4
Devant la demeure de Nebmosé, Bak étouffa un bâillement et laissa la brise froide du matin l’éveiller tout à fait. Il avait pu prendre du repos, grâce à Psouro et Kasaya, mais pas assez. La nuit avait passé sans incident ; les occupants de la résidence avaient dormi en paix. Il doutait que la présence de la police ait fait la différence.
Un jardinet bien entretenu entourait l’autel familial, à l’entrée principale de la propriété. Des arbres vénérables, des buissons épais et des fleurs luxuriantes emplissaient l’espace de couleurs. Des canetons duveteux nageaient avec leur mère sur un petit bassin où flottaient des nénuphars. Les abeilles bourdonnaient de leur chant éternel tout en récoltant de suaves nectars à l’intérieur des fleurs. Bak imaginait combien un visiteur distingué devait être impressionné, après les fatigues d’un long voyage. Le jardin était pareil au Champ des Joncs, où les morts justifiés[6] savouraient l’éternité.
Il suivit le sentier jusqu’à l’autel, un petit édifice blanc orné d’une corniche rouge et vert. Quatre marches étroites le menèrent à une entrée flanquée de colonnes. Bak s’attendait à trouver l’intérieur vide, toutefois le buste d’un ancêtre trônait sur un socle en grès. Une offrande de fleurs fraîches reposait au pied de l’effigie peinte en rouge. Bien que le dernier membre de la famille ait disparu, il restait quelqu’un pour entretenir sa mémoire.
Bak explora le jardin jusqu’au portail, presque aussi haut que l’enceinte de la résidence et solidement barré de l’intérieur. Il l’ouvrit et se retrouva dans une des nombreuses ruelles qui traversaient Abou. Les portes des voisins, en face de la rue, avaient été aménagées dans des murs tout aussi élevés et massifs. Les rares fenêtres, étroites et très hautes, laissaient entrer l’air et la lumière sans rien révéler du monde extérieur. Tout au bout, le passage disparaissait au milieu d’un fouillis de petites maisons sordides. Comme toujours à Kemet, les pauvres coudoyaient les riches, mais les rencontraient rarement face à face.
Rebroussant chemin, le lieutenant replaça la barre sur le portail derrière lui et contourna rapidement la demeure de Nebmosé. Derrière les écuries et les greniers abandonnés, il découvrit une cour poussiéreuse où un bouquet de palmiers rivalisait avec des tamaris pour capter les rayons du soleil. Un puits était placé devant un bâtiment presque cubique contenant quatre entrepôts longs et étroits, auxquels on accédait par un portique. Trois d’entre eux étaient vides ; le quatrième renfermait un char à l’essieu brisé. Bak s’approcha d’une petite porte ombragée par les arbres et souleva le pieu qui en bloquait l’entrée. La ruelle au-dehors était si étroite que l’on ne pouvait y passer qu’à pied. Vers le sud, elle s’enfonçait entre les maisons. Dans la direction opposée, elle passait devant la résidence du gouverneur et disparaissait dans les champs bigarrés qui couvraient le nord de l’île.
Déçu malgré lui, il remit le pieu en place et se dirigea vers la maison. Le meurtrier d’Hatnofer avait pu entrer et sortir sans être vu aussi bien par l’entrée principale que par-derrière, voire par la propriété de Djehouti. Hormis la salle d’audience et les principaux appartements, toutes les pièces servaient de réserves. La gouvernante s’était crue seule dans la demeure. N’importe qui avait pu l’assassiner.
— Quel dommage, n’est-ce pas ?
Bak, qui contemplait une longue rangée de stalles vides depuis le seuil de l’écurie, sursauta et se retourna. Derrière lui, le fils du gouverneur scrutait également le bâtiment plein d’ombres. Le lieutenant confia à celui-ci, avec un amusement mêlé de nostalgie :
— Autrefois, quand j’étais pilote de char dans le régiment d’Amon, je rêvais d’une telle écurie à chacune de mes permissions. Mes chevaux, de nobles animaux mais totalement dépourvus de discernement, se satisfaisaient de la cabane où mon père abritait son âne.
Le visage d’Inenii s’illumina d’un bref sourire. Il invita Bak à le suivre dans le couloir mal éclairé. Chaque stalle, construite en briques et surmontée d’une voûte, pouvait contenir deux chevaux, mais les vantaux de bois avaient disparu, de même que les harnachements de cuir jadis suspendus aux murs et les chars alignés dans la cour. On avait tout débarrassé, tout nettoyé. Sur le sol en terre battue d’où montait encore un faible relent de fumier, il ne restait que quelques fétus de paille, des traces de grain et des taches sombres. « Oui, c’est bien dommage, songea Bak. Quelle tristesse de laisser à l’abandon une si belle écurie ! »
— Enfant, je venais souvent ici, se souvint Inenii. Les chevaux comptaient parmi les plus beaux de Kemet, et l’étalon provenait du lointain pays des Hatti. Ils étaient vifs et fougueux, des animaux de rêve. J’aspirais à devenir conducteur de char.
