12.

Genevieve arriva la dernière, avec juste quelques minutes de retard. La matinée était splendide : le ciel était dégagé et une petite brise soufflait doucement. Des conditions idéales pour plonger.

Le Pr Henry Sheridan avait installé sa maquette et il était prêt à se lancer dans l’un de ses interminables discours.

Il n’y avait qu’un problème : Marshall n’était pas là.

Quand la jeune femme rejoignit le groupe, Thor arborait un air franchement irrité et Victor disait justement :

— Moi, je trouve ça bizarre. Ça ne lui ressemble pas du tout de faire une chose pareille.

— Je suis tout à fait d’accord, renchérit Alex.

— Moi aussi. Je trouve ça inquiétant, dit Bethany.

Marshall n’était pas là mais Jay était présent, ainsi qu’un couple d’inconnus : la femme, blonde, était ravissante, et l’homme, très brun, devait avoir des ancêtres amérindiens.

Genevieve se glissa sur le banc de la table de pique-nique à côté de Bethany, et lui demanda dans un chuchotement :

— Que se passe-t-il ? Qui sont ces gens ? Je ne comprends rien… Et Marshall, on a du nouveau ?

— Il est retenu sur le continent, « par un cas de force majeure », répondit Bethany. Il a appelé le poste de police hier soir, mais trop tard pour prévenir l’un d’entre nous, apparemment. Voilà pourquoi Jay est ici. Il est venu transmettre le message. Marshall a promis de revenir dès que possible.

Genevieve écarquilla les yeux.

— C'est pour ça que Thor a l’air furieux ?

— Ouais. Il est dégoûté. Il a l’habitude de diriger ses expéditions d’une main de fer, et celle-ci se barre en sucette pratiquement depuis le début.

— Je voudrais un peu de silence, s’il vous plaît ! lança Thor d’un ton sec. Je déplore l’absence de Marshall tout autant que vous, mais c’est un homme responsable : s’il dit qu’il est retenu par un cas de force majeure, eh bien, soit. Nous, on continue.

Il y eut un silence.

— Bon, dit le Pr Sheridan en désignant sa maquette. La Marie Joséphine. Lancée en octobre 1803, achetée par les Anglais en 1816. Déplacement : mille huit cents livres. Longueur : cent soixante pieds, c’est-à-dire quarante-neuf mètres, ainsi que vous le savez. Tirant d’eau : quatorze pieds et trois pouces, ce qui représente quatre mètres trente-cinq. Elle transportait trente canons et deux canons de proue de près de onze kilos chacun. Ces canons sont quelque part sous l’eau. Les mâts ont été détruits et il y avait des trous dans la coque. Le navire était déjà mortellement blessé avant même que débute la tempête. Nous nous sommes basés sur les descriptions des dommages retrouvées dans un journal de bord tenu par un pirate pour reconstituer le naufrage sur l’ordinateur. Je suis convaincu qu’elle a pris l’eau de telle façon qu’elle s’est fendue en deux au moment d’entamer sa descente. Il est estimé que la tempête qu’ils ont essuyée avait des vents soufflant à une force de près de trois cent vingt et un kilomètres à l’heure. Cela signifie que de grosses portions du navire ont pu être transportées à une distance de près de deux kilomètres. La zone que vous devez couvrir est donc très vaste. Vos indices seront les canons et…

Il sortit une liasse de papiers de sa serviette en cuir.

— ... voici des illustrations créées par ordinateur et qui vous montrent à quoi peuvent ressembler les morceaux du navire à l’heure actuelle.

— On dirait des coraux, dit Alex.

— Exactement. Vous pourriez très bien être en train de regarder un morceau de la coque et ne même pas vous en rendre compte. Voilà pourquoi je tenais tant à vous parler, ce matin. Vous devez apprendre à regarder différemment. Etudiez bien ces dessins. La Marie Joséphine est là-dessous, quelque part, et si l’on en croit la pièce d’or que vous avez trouvée, vous êtes dessus. Il ne reste plus qu’à la reconnaître, maintenant. Voilà. J’ai terminé pour aujourd’hui, conclut le professeur avec un sourire satisfait.

