1
La fureur empourprait les joues du capitaine, petit et trapu, qui toisait d’un regard noir le villageois devant lui.
— Je le tuerai ! Par le dieu Hapy, je vais lui ôter la vie de mes propres mains !
Hapy personnifiait le fleuve qui s’écoulait à leurs pieds, large, calme et prévisible sur une grande partie de son cours. Ici, toutefois, les eaux divisées en d’innombrables rapides se forçaient un passage autour d’îlots de granit noir, où ne poussait qu’une végétation rare.
Le sergent Imsiba raffermit sa prise sur le bras du marin qu’il dominait de toute sa taille. Grand, mince, la peau sombre et luisante, il possédait la grâce du léopard.
— Tu ne tueras personne aujourd’hui, capitaine Souemnout.
— Il a coulé mon navire !
— Par sa faute à lui, je le jure ! lança d’un air méprisant le villageois Neni, auquel le vent et le soleil avaient donné un teint de terre brûlée.
Le lieutenant Bak, chef de la police medjai de Bouhen, observait les deux hommes avec réprobation. Sa garnison, située à deux heures de route au nord, était la plus grande des onze forteresses qui jalonnaient cette partie désolée du fleuve, surnommée le Ventre de Pierres. Bouhen étant le siège administratif de la région, Bak avait été appelé pour trancher cette querelle.
Au dire de tous, une inimitié de longue date opposait les deux hommes, telle une plaie purulente. Elle s’avivait chaque fois que Souemnout empruntait les rapides, qu’il remontât le courant ou le descendît lors du voyage de retour. C’était regrettable, car chacun avait besoin de l’autre en égale mesure. Les flots n’étaient navigables que durant la crue, et seulement grâce à l’aide des gens de la région. Au moyen d’épais cordages, ceux-ci halaient les navires vers l’amont ou, en sens inverse, manœuvraient de sorte à leur faire éviter les écueils. Neni, le chef le plus influent et le plus expérimenté, pouvait réunir suffisamment d’hommes des villages voisins et utiliser son excellente connaissance des rapides pour assurer la sécurité d’un navire. Cette terre était la plus stérile du Ventre de Pierres, et sans les denrées que des marchands tels que Souemnout troquaient contre de l’aide, la population serait morte de faim.
Sûr qu’il n’obtiendrait de l’un comme de l’autre que des informations faussées par la colère et l’aversion, Bak fit quelques pas vers l’extrémité du promontoire couvert de sable. À l’horizon occidental, le dieu Rê, jaune vif dans le ciel pâle, entamerait bientôt sa descente dans le monde souterrain. L’ombre allongée de Bak projetait sa tête et ses épaules au bout de la petite falaise. Une forte brise venue du nord séchait la sueur sur son torse large au hâle intense, ébouriffait ses cheveux sombres coupés court et soulevait l’ourlet de son pagne blanc, sur ses cuisses. Il passa la langue sur ses lèvres salées et chassa une mouche qui bourdonnait à son oreille. Des cris lointains attirèrent son regard en aval, où un troupeau d’oies se posait parmi les joncs d’un plan d’eau, leur refuge pour la nuit toute proche.
Au-delà de la clameur des rapides, les eaux brunes et écumeuses descendaient un étroit canal encaissé par une multitude de rochers noirs, mornes et nus, luisant d’humidité. Mis à part la vitesse du courant, ce passage semblait aussi sûr qu’une voie pavée conduisant à la demeure d’un dieu. Son apparence était trompeuse. La vase et les brisants dissimulaient bien des obstacles sous la surface : des récifs, des chutes, des tourbillons capables de pousser un navire vers une destruction certaine contre les blocs de granit. À moins qu’il ne soit guidé par des hommes postés sur les rocs et les îlots de part et d’autre du canal.
Qu’était-il donc arrivé à Souemnout ? Son modeste navire, long d’environ trente coudées, s’était fracassé contre trois récifs déchiquetés qui se dressaient près de la rive la plus proche. L’eau s’engouffrait à travers un trou béant dans la coque. Le bateau prenait une bande dangereuse, néanmoins une quantité surprenante de cargaison restait sur le pont. Des peaux de vache arrimées par des cordes, détrempées par les eaux turbulentes. Bak avait peine à croire que Neni ait détruit un bateau de propos délibéré, même celui de l’homme qu’il haïssait. À coup sûr, les autres maîtres d’équipage auraient usé de représailles en trouvant un nouveau chef d’équipe ; le village de Neni aurait été livré à la famine.
Le policier scruta les affleurements rocheux le long du canal, où plus de cinquante villageois presque nus se reposaient en attendant le signal de Neni pour reprendre leur besogne. Des cordes épaisses gisaient en boucles à leurs pieds. D’autres, attachées à l’épave, étaient enroulées autour de blocs de pierre ou de lourds piquets enfoncés dans les crevasses afin de maintenir l’épave en place jusqu’à ce que des nageurs aillent sauver la cargaison.
— Mon bateau ! gémit Souemnout derrière Bak. Pourquoi, oh ! pourquoi ai-je tant tardé à regagner le Nord ? Que ne suis-je parti au plus fort de la crue, comme je l’aurais dû !
Bak observa le capitaine, dont la détresse était sincère.
— Tu te trouvais à bord quand ton navire a rompu ses attaches ?
— Oui. Seuls les dieux nous ont sauvés de la noyade, mon équipage et moi.