Il se pencha pour ramasser un brin de paille, qu’il mit au coin de ses lèvres, avant de poursuivre avec un petit rire de dérision :
— Les dieux s’en sont mêlés, et me voilà cultivateur. Ne te méprends pas. Cette vie-là me convient. Je m’occupe des terres de mon père avec une compétence dont peu d’hommes peuvent se targuer.
Bak fut surpris. Non de ce que la famille d’Inenii possède un domaine, et peut-être plusieurs, à quelque distance d’Abou. La plupart des nobles vivaient grâce au labeur de ceux qui travaillaient la terre, loin des villes où eux-mêmes passaient le plus clair de leur existence. Pas un sur mille ne se serait défini comme un cultivateur.
— Que sont devenus les chevaux ? s’enquit Bak.
— Quand mon père a confisqué cette résidence, on les a installés dans notre domaine de Noubt, à une demi-journée au nord par le fleuve. Ils y sont toujours, avec leurs descendants.
Bak s’arrêta devant une stalle vide, redoutant le pire.
— Qu’a-t-on fait du cheval qui a causé la mort du lieutenant Dedi ?
— Mon père a ordonné qu’on l’abatte, éluda Inenii, après une hésitation.
— As-tu obéi ?
Bak observa attentivement le jeune homme, qui baissait les yeux. N’obtenant pas de réponse et devinant sa méfiance, il ajouta :
— Les chevaux ont été toute ma vie pendant plus de huit ans, Inenii. J’adorais ceux de mon attelage, et si l’on m’avait demandé de les abattre, je me serais d’abord coupé la main, celle que j’utilise pour projeter ma lance.
Inenii chercha à déceler le mensonge sur son visage. Satisfait, il jeta un coup d’œil vers l’entrée et dit à voix basse :
— Dès que j’ai sorti cette pauvre bête terrifiée de l’écurie, loin de l’odeur de la mort, elle s’est calmée. Mon père soutenait que le cheval était fou, alors qu’il avait peur, tout simplement. Cette nuit-là, je l’ai fait conduire à notre domaine de Noubt, où il vit désormais en sécurité. Mon père n’a pas à le savoir.
Bak l’approuva d’un signe de tête.
— Il ne l’apprendra pas par moi.
Ils arrivèrent au bout du couloir et se retournèrent, imaginant tous deux l’écurie telle qu’elle était autrefois.
— Pourquoi, à ton avis, Hatnofer a-t-elle été assassinée ? demanda Bak, rompant leur silence mutuel.
Le petit rire sec d’Inenii brisa leur brève camaraderie.
— Tu me surprends, lieutenant. Hier, tu affirmais devant nous que la prochaine victime appartiendrait à l’entourage de mon père. Aurais-tu jugé depuis que tu te fourvoyais ?
Bak préféra ignorer le sarcasme.
— Elle est morte en raison du rôle essentiel qu’elle joue dans cette demeure, quant à cela, aucun doute, mais tu es tout aussi important. Tout comme Antef, Simout et Amethou. Pourquoi l’a-t-on choisie, elle, de préférence à vous ?
— Je ne vois là aucun mystère. Elle était petite et avait perdu la vigueur de la jeunesse. De plus, elle était seule dans une maison vide. Une proie facile.
Bak ouvrit la porte menant à la propriété du gouverneur. Dans la cour, deux jeunes femmes, des servantes qu’il avait vues dans les cuisines à l’aube, bavardaient près des marches du puits. L’une portait une lourde jarre en équilibre sur sa tête, l’autre tenait un récipient vide par le col. Dès qu’elles aperçurent Inenii, la première courut vers la maison, et la seconde se hâta de descendre l’escalier pour puiser de l’eau.
Bak ne dit mot jusqu’à ce qu’ils aient parcouru la moitié de la rangée de greniers. Les serviteurs étaient trop loin pour les entendre.
— Le sergent Senmout était-il petit et âgé ?
— Il était aussi grand que toi et se flattait de sa force physique, répondit Inenii.
— Pourtant, on n’a pas trouvé de trace de lutte ?
— Non.
Bak s’arrêta à l’ombre, près de la porte de service, et regarda son compagnon avec curiosité.
— Tu sembles peu ému par la mort d’Hatnofer. N’était-elle pas une mère pour toi, comme pour Khaouet ?