Les plongeurs regardaient ses illustrations, et pas un seul d’entre eux n’avait bâillé.

— Merci, professeur, dit Thor d’un ton ferme.

Les autres levèrent la tête et se mirent à applaudir. Sheridan rougit violemment.

— Merci. Et bonne chance !

— Eh, professeur, ça vous dirait de sortir avec nous sur un des bateaux, aujourd’hui ? proposa Jack.

Sheridan pâlit presque aussi vite qu’il avait rougi.

— Merci beaucoup, mais je préfère laisser la plongée aux experts, dit-il.

Genevieve remarqua que Jay discutait avec Thor. Ce dernier avait l’air de plus en plus morose. Il se tourna vers le couple d’inconnus qui était venu avec Jay et leur posa plusieurs questions. Finalement, il haussa les épaules, comme si plus rien n’avait d’importance pour lui. Il dut sentir le regard de Genevieve car il se tourna vers elle.

— Tu es avec moi, dit-il.

— Et qui plonge avec moi, alors ? demanda Victor. Jack ?

— Moi, répondit la jeune femme blonde avec un sourire en s’approchant de lui. J’espère que ça ne vous ennuie pas trop. Je m’appelle Nikki.

— Salut, Nikki ! dit Victor, l’air parfaitement ravi de ce retournement de situation.

— Désolé, j’aurais dû faire les présentations, dit Jay. Nikki et Brent Blackhawk travaillent pour le gouvernement. Ne grognez pas, s’il vous plaît ! Ils s’y collent parce qu’il vous manque un homme ET un bateau. Jack et Brent resteront sur le Seeker, et je vais venir, moi, avec le bateau de patrouille de la police.

— On peut prendre mon bateau, suggéra Jack.

— Oh, super ! répliqua Bethany d’un air taquin.

— Mais il a juste besoin d’un petit coup de peinture !

— Ne vous inquiétez pas : le bateau de patrouille est parfait, dit Jay.

— Et nous vous remercions, ajouta Thor.

— Ouais, marmonna Alex en secouant la tête. A quoi peut bien penser Marshall ?

— Bon, au boulot, maintenant ! lança Thor.

Il souleva le sac contenant son équipement de plongée.

Genevieve fit de même, puis s’avisa que Nikki l’avait rejointe et marchait à côté d’elle. Elle lui sourit.

— Bonjour ! Mon nom est Genevieve. Vous avez beaucoup d’expérience en plongée ?

Nikki lui rendit son sourire.

— Je me débrouille.

Elle marqua une pause.

— J’aurais préféré plonger avec vous, mais bon… je suis déjà contente d’être acceptée sur l’un des bateaux.

— Je vois, dit Genevieve qui, en réalité, ne voyait rien du tout. Victor est mon équipier, généralement. C'est un excellent plongeur.

— Je n’en doute pas un instant.

— Ah bon ?

— Il ne ferait pas partie de cette expédition, sinon. Genevieve sourit et hocha la tête. C'était vrai.

Elles se séparèrent en arrivant à l’appontement. Et soudain Genevieve fronça les sourcils. Adam Harrison avait mentionné que deux personnes étaient là pour l’aider — des personnes qui avaient l’habitude de gérer le genre de situation dans laquelle elle se trouvait.

Genevieve avait aussitôt pensé qu’il s’agissait de psychiatres.

— Hé, attendez ! lança-t-elle à l’adresse de la jeune femme.

Nikki se retourna.

— Vous êtes avec Adam, n’est-ce pas ? reprit Genevieve à voix basse.

Nikki hocha la tête et jeta aussitôt un regard en direction de Thor. Genevieve dut se retenir pour ne pas éclater de rire. Elle se sentait étrangement soulagée.

