. Ils ne peuvent passer toute la journée ici.
Djehouti hésita longuement, rejeta le drap, hésita à nouveau et finit par sortir ses longues jambes maigres du lit. Amonhotep adressa à Bak un sourire bref, mais reconnaissant. Convaincu que le secrétaire saurait jouer de la vanité de Djehouti, le policier sortit sans un mot.
Au fond de la salle d’audience, Bak bavardait avec le garde en attendant l’apparition du gouverneur. Quelques-uns des solliciteurs qu’il avait vus plus tôt avaient renoncé, mais la plupart étaient restés. Des années d’attente leur avaient donné de la ténacité, mais pas la faculté de souffrir en silence. Ils grommelaient ou se lamentaient, lançaient des menaces et exprimaient des exigences futiles.
Un murmure d’avertissement attira le regard de Bak sur la porte derrière l’estrade. L’entrée majestueuse de Djehouti réduisit au silence les expressions de mauvaise humeur. Son bâton de commandement à la main, il regardait droit devant lui, les traits figés, défiant l’assistance de proférer la moindre récrimination. Amonhotep le suivait de près. Son air sombre révélait l’épreuve qu’il avait endurée pour préparer son maître à l’accomplissement de son devoir.
Celui-ci prit place dans son fauteuil. Il chercha Bak des yeux, les mâchoires serrées.
— Qui désire m’approcher ?
Le scribe fit avancer le premier requérant. Le jeune agriculteur que Bak se souvenait avoir vu en début de matinée tomba à genoux, face contre terre.
— Voici Sobekhotep, annonça le scribe. Cultivateur au village de…
Il poursuivit en fournissant les détails nécessaires, à commencer par le lieu où habitait le jeune homme, le nom de ses parents et de son épouse, puis le genre de récoltes qu’il produisait.
Sobekhotep se redressa pour présenter sa requête. L’incident qu’il relata n’était que trop fréquent, le long du fleuve. Un navire s’était amarré près de chez lui par une nuit sans lune. Au matin, quand sa famille s’était réveillée, le navire avait disparu et, avec lui, la vache, le veau et une douzaine d’oies.
— Les marins les ont volés pendant la nuit, c’est certain.
— Comment peux-tu en être sûr ? insista Djehouti.
— Qui d’autre voudrais-tu que ce soit ? À part ma famille et mes voisins, il n’y avait personne dans les parages.
Djehouti pinça les lèvres à ces paroles impudentes, qui n’étaient sans doute qu’une réaction de peur. Il répliqua d’un ton mordant :
— Comment oses-tu te présenter devant moi et réclamer justice, quand tu es incapable de décrire le navire, et qu’il n’y a aucun moyen de retrouver ce capitaine ou même son équipage ?
Ceux qui observaient la scène échangèrent des regards amers ou murmurèrent, révoltés. Une fois de plus, le gouverneur leur faisait défaut. Il s’aperçut de leur réaction et une âpre fureur se peignit sur son visage.
Rouge, les mains tremblantes, Sobekhotep ôta un linge coincé sous sa ceinture. Il le déplia, révélant un éclat de poterie grisâtre qu’il remit au scribe.
— J’ai copié le nom tracé sur la proue, et le bateau est amarré sur le quai de Souenet.
Quelqu’un étouffa un rire. Un autre s’esclaffa franchement, communiquant son hilarité au reste de l’assistance. Djehouti se tenait droit comme une statue, figé par la colère. Amonhotep chuchota à son oreille. Djehouti secoua la tête. Le conseiller lui parla longuement, avec une insistance frénétique. Visiblement à contrecœur, Djehouti acquiesça.
Amonhotep s’avança alors et prit la parole :
— Nous convoquerons le capitaine de ce navire et nous le forcerons à rendre des comptes. Si tes bêtes sont encore vivantes, il te les restituera. Sinon, il devra te dédommager en te versant le triple de leur valeur.
Une rumeur emplit la salle d’audience ; les gens hochaient la tête avec approbation. Telle était la loi en laquelle ils croyaient, loin des jugements extravagants dont ils avaient été témoins et qu’ils craignaient de devoir subir encore.