Inenii eut un rire dur et ironique.
— Ma mère, lieutenant, était une servante. Elle était jeune et belle, dit-on, et Djehouti la prit pour sienne le jour où elle posa le pied dans cette résidence. Dès lors, Hatnofer ne cessa jamais de la haïr. Elle n’avait que faire de moi. Quand ma mère succomba en donnant le jour à une fille mort-née, je fus envoyé sur nos terres de Noubt. J’y fus élevé par les serviteurs de la maison, que je considère tous comme mes parents.
Ce récit n’était pas inhabituel mais n’en émut pas moins Bak.
— Te rends-tu souvent à Noubt ?
— J’y serais en ce moment même, si mon père ne m’avait appelé. Quelquefois, on dirait qu’il a peur de son ombre.
Bak le considéra, intrigué.
— Tu n’es pas encore convaincu qu’il a de bonnes raisons d’avoir peur ? Cinq personnes sont mortes jusqu’à présent.
Inenii souleva le loquet de la porte.
— Si je l’avais voulu, j’aurais tué Hatnofer il y a bien des années. Le sergent Senmout était un vantard, sûr de sa supériorité dans toutes ses entreprises. Quant au garde Montou… Eh bien, il semblait avoir un bon fond, mais il buvait trop, et parlait interminablement des sujets les plus insignifiants.
— Et le lieutenant Dedi ? Et le petit Nakht ?
— Dedi était jeune et imbu de lui-même. Je ne le prenais pas trop au sérieux. Mais qui sait ? Peut-être quelqu’un s’est-il irrité de son… enthousiasme. La mort de Nakht est pour moi un mystère. Il était petit et malingre, très doux. Pourquoi fallait-il que cet innocent meure ? Je n’en ai pas la plus petite idée.
Bak pouvait en dire autant. Si Hatnofer avait été assassinée parce qu’elle était menue et vulnérable, la mort de l’enfant pouvait s’expliquer de même. Cependant, cela ne valait ni pour Senmout ni pour Montou. Cinq meurtres, sans que ces hommes, cette femme et cet enfant aient opposé la moindre résistance. Pour accomplir un tel exploit, le tueur avait dû les aveugler par magie. Ou, plus vraisemblablement, par la confiance que procure une longue familiarité.
— Certes, j’ai appris avec soulagement que le meurtrier avait choisi quelqu’un d’autre pour victime, admit Amethou, qui rassembla les plis de son long pagne blanc contre son ventre rebondi pour s’asseoir sur un tabouret pliant. Trouves-tu que je manque de cœur, lieutenant ?
— Tu n’es pas le premier à exprimer cette pensée, et je doute que tu sois le dernier.
L’intendant lui adressa un sourire fugitif, concentré sur la tâche qui l’occupait : la distribution hebdomadaire de grain à ceux qui travaillaient aux cuisines.
Bak s’agenouilla auprès de lui à l’ombre de la demeure de Nebmosé – comme il s’était vite habitué au nom que lui donnaient les gens de la ville ! Il regarda les serviteurs vider l’un des greniers. Un homme était accroupi devant une ouverture à la base de la grande tour conique. Un autre, qui avait descendu une échelle intérieure, remplissait un panier de blé et déversait un ruisseau doré à travers l’orifice, emplissant peu à peu la grande corbeille que tenait son compagnon. La poussière montait de la cascade de grains, faisant tousser l’homme à l’extérieur. Amethou inscrivit la quantité sur un fragment de poterie. Plus tard, il additionnerait les divers montants et les consignerait sur un rouleau.
— Hatnofer me manquera, confia l’intendant. Dans cette maison, elle était l’une des rares personnes à savoir l’importance de comptes rigoureux. Les autres s’en moquent éperdument, remarqua-t-il avec un long soupir douloureux. Ils prennent un article dans un entrepôt sans se donner la peine de le noter ou de le signaler à quiconque, et ensuite, quand ils reviennent chercher la même chose, ils se plaignent de ne plus en trouver.
— Montrait-elle le même zèle en dirigeant la maison et sa nombreuse domesticité ?
— À l’excès, selon certains. Je ne veux pas la critiquer, mais tu découvriras vite qu’elle n’était pas très aimée. Trop rigide et sévère. Trop exigeante. Mais tout fonctionnait sans heurt, comme une roue de char bien huilée. Son absence se fera grandement sentir.
— Dame Khaouet ne sait-elle pas se faire obéir des serviteurs ?
— Assez !
Amethou bondit vers l’homme accroupi au pied du grenier. Il prit une poignée de blé dans le panier et la fit couler d’une main dans l’autre. Il pinça les lèvres avec réprobation.