— Pas un mot ! souffla-t-elle d’un air complice.


Tandis que le bateau fendait les flots en direction de leur site d’exploration, Thor ignora Genevieve mais s’entretint longuement avec Brent Blackhawk. L'homme avait une voix douce et grave, et il dégageait un air d’autorité sereine. Genevieve comprenait sans mal que Thor se sente à l’aise avec lui. Blackhawk paraissait capable de traverser n’importe quelle tempête. Il n’était pas austère pour autant, et, lorsqu’il croisa le regard de Genevieve, il sourit instantanément et lui adressa même un clin d’œil.

En observant Thor, la jeune femme eut la conviction, brusquement, qu’il connaissait la véritable raison de la présence de Nikki et Brent. Pourtant, il se comportait de manière affable. Pourquoi ? Attendait-il simplement le meilleur moment pour les jeter aux requins ?

Le moteur du bateau s’arrêta dans un hoquet et Brent Blackhawk vint lui donner un coup de main pour attacher ses bouteilles. Genevieve croisa son regard et crut y lire comme un encouragement. Elle le remercia et rejoignit Thor sur la plate-forme de plongée. Thor la regarda un instant, puis il sauta. Elle le suivit.

Tandis qu’ils descendaient sous l’eau, Genevieve jeta un coup d’œil à son compteur. Quinze mètres… Seize mètres. Dix-huit mètres. Il y avait des coraux sur sa droite. Et, à trois mètres sur sa gauche, une pente qui descendait encore sur plusieurs mètres. Victor et Nikki étaient là aussi, à une dizaine de mètres environ.

Genevieve nageait lentement. Thor ne cessait de regarder par-dessus son épaule, comme pour s’assurer qu’elle le suivait bien. La mer était claire, le courant régulier, et le bruit du détendeur aussi relaxant que la température de l’eau. Des poissons de couleurs vives passaient à toute vitesse autour d’eux. Un énorme mérou se tenait près d’une formation de coraux, et la jeune femme eut une pensée coupable pour son excellent repas de la veille. Il était amical, en plus. Il nagea directement vers elle. Elle tendit la main et laissa ses doigts courir légèrement sur son large corps. Le poisson devait peser au moins soixante-dix kilos de plus qu’elle.

Thor s’était arrêté et il la regardait. Voyant qu’elle n’avait été retenue que par un gros poisson, il se remit à nager.

Genevieve regarda le mérou s’éloigner, et soudain, à sa place, elle vit la femme. Son cœur se mit à cogner dans sa poitrine et elle dut faire un effort pour ne pas cesser de respirer.

La femme la regardait avec ses grands yeux tristes, ses cheveux blonds et sa robe blanche flottant autour d’elle. Puis elle lui fit signe de la suivre.

Genevieve nagea derrière elle, comme envoûtée. Elle avait oublié Thor — jusqu’à ce qu’il lui attrape la cheville. Il la regarda d’un air furieux à travers son masque.

Elle lui montra la femme du doigt, mais Thor secoua la tête. Alors, Genevieve joignit les mains en un geste de supplication. Puis elle s’éloigna rapidement.

La femme l’attendait, quelques mètres plus loin.

Il y avait un écueil derrière elle, et Genevieve se mit à creuser le sable doucement. Elle sentait bien que Thor refusait d’y croire.

Malgré tout, il la rejoignit et entreprit de l’aider dans sa tâche.

Ils travaillèrent côte à côte un long moment, déplaçant une énorme quantité de sable. L'eau autour d’eux était devenue trouble. Mais Thor ne l’abandonna pas. Et il ne cessa pas de travailler.

Finalement, elle heurta un objet dur.

Une boîte !

C'était une sorte de coffret en métal qui avait dû contenir des souvenirs chers ou peut-être des papiers importants. Il était finement ciselé. Ni le sel ni le sable ni le temps n’avaient réussi à effacer totalement les dessins délicats de fleurs et d’oiseaux que l’on distinguait encore à travers tout ce que la mer avait fait pousser sur ses parois.