— Raconte-moi ce qui s’est passé.
— Je me trouvais sur le pont, comme toujours, mais le sort de mon navire était en d’autres mains. Je n’aime pas Neni, cependant jamais je n’ai douté de son habileté. Je n’en avais pas davantage de raison cette fois-ci. Ses hommes manœuvraient pour nous aider à passer, en prenant soin de ne pas emmêler les cordes. Ils travaillaient par équipes, en chantant. C’est alors que…
Il secoua la tête, comme s’il refusait d’admettre un fait pourtant irréfutable. Bak se garda de le presser. Il préférait que le marin relate l’histoire à son rythme et à sa manière.
— Je… Je ne sais pas ce qui s’est passé, reprit Souemnout, les sourcils froncés. Je me souviens d’un claquement, puis un cordage a fouetté le pont. Les hommes ont été projetés par-dessus bord, de même que le brasero. Une cage de canards s’est brisée, et les oiseaux se sont envolés dans toutes les directions.
Un sourire amer effleura fugitivement ses lèvres.
— Comme tu le vois, mon navire était chargé de peaux, toutes solidement arrimées. La corde a frappé celles attachées près la poupe. J’ai senti une violente secousse et soudain nous avons heurté les rochers. Le bateau a vibré, j’ai entendu le bois craquer et gémir. Ensuite, je sais seulement que nous avons nagé de toutes nos forces pour avoir la vie sauve.
— D’où provenait cette corde ? interrogea Imsiba.
— Nos grelins étaient entreposés sur le pont. Elle appartenait forcément aux haleurs, accusa Souemnout en regardant le chef d’équipe d’un air furieux. Je ne pourrais expliquer comment elle est arrivée à mon bord, mais Neni se trouvait à proximité sur un rocher, d’où il lançait des ordres.
— Et moi, capitaine, je suis prêt à parier que ton lest a basculé, jeta Neni comme s’il crachait un fruit aigre.
Bak observa l’épave et les hommes postés le long du canal pour la maintenir en place, leurs cordages tendus à l’extrême. Il avait une assez bonne idée de ce qui s’était passé. Un capitaine aussi expérimenté que Souemnout le savait probablement, et Neni aussi, sans nul doute. Mais tous deux fermaient leur cœur à la vérité, préférant attiser leur hostilité. Le lieutenant consulta du regard Imsiba, qui acquiesça d’un hochement de tête. Ils étaient amis depuis trop longtemps pour avoir besoin de se parler.
Les yeux plissés à cause du scintillement éblouissant de l’eau, Bak scruta à nouveau l’épave. Comme la plupart des navires de commerce, elle était dotée d’une cabine fermée peinte de chevrons noirs, blancs et verts, tandis que les châteaux avant et arrière étaient à ciel ouvert. Un long gouvernail était accroché à la poupe, sur la coque d’un brun profond, rendu plus intense par les intempéries. La haute proue recourbée s’ornait d’un motif vert et blanc de lotus entrelacés. Un bon navire, sur lequel on pouvait compter. Du moins, autrefois.
— Je vais m’approcher de l’épave pour juger par moi-même, annonça Bak.
— Tu prendrais un bain forcé, au risque d’y perdre la vie ? s’étonna Neni, dubitatif.
Les lèvres de Bak prirent un pli dur.
— Je vois une bonne cinquantaine d’hommes sur ces rochers, des deux côtés du canal. N’ont-ils pas tous subi un bain forcé, aujourd’hui ?
— Pour la plupart, en effet, néanmoins…
— Me crois-tu moins bon nageur qu’eux ?
— Ils connaissent bien le fleuve et ses périls.
— Appelle un de tes haleurs et dis-lui de me guider jusqu’au navire à travers les rochers. J’aurai besoin d’une corde légère, mais solide.
Malgré le ressentiment causé par son ton péremptoire, le chef d’équipe accepta d’un hochement de tête.
L’attente fût brève. Le jeune garçon désigné, âgé d’environ quatorze ans, était souple comme un roseau et semblait arborer en permanence un sourire timide. Neni lui parla dans un dialecte incompréhensible pour Bak, mais Imsiba pencha la tête et écouta attentivement des mots qu’il avait connus, dans son enfance. À la fin, il sembla satisfait par ces instructions.
Ils se mirent en route. Bak portait le rouleau de corde sur son épaule gauche, et l’adolescent, une outre en peau de chèvre utilisée par la population locale pour flotter. Au lieu de traverser péniblement le chaos minéral, fendu et craquelé, à la base du promontoire, ils suivirent un chemin détourné, mais recelant moins d’embûches. Ils s’enfoncèrent dans le sable porté par le vent, sautèrent de pierre en pierre pour franchir un rapide, foulèrent des herbes hautes puis entrèrent dans l’eau jusqu’à mi-corps. Par-delà une rangée d’îlots escarpés et stériles se trouvait la partie du fleuve nécessitant le halage. Un sentier battu les conduisit vers le nord. Bak se contentait d’esquisser un signe du menton à l’adresse des hommes qu’ils dépassaient. Ceux-ci ne révéleraient rien avant qu’il ait examiné l’épave par lui-même. Mais ensuite, il pourrait les interroger avec l’autorité de celui qui sait.
