19.
Thor écoutait Sheridan tout en se disant qu’il était l’universitaire le plus ennuyeux de la terre.
Evidemment, la deuxième lettre d’Anne confirmait tout ce que Genevieve leur avait dit. Le jeune noble espagnol, Aldo Verdugo, que l’Histoire avait pourtant retenu comme étant l’amant de la jeune femme, prêt à tout pour elle, avait en fait manigancé une terrible vengeance contre les Anglais, et surtout contre la femme qui avait eu l’outrecuidance de l’éconduire.
Sheridan parlait toujours, mais Thor ne l’écoutait plus vraiment. Il avait la tête ailleurs ; il était en proie à un malaise grandissant. Si le professeur ne se taisait pas, il inventerait bientôt une excuse pour s’échapper.
Mais ce ne fut pas nécessaire. Son portable sonna.
— Thor, Brent Blackhawk à l’appareil. Où êtes-vous?
— Au laboratoire.
Il y eut un silence.
— Où est Genevieve ?
— Chez elle.
— Elle ne répond pas au téléphone.
Thor sentit son estomac se tordre sous l’effet de la peur.
— Monsieur Thompson, on peut s’arrêter, si vous voulez, intervint Sheridan d’un air hésitant.
— Oui, répondit Thor en se levant.
Il se rua vers sa voiture, tandis que Brent continuait à lui parler.
— Je sais que vous ne croyez pas à toutes ces choses mais vous devez retourner chez elle, disait-il. Il faut la retrouver. Je suis en route.
— Moi aussi, dit Thor en s’engouffrant dans sa voiture.
Son cœur cognait dans sa poitrine. Et, avant même de vérifier, il sut qu’il n’était pas seul.
Josh Harrison s’était installé sur le siège du passager, cette fois.
— J’espère que vous êtes là pour nous aider, lui dit Thor.
— Elle est en danger. Ça, je le sais, dit le fantôme.
— C'est tout ?
— Le meurtrier est en vie. Mais je ne sais pas tout ce qu’il fait. Je sais seulement… Merde, appuyez sur le champignon, vous voulez bien ?
— Genevieve, bon sang !
Cachée au milieu des buissons d’hibiscus, la jeune femme retint son souffle, tandis que Victor sortait par la porte de derrière.
— Genevieve ? Où es-tu ?
Elle l’entendit marmonner :
— Voilà qu’elle perd la boule, par-dessus le marché !
Il ne pouvait pas la voir. La nuit était pratiquement tombée. Il faisait trop sombre.
Genevieve se mordit la lèvre, se demandant si elle n’était pas, effectivement, en train de perdre l’esprit. Elle adorait Victor. Il était comme un frère pour elle.
Seulement, il était en compagnie de la prostituée.
Et il était le dernier à avoir raccompagné Audrey chez elle.
Elle resta cachée. Elle ne retournerait pas dans la maison. Pas tout de suite. Elle allait courir jusqu’au Tiki. Du moment qu’elle était entourée de gens, il ne pouvait rien lui arriver.
Malheureusement, elle avait laissé son portable à l’intérieur. Et il n’était pas question d’aller le chercher. Pas plus que de s’engager dans la rue devant la maison. Victor pourrait se lancer à sa poursuite.
Elle hésita, puis grimpa par-dessus la clôture du jardin de ses voisins. Ce faisant, elle eut un drôle de frisson.
Elle repensa à toutes les fois où elle avait eu l’impression d’être surveillée, épiée.
L'un de ses proches était l’assassin. Cette certitude l’enveloppa brusquement.
Victor?
Non. Une telle pensée lui était insupportable.
Elle traversa plusieurs jardins, essayant de chasser l’impression tenace que des yeux la suivaient dans la nuit.
Elle finit par rejoindre Duval Street en se traitant de paranoïaque. Il y avait du monde partout. Elle faillit éclater de rire, tandis qu’elle marchait d’un pas vif en direction du Tiki. Mais, soudain, elle se rembrunit, songeant que si elle croisait Victor, maintenant, elle aurait de bonnes raisons d’avoir peur. Elle l’avait planté là. Il serait plus furieux que jamais. Elle continua d’avancer, allongeant le pas. Mais au moment d’arriver sur le parking, l’étrange sensation la reprit.
Elle ralentit, regardant partout autour d’elle. La nuit était totalement tombée et l’éclairage de la ville créait des ombres sous chaque branche. Des nuages passèrent devant la lune.
