6.

Durant des heures, la conversation tourna exclusivement autour du cadavre retrouvé sur la plage. Ils étaient horrifiés, mais soulagés, aussi, car ils ne connaissaient pas la victime.

Le corps fut emporté avant 10 heures, mais Thor et Marshall avaient décidé d’annuler les plongées pour la journée. Les équipes de police et les experts en médecine légale sillonnaient la plage et les appontements qui avaient été condamnés par des mètres de ruban jaune, et l’humeur n’était pas au travail, de toute façon. Les heures passèrent, et tout le monde resta au Tiki.

Jack, qui avait été le premier à voir le corps, avait passé un long moment avec Jay Gonzales. Les autres n’avaient pas grand-chose à lui dire.

La victime avait dû séjourner plusieurs jours dans l’eau avant que le courant ne la dépose sur la plage. L'équipe médico-légale allait travailler sur le corps pour essayer de découvrir des indices susceptibles de les renseigner sur l’endroit où elle était entrée dans l’eau. Ils étudieraient aussi les courants et les marées afin de déterminer comment elle avait atterri ici.

Une image serait rapidement créée à partir d’une photo de son visage et diffusée dans les médias, pas seulement à Key West mais en Floride et finalement dans tout le pays si ça s’avérait nécessaire. Avec un peu de chance, son identité ne serait bientôt plus un mystère.

La police n’avait encore fait aucune déclaration mais Thor était persuadé de connaître une partie de l’histoire. Des marques sur les chevilles de la victime indiquaient qu’elle avait été attachée à un poids quelconque — morte ou vive, il n’en savait rien. Le médecin légiste serait capable de répondre à cette question.

— Et dire qu’on a tous cru que tu avais des visions ! s’exclama Jack en s’adressant à Genevieve.

La jeune femme, qui était perdue dans ses pensées, sursauta.

— Pardon ?

— Tu as bien vu une femme dans l’eau, non ? Et en effet, il y en avait une.

Thor s’attendait à ce que Genevieve hoche la tête, soulagée, en dépit des circonstances. Mais elle se contenta de regarder Jack fixement, d’un air étrange.

— C'est bizarre, quand même. On a tous cherché à l’endroit où tu l’avais vue, et aucun d’entre nous n’a trouvé quoi que ce soit, reprit Jack.

— Elle était peut-être coincée quelque part dans les coraux, dit Victor. Je ne vois pas bien comment, mais bon…

Il avait l’air sombre.

Genevieve ne répondit rien. Elle regardait du côté de la plage où la police continuait d’aller et venir sous les yeux de quelques badauds. Seul l’emplacement où le corps gisait un moment plus tôt était encore condamné par le ruban jaune.

— C'est dingue ! murmura Lizzie.

Genevieve se tourna de nouveau vers eux.

— Je me demande où est passé le mannequin, dit-elle en regardant Victor fixement.

Il rougit, puis fronça les sourcils.

— Qui a parlé ?

— Hé, je n’ai pas dit un mot ! affirma Jack. Je pensais que vous aviez renoncé.

— C'est ce que je croyais, moi aussi ! dit Alex.

— Dans ce cas, comment Genevieve est-elle au courant ? demanda Victor.

Thor écoutait la conversation, le front plissé. Il comprenait maintenant ce que Genevieve voulait dire lorsqu’elle répétait que la pauvre femme sur la plage était un mannequin.

— Victor, tu es vraiment un crétin ! lança-t-elle. Quand je me suis réveillée, j’ai trouvé un mannequin sur le pas de ma porte. Je l’ai jeté dans l’eau.

Bethany écarquilla les yeux.

— Et le mannequin est devenu un être humain ?

— Seigneur ! grommela Marshall. Qu’est-ce qui vous prend à tous ? Victor, tu as mis un mannequin devant la porte de Genevieve ?

— Je jure que non !

— Ah ouais ? Pourtant, il était là, déclara Genevieve sur un ton glacial.