Ils firent halte sur un grand tertre agrémenté par un tamaris solitaire, où poussait une herbe dure et piquante. L’îlot s’étendait vers l’amont et surplombait l’épave. Un pieu lustré par le frottement des cordes était calé entre deux gros rochers. L’îlot était désert et le pieu nu. En face, au bord du canal, un villageois accroupi mâchait des dattes avec vigueur. Tout près de lui, un épais filin s’enroulait plusieurs fois autour d’un roc, son extrémité solidement attachée à l’épave.
Bak observa le tertre sur lequel il se tenait.
— Ce point de passage semble dangereux. Pourquoi n’y a-t-on placé personne ?
Le jeune garçon répondit avec un haussement d’épaules :
— Dadou était ici. Il a nagé jusqu’au bateau avec une corde, qu’il avait attachée solidement à ce pieu. La dernière fois que je l’ai vu, il était revenu et attendait que son équipe vienne lui prêter main-forte. Alors le bateau a fait naufrage, et je n’ai pas eu l’idée de regarder de ce côté. Je ne sais pas où il est passé.
Bak scruta le canal, les hommes perchés au-dessus de l’étroite chute d’eau et l’anse paisible, un peu en aval de l’épave.
— Où se trouvait Neni quand le navire a heurté les rochers ?
— Là-bas.
L’adolescent se tourna vers l’amont et désigna un grand monolithe en granit qui dominait le paysage, le point idéal pour surveiller l’activité le long du canal et donner des ordres. Un rocher aplati, à côté du monolithe, était occupé par un homme à la chevelure clairsemée, qui avait enroulé sa corde reliée au bateau autour d’une saillie de pierre.
Bak s’adossa contre le pieu et fixa à nouveau son regard sur l’épave. De près, celle-ci ne paraissait guère différente. Elle évoquait assez un agneau attaqué par un chacal, et trop grièvement blessé pour survivre.
La cargaison, probablement un millier de peaux au total, était arrimée sur le pont, devant et derrière la cabine. Celles que les lames avaient balayées étaient gorgées d’eau, mais pourraient sans doute être récupérées puis vendues sans perdre de valeur. Pas étonnant que les hommes de Neni restent à proximité ! Sauver tant de marchandises leur vaudrait une généreuse récompense.
Bak s’en voulut de gâcher les derniers précieux instants de lumière et s’agenouilla au bord de l’eau bouillonnante. S’il voulait apprendre la vérité, il devait traverser le fleuve. Il frissonna à cette idée. Quelque temps plus tôt, il avait frôlé la noyade[1] ; désormais les rapides lui inspiraient une terrible appréhension.
L’adolescent ne tenta pas de l’en dissuader, mais le regarda avec inquiétude resserrer une boucle de corde autour du pieu et emporter le reste du rouleau vers les flots. Tâchant de ne pas voir le reflet de sa propre peur sur le visage du jeune villageois, le policier passa la corde à son épaule et entra dans le fleuve. Il prit son souffle et plongea.
Luttant contre le courant, il examina le monde liquide qui l’entourait dans une lumière filtrée par le limon. Au-dessous de lui, une couche rocheuse prolongeait le tertre qu’il venait de quitter et s’étendait au loin. Quand les eaux baisseraient, elle formerait une île déserte et stérile. Un banc de petites carpes passa parmi les branches dépouillées d’un buisson englouti. Bak crut sentir le goût du poisson, de la vase, les remugles des siècles.
Il repéra une surélévation à mi-chemin, remonta à la surface pour respirer, puis nagea dans cette direction. La corde s’emmêla autour de son bras gauche, et Bak dut ralentir pour se dégager non sans mal. Il approchait de la saillie, presque à fleur d’eau mais dissimulée par les remous, quand, tout à coup, un bras apparut à la surface et une main lui fit signe.
De saisissement, Bak avala de l’eau et faillit s’étrangler. Le courant l’entraîna vers l’aval, où une écume blanchâtre trahissait la présence de tourbillons. Il se sentait gagné par la panique quand la corde le retint brusquement.
Il nagea de toutes ses forces en résistant à l’envie de tousser, et put s’accrocher à la saillie pour, enfin, remonter respirer. La main avait disparu. Il s’efforça d’adresser au jeune garçon un sourire rassurant. Quand il eut repris son souffle, il progressa en prenant garde à ne pas se couper sur les arêtes effilées comme des lames. Tout au bout, il trouva la main. Et le reste.
L’homme, pâle dans la mort, les yeux exorbités par la peur, montait et descendait dans le courant. Une corde solide, coincée dans une crevasse, s’enroulait autour de ses jambes et le retenait dans l’eau. Bak remarqua l’extrémité effilochée, et une longue blessure pareille à une brûlure sur la cuisse et la jambe droite du corps. Pauvre Dadou… Il était facile de déduire ce qui s’était passé, du moins en partie. Pour découvrir le fin mot de l’histoire, Bak devait nager jusqu’à l’épave. Conscient du peu de temps qu’il lui restait, il remonta et respira à longs traits. Le soleil livrerait bientôt Ouaouat[2] à l’obscurité. Il fallait abandonner Dadou et se hâter.
Le policier nagea droit vers le navire, observant du même coup les cordes tendues entre la coque brisée et les îlots, puis les trois récifs où le bateau s’était échoué, rongés par l’eau et par les ans. Il plongea. Sous l’eau, des blocs de grès grossièrement taillés – le lest – se répandaient par la coque béante. Une nuée de poissons minuscules entourait les peaux. Une grosse perche arriva parmi eux, se repaissant de ses congénères qui fuirent dans toutes les directions. L’extrémité d’une corde ondoyait entre les blocs – la même, à coup sûr, qui entravait les jambes de Dadou.