« Pourquoi est-ce que je reste là, dans ce parking, à frissonner ? »
Elle se dirigea vers son bungalow, courant presque, mais elle s’arrêta brusquement en voyant une silhouette assise devant sa porte. Quelqu’un semblait l’attendre, mais elle n’arrivait pas à distinguer ses traits.
Elle changea de direction et bifurqua vers le Tiki, mais il n’y avait personne dans le bar. Pas même Clint. Elle hésita, ne sachant que faire. Soudain, quelqu’un l’appela, depuis le parking. L'avait-on suivie ?
Elle courut vers les appontements et vit Jay Gonzales sur son bateau. Il était assis, la tête baissée, comme s’il se concentrait sur une tâche particulière.
Il était flic. Elle pouvait avoir confiance en lui.
Mais quelque chose la retint. Elle ne voulait pas se retrouver seule avec une autre personne. Elle voulait être au milieu d’un groupe.
Elle regarda autour d’elle, ne sachant que faire. Si elle revenait sur ses pas, Jay sentirait sans doute sa présence. Mais si elle bougeait, il la verrait aussi. Elle était pratiquement devant lui.
Jay ne leva pas la tête, cependant. Et soudain Genevieve vit ce qu’il était en train de faire : il nouait et dénouait une corde, encore et encore.
Le cœur battant, elle se remit à marcher, priant pour arriver à passer sans se faire remarquer, terrifiée à l’idée que, d’un instant à l’autre, il allait la voir.
Brent Blackhawk arriva devant la maison de Genevieve pratiquement au même moment que Thor. Ce dernier lui jeta un regard et tourna la poignée de la porte, étonné de constater qu’elle n’était pas verrouillée. A sa grande surprise, il trouva Victor affalé sur le canapé, en train de boire une bière.
— Où est Genevieve ? cria-t-il en se ruant sur lui et en l’attrapant par les pans de sa chemise.
— Hé ! Ça va pas, non ? riposta Victor, hésitant entre l’envie de se dégager et celle de lui envoyer son poing dans la figure.
— Calmez-vous, tous les deux ! intervint Brent. Thor, lâchez-le.
Thor s’exécuta.
— Où est-elle ? demanda-t-il entre ses dents serrées.
Victor secoua la tête.
— Je n’en sais rien. Je l’attends. Je crois bien que je lui ai fait peur sans le vouloir…
Il s’interrompit en voyant le regard meurtrier que lui lançait Thor. Brent se glissa entre eux.
— Le plus important est de la retrouver, dit-il calmement. Où est-elle partie ?
— Je vous dis que je n’en sais rien ! s’exclama Victor. Elle a prétendu qu’elle allait chercher des bières et elle est sortie par la porte de derrière comme si elle avait la mort aux trousses. Je l’ai appelée, mais je ne voulais pas me lancer à sa poursuite et lui faire encore plus peur. Alors, j’ai décidé d’attendre qu’elle revienne.
Thor lui lança un regard assassin.
— Laissez-le. Je crois qu’il dit la vérité.
Ce n’était pas Brent qui avait parlé, mais Josh Harrison. Il était entré avec eux et se tenait légèrement sur le côté.
Thor tourna la tête vers lui.
— Qu’en savez-vous ? demanda-t-il d’un ton irrité. Victor écarquilla les yeux, puis se tourna vers Brent.
— Avec qui il parle ?
— Expliquez-lui, dit Josh.
— Oh, la ferme ! marmonna Thor.
— Pardon, mais nous avons des problèmes plus urgents, intervint Brent. Il n’y a pas une seconde à perdre. Il faut retrouver Genevieve.
— Vous croyez qu’elle est en danger ? demanda Victor, brusquement alarmé. Je vous jure que je n’ai rien fait de mal. J’étais en colère, d’accord, mais elle n’avait pas besoin de s’en aller comme si j’allais…
Thor recula d’un pas et sortit son portable de sa poche. Le meurtrier était un homme qu’ils connaissaient tous. Quelqu’un qui vivait à Key West depuis longtemps.
Pas Marshall. Lui, il était encore à Miami.
En admettant que Victor dise la vérité, ce n’était pas lui non plus.
Alex?
Il n’était pas de Key West. Key Largo n’était pas bien loin, mais Thor ne le voyait pas dans la peau de l’assassin.
Non, il restait deux suspects potentiels qui avaient passé pratiquement toute leur vie dans les Keys, et ils étaient assez vieux pour avoir pu tuer la première femme qui avait disparu, des années plus tôt. L'un d’entre eux avait peut-être même noyé sa propre épouse.
