3
Blême, les mains crispées sur les accoudoirs de son fauteuil, Djehouti semblait pétrifié par les dieux.
— Non ! souffla quelqu’un – Inenii, sembla-t-il à Bak.
Le scribe en chef Simout fixait la servante en battant des paupières, comme incapable de comprendre. Le capitaine Antef invoqua la puissance de Khnoum et tâta le manche de sa dague pour se rassurer. Le grand intendant Amethou remuait les lèvres en une prière silencieuse.
— Il faut que je la voie, dit Bak d’une voix forte, pour couvrir les sanglots de la jeune fille.
Amonhotep, qui la tenait toujours par les épaules, secoua la tête comme s’il s’éveillait d’un rêve, ou d’un cauchemar.
— Où est-elle, Nefer ? Tu dois nous conduire à elle.
— Je ne veux pas ! Oh, s’il te plaît, ne m’oblige pas à ça !
Elle tenta de reculer, de se libérer. Bak posa la main sur son bras avec douceur, et la sentit se crisper.
— Nous te demandons seulement de nous montrer où tu l’as trouvée, Nefer. Rien de plus.
Elle le regarda comme s’il venait de lui tendre une planche de salut, mais ses larmes continuèrent à couler.
— Nous sommes entrées dans les appartements du maître, dans la demeure de Nebmosé. Nous allions tout préparer pour toi. C’est alors que nous l’avons trouvée, ma maîtresse et moi.
— La demeure de Nebmosé ? répéta Bak, perplexe. Elle n’a donc pas été tuée à l’intérieur de cette propriété, comme les autres ?
— Nos murs entourent les deux domaines, expliqua Amonhotep, tâchant de calmer Nefer en évoquant son univers familier. Cette maison-ci est depuis longtemps la résidence du gouverneur. La famille de Djehouti l’a occupée durant maintes générations, depuis qu’un lointain ancêtre fut nommé gouverneur du Sud par Kheperkarê Senousret[5]. L’autre résidence et ses dépendances appartenaient à une famille tout aussi ancienne, qui descendait probablement du même ancêtre. Quand Nebmosé, dernier de la lignée, vint à mourir et qu’il ne resta personne pour hériter, Djehouti confisqua la propriété au nom de notre souveraine, et en fit une annexe de la sienne. Nous utilisons aujourd’hui les appartements du maître pour héberger les dignitaires en visite, le reste nous sert de réserve.
D’ordinaire, les biens confisqués pour la maison royale étaient alloués à un temple afin d’accroître ses revenus, ou récompensaient des services rendus. Djehouti s’était-il approprié la maison sans vergogne, comme si c’était son dû ? Ou avait-il agi dans une intention louable ?
— Hatnofer est dans la pièce d’eau, sanglota Nefer. Je n’ai pas osé la toucher, mais Khaouet, ma maîtresse, s’est agenouillée près d’elle pour chercher le pouls vital sur son cou.
— Qui est Khaouet ? interrogea Bak.
— Ma fille, répondit Djehouti d’une voix rauque.
— Mon épouse, dit Inenii en même temps. Elle veille aux intérêts de son père, ajouta-t-il d’un ton caustique, en regardant le gouverneur du coin de l’œil.
Bak l’observa attentivement, mais Inenii arborait une expression impénétrable. S’il avait émis une insinuation, c’était pour le bénéfice de Djehouti, et non à l’intention d’un officier de police inconnu.
Bak se tourna vers la servante en souriant.
— Il faut y aller, Nefer.
Il attendit qu’elle acquiesce, puis indiqua à Amonhotep :
— J’aurai également besoin de toi, lieutenant.
— Bien sûr.
Le conseiller lâcha la jeune femme et recula, sans trop s’écarter afin de pouvoir la rattraper si elle tentait de fuir.
— Et nous, que devenons-nous, lieutenant ? voulut savoir Simout. Cette malheureuse était une gouvernante, importante dans cette maison, certes, mais sans influence notable sur les affaires de la province. Sa mort paraît vérifier ta théorie, mais est-ce vraiment le cas ?