Thor regarda Genevieve fixement, et la jeune femme tressaillit car ce regard semblait lui dire qu’il la trouvait belle mais trop étrange pour n’être pas tenue à distance.

Il prit le coffret et lui fit signe de remonter à la surface.

Genevieve hocha la tête. Elle se tourna pour remercier le fantôme, mais la femme avait déjà disparu.

Quelques minutes plus tard, ils atteignaient la surface de l’eau. Thor tendit le trésor à Jack, puis ôta ses palmes, les jeta à bord du bateau, et se débarrassa de son masque. Lorsqu’il fut sur la plate-forme, il se pencha pour aider Genevieve. Mais il ne croisa pas son regard.

— Elle nous a refait le coup, dit-il simplement.

— Ça alors ! s’exclama Jack. Hé, Genevieve, tu ne voudrais pas venir t’asseoir à une table de roulette avec moi, un de ces jours ?

Brent Blackhawk les avait rejoints et il prit le coffret des mains de Jack.

— Vous savez ce qu’il contient ? demanda Thor. Blackhawk eut un haussement d’épaules.

— Il a pu appartenir à Anne, dit-il. Nous y trouverons peut-être des informations qui nous renseigneront davantage à son sujet.

— Parce qu’elle tient à ce que nous soyons informés, si je comprends bien, dit Thor.

— Nous voyons tous ce que nous choisissons de voir, et nous interprétons ce qui nous arrive de la même façon, répondit Brent d’un ton neutre.

— Il y a une serrure, dit Genevieve en se débarrassant de sa combinaison de plongée.

— On la confiera au labo, déclara Thor. Il n’y a aucune raison de détruire un objet vieux de plusieurs centaines d’années.

— Tu veux rire ? s’exclama Jack. Il va falloir attendre tout ce temps ? Quel mal y a-t-il à forcer la serrure ?

— Nous ne sommes pas des chercheurs de trésors, Jack. Notre mission consiste aussi à préserver l’Histoire, lui rappela Thor.

Lizzie apparut à l’extrémité du bateau, suivie par Zach. Un seul regard leur suffit pour comprendre qu’on avait fait une nouvelle découverte.

— Non ! s’écria-t-elle en regardant Genevieve. Tu es incroyable, vraiment!

— Incroyable, répéta Thor à voix basse.

Genevieve passa devant lui.

— Il y a bien des sodas dans la glacière ?

— Oui, il faut fêter ça ! s’exclama Lizzie. On a quelqu’un qui est encore plus efficace qu’un sonar. C'est fabuleux !

Son enthousiasme fit sourire Genevieve.

— Merci, Lizzie, dit-elle avant de regarder Thor d’un air de défi.

Il lui tourna le dos et se rendit dans la cabine pour passer un appel radio. Elle entendit Jay lui répondre presque aussitôt.

— Ouais, Genevieve est allée directement sur un coffret. C'est bon pour aujourd’hui. Rentrons. Avec un peu de chance, on aura des nouvelles de Marshall avant la tombée de la nuit.

Un moment plus tard, Genevieve reçut un accueil délirant de la part des autres membres de l’équipe — et de Nikki, aussi.

— N’ayez pas l’air aussi désespérée ! lui chuchota la jeune femme à l’oreille, tandis qu’elle la serrait dans ses bras. Allez prendre une douche, vous changer, et on se retrouve sur le parking avec Brent. On a rendez-vous avec Adam et Audrey. Tout ira bien.

Genevieve força un sourire sur ses lèvres.

— Merci.

Mais Nikki la prit par les épaules et la regarda sérieusement.

— Il faut vous ouvrir, Genevieve. Le fantôme essaie de vous aider.

— Ce fantôme me fait passer pour une cinglée.

Nikki sourit et haussa les épaules.