Il appela le portable de Jay Gonzales, mais n’obtint aucune réponse.
Brent Blackhawk le regardait fixement.
— Elle a dû se rendre sur la plage, là où elle était certaine de trouver du monde.
— Bien sûr ! s’exclama Victor avec espoir. Elle est sûrement en train de boire une bière au Tiki.
— Allons-y ! dit Thor.
Genevieve avait réussi à dépasser le bateau de Jay, mais elle craignait toujours que ce dernier lève brusquement la tête et la voie. Obéissant à la peur qui avait pris possession d’elle et semblait oblitérer ses facultés de raisonnement, elle bondit brusquement sur le vieux bateau de pêche de Jack, amarré à quelques mètres de celui de Jay, et s’accroupit, le cœur battant follement dans sa poitrine.
Elle attendit, essayant de mettre de l’ordre dans ses pensées, imaginant le pire. Jay l’avait vue. Il était sûrement en train de chercher une arme pour mieux l’attaquer. Il allait surgir d’une seconde à l’autre. Que faire ? Se remettre à courir ? Et s’il ne l’avait pas vue ?
Elle attendit encore.
Et personne ne vint.
« Tu as bien fait, Jack, d’amarrer ton bateau ici ! » songea-t-elle.
Elle ferma les yeux et s’efforça de contrôler les battements irréguliers de son cœur, de reprendre le contrôle de sa respiration. Au bout d’un moment, elle rouvrit les yeux.
Le fantôme était de retour.
Et alors même qu’elle voyait la belle jeune femme en blanc, Genevieve entendit un bruit étrange, étouffé, comme si quelqu’un donnait des coups contre une paroi, au fond du bateau.
Le fantôme la regarda de ses grands yeux tristes.
Attention ! Elle a besoin d’aide.
Elle?
Genevieve entendit de nouveau le bruit, et soudain elle se redressa. Il n’y avait personne sur l’appontement. Un rai de lune se glissa à travers les nuages. Et ce bruit, encore…
Genevieve trébucha presque sur l’aviron du canot de sauvetage tandis qu’elle s’avançait prudemment en direction de la petite cabine. Il faisait sombre, mais pas suffisamment pour l’empêcher de constater qu’il n’y avait personne.
Elle a besoin d’aide, avait dit le fantôme.
Qui ? Audrey ?
Genevieve remarqua une trappe permettant d’accéder au moteur, au pied de l’échelle qui menait à la cabine. Un gros verrou coulissant la maintenait en place, mais il n’était pas fermé. Elle tira sur la porte qui lui résista un moment avant de céder brusquement. Elle tomba sur le dos.
Dans l’obscurité, une silhouette apparut soudain, venant de la cale.
— Genevieve ?
Prise de panique, la jeune femme voulut se redresser, mais il était trop tard. Un aviron s’abattit brusquement sur sa tête.
Bethany était au Tiki lorsque Thor fit irruption et se jeta pratiquement sur elle.
— Où est Genevieve ?
— Je ne sais pas, répondit la jeune femme. Je viens d’arriver.
— Où étiez-vous, tous ? demanda Alex qui arrivait à son tour. Je vous ai cherchés partout.
— Et toi, où étais-tu ? lui demanda Thor d’un air soupçonneux.
— J’ai traîné tout l’après-midi. Je n’ai vu personne, à part Jay, tout à l’heure. Il se dirigeait vers son bateau, mais j’ai eu l’impression qu’il voulait être seul, alors je n’ai pas voulu m’imposer.
— Il est où, son bateau ? demanda Thor.
— Là-bas, sur l’appontement, répondit Alex.
Mais Thor courait déjà dans cette direction, suivi de près par Brent et Victor. Bethany et Alex échangèrent un regard, et se lancèrent à leur tour derrière eux. Soudain, Thor s’arrêta. Parmi tous les bateaux amarrés là, il ignorait lequel était celui de Jay.
— Celui-ci ! dit Victor. My Lady.
Thor se remit à courir et bondit sur l’embarcation. Mais il n’y avait personne. Seulement des bouts de corde abandonnés sur le pont.
— Genevieve ! hurla-t-il.
Pas de réponse. Pas un bruit.
— Oh, merde ! s’écria Alex, tout à coup. Regardez, là!
Thor aperçut un corps d’homme qui flottait à la surface, le visage tourné vers le fond.
Thor plongea aussitôt, Blackhawk derrière lui. Arrivé le premier, Thor retourna l’homme, et ils le hissèrent à bord du bateau.