« Le scribe est-il toujours si irascible ? se demanda Bak. Ou n’est-ce qu’une carapace, pour se protéger contre la souffrance et la peur ? »
Simout n’ignorait sans doute pas qu’une gouvernante possédait un immense pouvoir. Bak, en tout cas, en avait acquis la certitude. Son père, un médecin tenu en haute estime pour sa compétence, avait été impuissant à sauver sa mère, qui était morte en couches. Dès l’âge le plus tendre, Bak avait été confié aux soins d’une femme qui dirigeait les serviteurs d’une poigne de fer – tandis qu’envers son père et lui, elle montrait un tact et une habileté dignes d’un émissaire royal.
— Dans les grands domaines comme celui-ci, la maîtresse de maison se borne souvent à recevoir, laissant la gouvernante diriger les domestiques et veiller à la bonne exécution des tâches. Était-ce le cas ici ?
— En effet.
Amethou, qui avait terminé sa prière, intervint :
— De temps en temps, quand Hatnofer se plaignait d’être débordée, Khaouet lui apportait son aide.
— Le tueur veut nuire à Djehouti, pas à la province, remarqua Bak, se tournant à nouveau vers Simout. À cet égard, Hatnofer était votre égale et vous n’avez plus rien à craindre.
— Mais si tu te trompais ? répliqua Simout.
Prenant soin de dissimuler son embarras et priant pour qu’un second meurtre ne survienne pas avant le coucher du soleil, Bak recommanda aux hommes devant lui :
— Retournez tous vaquer à vos occupations. Mais usez d’une extrême prudence, en restant toujours entourés, afin que le tueur n’ait aucune chance de vous approcher.
Ils se hâtèrent de quitter la salle d’audience. Amonhotep ouvrait la marche, Nefer et Bak à quelques pas derrière. Ils traversèrent une succession de pièces, toutes confortablement meublées de petites tables basses, de tabourets, de coffres. Des nattes en jonc tapissaient le sol et des peintures florales ornaient de nombreux murs. Les pièces principales embaumaient grâce à des brassées de fleurs de toutes les couleurs imaginables, disposées dans des jarres en terre cuite. Une suite de couloirs vers le fond les fit passer devant des pièces plus modestes, où étaient entreposés des nattes pour dormir et des coffres de rangement.
Ils sortirent par une porte de service, parcoururent rapidement une étendue sablonneuse, passèrent devant quatre greniers coniques construits derrière la maison. Une barrière leur permit d’accéder à une autre cour, face au bâtiment tout en longueur qui abritait les cuisines et les quartiers des domestiques. Une odeur de pain frais rivalisait avec le fumet des viandes rôties, et rappela à Bak qu’il n’avait pas pris son repas de midi. Les relents âcres du crottin montaient d’un édifice masqué par un mur : un hennissement en identifia les occupants.
Dans un autre enclos plus étroit se trouvait le puits, un large orifice entouré par un muret, dans lequel on descendait grâce à une volée de marches. Au-delà d’un mur plus élevé, des palmiers-dattiers murmuraient sous la brise et des oiseaux voletaient parmi les feuilles d’un sycomore : c’était là le jardin aperçu à son arrivée.
Quand ils franchirent un autre portail encore, dans un mur beaucoup trop haut pour qu’on voie par-dessus, Nefer commença à traîner des pieds et Bak comprit qu’ils venaient de pénétrer sur la propriété voisine. Ce passage avait été aménagé entre les deux domaines, sur l’ordre de Djehouti ou peut-être à une époque plus lointaine. Sans ce raccourci, il aurait fallu faire le tour jusqu’à l’imposante entrée en façade. La demeure occupait deux fois moins de superficie que la résidence, mais c’était un palais au regard d’une ville provinciale telle qu’Abou.