— Ouais, les fantômes ont cette fâcheuse tendance. C'est pourquoi j’aurais préféré plonger avec vous. Mais nous devons être prudents.

Elle s’interrompit car Victor approchait. Il souleva Genevieve dans ses bras et la fit tourner.

— Chérie, il faut absolument que tu balances ce dieu nordique et que tu redeviennes ma partenaire.

Il y eut un éclat de rire général, et même Thor parut prendre la remarque avec humour, ajoutant qu’il était bien agréable de se faire traiter de dieu. Puis il reprit son sérieux et déclara qu’il allait porter le coffret au laboratoire du professeur.

Genevieve ferma les yeux une fraction de seconde, le cœur dans la gorge, puis elle se réjouit qu’il ne lui ait pas demandé de l’accompagner.

Elle se rendit dans son bungalow, se doucha et s’habilla, sans réussir à contrôler le tremblement qui paraissait la secouer tout entière. Elle fit aussi vite que possible, craignant que Thor ne réapparaisse.

Paradoxalement, son cœur saignait de penser qu’elle l’avait peut-être déjà perdu, qu’il devait la considérer comme une sorte de méduse exotique — magnifique lorsqu’elle était dans l’eau, mortelle quand elle enroulait ses tentacules autour d’une proie.

Chassant ces pensées de son esprit, elle quitta le bungalow et se rendit sur le parking. Elle était la première et s’appuya contre le capot d’une voiture pour attendre.

Un nuage cacha le soleil. Autour d’elle, les palmiers se balançaient doucement dans la brise qui se levait. Ils paraissaient chuchoter. Genevieve serra les dents. Elle avait l’impression d’être observée, épiée… Elle entendit comme un mouvement dans les arbres, et faillit pousser un cri lorsqu’une voix retentit derrière elle.

— Hé, salut à toi, belle sirène des profondeurs !

La jeune femme fit volte-face.

— Jack ! Tu m’as fait peur ! s’exclama-t-elle.

Il haussa les épaules.

— Désolé. Je t’offre un verre ?

— Non, merci : je dois retrouver Audrey. Une autre fois?

— Quand tu voudras, ma belle. Je ne vais nulle part. Tu n’auras qu’à me faire signe et je serai là dans la seconde.

Genevieve lui sourit.

— Merci, Jack.

Il lui fit un signe et traversa le parking en direction de la rue. Presque aussitôt, Brent et Nikki arrivèrent.

— Salut ! dit Nikki en passant un bras sous celui de Genevieve. Ne faites donc pas cette tête-là! Vous serez bientôt riche et célèbre. Oh, j’oubliais que cette expédition est financée par l’Etat ! Rectification : vous serez vaguement riche et célèbre.

« Je veux juste être saine d’esprit », songea Genevieve.

— Il existe une raison au fait que vous voyez ce que vous voyez, déclara Brent posément.

Genevieve lui offrit un pauvre sourire.

— Toujours?

— Non, pas toujours. Il arrive que des gens voient surtout ce qu’ils ont envie de voir. C'est pourquoi nous ne sommes pas faciles à joindre. Adam ne fait pas intervenir ses troupes avant d’avoir vérifié que l’affaire est sérieuse.

Une fois encore, Genevieve se dit qu’il y avait quelque chose de vraiment solide chez Brent Blackhawk — solide et sain, au milieu de toute cette folie. Elle hésita.

— A lors... est-ce que vous voyez des fantômes ? demanda-t-elle finalement.

— Tout le temps, répondit-il avec douceur. Genevieve se tourna vers Nikki.

— Et vous ?

— Pratiquement depuis toujours. Des ombres. Un soupçon de quelque chose. Mais ils ne me parlent que depuis peu de temps.