— Mais je ne l’ai pas fait ! affirma Victor en la regardant fixement. Alex a dit que ce serait cruel. Au départ, je voulais juste te secouer, te faire rire, t’aider à oublier cette histoire de vision dans l’eau.

— C'est bizarre, tout de même, dit Zach en prenant la main de sa femme. Genevieve a vu une femme dans l’eau, et maintenant…

— Merde ! s’exclama Victor. J’étais avec elle à ce moment-là, et je n’ai rien vu du tout.

— Nous sommes tous retournés dans l’eau et aucun de nous n’a vu cette… femme, ajouta Alex.

— Moi, en tout cas, je n’ai rien vu, dit Bethany.

— La mer est un endroit étrange, leur rappela Lizzie. Elle a le pouvoir de dissimuler tant et tant de choses.

— Les plongeurs de la police sont descendus sous l’eau, eux aussi, fit remarquer Zach. Et ils n’ont rien remarqué. Cela dit, les fonds sous-marins sont immenses et les coraux s’y connaissent pour dissimuler ou faire disparaître des choses. Nous sommes bien en train de chercher un vaisseau que personne n’a vu depuis près de deux cents ans.

— Quand je pense à la manière dont on t’a traitée ! dit Jack à Genevieve.

La jeune femme lui offrit un petit sourire. Puis elle se leva.

— Je vois venir ce journaliste qui essaie de nous coincer depuis ce matin, dit-elle, alors je m’éclipse. Puisque nous ne plongeons pas aujourd’hui, je vais en profiter pour faire quelques courses.

Et elle s’éloigna en direction de son bungalow. Thor se leva à son tour.

— Je suis d’accord avec Genevieve. C'est la journée idéale pour faire des courses, dit-il.

— On aurait peut-être dû sortir en mer, dit Marshall.

— Est-ce qu’on ne devait pas se taper une autre leçon du grand Sheridan ? fit Alex avec un sourire. Une leçon sur les vaisseaux et la manière dont ils se brisent dans l’eau. Comme si nous avions tous deux ans !

— Si vous êtes capables d’envisager de voler un mannequin pour le planter devant la porte de Genevieve, vous n’avez pas beaucoup plus de deux ans d’âge mental, riposta Marshall.

— Hé, on ne l’a pas fait ! lança Victor.

— Thor, crois-tu qu’on devrait sortir en mer ? Sheridan a préféré ne pas venir, mais ça ne nous empêche pas de plonger, nous.

— Ah non ! s’exclama Alex. Tu ne peux pas donner une journée de congé aux gens et leur annoncer ensuite qu’ils doivent aller bosser.

— Ouais, tu as sans doute raison, murmura Marshall. On se remettra au boulot lundi à la première heure.

— Lundi, ça roule, acquiesça Thor avant de s’éloigner à son tour.

Il se rendit dans son bungalow, certain que Genevieve était encore dans le sien. Il ne pouvait pas en même temps se doucher et garder un œil sur sa porte mais il pouvait au moins faire une toilette sommaire.

Car il allait la suivre.

Pourquoi ?

Il n’était pas sûr d’avoir une bonne excuse, ou même une véritable raison. Juste une intuition, liée à l’étrange manière dont elle avait réagi lorsque Jack avait établi un lien entre la femme qu’elle avait vue sous l’eau et le cadavre retrouvé sur la plage. Genevieve aurait dû être soulagée de voir qu’on allait de nouveau la prendre au sérieux, mais, au lieu de cela, elle avait paru troublée.

Lorsque la jeune femme sortit de son bungalow, vêtue d’une robe légère, Thor la suivit un instant du regard, puis lorsqu’elle fut à une distance raisonnable, il lui emboîta le pas.


Tout le monde était parti. Les sourcils froncés, Victor regarda autour de lui et poussa un soupir. Drôle de journée!