Bak revint à la surface, contourna la cargaison pour s’approcher du gouvernail. Les peaux semblaient bien attachées sur le pont incliné, mais pour combien de temps ? Il déploya la corde qu’il avait emportée sur son épaule et en noua le bout au château arrière, pour établir une sorte de pont entre le navire et l’îlot où l’adolescent s’était assis.
Le lieutenant plongea à nouveau. En quelques secondes, il découvrit sur la coque une corde épaisse que Dadou avait sans doute fixée avant de mourir. Au lieu de monter, comme c’eût été normal, vers l’îlot où attendait le jeune villageois, elle s’incurvait autour des trois récifs et revenait vers le bateau pour disparaître sous une masse de peaux. À tâtons, Bak la suivit à travers la cargaison, puis à nouveau dans l’eau, où elle était bloquée sur toute sa longueur par des blocs de grès. On eût dit qu’un être puissant, un dieu peut-être, avait tranché la corde puis l’avait projetée à sa guise, vouant le navire à la destruction.
Bak, Imsiba, Souemnout et Neni s’étaient réunis sur le promontoire. Le ciel se parait de couleurs flamboyantes. La brise était tombée. Le doux soleil du soir avait réchauffé Bak et séché son pagne. Des passereaux volaient à tire-d’aile, attrapant au passage des insectes invisibles pour l’œil humain. Des effluves d’oignons braisés montaient d’un village niché parmi les rochers, plus loin en aval.
Sur l’épave, une douzaine d’hommes détachaient les balles de peaux et les laissaient tomber dans l’eau. D’autres les tiraient jusqu’à la corde posée par Bak, tandis qu’une troisième équipe les y attachait et les poussait vers l’îlot à travers le courant. D’autres ensuite les entassaient loin de l’eau, pour la nuit. Leurs gestes frénétiques accompagnaient cette course contre le temps.
— On ne le voit pas d’ici, mais la saillie rocheuse où gît Dadou a des arêtes plus coupantes qu’une lame en silex.
Il leur montra une entaille qu’il s’était faite à la main, et dont il n’avait pris conscience qu’au sortir de l’eau.
— Elles ont entamé la corde et le poids du bateau a fait le reste.
— Donc, c’était un accident, souligna Imsiba en lançant un regard appuyé à Souemnout.
— Je veux bien qu’un rocher effilé puisse couper une corde, mais il y en avait d’autres pour maintenir mon navire en place. Comment a-t-il pu virer et se fracasser contre les rochers ?
— Nous sommes passés au-dessus de ces arêtes plus d’une fois, remarqua Neni, sur la défensive.
— La corde était tendue à se rompre, expliqua Bak. Lorsqu’elle a claqué, la partie supérieure est revenue en arrière, s’est dégagée du pieu, puis elle s’est enroulée autour des jambes de Dadou. Elle l’a alors entraîné sur le lit du fleuve, où elle s’est prise dans une fissure. Il se peut que Dadou ait perdu connaissance par suite d’un choc à la tête, ou qu’il se soit affolé. Quoi qu’il en soit, il s’est noyé.
— Et mon navire ? demanda Souemnout.
— Qu’un homme soit mort n’a donc aucune importance pour toi ? s’indigna Neni. Il était marié et père de plusieurs enfants. C’était un homme intègre et courageux.
Bak éprouvait une furieuse envie de les empoigner par le cou et de cogner leurs têtes l’une contre l’autre. Il avait espéré que, la cause du naufrage innocentant tout le monde, ils mettraient un terme à leur querelle. Malheureusement, ils savouraient leur aversion mutuelle.
— L’autre partie de la corde est revenue avec violence vers le navire. Elle a cinglé le pont en faisant tomber les hommes, le brasero et la cage à l’eau. Un long morceau a été bloqué sous les balles de peaux et le navire, brusquement immobilisé, a viré contre les rochers.
— Regardez ! cria Imsiba en montrant l’épave.
Soulagée du lest et de la cargaison, elle s’était remise d’aplomb et dérivait en travers du canal.
— Coupez tout ! hurla Neni.
Sa voix profonde résonna jusqu’aux hommes postés le long des flots.
— Non ! se lamenta Souemnout. Mon bateau ! Ma vie !
Les hommes qui dégageaient les dernières balles abandonnèrent leur tâche et se jetèrent à l’eau. Les pieux furent arrachés ou débarrassés de leurs cordages. Lorsqu’on ne pouvait y parvenir à temps, les cordes, trop précieuses pour être perdues, furent coupées à la hache au plus près de la coque.
Le navire descendait le courant, alourdi par l’eau qui l’avait envahi. Bak craignait qu’il ne vire encore et ne bloque le canal, ce qui aurait mis un terme au trafic dans le Ventre de Pierres pour le reste de l’année. Mais Neni savait ce qu’il faisait. Le vaisseau poursuivit sa course jusqu’à ce qu’une dernière pente écumeuse l’emporte à l’intérieur de l’anse. La poupe s’enfonça encore et la proue se souleva, tendant vers le ciel son motif de lotus. Sur le promontoire, les hommes attendirent en retenant leur souffle. Le vaisseau se renversa en arrière dans un grand bouillonnement et s’abîma sous la surface.
Hori, le scribe de la police, courait le long du quai, les yeux rivés sur Bak et Imsiba dont l’esquif approchait d’un piquet d’amarrage.