— On ne peut pas distribuer cela. C’est plein de sable ! Nous aurions une rébellion sur les bras.
Il jeta le grain par terre et en prit une nouvelle poignée qu’il filtra entre ses doigts, puis secoua la tête.
— Inacceptable. Écarte ce panier et passez au grenier suivant. Quand vous aurez réuni assez de blé pour les besoins de la journée, revenez balayer et versez tout le grain sale dans le dépôt destiné aux plantations.
— Oui, maître, répondit l’homme accroupi, une autre voix lui faisant écho à l’intérieur.
Amethou revint sur son tabouret et ferma les yeux comme pour prier. Quand enfin il les rouvrit, il secoua la tête d’un air contrarié.
— Ils n’apprennent jamais. Jamais. Ce n’est pas à moi de les surveiller, mais à un contremaître. Hélas, la dernière fois que j’ai délégué cette besogne, nous avons mangé du pain plein de sable pendant une semaine.
Bak ne dit mot. Ce problème-là était continuel à l’armée.
— Nous parlions de dame Khaouet, de son aptitude à assumer les devoirs d’Hatnofer.
— Khaouet est charmante. Je l’ai connue lorsqu’elle n’était encore qu’un bébé. La question qui se pose, c’est de savoir si elle parviendra à concilier la charge d’une vaste maisonnée avec les maintes exigences de son père. Sans mentionner son époux.
— Elle n’a pas d’enfant.
— Et c’est fort dommage.
Amethou s’interrompit pour observer le serviteur qui sortait du grenier et se laissait tomber sur une plate-forme reliant celui-ci au suivant. Il descendit rapidement l’escalier jusqu’au sol et s’agenouilla à côté de son compagnon, qui venait de briser le sceau sur le grenier plein.
— Je pensais depuis longtemps que le problème d’Hatnofer venait de son échec à concevoir. C’était une femme douce et joyeuse, dans sa jeunesse. Il y a quelques années, à force de passer à côté de la vie, elle s’est aigrie. Maintenant, voici que Khaouet s’engage sur la même voie, et je m’inquiète pour elle.
D’après ce que Bak savait de Djehouti, le materner aurait amplement suffi à n’importe quelle femme. Mais peut-être était-il injuste.
— Tu exerces chez Djehouti depuis longtemps, je vois.
— Mon père était l’intendant de son père. J’ai atteint l’âge adulte dans cette province, j’ai appris à lire et à écrire dans la résidence du gouverneur. Quand mon père a quitté ce monde, celui de Djehouti m’a nommé à sa place, selon ce qui était juste et approprié.
— Pour quelle raison pourrait-on souhaiter sa mort ? Pourquoi tuer encore et encore à seule fin d’instiller la peur dans son cœur ?
Amethou répondit d’un air embarrassé :
— Il a froissé certaines susceptibilités. Qui n’a pas commis cette erreur ?
— Au point de mériter la mort ?
— Foncièrement, ce n’est pas un méchant homme, lieutenant.
Amethou s’éclaircit la gorge comme si ce qu’il s’apprêtait à dire y était bloqué.
— Oh, il lui arrive parfois d’agir sans réfléchir ! De se montrer égoïste et mesquin. En un mot, insupportable. Mais comme il n’a pas de mauvaises intentions, tous ceux qui le connaissent lui pardonnent.
« En particulier ses proches, pensa Bak. Ceux qui détiennent un certain pouvoir et jouissent d’un plus grand confort que leurs voisins. Ceux qui doivent leur haute position à Djehouti et n’osent élever la voix, de peur d’être remplacés par d’autres, plus complaisants. »
— Si tu crois vraiment qu’un assassin rôde dans les couloirs de la résidence, pourquoi ne loges-tu pas ici ?
La voix de Simout frémissait d’indignation. Il tenta de tempérer sa véhémence pour que ses étudiants ne l’entendent pas.
— Pourquoi ne fais-tu pas venir des Medjai, non de Bouhen, car le voyage serait trop long, mais de la capitale ? Des renforts pourvus de chiens, qui patrouilleraient ici nuit et jour ?
— Si je réclamais des renforts, Djehouti périrait avant leur arrivée, répondit Bak à voix basse, répugnant autant que le scribe en chef à distraire les jeunes garçons. N’as-tu jamais vu une bête acculée, qui passe à l’attaque au lieu d’attendre son heure ?
Un garçon joufflu d’une dizaine d’années releva la tête du fragment de poterie sur lequel il écrivait et leur lança un coup d’œil furtif. Lui et une douzaine d’autres âgés de dix à quatorze ans étaient assis en tailleur dans la cour, des palettes de scribe auprès d’eux, des ostraca de terre cuite ou de grès sur les genoux. Un de leurs camarades, assis devant eux, leur dictait à partir d’un rouleau les maximes d’un sage mort depuis longtemps. Sous un portique, un groupe plus jeune copiait une liste d’objets quotidiens. Une chienne noire, allongée dans un coin d’ombre, allaitait quatre chiots tachetés.