Les rues de Key West grouillaient de touristes et des musiques différentes jaillissaient des bars, le long de Duval Street. Au milieu de tout ce bruit, de tous ces gens qui s’amusaient, faisaient la fête, profitaient de leurs vacances, au milieu de tous ces gens qui vivaient, tout simplement, cette conversation paraissait vraiment le comble de l’absurdité.

Enfin, ils s’engagèrent dans la petite allée qui abritait la maison d’Audrey. Adam Harrison était là et ce fut lui qui leur ouvrit la porte. Il salua Nikki et Brent avec chaleur et, cette fois encore, sa seule présence agit comme un baume sur le moral de Genevieve.

— Entrez ! lança Audrey depuis le living-room.

Elle était installée devant la table basse qui était couverte de livres, de magazines et de papiers divers.

— Nous venons de passer plusieurs heures à faire des recherches sur la Marie Joséphine, la tempête et la manière dont elle a sombré, expliqua Adam. Est-ce qu’il y a du nouveau, de votre côté ?

— Genevieve a trouvé un coffret, aujourd’hui, dit Brent. Un petit coffre fermé à clé.

— Ah bon ? Le fantôme vous y a menée ? demanda Adam, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.

Genevieve hocha la tête.

— Elle vous aime bien, dit Nikki en hochant la tête avec conviction.

— Génial ! marmonna Genevieve.

— Elle vous a peut-être choisie parce qu’elle pense que vous êtes disposée à l’aider, dit Brent.

Il marqua une pause et la considéra quelques instants.

— Certaines personnes sont douées d’un sixième sens, même si bien peu l’admettent. On ne se résigne pas facilement à être pris pour un fou. Vous avez sans doute toujours senti des choses qui sortaient de l’ordinaire, mais c’est seulement maintenant que quelqu’un essaie d’entrer en contact avec vous. Ce fantôme a l’air de vous considérer comme une âme sœur. C'est bien.

— C'est bien ? s’exclama Genevieve. J’ai failli avoir plusieurs crises cardiaques à cause d’elle !

— Oui, mais maintenant, vous êtes habituée, répondit Brent de cette voix tranquille et posée qui paraissait donner un sens aux propos les plus délirants.

— Ce que je ne comprends pas, intervint Nikki en s’asseyant, c’est que Genevieve voie des pirates. D’après ce que l’on sait, les pirates ont survécu, et c’est l’équipage du bateau qui a sombré : les témoignages qui restent sont ceux que l’on a trouvés dans les journaux de bord et les lettres écrites par les pirates.

— Oui, en effet, reconnut Adam.

— Cela dit, comment pouvons-nous être sûrs que le fantôme vient de la Marie Joséphine ? enchaîna Nikki. Le cadavre d’une femme assassinée a été retrouvé sur la plage. Cela signifie qu’il y a peut-être d’autres victimes. D’autres fantômes.

— Tu l’as vue ? demanda Adam.

Nikki secoua la tête.

— Je ne plongeais pas avec Genevieve. Nous avons eu de la chance que Thor Thompson nous autorise à les accompagner. Il sait que nous sommes avec toi.

Adam réfléchit un moment.

— C'est quand même la deuxième fois que le fantôme entraîne Genevieve vers les vestiges de l’épave, alors j’ai tendance à croire qu’elle se trouvait à bord de la Marie Joséphine quand le bateau a sombré.

Il y eut un silence. Puis Brent le brisa finalement.

— Genevieve, vous allez sans doute estimer que c’est n’importe quoi, mais je pense que nous devrions essayer de faire une séance.

— Une séance ? répéta la jeune femme en regardant désespérément autour d’elle, comme pour trouver une raison de dire non. Mais, euh… il fait encore jour !

— Ça ne fait rien, dit Brent. Il est vrai que les fantômes ont tendance à préférer l’obscurité mais certains se promènent dans la rue en plein jour. Souvent, ils sont chargés d’une mission.

Il sourit.