— Chef ! Le commandant désire te voir ! Immédiatement !
Bak marmonna un juron.
— Ne pourrais-je au moins enfiler des vêtements propres ?
— Je m’en dispenserais, à ta place, observa le jeune homme joufflu en attrapant la corde lancée par Imsiba, pour former une boucle qu’il passa autour du piquet. Une sentinelle a aperçu ton embarcation au loin et a signalé ton retour. Le commandant t’attend.
— Vas-y, mon ami, conseilla Imsiba avec bonne humeur. Je m’occupe de la barque et du repas matinal que nous pensions partager.
— Les désirs du commandant Thouti sont des ordres ! soupira Bak en levant les yeux au ciel.
— Il est en compagnie d’un visiteur, chef, indiqua le scribe. Un lieutenant à peine arrivé d’Abou. Le capitaine Neboua est également là-bas.
— Un officier du pays de Kemet ? Un inspecteur, à ton avis ? voulut savoir Bak, les sourcils froncés.
— Un lourd fardeau semble peser sur ses épaules. Il cherche de l’aide, pas des ennuis.
Bak remonta le quai central en compagnie du jeune scribe. Ils passèrent devant un navire similaire à celui de Souemnout, et une grande barge de transport dont la ligne de flottaison était haute, sa coque plate roulant sur la houle légère. Un marin se pencha par-dessus la rambarde pour cracher dans l’eau. Un autre accroupi près d’un brasero remuait le contenu d’une marmite posée sur les charbons ardents. L’odeur d’oignons et de poisson creusa l’estomac de Bak.
Sur le quai sud, un long navire d’agrément était amarré. On voyait qu’il était conçu pour la vitesse et le plaisir, non pour faire la navette chargé de marchandises comme tant de bateaux, à Ouaouat. Une cabine à damier rouge et blanc et les rampes ornées d’un délicat motif de papyrus contrastaient avec la vigueur de ses lignes. La proue arborait l’effigie de Khnoum à tête de bélier, la divinité d’élection des habitants d’Abou. Bak fut impressionné. L’officier que recevait Thouti était arrivé avec style.
Devant eux se dressaient les hautes murailles en brique crue de Bouhen, d’un blanc aveuglant sous le soleil du matin. Du côté du fleuve, les tours s’élevaient jusqu’aux remparts crénelés depuis deux esplanades en pierre bordant le front de l’eau. Au pied du portail à doubles tourelles, une sentinelle bavardait avec trois petits garçons pour passer le temps. Autour d’une porte identique, du côté nord, régnait davantage d’effervescence. Une longue file d’hommes descendaient péniblement le quai, chargés de lourds lingots de cuivre, qu’ils transféraient d’un entrepôt de la citadelle à un navire en partance pour Kemet. Ils avaient entonné un chant d’ouvriers, discordant et sans grande qualité artistique, mais si l’on se fiait à son intensité, il leur montait du fond du cœur. Un vieux prêtre, émacié et le crâne ras, était assis devant la porte du pylône le plus au sud. Souvent, il y venait pour se chauffer au soleil, après avoir accompli les ablutions matinales dans le temple de l’Horus de Bouhen, où régnait une obscurité glacée. Bak salua le soldat, ébouriffa les cheveux d’un des gamins et adressa un signe de la main au prêtre.
Il pénétra dans le passage sombre et sentit un frisson le long de son dos. « Un présage… » pensa-t-il. Peut-être Amon lui-même l’avertissait-il d’agir avec prudence. Il rit tout haut et chassa cette idée de son esprit.
La sentinelle en faction devant la résidence du commandant indiqua à Bak l’escalier de pierre conduisant à l’étage. Il gravit les marches quatre à quatre et parvint dans une cour ensoleillée. L’espace était encombré par des jouets, des gargoulettes, un métier à tisser, une meule et une cuve de natron. Dans la substance blanche et salée, le fils aîné de Thouti, âgé de dix ans, desséchait un chien qui avait été son fidèle compagnon jusqu’à ce qu’il meure de vieillesse. Bak remarqua avec plaisir que l’odeur de décomposition avait disparu. Ainsi, l’enfant pourrait bientôt emmailloter pour l’éternité l’animal qu’il avait aimé.
Il s’arrêta sur le seuil de la salle d’audience privée, où trois hommes attendaient sans un mot, comme s’ils s’étaient déjà tout dit. Le commandant, assis dans son fauteuil, tenait un verre à pied, avec près de lui une petite table chargée de pain, de bière, de pigeons rôtis et de dattes. Il aperçut Bak et lui fit signe. Le capitaine Neboua, installé sur un trépied dans son coin favori, sur le côté, adressa au policier un salut du menton. Le troisième homme, étranger à Bouhen, occupait un tabouret devant le commandant. Lui aussi se tourna vers le nouveau venu.
— Tu m’as convoqué, chef ? s’enquit Bak.
Thouti l’examina de la tête aux pieds. Son regard s’arrêta sur le pagne taché de boue et de sueur, la main bandée, et diverses contusions. Si cette apparence négligée le contraria, il n’en montra rien.
— As-tu mangé, lieutenant ? demanda-t-il en l’encourageant d’un geste à s’approcher de la nourriture.
— À l’aube, dans le village de Neni. Rien d’aussi raffiné, crois-moi.
Un bol rempli de minuscules os d’oiseaux lui apprit que les autres avaient déjà consommé leur repas du matin.