— Pas si fort ! souffla Simout.
Sa voix porta à travers la cour, attirant l’attention de tous ses étudiants.
— Là ! Regarde ce que tu as fait !
— Les garçons sont curieux par nature, répondit Bak, s’astreignant à la patience. Pour éviter de les déranger, viens avec moi. Il y a une salle inoccupée à quelques pas d’ici.
— As-tu la moindre idée de ce qui arriverait, si je laissais ces enfants seuls ? répliqua le scribe horrifié. Ils s’abandonneraient au chahut !
En se souvenant de sa propre jeunesse, Bak ne pouvait qu’en convenir. Des garçons forcés à étudier jour après jour, à copier des textes arides d’époques révolues, avaient beaucoup trop d’énergie pour rester assis bien sages lorsqu’ils étaient sans surveillance.
— Je serai donc bref.
— Je t’en prie.
L’attitude du scribe incita Bak à poser sa question de but en blanc, alors qu’en temps normal il l’aurait amenée en douceur. C’était celle-là même qui avait mis Amethou sur la défensive.
— Sais-tu pourquoi quelqu’un voudrait la mort de Djehouti ?
— Pourquoi me demandes-tu cela à moi ?
— Depuis combien de temps es-tu scribe à Abou ? riposta le policier.
Cette question de pure rhétorique était censée souligner que Simout était depuis longtemps en poste chez le gouverneur, cependant le scribe choisit de la prendre au sens littéral.
— J’ai appris mon métier ici même, dans cette cour. C’est pourquoi tu m’y vois à présent. Je ressens un plaisir infini à transmettre le savoir que j’ai reçu autrefois. Quand leur maître habituel est souffrant, ou se trouve accaparé par quelque autre tâche, je donne de mon temps sans compter.
Il hocha la tête, très satisfait – et surtout de lui-même, jugea Bak.
— Depuis lors, je n’ai jamais cessé de travailler à la résidence. J’ai débuté en tant que simple apprenti : je rédigeais les lettres des agriculteurs, comme les enfants que tu vois devant toi le feront probablement. La vie m’a comblé de ses bienfaits. Je ne peux m’élever plus haut.
— Des positions beaucoup plus éminentes s’offrent aux scribes dans la capitale, souligna Bak.
Simout redressa le menton pour mieux toiser un être si totalement dénué de discernement.
— Abou est mon foyer, celui de mon épouse, de mes enfants et petits-enfants. Ce fut celui de mon père, et de son père avant lui.
Le scribe commençait à s’exprimer plus librement. Il se plaisait à parler de lui-même.
— Pendant toutes ces années à la résidence, tu as sûrement entendu des plaintes au sujet de Djehouti, certaines assez graves.
Simout se raidit, puis renifla.
— Si tu t’intéresses aux ragots, jeune homme, je te suggère de te rendre dans quelques-unes des maisons de plaisir locales.
— Je veux la vérité, pas les divagations d’hommes abrutis par la bière. Ai-je besoin de te rappeler que je suis ici sur la requête du vizir ? riposta Bak de son ton le plus solennel.
— Il a conseillé à Djehouti de t’appeler, rectifia triomphalement le scribe, haussant la voix. C’est tout à fait différent.
— Quand un personnage aussi éminent que le vizir…
Bak eut conscience de parler trop fort et tourna les yeux vers les étudiants. Tous les regardaient fixement, y compris le garçon qui était supposé dicter. Bak attrapa le scribe par le bras et l’entraîna vers la porte la plus proche, qui donnait sur un petit passage.
— Simout ! Dans neuf jours, le meurtrier frappera à nouveau, et sa prochaine victime sera Djehouti. Veux-tu garder la mort du gouverneur à tout jamais sur la conscience ?
— J’ai la ferme conviction que tu apprendras bientôt ce que tu veux savoir, lieutenant. Néanmoins, tu ne l’entendras pas de ma bouche.
Simout dégagea son bras et regagna la cour d’un pas digne.
Bak passa sous la porte du modeste pylône en brique crue à l’entrée du temple de Khnoum et suivit un sentier inégal qui le mena au bord du fleuve. Là, une trentaine d’hommes à demi nus rénovaient un petit sanctuaire délabré. La moitié d’entre eux maniaient avec peine les lourdes dalles qui recouvriraient l’ancien pavage. D’autres dressaient d’épaisses colonnes de pierre à la place de supports en bois pourri, tandis que le reste de l’équipe réparait les murs en ruine. Leurs plaisanteries enjouées, leurs sifflotements et le battement rythmé d’un maillet sur la pierre ne pouvaient imposer silence à la multitude de moineaux perchés dans les arbres.