— C'est Jay ! s’exclama la jeune femme.
Alex avait déjà allongé Jay sur le dos.
— Appelle les secours, Bethany ! lui cria-t-il. Vite !
Il déchira la chemise trempée de Jay et, tombant à genoux, se mit à lui faire du bouche-à-bouche.
— Il a une bosse sur la tête de la taille d’un œuf d’autruche, dit Brent.
Thor regarda autour de lui, le front plissé, réfléchissant furieusement. Le meurtrier n’était donc pas Jay. Il s’était trompé. Il ne restait plus que…
— Est-ce que Jack n’amarre pas son bateau sur cet appontement, lui aussi ? demanda-t-il brusquement.
— Si, répondit Bethany distraitement, les yeux fixés sur le corps inerte de Jay.
— Portez-le sur l’appontement ! cria Thor. Vite !
— Hé, je suis en train de lui faire du bouche-à-bouche ! protesta Alex.
— Oui, et le bateau de Jack n’est plus là. Ceci est une vedette. J’en ai besoin. Sortez de là !
Il se pencha et souleva Jay dans ses bras. Il avait besoin du bateau. Quelques secondes ne feraient pas de différence pour Jay, alors qu’elles pouvaient tout changer pour Genevieve.
— Alertez les flics ! Dites-leur d’envoyer un bateau et des hommes à notre recherche ! Et continue le bouche-à-bouche jusqu’à l’arrivée de l’ambulance, quoi qu’il arrive.
Alex leva une main en guise de réponse, et Bethany regarda Thor tourner la clé de contact de la vedette. A côté de lui, Brent alluma les phares.
— Pilotez : j’ouvre l’œil ! dit-il simplement.
Le moteur vrombit.
Genevieve prit peu à peu conscience du mouvement du bateau, de la chaleur dégagée par le moteur. Elle cligna des yeux et essaya de bouger.
Aussitôt, elle sentit un corps près d’elle.
Une bouffée de panique la saisit. Elle était piégée dans le noir, en compagnie d’un cadavre.
Audrey !
Seigneur, Audrey était morte.
Elle se mit à hurler, mais cela ne servait à rien. Elle ne s’entendait même pas par-dessus le rugissement du moteur. Elle ferma les yeux, s’efforça de reprendre son calme. Elle était encore vivante. Et elle tenait absolument à le rester.
Hélas, elle aurait aussi bien pu être paralysée.
Ses poignets étaient ligotés derrière son dos, et ses chevilles étaient entravées, elles aussi. Une nouvelle vague de panique la submergea, qu’elle combattit de toutes les forces de sa volonté, s’apercevant aussi, confusément, que le corps pressé contre le sien était encore chaud.
— Audrey ?
Pas de réponse. Elle ne savait pas si Audrey était vivante ou morte. Elle savait seulement qu’elles étaient dans de sales draps.
Elle s’efforça de respirer profondément, mais l’odeur d’huile de moteur était si forte que son estomac se souleva, et elle fut prise d’une quinte de toux qui parut lui déchirer les poumons. Lorsqu’elle eut repris son souffle, elle se mordit la lèvre et s’efforça de relâcher autant que possible les liens qui entravaient ses poignets.
C'était Jack ! Seigneur, Jack était l’assassin. Mais il ne s’en sortirait pas, cette fois. Thor avait dû retourner chez elle, maintenant. Il avait dû trouver Victor et l’avait peut-être même battu comme plâtre, mais cela ne l’empêcherait pas de se lancer à sa recherche.
Mais où irait-il ? Comment saurait-il où la trouver ?
Non, elle ne devait pas raisonner de cette façon, sinon elle perdrait tout espoir. Elle continua de tirer sur ses liens. Tant qu’elle luttait, elle avait une chance.
Elle était tellement concentrée sur sa tâche qu’elle ne s’avisa pas immédiatement que le moteur avait été coupé.
Soudain, elle se figea.
Une seconde plus tard, la trappe s’ouvrait.
— Genevieve, tu es revenue à toi? Je suis désolé, chérie. J’aurais dû te frapper beaucoup plus fort pour t’épargner tout ça. Mais bon, tu l’as bien cherché, aussi. Tout est ta faute, tu sais ? A cause de toi, je vais être forcé de continuer mon chemin, ce soir, une fois que j’aurai…
Jack s’interrompit et secoua la tête, avant de reprendre :
— Enfin, ne parlons pas de ça. C'est bien dommage, cependant. J’aime vraiment Key West.