— Approche un tabouret.
Thouti, de petite taille, avait cependant des épaules carrées, et l’huile dont il avait oint sa peau hâlée dessinait des muscles puissants. Ses sourcils étaient épais, sa bouche ferme, sa mâchoire déterminée. Le feu qui brûlait dans ses prunelles sombres laissait entrevoir à quelle force de caractère il devait son haut grade.
Tandis que Bak choisissait un pigeon dans le plat et arrachait une aile, Thouti se chargea des présentations :
— Tu vois devant toi le lieutenant Amonhotep. Il vient d’Abou, envoyé par Djehouti, gouverneur de la province située à l’extrême sud de Kemet. Amonhotep est son conseiller, son bras droit.
Tout en savourant la volaille braisée à la perfection, Bak observa l’officier. Celui-ci ne devait pas avoir encore atteint, comme lui, l’âge de vingt-cinq ans. Il était mince et de taille moyenne, mais musclé. Des boucles rousses et des yeux verts éclairaient son visage fin, à l’expression sérieuse. Des plis d’inquiétude barraient son front.
— J’ai beaucoup entendu parler de toi, lieutenant, commença Amonhotep en lui adressant un sourire si bref que Bak faillit ne pas le voir. Le vizir, qui est un vieil ami de Djehouti, ne tarissait pas d’éloges à ton sujet lorsqu’il est passé à Abou, la semaine dernière.
Bak lança un regard interrogateur à son chef, puis à Neboua. Il n’était pas surpris que le vizir, qui avait récemment inspecté les forteresses de Ouaouat, se soit arrêté à Abou en retournant vers la capitale. Mais qu’un si haut fonctionnaire mentionne un simple lieutenant de Bouhen chargé de la police medjai le stupéfiait.
— Je t’avais bien dit que l’auguste personnage chanterait tes louanges, rappela Neboua, avec un sourire en coin fort différent de la gaieté expansive qui accompagnait généralement ses taquineries. En un rien de temps, ta renommée se répandra par toute la terre de Kemet. L’homme qui traque les prédateurs humains !
Le capitaine d’infanterie, second de Thouti dans la hiérarchie, était âgé de trente ans. Grand et bien découplé, il ne se souciait guère de son apparence. Sa ceinture entortillée remontait trop son pagne d’un côté. Son large collier de perles multicolores avait tourné, de sorte que le fermoir à tête de faucon reposait sur son épaule gauche. Son sourire crispé trahissait un net manque d’enthousiasme pour ce qui leur valait la visite d’Amonhotep.
Thouti demeurait muet, étrangement hésitant à expliquer la mission du visiteur.
À la fois intrigué et méfiant devant la réticence des deux officiers, Bak jeta un os dans le bol, se lécha les doigts et demanda :
— Et cette convocation, c’est pour un motif particulier, chef ?
— Celui qui connaît les faits de première main est mieux à même de les exposer.
— Mais par où commencer ? s’interrogea Amonhotep en passant ses doigts dans ses boucles rousses. Voici : trois personnes de la résidence ont hélas trouvé la mort en un seul mois. L’une dans le fleuve, les autres à l’intérieur de la propriété. Dans les deux premiers cas, malgré l’étrangeté des circonstances, nous avons cru à des accidents. Qui voudrait songer à l’abomination d’un crime ? Mais la troisième fois, il s’agissait incontestablement d’un meurtre ; l’homme gisait par terre, une dague dans la poitrine. D’après Djehouti – et c’est aussi mon avis –, cette dernière affaire rend les deux premières suspectes.
Il fixa Bak comme s’il attendait un signe d’approbation. Le policier resta impassible. Il disposait de trop peu d’éléments pour parvenir à une conclusion.
— Le dernier événement s’étant produit la veille de l’arrivée du vizir, Djehouti, naturellement contrarié, s’en ouvrit à lui. Le digne fonctionnaire fut aussi troublé que nous qui résidons dans la propriété.
Amonhotep marqua une pause, puis secoua la tête comme pour chasser un mauvais rêve.
— Le vizir songea à toi, lieutenant Bak. Il vanta à Djehouti ta grande habileté à capturer ceux qui méprisent la déesse Maât. Il nous suggéra de requérir ton aide.
« Ma grande habileté ? » s’étonna Bak. Soudain il devina la mission du jeune officier et son cœur se serra. L’histoire était passionnante, l’énigme qu’elle constituait représentait un défi. Mais se rendre à Abou était son seul espoir d’identifier le meurtrier et de plaire à Maât, la déesse de l’ordre et de la justice.
— Djehouti est un homme fier, reprit Amonhotep. Solliciter l’aide de quiconque n’est pas dans ses habitudes. Pourtant, comment aurait-il pu négliger cette suggestion ? Sans ton concours, nous sommes impuissants. Nous n’avons aucun suspect et pas la plus petite preuve qu’un même meurtrier a frappé trois fois. Aussi Djehouti ordonna-t-il d’affréter son navire, et, le jour où le vizir repartit vers le nord, j’embarquai pour le sud. Me voici à Bouhen, après huit longs jours sur le fleuve, pour plaider ma cause devant le chef de la garnison. Et devant toi, ajouta-t-il d’une voix étouffée par l’émotion. Lieutenant Bak, accepteras-tu de m’accompagner à Abou ?