Finalement, il se leva et prit la direction de son bungalow. Il entra et se figea, stupéfait de constater que le sol paraissait mouillé. Il y avait des traces d’eau jusqu’au mur qui séparait la chambre de la salle de séjour. Il les suivit et étouffa un cri.

Un mannequin tout dégoulinant d’eau était allongé en travers de son lit. Ses yeux bleus sans vie étaient fixés sur le plafond, et sa perruque était de travers. Un bras était tendu vers lui, comme pour l’appeler à l’aide.

Victor sentit la panique l’envahir. Si on le surprenait avec ce mannequin dans son bungalow, alors qu’on venait de découvrir un cadavre sur la plage… Merde !

Il devait s’en débarrasser, et vite.

Mais comment ? Comment allait-il faire pour que personne ne le voie ?

Et qui avait déposé ce mannequin ici ?

Pourquoi ?

***

Genevieve s’était engagée sur Duval Street et Thor avait d’autant moins de mal à la suivre qu’elle paraissait totalement perdue dans ses pensées. Elle salua distraitement plusieurs personnes et entra finalement dans le café installé à l’hôtel La Concha.

Thor s’appuya contre le mur pour attendre qu’elle ressorte.

— L'hôtel est hanté, dit une dame qui portait un énorme chapeau et lisait un guide touristique. Herb, tu te rends compte ? L'hôtel est hanté ! C'est le bâtiment le plus haut de la ville. Des gens se sont jetés dans le vide, depuis le toit.

— Ouais, ouais, il est hanté. Est-ce qu’on peut prendre possession de notre chambre, maintenant ? fit Herb en tirant deux énormes valises.

Il fit une grimace à Thor, qui lui sourit.

— Oh, Herb, pardon ! s’exclama son épouse. Ces valises pèsent une tonne, bien sûr.

Herb haussa les épaules, l’air plus amusé qu’agacé, et Thor les suivit du regard tandis qu’ils entraient dans l’hôtel. Ils avaient l’air d’un vieux couple, un homme et une femme qui se connaissaient depuis pratiquement toujours et qui ne paraissaient pas s’en porter trop mal.

Genevieve réapparut bientôt avec un gobelet en carton qui devait contenir du café, et repartit en direction du sud.

Quelques pâtés de maisons plus loin, elle tourna sur la gauche. Thor la suivait toujours. La rue était bordée de maisons anciennes superbement entretenues. Certaines annonçaient des chambres à louer, d’autres avaient un signe « Bed and Breakfast » à l’entrée. « Meilleur petit déjeuner de Key West », proclamait un panneau.

Genevieve continua d’avancer, puis s’engagea dans une petite allée au bout de laquelle trois marches menaient à une véranda et une porte avec une vitre de verre taillé.

La jeune femme sortit une clé de sa poche, la glissa dans la serrure et entra.

Thor s’arrêta dans la rue pour contempler la demeure. De style victorien, avec deux étages, un grenier en forme d’arche et une véranda qui s’enroulait autour du bâtiment au rez-de-chaussée et au premier, elle était magnifique. La peinture était fraîche et la pelouse bien tondue.

Soudain, la porte s’ouvrit de nouveau, à la volée, et Genevieve sortit sous la véranda, les poings sur les hanches.

Thor pesta intérieurement. Voilà qu’il s’était fait pincer!

— Vous êtes juste en train de faire un petit tour de Key West, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle sur un ton sarcastique.

Thor soupira et secoua la tête.

— Non. Je vous suivais.

— Pourquoi?

— J’étais inquiet.

Genevieve leva les mains vers le ciel.

— Mais enfin, pourquoi ? Je ne suis pas folle, je vous assure!

— J’étais inquiet à cause de votre réaction, ce matin.

— On a trouvé le cadavre d’une femme ! s’exclama Genevieve. Vous ne croyez pas qu’il y a de quoi être secoué ?

— Si, bien sûr. Je ne sais pas…

Il secoua la tête.

— Désolé. Vous avez raison : ce qui s’est passé ce matin est vraiment tragique.