Il se pencha pour soulever Audrey et la sortir de la cale. Puis il la reposa sur le sol de la cabine, comme il l’aurait fait d’une poupée de chiffon. Les cheveux de la jeune femme étaient plaqués sur son visage. Ses vêtements étaient trempés.
— Encore chaude ! déclara Jack sur un ton enjoué.
— Jack, dit Genevieve, retrouvant finalement sa voix. Jack, je ne comprends pas.
— Oh, ne me prends pas pour un idiot, hein ! Tu sais ce que je suis vraiment ? Un héros.
— Un héros ?
Il se redressa, les poings sur les hanches, et se mit à rire.
— Imagine-moi avec une grande cape rouge. Je suis un vengeur. Ces filles traînaient partout avec leur minijupe et leur décolleté, à émoustiller, tenter les hommes et leur refiler des tas de saloperies comme le sida. Il fallait bien que quelqu’un les arrête.
— Jack, cette fille était mannequin, autrefois !
Il éclata de rire, avant de la traîner dehors à son tour.
— Un mannequin ? C'est ce qu’elle cherchait à faire croire! Cette petite pute obtenait tout ce qu’elle voulait — sa chambre, sa bouffe, ses contrats — en passant d’un lit à un autre. Je la connaissais. Je savais bien de quoi elle était capable.
Genevieve essaya de respirer, songeant qu’elle devait le faire parler pour gagner le plus de temps possible.
— C'était la première ? demanda-t-elle.
— La première, oui. Et la seule, pendant des années. Et puis, au bout d’un moment, il y en a eu quelques autres. Huit, je crois, jusqu’à l’année dernière. Je n’ai jamais puni que celles qui le méritaient.
— Jack…
— Excuse-moi une minute, ma jolie.
Il se pencha pour soulever de nouveau Audrey.
— Non, Jack, non, attends ! hurla Genevieve.
Il se tourna, un pied sur le premier barreau de l’échelle qui menait au pont.
— Hé, ne t’inquiète pas ! Je vous laisserai partir ensemble.
Et il monta sur le pont. Genevieve entendit le corps de son amie atterrir sur les planches.
Puis il revint.
— Jack, je ne comprends pas.
Il s’accroupit près d’elle, comme s’il se souciait réellement de son avis.
— Qu’est-ce que tu ne comprends pas, ma chérie ?
— Audrey n’est pas une prostituée. Moi non plus.
Il poussa un soupir et détourna les yeux, portant machinalement une main à sa boucle d’oreille.
— C'est toi qui as tout déclenché, quand tu as cru voir un fantôme sous l’eau.
Il avait l’air sincèrement désolé, et Genevieve reprit espoir. Elle réussirait peut-être à le dissuader de les tuer comme il avait tué les autres.
— Jack, je ne comprends toujours pas, dit-elle.
— C'est pourtant simple, répondit-il en secouant la tête. Tu as cru voir une femme sous l’eau, et hop, voilà qu’une bonne femme remonte à la surface ! C'est moi qui ai essayé de te faire peur avec ce mannequin. C'était une idée de Victor, mais j’ai fait celui qui était contre et il y a renoncé. Je voulais juste te faire peur. Pour que tu arrêtes tes conneries.
Il haussa les épaules d’un air de regret.
— Ça n’a pas marché, malheureusement. Non seulement ça n’a pas marché, mais tu as commencé à délirer sérieusement, et puis tu as découvert le deuxième corps. Et, pour finir, tu viens te jeter toi-même dans la gueule du loup.
— Et Audrey ?
— Audrey et ses soi-disant chasseurs de fantômes ! Je ne sais pas qui sont ces types, mais je ne pouvais pas rester les bras croisés à attendre qu’ils me tombent dessus. Il fallait la museler.
Il secoua la tête et sourit.
— Sacrée minette, je vais te dire ! Elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour rester en vie. Elle a vraiment joué le jeu. Je regrette presque qu’elle doive mourir. Mais c’est comme ça. Quant à toi, Genevieve, je suis vraiment désolé. J’ai toujours eu un vrai faible pour toi. Tu étais une petite fille tellement adorable. Tellement jolie. Tu te souviens, enfant, quand tu venais me voir chaque fois que les garçons se moquaient de toi parce que tu étais si grande ? Ils t’appelaient « l’amazone » et tu avais horreur de ça. Rappelle-toi : je te disais qu’un jour ça n’aurait plus aucune importance. Parce que tu serais une vraie beauté et qu’ils regretteraient tous de s’être moqués de toi. Tu n’as pas tardé à prouver que j’avais raison.