Les pensées de Bak allaient bon train. Il n’aimait rien tant que de traquer un tueur, chercher des traces souvent dissimulées par le temps ou par la ruse, sentir qu’il se rapprochait du gibier puis le prendre au piège. Cela lui était arrivé plusieurs fois à Bouhen, et il avait aimé voyager vers le sud pour enquêter sur le meurtre d’un officier, à la forteresse d’Iken. À la différence de cette garnison, qui tombait sous la juridiction de Thouti, Abou était bien loin de là, dans la sphère d’influence de l’homme qui le réclamait. Serait-il libre d’agir à sa guise ou aurait-il les mains liées ? Recevrait-il l’aide de la garnison en cas de nécessité, ou serait-il forcé de lutter seul contre tous ? Ceux qu’il questionnerait seraient-ils contraints de lui répondre, ou tourneraient-ils le dos en lui riant au nez ?
Mais surtout, il tenait à regagner librement Bouhen après avoir capturé le meurtrier. Si tant est qu’il parvenait à le trouver.
Avant qu’il ait pu exprimer ses interrogations et ses doutes, le commandant se leva, se dirigea vers la porte et contempla la cour. Au bout d’un long silence, il se tourna vers eux.
Mieux vaut, je crois, débattre de cette affaire en privé. Lieutenant Amonhotep, laisse-nous.
— Oui, mon commandant.
Thouti s’écarta de la porte pour le laisser passer.
— Je t’enverrai chercher d’ici une heure pour te donner ma réponse.
Pendant que les pas du jeune officier s’éloignaient dans l’escalier, Bak s’apprêta à parler, mais Thouti leva la main pour lui imposer silence.
— Comme tu le sais fort bien, lieutenant, le vizir ne tolérera pas de refus. Tu dois te rendre à Abou.
— Mais, chef !…
— J’apprécie mon grade de commandant et l’autorité qu’il me confère sur le Ventre de Pierres, dit-il en se rasseyant. Je rêve de m’élever un jour au rang de général et de me trouver à la tête d’un régiment.
Il prit son verre et le fixa, puis le reposa sans avoir bu.
— Non seulement ce rêve sera brisé si nous passons outre à cette demande du vizir, mais je pourrais être muté à Kouch[3], au pays des Hatti ou dans quelque autre contrée aussi lointaine que déplaisante. Où que j’aille, tu partageras ma disgrâce, cela va de soi. En courrons-nous le risque ?
— Non, chef. Je te demande simplement une promesse.
— Quelle peut-elle bien être ? demanda Thouti en plissant les yeux.
— À Abou, je souhaite dépendre exclusivement de ton autorité.
Neboua, qui avait deviné l’intention de Bak, l’approuva d’un bref hochement de tête et, contenant un sourire, fixa obstinément ses jambes étendues.
Thouti, prenant soin de ne pas regarder son second, pinça les lèvres malgré son évidente satisfaction.
— Tes raisons, lieutenant ?
— D’abord, cela me conférera un statut à part, ce qui me permettra de préserver mon indépendance. Ensuite, si j’échouais dans ma mission ou si je constituais une menace pour les puissants, nul à Abou n’aurait le droit de me punir. Enfin, je désire revenir à Bouhen, près de mes Medjai, une fois cette mission terminée.
Thouti planta ses coudes sur les bras de son fauteuil et considéra Bak au-dessus de ses doigts entrecroisés, prolongeant le silence comme s’il soupesait cette idée.
— Je ne vois aucune raison qui m’empêche de te « prêter » à Djehouti pendant quelques semaines. Qu’un scribe vienne donc consigner que tu demeures sous mes ordres.
Sur son banc, Bak allongea ses jambes et s’adossa contre le mur enduit de plâtre blanc. Il savourait ses quelques dernières heures à Bouhen. Dans la cour inondée de soleil, le calme était inhabituel en cette fin de matinée. Il n’y avait aucun client dans la maison de plaisir de Noferi.
Le frottement énergique d’un balai résonnait dans la pièce de devant, la plus publique, tandis qu’un léger ronflement montait d’un passage à l’arrière, où dormaient les jeunes femmes.
— Tu pars demain ?
La question lui parvint d’une troisième porte ouverte, d’où flottait une odeur d’oie rôtie. Sous l’auvent qui ombrageait la moitié de la cour, un lionceau se léchait les pattes. Il dressa l’oreille en entendant la voix de sa maîtresse, sans s’interrompre dans sa toilette.
— Dès le point du jour, répondit Bak, dont les yeux brillèrent d’une lueur espiègle. Trop tôt, je le crains, pour te dire au revoir. Sauf si tu souhaites que je te réveille ?
— Cette seule idée me révulse, déclara la vieille obèse d’un ton renfrogné, en apparaissant sur le seuil.
Pas le moins du monde effarouchées, des souris trottinaient dans la paille et les feuilles de palmier du toit, rivalisant avec les moineaux pour trouver des graines et de quoi construire un nid. Noferi leva un regard réprobateur vers ce tapage, puis elle approcha un tabouret de Bak. Le siège disparut presque sous ses cuisses épaisses et son ample postérieur.
— Si pénible qu’il me soit de l’admettre, Bak, tu me manqueras. Toute cette bière que tu ingurgites, cette ironie que tu exerces trop souvent à mes dépens, le profit que tu tires de mon savoir et de mes amitiés, le…
Bak se pencha pour pincer sa joue rebondie.
— Tais-toi, vieille femme. Tu vas me faire pleurer si tu continues à m’avouer ton affection.