Il y eut un silence, et Thor reprit :

— Voici donc votre maison. Elle est magnifique. Genevieve parut hésiter un instant.

— J’étais loin d’imaginer que vous vous intéressiez à l’architecture, dit-elle finalement. Vous voulez visiter ?

Il sourit et marcha vers la véranda.

— Vous vous trompez. Je m’intéresse beaucoup à l’histoire. Et cette maison doit être l’une des plus anciennes de Key West.

— La plus ancienne est devenue le musée Wrecker. Celle-ci a été construite en 1858 par mon arrière arrière-grand-père. Il était sauveteur d’épaves, lui aussi. Il a bien failli perdre la maison durant la guerre de Sécession. Fort Taylor est resté dans l’Union, mais la plupart des gens étaient pour les confédérés. Wallace, mon aïeul, décida de servir son pays en jouant les briseurs de blocus. A la fin, il a été pris par un ami — un Yankee qui était basé à Fort Zachary Taylor. Heureusement, l’ami en question était aussi un entrepreneur. Ils se sont partagé les profits, mon aïeul n’a pas été pendu, et je continue à jouir de la maison, encore aujourd’hui.

Thor regarda autour de lui. Comme souvent dans les constructions au sud du pays, la demeure comportait un vaste hall qui courait de l’entrée jusqu’à l’arrière et permettait à l’air de circuler et de rafraîchir les pièces. Le petit salon, tout près de l’entrée, était meublé d’un canapé Duncan Phyfe, sous la fenêtre, d’un clavecin et de plusieurs chaises capitonnées disposées sur un tapis de laine, devant la cheminée. Un escalier sur la gauche menait à l’étage.

— Par ici se trouve la bibliothèque, dit la jeune femme en s’engageant dans le hall. A l’époque où le grand-père Wallace était sauveteur d’épaves, c’était un bureau. Puis il y a la cuisine. A l’origine, c’était une chambre à coucher et la cuisine se trouvait dehors. Elle a brûlé, à la fin du XIXe siècle, mais il y a toujours un bâtiment à cet endroit. L'une de mes grand-mères l’a transformé en refuge pour les oiseaux.

Elle parlait un peu vite, comme si elle était nerveuse, se dit Thor en la suivant.

— Je ne veux pas paraître vénal, dit-il, mais cette maison doit valoir une fortune, aujourd’hui.

— Oui, en effet, admit la jeune femme.

— Vous n’êtes pas soulagée que j’aie refusé notre pari?

Genevieve baissa les yeux et un sourire effleura ses lèvres.

— Vous savez très bien que j’ai gagné ce pari. Et puis votre bateau doit valoir une fortune, lui aussi.

Elle se dirigea vers l’escalier.

— Il y a quatre chambres à l’étage, et aussi un grenier. Ce n’est pas immense, par rapport à d’autres maisons de l’île. Vous connaissez Artist House ? C'est une pension de famille absolument magnifique…

Ils venaient d’arriver sur le palier et la jeune femme poussa une porte entrouverte.

— Mon bureau, dit-elle.

Des rideaux à œillets blancs pendaient aux fenêtres, et même le bureau sur lequel était posé l’ordinateur était une pièce d’antiquité. Il y avait des photos encadrées accrochées aux murs. Beaucoup de photos. Thor n’eut aucun mal à reconnaître celles où Genevieve posait avec ses parents. Ils étaient grands, comme elle, et sa mère avait les mêmes cheveux longs, auburn.

— Hé, c’est Jack ! s’exclama-t-il soudain en découvrant un groupe d’enfants avec des tubas et des masques, debout autour d’un homme.

— Oui, en effet. Il y a une quinzaine d’années. Il était génial. L'association de parents d’élèves de l’école aimait bien l’engager pour organiser des sorties. On le prenait pour un vrai pirate. Il racontait des tas d’histoires.