— Oui, bien sûr, je me souviens. Mais, Jack…
— Désolé, chérie, mais je n’ai plus le temps de bavarder. Il faut que je trace. Je pars sur les Bahamas. Je connais des gens, là-bas, qui seront ravis de me mettre le pied à l’étrier. J’ai découvert quelques trésors, tu sais, en plongeant tout seul dans la zone. Je n’avais pas besoin de Sheridan ni de tous ses dessins d’ordinateur. Ça fait des années que je ramasse des vestiges de ce navire.
Il se redressa et se baissa pour la soulever dans ses bras. Elle se crispa pour essayer de l’éviter.
— Genevieve, je t’ai expliqué que je ne ferais pas ça si je n’y étais pas obligé, reprit-il sur un ton patient. Je n’ai pas le choix, je t’assure.
— Mais si, tu as le choix ! protesta la jeune femme.
Elle atterrit sur le pont à côté d’Audrey.
— J’ai une idée, dit Jack.
— Oui ? fit Genevieve avec espoir.
Il ne répondit pas immédiatement. La jeune femme vit qu’il avait deux sacs de lest déjà prêts. Il se mit à nouer une corde autour des chevilles d’Audrey.
— Jack, c’est quoi ton idée ?
— Je vais te laisser choisir laquelle de vous deux plonge la première, répondit-il sans cesser de s’activer.
Genevieve le regarda fixement. Elle ne pouvait pas le croire. Jack ! Il avait toujours été comme un oncle, un ami. Il leur avait appris tant de choses.
— Jack, tu pars pour les Bahamas, de toute façon, reprit-elle d’une voix suppliante. A quoi bon faire ça ?
— Ah, mais c’est nécessaire ! Il faut que je ralentisse ton petit copain.
Il nouait maintenant la corde du deuxième sac de lest aux chevilles de Genevieve.
— Mon petit copain ? répéta-t-elle.
— Oui, Thor. Il est en route. Tu n’entends pas le moteur de son bateau ?
Il se redressa et laissa son regard se perdre dans la nuit. Et soudain Genevieve entendit, par-dessus le clapotement de l’eau, un bruit de moteur qui se rapprochait. Puis elle remarqua autre chose, derrière Jack : le fantôme. La femme en blanc.
Elle n’était pas seule. Les pirates étaient alignés près d’elle.
Son cœur chavira.
Attention !
Hélas, il était trop tard.
« Aidez-moi ! » cria-t-elle silencieusement.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? lui demanda Jack, brusquement, remarquant l’expression de son visage. Tu vois encore des fantômes ? Bon sang, Genevieve, si j’avais pu imaginer que tu perdrais la boule comme ça !
Il se baissa, souleva Audrey et la jeta par-dessus bord. Puis il prit le sac de lest attaché aux chevilles de la jeune femme et le jeta également.
— Non, Jack ! Non !
Jack se pencha sur Genevieve, cette fois, et elle se débattit comme un beau diable, tordant son corps dans tous les sens. En même temps, elle voyait les fantômes se rassembler autour de la femme en blanc. Celle-ci paraissait leur donner des instructions. Puis ils se dirigèrent vers la barre. Ils parurent…
Genevieve vit tomber la clé de contact du moteur.
Bravo ! se dit-elle. Ils avaient réussi.
Hélas, pour elle, il était trop tard. Jack la soulevait déjà, tout en grommelant :
— Bon sang, tu es plus glissante qu’une anguille !
Puis il rit.
— Tu devrais te réjouir, pourtant ! Tu connais déjà du monde dans l’au-delà. Et puisque tu es amoureuse, tu pourras revenir hanter Thor jusqu’à la fin de ses jours.
Cette idée parut le réjouir immensément, car il partit d’un énorme éclat de rire.
Puis il la jeta par-dessus bord.
Pendant un moment, Genevieve se balança dans le vide, retenue par le sac de lest.
Jusqu’à ce que Jack soulève le sac.
L'eau lui parut terriblement sombre et froide lorsqu’elle se referma sur sa tête.
Ils étaient encore à quelque distance du bateau de Jack lorsque Thor sentit son cœur cesser de battre.
Il y eut un « splash », et, sous le clair de lune, une gerbe d’argent jaillit à la surface de l’eau. Presque aussitôt, il y eut un deuxième « splash », puis un troisième, et enfin un quatrième.
Thor poussa un juron et accéléra encore. Brent Blackhawk se tenait silencieusement à son côté.