Pendant le reste de la matinée, Djehouti demeura droit et raide dans son fauteuil, deux plaques rouges sur ses pommettes en dépit de sa pâleur. Il réagissait machinalement, l’esprit ailleurs. Amonhotep écoutait attentivement chaque plaignant, comme son maître aurait dû le faire. Il chuchotait à l’oreille de Djehouti, faisant croire à ceux qui l’observaient qu’il le consultait, et feignait d’en obtenir une réponse. Il rendait alors des jugements sages et honnêtes, au nom de Djehouti, comme si c’étaient les décisions du gouverneur et non les siennes.
— Tu possèdes un rare sens de la diplomatie, et tout officier supérieur serait fier de te compter dans son état-major, déclara Bak.
— Je n’ai accompli que mon devoir, répondit Amonhotep en rougissant.
Le policier, qui s’était assis au bord de l’estrade devant le siège du gouverneur, considéra le secrétaire installé près de lui.
— Tu as évité à Djehouti de perdre la face, aujourd’hui, mais pourras-tu continuer ?
— S’il me le permet, oui.
— Dans son propre intérêt, il ferait mieux de te laisser les coudées franches !
Bak se leva et fit les cent pas.
— J’ai entendu parler d’hommes si ulcérés par un traitement inique qu’ils voyagèrent jusqu’à la capitale afin de réclamer justice auprès du vizir. Les gens de cette province n’en sont pas là. Pas encore, en tout cas. Je sais que le vizir est l’ami de Djehouti, mais celui qui est assez désespéré pour se rendre à la capitale possède dix fois plus de poids que celui qui cherche réparation dans sa propre province.
— Djehouti n’a pas toujours été aussi incohérent, dit le secrétaire, fuyant le regard de Bak. La peur le rend plus veule chaque jour, et c’est toi qui en es la cause.
— Voudrais-tu que je prétende qu’il est en sécurité, quitte à le livrer à la vindicte de l’assassin ?
Malheureux, Amonhotep secoua la tête. Bak se demandait dans quelle mesure il pouvait se fier à l’officier. Il fallait bien révéler à quelqu’un de la résidence où ses hommes et lui s’étaient installés. Le secrétaire serait le premier informé de tout incident requérant leur présence. Il se trouvait à Bouhen le jour où le lieutenant Dedi avait été assassiné, de sorte qu’il ne pouvait être le meurtrier. Cependant, sa loyauté allait à Djehouti, une loyauté indéfectible, qui augurait mal pour quiconque se dressait contre le gouverneur. L’unique avantage de Bak résidait dans sa détermination à le sauver.
— Qui a informé ton maître que je me suis installé à Souenet ?
— Je l’ignore. Je ne reste pas auprès de lui constamment et l’on a pu entrer dans ses appartements, mais… N’aurais-tu pas parlé à Khaouet de ce changement ?
— Nous n’en avons soufflé mot à personne.
Bak préférait en dire le moins possible. S’il mentionnait l’archer, il lui faudrait admettre que celui-ci s’était probablement noyé. Que Djehouti l’apprenne, et ils risquaient fort d’être renvoyés à Bouhen.
— Quelqu’un a déposé sur notre seuil un présent mortel. J’ai préféré trouver un logis plus sûr.
— Un présent ? répéta Amonhotep, consterné. Qu’était-ce donc ?
— Je ne te le dirai pas. Avec de la chance, celui qui nous le destinait se trahira.
— Je vois.
À son air perplexe, il était permis d’en douter.
— Il me semble que tu devrais savoir où nous trouver, toutefois j’aimerais avoir ta parole que tu le garderas pour toi, et que même Djehouti continuera à l’ignorer.
Amonhotep ne parut guère apprécier cette dernière condition, mais accepta néanmoins.
— Par Khnoum, je ne le révélerai à personne.
Bak regarda le secrétaire quitter la salle d’audience, les épaules courbées par le poids des responsabilités. Il souhaitait ardemment avoir fait le bon choix. S’il s’était trompé, si l’on attentait de nouveau à ses jours, il saurait dans quelle direction chercher.