Thor s’arrêta devant une autre photo représentant l’équipe de Marshall au complet : ce dernier se trouvait au milieu, coiffé d’un chapeau de paille. Bethany et Alex étaient à sa droite, et Genevieve et Victor à sa gauche. Ils se tenaient tous par le bras et souriaient à la caméra. Ils avaient l’air heureux et unis.

A en croire les apparences, ils l’étaient toujours. Pourtant, est-ce que Victor n’était pas un peu possessif ? Et Alex ? Il était originaire de Key Largo, ce qui faisait de lui une pièce rapportée. Etait-il vraiment aussi bonhomme qu’il en avait l’air ?

Thor se demanda soudain pourquoi il se posait lui-même toutes ces questions. « Parce qu’un cadavre a été retrouvé sur la plage, quelques heures plus tôt », lui répondit aussitôt une petite voix intérieure.

— Voici le meuble que je préfère dans toute la maison, reprit Genevieve en lui montrant une banquette en brocart. Ma grand-mère me racontait que les jeunes filles s’en approchaient stratégiquement au moment de s’évanouir. Elle avait toujours des tas d’anecdotes pour illustrer la manière dont une jeune fille était censée se comporter. Je ne pense pas avoir rencontré de personne plus coriace qu’elle.

Elle quitta la pièce et ouvrit une autre porte.

— J’ai transformé cette chambre en salon multimédia, reprit-elle. Compte tenu de mon peu d’intérêt pour tout ce qui est technique, je dois dire que je suis assez fière du résultat.

Thor passa la tête à l’intérieur et découvrit une superbe chaîne stéréo avec d’énormes baffles, une télévision à écran plat, un lecteur de DVD et des meubles confortables. Plusieurs rangées d’étagères contenaient des centaines de livres, des magazines, des CD et des DVD.

— Super !

— C'est comment chez vous, à Jacksonville ? lui demanda-t-elle. Non, attendez, ne me dites pas… Ultramoderne ! Avec tous les gadgets possibles et imaginables.

— Non. Ma maison doit être légèrement plus vieille que la vôtre.

— Vous avez acheté une vieille maison ?

— Oui. J’avais l’intention de la rénover, mais je n’y suis jamais assez longtemps.

Genevieve le regarda un instant, puis s’engagea de nouveau dans l’escalier. Arrivée au pied des marches, elle tourna à gauche et le guida vers le jardin. Il n’était pas immense mais joliment fleuri.

La jeune femme désigna une plate-bande surélevée de laquelle jaillissaient des gerbes de bougainvillées.

— Un jour que je creusais la terre, là-bas, pour planter un arbre, je suis tombée sur des ossements, dit-elle.

— Ah bon ?

— Des ossements vraiment anciens. J’ai appelé des agences gouvernementales et ils ont envoyé deux anthropologues. D’après eux, ces ossements appartenaient à des Indiens calusa, une tribu qui a disparu il y a des centaines d’années. Personne n’était vraiment surpris. Quand les Espagnols ont débarqué, il y avait des ossements partout.

— Oui, murmura Thor. Cayo Hueso. L'île des ossements.

Le regard de Genevieve s’était troublé légèrement. Thor songea qu’elle ne paraissait pas gênée par sa présence, bien au contraire. Sans doute n’avait-elle pas envie de se retrouver seule.

— J’ai l’impression que vous essayez de me dire quelque chose mais je ne sais pas quoi, déclara-t-il brusquement.

Genevieve haussa les sourcils d’un air surpris.

— Vous voulez du café ?

Thor ne put retenir un rire.

— J’ai bu assez de café ce matin pour rester éveillé toute la nuit.

— Un soda ? Une bière ? Autre chose ?

Il hésita un instant.

— Si je vous emmenais déjeuner, plutôt ?

Genevieve pencha la tête de côté, comme si elle réfléchissait.

— C'est moi qui vous emmène, dit-elle enfin. Je veux pouvoir choisir le restaurant.

— Entendu.

Elle le précéda à l’intérieur de la maison et poussa le verrou de la porte donnant sur le jardin. Comme elle passait devant une console de style victorien, elle s’arrêta quelques instants pour regarder son courrier.