Après avoir dépassé quatre greniers et une écurie vide, ils entrèrent par une porte que Nefer avait laissée ouverte, dans sa hâte à chercher de l’aide. Au-delà de trois petites pièces emplies d’amphores à provisions scellées, ils débouchèrent dans une salle dont le haut plafond était soutenu par deux colonnes en forme de papyrus. Claire et gaie, elle ne pouvait que plaire aux augustes visiteurs. L’odeur de renfermé propre aux maisons abandonnées perçait sous celle de peinture fraîche.
Une autre porte conduisait à une pièce spacieuse, meublée de coffres et de tabourets en bois – on y voyait même une chaise. D’épaisses nattes de jonc garnissaient le sol. Sur les murs blancs, une simple frise de lis courait près du plafond. Ç’avait été jadis la salle d’audience privée du maître de maison. Cette demeure était trop raffinée au goût de Bak et pour l’usage qu’il comptait en faire, beaucoup trop luxueuse pour ses Medjai et, vu la proximité de la résidence, pas assez intime. Mais la mort d’Hatnofer avait réglé ce problème pour lui.
Une femme mince, dont les cheveux bouclés retombaient sur les épaules, était assise sur la chaise, les yeux dans le vide. Une pile de draps en désordre gisait à ses pieds, qu’elle ou Nefer avait laissé tomber, puis oubliés. Elle avait un peu plus de vingt ans, et Bak retrouva en elle les mêmes pommettes saillantes que celles de Djehouti, le même corps longiligne, mais adoucis par la féminité. Nul n’aurait pu prétendre qu’elle était belle, pas plus qu’elle n’était laide.
À l’entrée des deux hommes, elle sursauta comme au sortir d’une sieste.
— Enfin ! dit-elle, se levant pour s’avancer à leur rencontre, les yeux sur le nouveau venu. Tu es sans doute l’officier de Bouhen.
— Lieutenant Bak, indiqua-t-il en hochant la tête. Et toi, tu es dame Khaouet.
— Tu n’aurais pu venir à un moment plus opportun.
Elle esquissa un sourire, mais sa voix tremblante gâchait ses efforts pour faire bonne contenance.
— Désolée. Je ne suis plus moi-même.
Bak jeta un coup d’œil rapide à l’intérieur. Deux portes ouvertes révélaient de petites chambres renfermant des nattes pliées, quelques tabourets et des coffres en jonc tressé. Une troisième donnait sur une chambre de plus belle taille ; Bak y aperçut un lit où l’on avait mis des draps frais, quelques coffres de bois et plusieurs tabourets sur un tapis de jonc.
Toujours depuis le seuil, il avisa un passage dans le mur d’en face.
— D’après Nefer, vous avez trouvé Hatnofer dans la pièce d’eau.
Elle regarda dans cette direction avec horreur et hocha la tête, visiblement aussi bouleversée que la servante.
Bien que n’ayant guère envie de vivre à son tour cette expérience, il traversa la chambre et se glissa dans le passage. Il dépassa les lieux d’aisances, un siège en terre cuite sur un socle en brique empli de sable, et franchit une seconde ouverture formant une alcôve. Une femme gisait sur une dalle de grès creusée d’une dépression pour contenir de l’eau. Âgée d’environ quarante ans, elle était petite et sèche, le teint pâle, les cheveux d’un noir artificiel. Des mèches folles s’échappaient d’une coiffe en lin, qui s’était déchirée dans sa chute ou lorsqu’on l’avait frappée. Ses traits aigus comme ceux d’un oiseau conservaient un air rusé jusque dans la mort.
Les parois à l’angle du bassin avaient été dallées afin de protéger les murs en brique crue. L’une était éclaboussée de sang, l’autre à peine constellée de petites gouttes. La tête d’Hatnofer était tombée tout près d’un mince cylindre en poterie, placé à travers le mur de sorte à évacuer l’eau à l’extérieur. Pendant qu’elle vivait encore – peu de temps, à voir sa tempe droite fracassée –, un filet de sang avait ruisselé dans le conduit. Un lourd parfum douceâtre flottait, comme si son corps avait déjà été préparé pour l’éternité.