Le policier s’approcha du bord de la pente rocailleuse et escarpée. Plusieurs petites barques oscillaient sur l’onde, leurs voiles déployées telles des ailes, évoquant la liberté. Il eut envie d’être à bord, de sentir la brise dans ses cheveux, d’entendre le murmure de l’eau contre la coque. Il résista à la tentation et se concentra sur l’énigme qu’il était venu de si loin pour résoudre.
Djehouti avait porté atteinte à quelqu’un – cela, du moins, était implicite dans les paroles de Simout ; tôt ou tard, Bak percerait ce secret dont la gravité ne faisait aucun doute. Peu d’hommes auraient préféré contempler le visage de la mort plutôt que d’avouer une faute.
Bak avait laissé le scribe à ses étudiants, bien décidé à apprendre ce dont Djehouti s’était rendu coupable. Alors seulement, il saurait si ce méfait avait pu aboutir à cinq morts, et faire peser la menace d’un sixième meurtre sur la résidence. Dans l’affirmative, il disposerait d’un point de départ. Sinon, il lui faudrait chercher le mobile ailleurs. Bak ne put s’empêcher de sourire. Cela semblait si facile ! Néanmoins, il savait d’expérience qu’une voie simple et directe au premier abord s’avérait le plus souvent semée d’embûches.
Après avoir déjeuné à la hâte, il s’était rendu à la garnison, située au sud d’Abou. Les vieux baraquements, maintes fois réparés et modifiés, se fondaient dans la ville. Contrairement à ceux de Bouhen, aucune muraille fortifiée ne les entourait. D’évidence, à une époque reculée, on voyait dans le fleuve une protection suffisante contre l’ennemi.
Le sergent de garde avait expliqué que le capitaine Antef était parti pour les carrières de granit. Nul ne pouvait dire quand il reviendrait.
Aussitôt, Bak avait rebroussé chemin dans les ruelles populeuses jusqu’au temple de Khnoum. Il espérait que le grand prêtre serait de même qu’Amethou et Simout un résident de longue date à Abou – mais un homme de vérité, à qui sa fonction interdisait d’enfouir un secret dans le silence. À nouveau, le policier fut déçu. Le prêtre qui l’avait accueilli était jeune, nouveau dans le temple et dans la ville. Son vénérable prédécesseur avait quitté ce monde moins de six mois plus tôt pour le Champ des Joncs. Le prêtre n’avait donc rien d’utile à lui offrir.
Bak aperçut un esquif filant vers le nord. La voile était baissée et deux hommes ramaient, unissant leurs forces à celle du courant. L’un d’eux n’était autre que le capitaine Antef, précisément celui qu’il désirait voir.
Depuis combien de temps vivait-il à Abou ? Peu de soldats de métier demeuraient au même endroit longtemps. Le neveu de la reine, Menkheperrê Touthmosis[7], qui partageait le trône avec elle à défaut du pouvoir, avait entrepris de reconstruire une armée longtemps négligée par la maison royale. Les officiers incompétents se voyaient destituer de leurs fonctions, et les postes de commandement n’étaient plus transmissibles de père en fils. Les régiments réorganisés étaient dirigés par des hommes qui passaient d’un lieu à l’autre, démontrant leur sens de l’adaptation et leur efficacité.
Ainsi, même si Antef rendait son rapport au gouverneur, son véritable commandant se trouvait sans doute ailleurs, probablement dans la capitale. N’ayant pas grand-chose à craindre, il divulguerait peut-être le secret de Djehouti – s’il le connaissait.
Bak suivit donc le chemin au-dessus du fleuve, sous le regard curieux de plusieurs femmes qui s’étaient réunies autour du puits pour échanger des potins. Il atteignit l’escalier du débarcadère au moment où l’esquif d’Antef heurtait le quai de pierre. Le capitaine bondit sur la terre ferme et repoussa le bateau dans le courant, tandis que son compagnon se remettait à ramer vers l’aval. Dès qu’il aperçut Bak au sommet des marches, Antef les gravit quatre à quatre à sa rencontre.
— Lieutenant ! s’exclama-t-il en assenant une claque vigoureuse sur le dos du policier. Viens-tu m’accueillir en ami, ou pour me mettre les fers et m’escorter vers les mines du désert ?
Bak s’écarta et demanda avec un sourire forcé :
— As-tu commis un délit qui mérite une peine d’une telle sévérité ?