— Rien d’urgent, murmura-t-elle. Allons-y !

Elle verrouilla la porte d’entrée et ils prirent la direction de Duval Street.

— Où allons-nous ? demanda Thor.

Elle lui jeta un regard amusé.

— Au Hard Rock Café.

— Je croyais que vous préfériez les petits établissements fréquentés par les autochtones ?

— Ce Hard Rock Café est différent des autres. Thor ne fut pas surpris lorsqu’elle salua les jeunes gens à l’entrée du restaurant comme si elle les connaissait depuis longtemps, et il ne s’étonna pas non plus de la voir opter pour une place à l’intérieur. Les natifs du Sud préfèrent toujours les salles climatisées aux charmantes petites tables installées dehors.

Situé dans une demeure historique datant de la fin du XIXe siècle, le restaurant offrait néanmoins le décor habituel que l’on retrouve dans tous les établissements de la fameuse chaîne. Genevieve désigna à Thor une guitare signée par Jimmy Buffet, et plusieurs objets ayant appartenu à Elvis Presley et aux Beatles.

Ils commandèrent des apéritifs, et Genevieve choisit un cocktail alcoolisé, cette fois. Puis, s’appuyant contre le dossier de sa chaise, elle déclara :

— Il paraît que cet endroit est hanté.

— Existe-t-il un seul lieu dans cette ville qui ne le soit pas ? répliqua Thor.

La jeune femme haussa les épaules.

— Demandez à notre serveuse quand elle reviendra.

C'est ce qu’il fit, et la jeune fille, sans doute une étudiante, ouvrit de grands yeux.

— Oh, absolument : cet endroit est hanté ! Un homme s’est suicidé, ici. Les suicidés reviennent toujours hanter les lieux où ils sont morts.

— Ah bon ? fit Thor.

— Je vous assure. C'est M. Curry qui hante ces lieux. Son père était millionnaire, mais il a perdu tout son argent en une seule année. Ensuite, sa femme l’a quitté.

— Il y a de quoi être vexé, dit Thor.

— Il m’est arrivé d’être seule ici et d’apercevoir une ombre noire qui se balançait dans l’air. J’ai déjà vu des torchons bouger, aussi. Un soir, Brett a mis le couvert sur une table, il a tourné le dos un moment et quand il est revenu, les couverts étaient sur une autre table, enchaîna la jeune fille. Croyez-moi, je ne reste jamais seule ici, le soir.

Thor la remercia d’avoir pris le temps de leur raconter tout ça, et lorsqu’elle s’éloigna, il leva son verre.

— Vous aussi, vous croyez que cet endroit est hanté ? Vous avez vu des ombres et des choses se déplacer ? demanda-t-il à Genevieve.

Elle secoua la tête.

— Non, jamais.

— Alors ?

— Alors, ils savent bien raconter les histoires, ici. Cela dit, beaucoup de gens croient aux fantômes.

Thor tendit la main et la posa sur celle de la jeune femme.

— Il y a des ombres, la nuit. Chaque fois que la lumière change. Et les gens peuvent oublier sur quelle table ils viennent de dresser le couvert.

La jeune femme retira sa main et prit son verre.

— Evidemment.

La serveuse revint avec leurs plats, et Genevieve changea de sujet.

— Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous consacrer à la plongée ?

— Un bouquin, quand j’étais gosse, répondit Thor. C'était l’histoire d’un ferry qui avait coulé et qu’on avait retrouvé dans la rivière St John, tout près de l’endroit où je vivais. J’étais fasciné. Je n’ai jamais eu envie de faire autre chose. Et vous ?

— Vocation familiale. Mon grand-père était un homme-grenouille, pendant la Seconde Guerre mondiale. Je pense qu’on m’a jetée dans l’Océan avant même que je sache marcher.

— C'est la destinée des Conchs autrement dit.