— Puisse Osiris l’accueillir dans le monde souterrain, murmura Amonhotep, livide.
Refoulant la bile qui montait dans sa gorge, Bak s’agenouilla auprès du corps pour chercher le pouls vital. Rien, comme il s’y attendait. Nul n’aurait pu survivre à une blessure aussi épouvantable. Le poignet était froid sous les doigts, de même que l’épaule nue. Elle avait expiré quelques heures plus tôt, peu après l’aube, subodora Bak, bien avant qu’il ait réuni l’entourage de Djehouti. Il adressa une brève prière de gratitude à Amon qu’elle ne soit pas morte à cause de sa propre négligence.
Il se releva et examina les lieux. Des serviettes de lin étaient pliées sur une étagère. Trois flacons à parfums en albâtre et une boîte à fards en faïence bleu foncé encadraient un bol de natron destiné à nettoyer la peau. Quatre grosses gargoulettes, toutes remplies d’eau tiède, s’alignaient sous l’étagère. Hatnofer était venue préparer la chambre. Après avoir fait le lit, elle était entrée dans la pièce d’eau, un petit espace clos, idéal pour attaquer une femme aussi frêle.
Bak ne voyait pas d’objet qui ait pu servir à l’assommer ni même la moindre trace de lutte. Elle avait laissé son agresseur l’approcher sans crainte, tout comme les précédentes victimes, pour la simple raison qu’elle le connaissait.
Quand il se tourna pour partir, il trouva Amonhotep, apparemment incommodé, devant les lieux d’aisances.
— C’est plus fort que moi : je m’imagine à sa place, la tête fracassée, mon souffle de vie arraché à mon corps.
— Le tueur aurait aussi bien pu choisir Antef, Inenii, Amethou ou Simout, raisonna Bak, le poussant doucement vers la chambre.
Amonhotep poursuivit comme s’il n’avait rien entendu :
— Je sais, je ne devrais pas me réjouir de sa mort, et d’ailleurs, ce n’est pas exactement ce que je ressens, mais plutôt…
Il sourit tristement et secoua la tête, incapable d’exprimer le fond de son cœur.
« Un soulagement, pensa Bak. Le soulagement qu’Hatnofer gise sur le sol, alors que, lui, il est encore vivant. Et qui pourrait l’en blâmer ? »
— C’est ma faute ! Je suis la seule responsable, déclara Khaouet, qui contemplait le fleuve en frottant ses bras, comme transie. Si seulement j’y étais allée plus tôt ! Je le lui avais promis.
— Tu n’as aucun reproche à te faire.
Bak avait suggéré à Amonhotep d’aller rendre son rapport à Djehouti, plus pour échapper au sentiment de culpabilité du jeune homme que par nécessité urgente, et voici qu’une autre lui confiait ses remords.
— Le meurtrier aurait trouvé une nouvelle occasion.
— C’est elle qui m’a élevée ! Elle était une mère pour moi !
Bak s’approcha de la haute terrasse naturelle qui suivait le cours du fleuve, couverte d’herbes inégales et de buissons sauvages en fleurs. Elle était coupée par un chemin de sable, qui commençait devant l’escalier du débarcadère, passait près d’une profonde excavation où l’on mesurait la crue annuelle, et, plus loin, à côté d’un puits public, pour se terminer sous le pylône du temple de Khnoum. Des saules ombrageaient ceux qui venaient tirer de l’eau ou parler au dieu. Un immense sycomore dominait le puits de mesure, ceint d’un mur couvert de vigne vierge. Un singe babillait dans l’arbre, trop farouche pour se montrer.
En bas, le fleuve s’écoulait dans le large canal entre l’île d’Abou et la rive est. Des rochers noirs massifs surgissaient des profondeurs de part et d’autre, indifférents à l’assaut continuel des flots. Avec un peu d’imagination, ils faisaient songer à des éléphants, ces énormes bêtes vivant à l’extrême sud, plus mythiques que réelles pour qui ne les avait jamais vues. D’elles provenait l’essentiel de l’ivoire, et Abou leur devait son nom.