— Je vous ai déjà dit que je voyais des fantômes, moi aussi. Depuis pratiquement toujours. J’ai la chance d’être amérindien. Les gens pensent que nous avons une tendance au mysticisme et c’est sans doute vrai. En tout cas, l’univers des esprits nous est familier.

Il marqua une pause, parut hésiter un instant, puis reprit :

— Parfois, il est impossible d’aider les fantômes. Ils déambulent dans les rues et c’est leur manière de se punir pour une action qu’ils ont commise et qu’ils jugent mauvaise. Ils doivent parvenir à s’accepter pour être enfin libérés. Mais il arrive aussi que des événements se produisant dans le monde des vivants les incitent à se manifester.

— Ils peuvent aider à résoudre des meurtres, par exemple, expliqua Nikki.

Genevieve hocha la tête d’un air dubitatif.

— Tout de même… une séance ?

— Cela n’a rien à voir avec ce que vous avez pu voir dans les films, vous savez ? dit Adam. Je comprends votre réticence mais je vous assure que vous n’avez aucune raison d’avoir peur.

Genevieve hésita encore un instant, puis haussa les épaules.

— Bon, d’accord.

— Venez par ici, dit Audrey en leur indiquant une table ronde. C'est là que je fais semblant de contacter les morts, en général, ajouta-t-elle avec un petit sourire mi-figue, mi-raisin.

Nikki et Brent se placèrent de chaque côté de Genevieve et ils formèrent un cercle autour de la table. Lorsque la jeune femme glissa sa main dans les leurs, elle sursauta presque en sentant un fort courant d’électricité circuler à travers tout son corps.

— Il n’y a pas de gadget sous la table, hein, Audrey ? demanda-t-elle.

Son amie arbora un air blessé.

— Pardon, murmura Genevieve.

— Pas aujourd’hui, affirma Audrey avec dignité.

— Alors… qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda Genevieve.

— On se tient la main, répondit Brent. Imaginez votre vision.

Genevieve fit ce qu’on lui demandait ou, du moins, elle s’y efforça. Mais elle ne pouvait s’empêcher de penser au ridicule de la situation : tous ces adultes se tenant la main autour d’une table !

— Videz votre esprit, lui dit Brent d’une voix grave et étrangement calme. Fermez les yeux pendant un moment et respirez profondément. Essayez de ne penser à rien. Puis imaginez votre vision.

Genevieve obéit. Puis elle ouvrit les yeux.

La femme était là.


Jay conduisit Thor au laboratoire, et ce dernier en profita pour exprimer ce qu’il avait sur le cœur.

— Vous auriez pu mentionner le fait que vos nouveaux amis sont avec Adam Harrison, dit-il.

Jay lui coula un bref regard.

— Mon chef m’a juste dit qu’ils étaient envoyés par les fédéraux. Il n’a pas mentionné Harrison.

— Ouais. Et vous n’avez pas eu le moindre soupçon?

Jay haussa les épaules d’un air un peu gêné.

— Si. Mais quelle différence cela fait-il ? Vous le saviez, vous aussi…

— Ouais, en effet, admit Thor.

Il garda le silence un instant, avant de reprendre :

— J’ai demandé à Harrison de garder ses distances mais j’ai l’impression qu’il ne faut pas compter là-dessus.

— Personnellement, il me fait l’effet d’être quelqu’un de correct, dit Jay.

— Je ne sais pas. Lui, peut-être, mais le fils ne me plaît pas : il a une grande gueule.

— Le fils ? répéta Jay, l’air surpris.

— Le fils d’Harrison, oui. Il est à Key West, lui aussi. Il s’appelle Josh. Je l’ai rencontré ce matin, quand j’ai pris le petit déjeuner avec son père.

— C'est impossible, dit Jay.

— Pourquoi ça ? demanda Thor.

— Harrison a eu un fils, en effet. Et il s’appelait bien Josh. J’ignore qui vous avez vu ce matin, mais ce n’était pas son fils. Josh a trouvé la mort dans un accident de voiture, il y a dix ans.