— En partie. Mais j’ai des amis qui détestent l’eau, et ça ne les empêche pas d’adorer Key West. Ils aiment les rues, l’atmosphère, les couchers de soleil. Beaucoup de gens arrivent ici un peu par hasard, et ils restent.

Elle marqua une pause et sourit.

— Vous savez, nous sommes vraiment dans la République de Conch. En 1982, il y a eu toute une histoire au sujet du nombre de réfugiés politiques cubains qui débarquaient à Miami en arrivant de Key West. La patrouille frontalière a monté un barrage sur l’autoroute US1, à Florida City, pour essayer de contrôler la situation. La circulation est devenue impossible : les gens n’arrivaient plus ni à entrer ni à sortir de l’archipel. Le maire de Key West a porté l’affaire devant les tribunaux de Miami, mais il a été débouté, alors Key West a fait sécession avec les Etats-Unis en signe de protestation, et le maire, Dennis Wardlow, s’est proclamé premier ministre. Ça n’a pas duré bien longtemps. Il s’est vite rendu à l’amiral de la base navale et il a exigé un milliard de dollars de compensation. Il avait exprimé son point de vue, et maintenant c’est excellent pour les affaires locales. On peut acheter des passeports de la République de Conch, des T-shirts et toutes sortes de babioles.

Elle sourit et Thor l’imita, heureux de la voir de meilleure humeur. L'addition arriva à ce moment-là, et Thor s’en empara immédiatement.

— Note de frais, dit-il simplement.

— D’accord, répondit la jeune femme, mais je vous emmène boire un café, ou autre chose si vous ne voulez pas de café. Et cette fois, c’est moi qui paye.

Un moment plus tard, ils entraient au Captain Tony’s Saloon.

— Vous me faites faire le tour de la ville ? demanda Thor.

— C'est ici que se trouvait le fameux bar Sloppy Joe, originellement, même s’il ne s’appelait pas comme ça, à l’époque. Si mes souvenirs sont bons, Joe Russell avait refusé de payer un dollar supplémentaire de loyer par mois, dans les années trente. Tous ses clients ont pris leurs sièges et les meubles, et ils sont allés s’installer un peu plus bas, dans la rue, là où se trouve aujourd’hui le Sloppy Joe.

— Je vois.

— Que voulez-vous boire ? demanda-t-elle en l’entraînant vers un arbre qui poussait près du bar et disparaissait dans le toit.

— Une bière, répondit Thor.

Il s’installa près de l’arbre pendant qu’elle commandait leurs boissons au bar. A la table voisine, deux femmes étaient assises avec deux enfants : un garçon qui pouvait avoir six ans et une fillette d’environ cinq ans. Voyant que Thor les regardait, l’une des deux femmes rougit : elle était peut-être gênée de se trouver dans un bar avec des enfants.

— On essaie de visiter les lieux touristiques, dit-elle. Thor lui sourit.

— Vous avez bien raison. Key West est une ville intéressante.

La jeune femme eut l’air soulagée, et son amie se tourna vers Thor.

— Je lui ai dit que ça ne posait pas de problème. Tout en parlant, la femme le regardait fixement, comme si elle le reconnaissait. Puis elle écarquilla les yeux et se pencha vers son amie pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille.

Thor fut surpris. Ni l’une ni l’autre ne paraissait du genre à lire des magazines de plongée. Mais après tout, qu’en savait-il ?

Genevieve revint avec leurs verres, et Thor désigna le plafond décoré de soutiens-gorge de maillots de bain.

— Vous avez le vôtre là-haut ? demanda-t-il.

— Non.

— Intéressant, fit-il.

— Nous sommes là pour l’arbre, fit-elle avec un sourire. La légende prétend qu’une femme y a été pendue.

— Allons bon ! Et vous allez me dire qu’elle hante les lieux, depuis ?

— Exactement. Comment l’avez-vous deviné ? ajouta-t-elle avec un sourire.

Au même instant, la petite fille à la table voisine se mit à crier.