Des voix sonores attirèrent l’attention de Bak vers quatre barques de pêche, qui rentraient chargées de la prise du jour. Plus loin, une petite barge de transport progressait lentement à contre-courant, chargée d’un lourd approvisionnement de jarres en terre cuite. Sa voile rouge rapiécée était orientée dans le sens de la brise pour réduire la vitesse, car elle atteindrait bientôt le village de Souenet, sur la rive opposée, où la marchandise serait échangée contre d’autres denrées.
Des éclats de rire résonnèrent près du navire de Djehouti, encore amarré contre le ponton au pied de la résidence. Kasaya s’était assis sur un rocher et bavardait avec des lavandières, à genoux au bord de la berge. Bak ne put s’empêcher de sourire. Le jeune Medjai, bien bâti et rieur, savait s’y prendre avec les femmes. Les plus âgées avaient envie de le choyer comme un enfant, les autres d’obtenir une caresse – sinon davantage. Les informations coulaient de leurs lèvres comme l’eau d’une amphore renversée.
Psouro, plus mûr et prosaïque, marchandait avec une vieille qui tenait un canard plumé et un panier débordant de fruits et de légumes. Il prévoyait un festin dont la seule idée fit saliver Bak.
Il se retourna vers Khaouet, qui s’était assise sur un banc moucheté par l’ombre d’un saule.
— Quand as-tu vu Hatnofer pour la dernière fois ?
— Ce matin, peu après l’aube, dans la buanderie. Elle comptait les draps. Tant de gens sont morts dans cette maison, en peu de temps, que notre réserve habituelle a beaucoup baissé. Et maintenant…
Elle se mordit les lèvres et se détourna afin qu’il ne puisse voir son visage. Elle termina d’une voix tremblante :
— Maintenant, nous devrons en envoyer encore à la Maison des Morts. Mais ce sera pour elle !
Bak résista à l’envie de lui marquer de la compassion, par peur de déclencher un torrent de larmes.
— De quoi avez-vous parlé ?
— De toi.
Elle sécha ses yeux et lui fit face.
— Nous avons discuté de ton arrivée. Nous pensions que tu viendrais aujourd’hui, si les dieux avaient souri à Amonhotep et si son voyage avait été aussi rapide qu’il l’espérait.
— C’est elle qui avait décidé de me loger dans la résidence des hôtes de marque ? Ou était-ce ton idée ?
— Non, la décision émanait de mon père.
Bak ne dissimula pas sa surprise.
— Cette demeure convient mieux à un vizir qu’à un officier de police fraîchement débarqué de la frontière. J’aurais cru que Djehouti préférerait m’installer dans les baraquements.
La jeune femme répondit avec un sourire tremblant :
— Il voulait que tu sois à proximité en cas de besoin, mais pas au point de lui rappeler à chaque instant les morts qu’il préférait oublier.
— Je vois, dit Bak d’un ton sec. Tu parlais donc de mon arrivée avec Hatnofer, et puis… ?
Khaouet fixa ses pieds, protégés par des sandales de cuir rudimentaires, guère plus qu’une semelle et deux étroites lanières.
— Elle mit des draps de côté pour les porter à la résidence de Nebmosé et tout préparer à ton intention. Elle était prête à y aller, les bras chargés de tout le nécessaire, quand Amethou envoya un message. Il vérifiait les comptes de la maison et avait besoin de son assistance sur-le-champ.
Elle cueillit une fleur dans un buisson et tordit la tige entre ses doigts, faisant frissonner les fragiles pétales rouges.
— Elle semblait tellement affolée par ce surcroît de travail que je pris les draps, en promettant de m’en occuper.
— Mais quelque chose t’en empêcha.
Elle continuait à contempler la fleur et parlait d’une voix crispée, presque cassante.