Quelques secondes passèrent. L'autre bateau ne bougeait pas et, tandis qu’ils s’en approchaient, Thor reconnut la silhouette de Jack, à la barre.
Il n’y avait pas une seconde à perdre. Thor fit presque chavirer la vedette de Jay lorsqu’il l’arrêta brusquement. Puis il plongea.
Combien de temps Genevieve avait-elle déjà passé sous l’eau ? Elle était plongeuse professionnelle. Elle se trouvait dans une forme physique exceptionnelle. Combien de secondes, de minutes pouvait-elle survivre sans respirer ?
Thor avait senti Blackhawk plonger juste derrière lui. Mais l’eau était noire, et la nuit, la lune et les phares du bateau n’éclairaient pas au-delà des deux ou trois premiers mètres au-dessous de la surface. Aussi fut-il stupéfait de se trouver presque immédiatement nez à nez avec un corps. Il tira son couteau de sa poche et chercha, à tâtons, la corde qui le reliait au sac de lest. Il la coupa et repartit en direction de la surface en effectuant des battements de jambes de toutes ses forces. Ils n’étaient pas à plus d’une dizaine de mètres sous l’eau, mais la remontée lui parut durer une éternité. Enfin, ils percèrent la surface.
Thor avala un grand bol d’air, avant de crier :
— Genevieve !
Mais ce n’était pas Genevieve. C'était Audrey. Elle était bleue et inconsciente.
Brent émergea non loin et nagea aussitôt vers lui, attrapant Audrey. Thor sentit son cœur chavirer. De combien de temps disposait-il encore ? Et comment Blackhawk pourrait-il hisser le corps inerte d’Audrey sur un bateau qui n’était pas ancré ?
— Allez-y ! cria Brent.
Thor retourna immédiatement sous l’eau.
Genevieve aimait l’eau.
Toute sa vie, elle avait adoré l’eau. Et maintenant, se dit-elle, tandis que le poids attaché à ses chevilles l’entraînait vers le fond, elle allait y mourir.
Elle ne voyait rien. La lune ne pénétrait pas jusqu’à cette profondeur. Ses poignets étaient ligotés derrière son dos, et son corps, au sac de lest.
Les pirates avaient ôté la clé du contact, se dit-elle. Elle ne pouvait pas expliquer comment, mais elle avait vu la clé tomber. Jack ne s’échapperait pas.
Mais quelle importance, si elle était morte ?
Est-ce que Thor le tuerait ? Ou bien le livrerait-il à la justice?
Jack était un meurtrier en série. Il ne paraissait même pas connaître le nombre exact de jeunes femmes qu’il avait noyées et abandonnées à l’Océan. Elle avait encore du mal à le croire.
Combien de temps pouvait-elle rester sans respirer ? se demanda-t-elle encore, tandis qu’elle continuait de lutter pour desserrer les liens qui entravaient ses poignets. Quatre minutes. Elle était capable de retenir sa respiration jusqu’à quatre minutes. Elle l’avait déjà fait.
Hélas, ses poumons lui faisaient mal.
***
Plus il s’enfonçait dans l’eau, plus l’obscurité paraissait l’envelopper. Au comble du désespoir, Thor toucha le fond, chercha à tâtons, aveugle…
Il n’arriverait à rien. C'était perdu d’avance…
Soudain, il sentit quelque chose le toucher… Une main. Oui, c’était bien une main, plus légère qu’une plume, qui le guidait. Etait-il en train de mourir, lui aussi ?
Puis la lumière fit place à l’obscurité. Tout d’abord, il crut que cette clarté providentielle lui était envoyée depuis le paradis. Ensuite, il comprit que Brent avait trouvé le projecteur sur le bateau de Jay et qu’il le dirigeait vers l’eau, pour l’éclairer.
Mais cette main…
Il leva les yeux, et il la vit. Elle était blonde, avec d’immenses yeux bleus. Et elle le guidait.
Il la suivit, et tout à coup il vit Genevieve.
Elle était vivante. Elle avait réussi à libérer ses poignets et elle luttait désespérément pour dénouer la corde qui la retenait au sac de lest.
Thor nagea vers elle, coupa la corde et l’attrapa par les épaules. Puis ils remontèrent aussi vite que leurs jambes le leur permettaient.
Ils brisèrent la surface en haletant, et Genevieve se mit à tousser. Thor l’entraîna vers le bateau de Jay, qui avait tamponné celui de Jack.
Au prix d’un effort surhumain, Genevieve parvint à chuchoter un nom.