Elle chassa sa main d’une tape.
— De l’affection, vraiment ! Ce sont tes exigences que je regretterai. Autant qu’une rage de dents.
— Comment te débrouillerais-tu, sans moi ?
— Pas très bien, à mon avis, répondit Neboua qui arrivait de la pièce de devant, avec dans chaque main deux cruches de bière débouchées. Si tu n’avais fait d’elle ton espionne dès ton arrivée à Bouhen, elle vivoterait encore dans ce lupanar des faubourgs.
Noferi redressa le menton en reniflant.
— Quand apprendras-tu le tact, capitaine ? Je n’ai pas à rougir de mon passé, mais je n’ai pas envie de l’évoquer.
Riant tout bas, il s’assit par terre à côté d’elle et lui tendit une cruche.
— Bois, ma petite colombe. Noie ton aigreur dans la meilleure bière brassée à Bouhen.
Imsiba entra à son tour, chargé d’un petit panier bordé de feuilles.
— Si la bière ne réjouit pas son cœur, peut-être ce présent de Sitamon lui rendra-t-il le sourire.
La belle Sitamon était la bien-aimée d’Imsiba, qu’il projetait de prendre bientôt pour épouse. Il remit le panier à Noferi et s’assit près de Neboua. Elle déplia les feuilles pour découvrir plus d’une douzaine de petits gâteaux farcis de dattes et de noix écrasées, enrobés de miel. Elle les examina avec gourmandise et se lécha les lèvres. C’étaient ses friandises préférées, et Sitamon le savait bien.
Neboua lança, tout en adressant un clin d’œil à Bak :
— Alors… vas-tu manger toute seule ou partager un peu ?
Elle lui tendit le panier d’un geste dédaigneux. Il prit une douceur et fit passer. Bak et Imsiba refusèrent. Sitamon les avait préparées pour Noferi, aussi était-il normal qu’elles lui reviennent. La vieille femme se servit et croqua une bouchée avec délectation.
— Si seulement moi aussi je pouvais me rendre à Abou ! dit-elle d’une voix teintée de regret.
— Combien de fois m’as-tu répété que tu préférais Bouhen à tout autre lieu ? s’étonna Bak.
— Ne puis-je, de temps en temps, éprouver la nostalgie de mon pays natal ? répliqua-t-elle sévèrement, comme si elle ne parvenait à croire à tant de stupidité. Ne puis-je rêver de retourner dans une vallée aux grands champs verdoyants, aux villages prospères, aux cités où des hommes et des femmes se promènent vêtus de lin fin et de bijoux exquis ?
Bak savait que, jadis, courtisane dans la capitale, elle avait été d’une grande beauté et avait partagé la couche des plus grands. Elle regrettait rarement le passé, mais parfois les souvenirs pesaient lourd sur son cœur.
— As-tu déjà entendu le nom de Djehouti, né à Abou et actuel gouverneur de la province la plus au sud de Kemet ? lui demanda-t-il.
Absorbée par la question et flattée d’être consultée, elle lécha le miel sur ses doigts avant de prendre machinalement un autre petit gâteau.
— Djehouti… Mmmmm. Oui. De noble extraction. Gouverneur de province comme avant lui son père, et le père de son père. Dans son jeune âge, envoyé à la capitale pour côtoyer les enfants royaux, poursuivit-elle entre deux bouchées. Fils unique, si mes souvenirs sont bons, et gâté autant par son père que par sa mère. Adolescent obstiné, qui ne suivait que son caprice, n’écoutait aucun conseil et s’investissait souvent d’une autorité trop lourde pour ce dont il était capable.
— Un vrai fils de la noblesse ! persifla Neboua. J’espère, dans ton intérêt, Bak, qu’il a dépassé ce comportement infantile et têtu.
— Je le découvrirai bien assez tôt. Nous prenons le fleuve à l’aube, et si les dieux nous sourient, nous arriverons à Abou d’ici neuf ou dix jours.
Imsiba le regarda par-dessus sa cruche de bière.
— J’aimerais y aller avec toi, mon ami.
— Moi aussi, renchérit Neboua. Aucun meurtrier ne nous échapperait longtemps, si nous étions tous les trois sur sa piste…
À l’expression de leur amie, il comprit qu’elle était blessée de cette mise à l’écart. Avec un sourire, il termina :
— … avec Noferi.
Bak secoua la tête, sachant que c’était impossible.
— Kasaya et Psouro viendront avec moi. Leur faible grade les rend proche de la population ; ils pourront interroger des hommes et des femmes qui m’opposeraient peut-être leur silence, me croyant une menace pour leurs maîtres. En outre, je remets volontiers mon existence entre leurs mains, et vous-mêmes n’avez pas à douter d’eux.
— Tu crois que ta vie pourrait être menacée ?
— Je ne sais pas. Amonhotep n’a ajouté aucune précision à ce qu’il nous a révélé en présence du commandant. Il prétend que Djehouti préfère me relater les faits lui-même. Pour quelle raison ? Amonhotep refuse d’en dire plus.
— Comment peut-il te laisser dans le noir ? s’indigna Imsiba.
— Nous devons trouver un prétexte pour suivre Bak à Abou, dit Neboua, pensif. Marcher en compagnie d’un ami au grand soleil, le long d’une rue familière, est une chose ; s’aventurer avec des étrangers le long d’un chemin sombre et inconnu, voilà qui relève de la témérité.