— Mon père me convoqua. Il était mécontent de son porteur d’éventail et voulait le faire fouetter. J’eus grand-peine à le convaincre que l’enfant était beaucoup trop petit pour lever longtemps un manche aussi lourd. Le temps de le raisonner, j’avais oublié ma promesse à Hatnofer. Ensuite… Beaucoup plus tard, je m’en suis souvenue. J’ai appelé Nefer et…
La gorge nouée, elle se détourna.
— Je ne me sens pas bien. Pourrais-tu me laisser seule, à présent ?
Bak aurait voulu la sonder davantage, mais, en toute humanité, il ne le pouvait pas. Il venait de commencer son enquête et n’avait aucune idée des éléments vraiment essentiels. Or, Khaouet était trop bouleversée pour supporter des questions posées à l’aveuglette.
— « Comment vais-je annoncer la chose à Djehouti ? dit Bak, contrefaisant de son mieux l’expression et la voix excédées d’Amethou. Il voulait te savoir tout près, dans l’enceinte de cette propriété, pas dans quelque bâtisse vide de la cité. »
Psouro modifia d’un quart de tour la position du canard sur la broche improvisée. La graisse coulait sur le foyer en brique crue, enfumant l’atmosphère. Les volutes s’échappaient à travers le toit léger de branches et de paille, laissant dans leur sillage un arôme appétissant.
— Comment l’as-tu convaincu, chef ?
— J’ai prétendu que les Medjai sont des gens superstitieux, et que vous ne pourriez pas dormir dans une maison où un meurtre avait été commis.
— Il y a cru ? demanda Psouro, dubitatif.
— Je ne sais pas, avoua Bak. Il était si stupéfait que je vous garde avec moi qu’il s’est borné à bredouiller.
— Je rends grâce à Amon que tu aies tenu bon, commenta Kasaya, en plaçant une natte sur son épaule. C’est une chose d’entrer dans une maison à la recherche d’un assassin, et une tout autre d’y dormir.
L’intendant leur avait trouvé une habitation minuscule dans un étroit passage, à quelques rues de la résidence. Par-dessus le mur du fond, les enfants du quartier laissaient résonner leurs rires.
— Nous ne courons pas le moindre danger, déclara Bak. Ou du moins, pas encore ! Si l’on interprète bien les indices, le meurtrier vise plus haut que nous.
— Le gouverneur Djehouti… dit pensivement Psouro, remuant un mélange de lentilles et d’oignons qui mijotait au bord des braises, dans une marmite fumante. D’après ce que tu as raconté, chef, il m’a tout l’air d’un faible, trop préoccupé par son petit monde étriqué pour marcher sur les pieds de quiconque.
— Il faudrait qu’il les ait rudement écrasés pour pousser un homme à commettre plusieurs meurtres, observa Kasaya.
— Ça oui !
Les yeux larmoyant à cause de la fumée, Bak rejoignit le jeune Medjai près de la porte.
— Mais, ajouta-t-il, peut-être Djehouti n’est-il pas ce qu’il paraît. Nous en savons trop peu sur lui, et sur ceux qui sont morts jusqu’à présent. Il nous faut découvrir quel lien les unissait, hormis le simple fait qu’ils gagnaient tous leur pain à la résidence.
— Par où on commence, chef ? demanda Kasaya.
— Commence donc par installer nos nattes et, ensuite, déballe le reste, bougonna Psouro. À moins qu’un autre meurtre soit commis cette nuit, j’ai l’intention de manger tout mon soûl et de dormir comme un bébé sur le sein maternel.