— Audrey ?
— Elle est avec Brent, répondit Thor.
Ils arrivèrent près du bateau et nagèrent vers la minuscule plate-forme de plongée, à l’arrière.
Et soudain Genevieve poussa un cri qui, lorsqu’il jaillit, ne fit pas plus de bruit qu’un pauvre miaulement. Il suffit cependant à donner l’alerte.
Penché sur Audrey, Brent n’avait pas vu Jack qui approchait par-derrière en brandissant une rame.
— Blackhawk ! rugit Thor, craignant, s’il lâchait Genevieve, que celle-ci ne glisse de nouveau dans l’eau.
Mais il se trompait : elle s’accrochait à la plate-forme et paraissait même capable de s’y hisser sans l’aide de quiconque.
Pendant ce temps, Brent avait eu le temps d’éviter le coup.
Thor se rua en avant et Jack se tourna, prêt à le frapper, mais la rame glissa sur l’avant-bras de Thor, tandis que ce dernier se jetait de tout son poids sur leur assaillant, l’envoyant heurter la barre.
Thor lança un regard par-dessus son épaule pour s’assurer que Genevieve était bien hors de danger. Puis, voyant qu’elle avait réussi à s’asseoir sur la plate-forme, il se tourna de nouveau vers Jack, qui s’élança vers lui en poussant un cri de guerre. Les deux hommes titubèrent un moment, puis s’écrasèrent contre le garde-fou.
Jack sortit un couteau, et Thor s’aperçut qu’il avait lâché le sien sous l’eau, après avoir libéré Genevieve.
Jack l’attaqua, mais Thor parvint à esquiver le coup. Jack se jeta de nouveau sur lui. Brent Blackhawk tendait la main pour essayer d’attraper la rame, mais Jack le vit. Il se rua vers la plate-forme de plongée et saisit Genevieve à bras-le-corps, alors même que celle-ci finissait de se hisser à bord du bateau.
— Je vous tiens, maintenant ! cria Jack.
Il avait la bouche ensanglantée, mais il tenait Genevieve à la pointe de son couteau.
— Jack, tu es fou à lier ! lança Thor d’une voix tremblante de rage difficilement contenue. Mais je m’en fous. Par contre, si tu fais le moindre mal à Genevieve, je te jure que tu connaîtras des souffrances que tu n’imagines même pas.
Jack se mit à rire, puis il fut pris d’une quinte de toux.
Genevieve poussa un cri de rage et lui donna un coup de genou en plein dans l’aine. Jack hurla de douleur et se plia en deux. Aussitôt, Thor attrapa Genevieve par le bras et l’attira derrière lui, prêt à se ruer de nouveau sur Jack.
— Stop ! cria Brent.
Thor se figea brusquement. Lui aussi venait de voir ce que Brent voyait.
Ils sortaient de l’eau. Deux, trois, quatre, cinq, six…
Des pirates en guenilles, leurs chairs putréfiées. Une dent d’or brillait ici ; là, un os blanc jaillissait à travers une manche déchirée.
Ils encerclèrent Jack, qui se mit à crier lorsque ces mains spectrales le saisirent. Les yeux écarquillés d’horreur, il hurlait, hurlait sans pouvoir s’arrêter.
— Non ! Non, au secours ! Seigneur, non !
Ses assaillants le poussèrent et il tomba par-dessus bord, aussitôt suivi par la horde de pirates.
Il y eut un silence de mort sur le bateau, qui dura une bonne minute. Pas un son. Pas un mouvement.
Puis ils se précipitèrent tous vers le garde-fou.
Jack avait refait surface et il cria de nouveau, tandis qu’une main osseuse jaillissait de l’eau, l’attrapait et l’entraînait de nouveau dans l’abysse.
Stupéfiés, Genevieve, Thor et Brent regardèrent fixement la surface de l’eau.
Puis Genevieve s’accrocha au bras de Thor.
— Audrey ? fit-elle.
Brent cligna des yeux, comme pour se forcer à revenir dans la réalité.
— Elle respire, dit-il. J’ai trouvé son pouls : il bat. Tout juste, mais il bat. Dieu sait ce qu’elle a dû subir. Elle a été sa captive pendant plusieurs jours. J’ai lancé un appel radio. Les secours arrivent.
Genevieve poussa un soupir de soulagement. Puis elle se tourna vers Thor.
— Tu… tu as vu ? dit-elle dans un chuchotement.
— Oui, répondit-il simplement.
Et il la prit dans ses bras.