Le capitaine perdit sa belle humeur et répliqua en contenant son irritation :
— J’ai fait travailler mes hommes si longtemps dans les carrières de granit qu’ils ne savent plus se conduire en soldats. Sur un champ de bataille, ils ne tiendraient pas une demi-heure. Ce n’est pas un délit ; c’est une infamie.
Ils franchirent le portail, adressèrent un signe du menton à la sentinelle qui avait redressé sa lance pour saluer, et remontèrent le sentier vers la résidence. Antef marchait vite, poussé par la colère.
— Tu ne mérites pas d’être puni pour cela, remarqua Bak. Si je ne m’abuse, les carrières sont sous la responsabilité de Djehouti.
— Tout comme la garnison. Les blocs de granit remontent sur une barge vers la capitale, alors que nos troupes restent ici. D’après toi, lieutenant, lesquels ont le plus de chance de retenir l’attention des puissants ?
Bak connaissait bien le problème. L’unique préoccupation de leur reine était que rien n’entrave l’afflux régulier de produits du Sud vers la maison royale. À l’instar des soldats d’Antef, les hommes cantonnés sur la frontière, qui veillaient à ce que les denrées précieuses soient convoyées vers le nord, ne représentaient rien à ses yeux. Sauf au cas où le trafic se trouvait interrompu. Alors ils attiraient l’attention – et des messages courroucés de la capitale.
— Tu n’aimes pas Djehouti, constata Bak.
— Il a le crâne plus dur que le granit que nous taillons dans ces carrières.
Antef ouvrit la porte de la résidence et pénétra dans l’antichambre claire et lumineuse, où deux colonnes en forme de lotus soutenaient un plafond haut.
— Au fond, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Si j’avais eu un grain de bon sens à mon arrivée à Abou…
Il s’arrêta, eut un rire sourd et amer.
— Amonhotep parvient d’ordinaire à le raisonner, mais je suis allé trop loin ; j’ai parlé, quand j’aurais dû me taire. Ce porc ne me le pardonnera jamais, et il n’est pas près d’oublier. Malheureusement, ce sont mes hommes qui en souffrent.
« Cela pourrait-il être le crime de Djehouti ? se demanda Bak. La raison pour laquelle tant de malheureux ont été tués ? Sûrement pas. Imposer à l’armée un service permanent dans les carrières est une décision qui se justifie, car ces pierres contribueront aux projets de construction les plus ambitieux de Kemet. »
En soldat qu’il était. Bak compatissait avec Antef et sa troupe, mais ne voyait pas d’issue possible.
— Cinq personnes sont mortes et la prochaine, j’en suis certain, sera Djehouti. As-tu idée du lien qui pourrait unir les différentes victimes ? Qu’a pu commettre Djehouti qui leur ait valu de mourir ?
Antef hésita longuement, puis finit par répondre :
— Tu ferais mieux de poser la question à Amonhotep.
Bak le dévisagea, pensif. Si le militaire se montrait moins fuyant qu’Amethou et Simout, sa réponse revenait au même : il avait son idée quant au motif des meurtres, mais ne voulait pas livrer l’information le premier.
— S’il refuse de m’apprendre ce que j’ai besoin de savoir, je reviendrai te voir, capitaine. Et j’attendrai de toi la vérité.
— Il paraît que toi et tes Medjai, vous avez emménagé loin de la résidence. Te sens-tu davantage en sécurité, lieutenant ? lança Antef sur un ton de dérision.
— À propos de Medjai, on m’a suggéré de réclamer des renforts à la capitale pour patrouiller dans toute la propriété. Qu’en penses-tu ?
Bak avait parlé d’un ton aimable, comme s’il n’avait pas conscience du désaveu qu’impliquait cette proposition. L’expression d’Antef se durcit.
— Si ce sont des hommes qu’il te faut, fais appel à moi. J’en ai plus qu’en suffisance. Des hommes braves, d’une loyauté indéfectible, qui aspirent à être des soldats et non des bêtes de somme dans la carrière. Je peux les armer et leur assigner une mission en moins d’une heure. Organiser une garde dans chaque pièce et dans chaque couloir, si besoin est.
Bak fut tenté d’accepter l’offre, du moins en partie, mais avant qu’il ait commencé à en préciser les termes, la voix d’Inenii retentit, cinglante :
— Pas question de voir ma maison envahie par la soldatesque !
Le jeune noble, qui les avait écoutés à leur insu d’un passage au fond de l’antichambre, s’approcha des deux officiers :
— Nous avons bien assez de gardes, qui sont à notre service depuis des années. J’ai l’absolue certitude qu’avec eux, je ne crains rien.