Bak attira Kasaya vers l’avant de la maison, qui consistait en une seule pièce. Un escalier découvert conduisait au toit où une fragile armature de bois était l’ultime vestige d’un auvent. Deux tabourets, une petite table et un coffre en jonc, tous fournis par Amethou, étaient restés près d’une porte donnant sur le dehors. Les paniers et les ballots apportés de Bouhen étaient éparpillés autour d’eux, ainsi que des amphores de céréales que les Medjai avaient prises à la garnison d’Abou. Des lances, des boucliers, des arcs et des flèches, outre des armes de poing plus petites, étaient empilés contre le mur. Sur la partie surélevée, qui servait d’espace pour dormir, étaient posés les draps que l’intendant leur avait procurés. Une niche murale, dépouillée de la statuette du dieu domestique qu’elle abritait jadis, brisait la monotonie du mur opposé.
Bak souleva l’une des quatre lourdes jarres d’eau, la porta dans la cuisine et l’appuya contre le mur, à côté d’un four rond inutilisé depuis longtemps, à en juger par son état. Dès qu’il rentra dans la pièce principale, il donna ses ordres.
— Demain, Kasaya, tu iras jusqu’à la résidence du gouverneur. Familiarise-toi avec les terres et les bâtiments, rends-toi utile aux serviteurs. Plus vite ils t’accepteront parmi eux, plus vite ils te feront des confidences.
— Oui, chef.
Kasaya secoua la natte qu’il avait transportée sur son épaule avant de l’étaler par terre.
— Ça te conviendrait, chef, si je liais connaissance avec les gardes ? Nous aurons peut-être besoin d’hommes de confiance.
— Bonne idée.
Bak le félicita d’une claque sur l’épaule et s’en fut chercher une autre jarre, qui alla rejoindre la première.
— Et moi, chef, que dois-je faire ? demanda Psouro, toujours à son repas.
— Je ne connais aucun meilleur moyen pour jauger un homme que de savoir ce que ses gens pensent de lui. D’abord, promène-toi dans Abou et découvre la ville. Sois amical envers les militaires et les civils qui y résident. Quand tu auras glané tout ce que tu peux – d’ici demain soir, je l’espère –, prends la barque que nous a prêtée Amethou et traverse le canal jusqu’à Souenet. Là-bas aussi, il te faudra repérer les lieux et nouer des liens avec la population.
Psouro eut l’air sceptique.
— Je sais que cette ville est petite et Souenet plus encore, mais devenir l’ami de tous me prendrait des mois.
— Fais ton possible, Psouro, c’est tout ce que je demande. La mort d’Hatnofer étant survenue aujourd’hui, nous n’avons qu’une semaine avant que le meurtrier frappe à nouveau.
— Bien, chef.
Bak résista à l’envie de sourire devant la morosité du Medjai.
— En même temps, enquiers-toi d’un nommé Pahared, qui était autrefois marchand à Ouaouat. Il voyageait de village en village et vendait les petits ustensiles nécessaires à ceux qui n’ont presque rien. Je l’ai connu chez Noferi. Il venait d’épouser une femme de Kouch et abandonnait sa vie d’errance pour regagner Kemet. Aux dernières nouvelles, ils se sont installés par ici, mais je ne sais si c’est à Souenet ou à Abou.
— Est-il digne de confiance ? demanda Psouro, voyant poindre une lueur d’espoir au cœur des ténèbres.
— Chez Noferi, où nous avons discuté et bu bien avant dans la nuit, il m’a donné l’impression d’un homme de bon sens et d’honneur.
Pas vraiment satisfait par cette réponse, le Medjai hocha la tête.
— S’il est ici, je le trouverai.
Bak alla chercher une troisième jarre d’eau.
Kasaya, plongé dans ses pensées, restait immobile près de la deuxième natte qu’il venait de dérouler, un drap plié dans les mains.
— Je sais qu’on n’est pas loin de la résidence, chef, mais tu crois que c’est bien sage de passer la nuit ici ? Et si quelqu’un d’autre était assassiné ? Djehouti le premier t’en rendrait responsable – pour peu qu’il soit encore en vie.
Bak adressa au jeune Medjai un bref sourire.
— Dès que nous aurons pris notre repas du soir, je retournerai chez le gouverneur. Inutile d’ouvrir la porte au désastre.