— Non ! Non, maman : il y a une dame, là-bas.

— Ashley, chut ! Ce sont juste des histoires, ma chérie. Viens avec moi, s’il te plaît.

— Je vous demande pardon, dit Genevieve à Thor. Puis elle se leva, marcha vers la table voisine et s’accroupit pour parler à la fillette.

— Tu as besoin d’aller aux toilettes, c’est ça ? dit-elle. Et tu as entendu l’histoire du fantôme de la dame, pas vrai?

— Elle a essayé de faire du mal à un petit garçon, une fois, répondit l’enfant, les yeux écarquillés. Un monsieur nous l’a dit et il a dit que le fantôme de la dame était encore dans les toilettes.

— Réfléchis un instant, fit Genevieve. Si tu étais un fantôme, est-ce que tu aurais envie de t’installer dans les toilettes ? Tu ne crois pas qu’il y a des endroits un peu plus sympas ? Je vais te dire : j’ai vécu ici toute ma vie. Mon papa et ma maman venaient souvent avec moi dans ce bar quand j’étais petite. Je suis allée aux toilettes plus d’une fois. Ta maman va t’accompagner. Tout se passera bien, je te le promets.

La mère regarda Genevieve d’un air reconnaissant.

— Nous n’aurions pas dû les laisser écouter toutes ces histoires de fantômes, dit-elle sur un ton d’excuse.

Genevieve fit un clin d’œil à la fillette.

— OK ?

L'enfant éclata de rire brusquement.

— Les fantômes, ils veulent pas hanter les toilettes, hein?

Genevieve se redressa.

— Merci, lui dit la maman. Vous êtes des plongeurs, tous les deux, n’est-ce pas ? C'est vous qu’on a vus à la télé ?

— A la télé ? répéta Genevieve, interloquée.

— Aux nouvelles, ce matin. Vous aviez déjà vu, sous l’eau, le corps qu’ils ont trouvé sur la plage. Mais les plongeurs de la police n’avaient rien vu, eux. Puis la mer l’a déposé sur la plage.

— Maman ! s’exclama la fillette en la tirant par la main, visiblement pressée d’aller aux toilettes.

— Je vous demande pardon, reprit la femme en s’éloignant avec l’enfant.

Genevieve hocha la tête. Elle avait pâli affreusement.

— Allons-y, dit-elle à Thor, bien qu’elle n’ait pas touché à son verre. S'il vous plaît !

Il la rattrapa à une vingtaine de mètres du bar.

— Genevieve !

Elle s’arrêta, se retourna et le regarda fixement.

— Hé ! fit-il en posant les mains sur ses épaules. Vous saviez qu’il y avait des journalistes de la télé partout sur la plage, ce matin.

— Mais je n’ai dit à personne que j’avais vu cette femme sous l’eau! s’exclama Genevieve d’une voix tremblante.

— Eh bien, quelqu’un d’autre l’aura fait pour vous. Où est le problème ? Après tout, c’est la vérité.

Genevieve fronça les sourcils et regarda un vieil homme qui traversait la rue avec son chien.

— On ne devrait pas rendre publiques les choses aussi graves, murmura-t-elle finalement.

— Une femme a été assassinée, lui rappela Thor. C'est grave. De plus, ce n’est pas le genre de choses qui arrive souvent, par ici. Il est normal qu’on en parle. De plus, vous aviez raison : il y avait vraiment une femme dans l’eau.

Genevieve le regarda de nouveau, et, cette fois, ses yeux se voilèrent.

— Vous ne comprenez pas ! s’exclama-t-elle avec amertume.

— Quoi donc ?

— J’ai vu une femme dans l’eau.

— Oui. Je sais.

— Non, vous ne savez rien. J’ai vu une femme dans l’eau. Mais ce n’était pas la même !

Thor demeura bouche bée tandis que Genevieve se dégageait et partait en courant pour se perdre dans la foule des touristes qui allaient et venaient sur Duval Street.