« Hatnofer se fiait sans doute tout autant à eux, songea Bak. De même que les quatre autres qui ont été assassinés. »
Pour s’assurer que les gardes montreraient une vigilance sans faille, il résolut de s’entretenir avec Amonhotep, qui était leur commandant.
— Ce ne sont que des petits paysans, jugea Antef avec mépris. Ils savent manier le soc, non une lance.
— Rangeons dix de mes hommes contre dix des tiens, et nous verrons lesquels sont les plus aptes à remporter une bataille.
— Pourquoi les mettre à l’épreuve ? Affrontons-nous plutôt d’homme à homme. Je te laisse le choix des armes.
— Silence ! s’interposa Bak. Vous n’avez pas eu assez de morts ces dernières semaines ?
— Cet homme n’est qu’un imbécile, marmonna Antef, s’attirant un regard noir de la part d’Inenii.
Bak avait perçu une animosité entre eux dès la première fois qu’il les avait rencontrés. Il ignorait la cause de cette aversion mutuelle, et visiblement ancienne.
— Je vous suggère d’aller chacun votre chemin en vous évitant soigneusement l’un l’autre. Comment puis-je mettre la main sur le tueur si vous détournez sans cesse mon attention ?
— Je vais rendre mon rapport à Djehouti, grommela Antef.
Il tourna les talons mais, alors qu’il approchait du passage du fond, Khaouet ouvrit brusquement la porte. Il l’aurait reçue en plein visage s’il n’avait reculé de justesse.
— Oh, capitaine Antef, je suis tellement désolée !
Elle faillit toucher le bras du soldat, puis retira vivement sa main.
— Tu n’as pas de mal ?
— Bien sûr que non, répondit-il d’un ton bourru, en rougissant.
Il fallait être aveugle pour ne pas voir l’admiration qu’elle lui inspirait. Ne sachant plus que dire, il lui adressa un petit signe du menton.
— Je dois partir.
Quand il fut sorti, elle remarqua les deux hommes et s’avança aussitôt entre les colonnes pour se planter devant son époux.
— Père te cherche depuis une éternité, lui lança-t-elle d’une voix qui avait perdu toute chaleur. Il veut savoir pourquoi tu n’as pas amené un autre jeune étalon à Abou pour qu’on l’abatte.
— Père ne connaît rien à l’élevage, dit-il à l’adresse de Bak, en faisant la grimace.
— Tu sais assez bien labourer et planter, je te l’accorde, répliqua Khaouet avec un sourire trop doux. Mais père possède dix fois plus que toi l’expérience du monde.
Rouge de colère, Inenii tourna les talons et se dirigea vers la porte du fond, imitant Antef sans même s’en rendre compte. Khaouet le regarda partir comme si elle ressentait presque de la tristesse. « L’aime-t-elle, en réalité ? se demanda Bak. Ou regrette-t-elle simplement qu’il ne soit pas un autre, le capitaine, peut-être ? »
Le sourire qu’elle accorda à Bak était doux et amical, sans rien d’aguichant.
— Hier, j’étais trop bouleversée pour te remercier convenablement de ta venue, lieutenant, mais aujourd’hui… En fait, je ne saurais t’exprimer tout mon soulagement que tu sois ici. Mon père m’a parlé du fil conducteur que tu discernes dans les assassinats. Que toi, étranger à Abou, tu aies remarqué ce que personne d’autre n’a pu imaginer me rend confiance, quand je n’y croyais plus. Tu captureras le meurtrier avant qu’il puisse… mener ses plans à bien, termina-t-elle après une hésitation.
Bak aimait son sourire et ses manières agréables, toutefois il s’exhorta à la prudence. Il ne savait si elle avait remarqué la présence de son mari dans la pièce au premier abord, mais elle avait assurément témoigné à Antef plus de chaleur et de considération. Si elle avait agi de propos délibéré, si elle avait coutume de se servir d’un homme pour exaspérer l’autre, il ne fallait pas s’étonner que le couple ne s’entende pas.
Bak attendit dans l’antichambre que Djehouti finisse d’écouter les derniers rapports de son entourage et les doléances des solliciteurs. Il ne pouvait arracher la vérité au gouverneur dans une salle d’audience à moitié pleine.
Pour passer le temps, il se remémora ce qu’il avait appris ce jour-là, en terminant par la confrontation entre Inenii et Antef, deux fortes personnalités qui se détestaient assez pour se battre, et pourtant, au fond, très semblables. Tous deux en voulaient à Djehouti de les détourner d’une carrière à laquelle ils consacraient leur vie. Bak les avait considérés, de même que tous les proches du gouverneur, comme des victimes potentielles. Mais l’un ou l’autre nourrissait-il dans son cœur une haine violente au point de vouloir tuer Djehouti ?