7.
Jay était flic depuis un paquet d’années. Il avait vu toutes sortes d’horreurs : les accidents de la route étaient souvent les pires. Mais cet après-midi, il s’était vu confier le soin d’assister à l’autopsie en compagnie de Charlie Grissom, de la police du comté. Ils se trouvaient donc tous deux dans la morgue en compagnie du médecin légiste, le Dr Freeland, qui leur montrait, de manière sèche et impersonnelle, les différentes parties du corps de la victime, et leur livrait ses conclusions. Les chevilles, notamment — ou ce qu’il en restait — l’occupèrent un long moment.
Jay avait beau avoir le cœur bien accroché, il avait envie de vomir. C'était peut-être l’odeur de la morgue. Et puis le cadavre était rempli de gaz qui s’en échappaient maintenant, et aucun désinfectant sur terre n’aurait pu couvrir cette puanteur. Enfin, il y avait le visage de la jeune femme qui ressemblait à une caricature de la vie.
— Elle était encore vivante quand elle est entrée dans l’eau, déclara le Dr Freeland. Elle s’est noyée. C'est la cause de sa mort. Elle a lutté pour essayer de se libérer des cordes qui l’entravaient. Regardez, ici, on voit que la peau des chevilles a été arrachée. Ses doigts, aussi : la peau sous les ongles… J’ai confié les bouts de corde au labo. Je suis sûr qu’ils découvriront des choses intéressantes.
Il eut une grimace.
— Nous savons tous combien la mer peut être brutale. Les poissons ont dévoré la chair et les fibres de la corde, et c’est ainsi qu’elle a fini par être libérée et par remonter à la surface.
Il regarda les deux policiers.
— Compte tenu de la marée, on peut affirmer qu’elle est entrée dans l’eau quelque part au sud-ouest de Key West. Sans doute en eaux profondes. Et cela remonte à cinq ou sept jours.
Le médecin légiste leur communiqua encore quelques informations. La victime avait eu un rapport sexuel peu de temps avant sa mort. Il ne pouvait affirmer de manière certaine s’il était consenti ou non. Probablement pas. Quoi qu’il en soit, le partenaire avait pensé à se protéger. Ils n’avaient pas retrouvé la moindre trace d’ADN.
— Voilà ce que je peux vous dire, pour le moment, conclut le Dr Freeland. J’en saurai un peu plus d’ici quelques jours. Je suis désolé, mais tout porte à croire qu’il s’agit d’un meurtre.
Assis au bar du Tiki, Jack regardait la télévision et zappait d’une chaîne à l’autre. C'était la septième fois qu’il regardait les infos. Il ne s’en lassait pas. C'est qu’il avait fière allure!
On voyait la plage, les hommes du shérif, les techniciens en train de prélever ce qu’ils pouvaient, et les badauds. Plusieurs touristes avaient été interviewés. Puis Marshall était apparu : il répondait aux questions du journaliste. Enfin, venait le tour de Jack. Au moment où il expliquait qu’une plongeuse de leur équipe avait déjà vu le corps sous l’eau, quelques jours plus tôt, la caméra allait se poser sur Genevieve. Son regard triste était fixé sur l’immensité de la mer. Le monteur avait fait du bon boulot. On entendait la voix off de Jack, expliquant que la mer peut engloutir les choses à jamais et que, par conséquent, l’intention du meurtrier de faire ainsi disparaître sa victime aurait très bien pu être couronnée de succès. Puis la caméra revenait sur Jack… Oui, il avait fière allure. Et il adorait être vu. C'était plus fort que lui. Evidemment, un meurtre était une triste affaire, mais il fallait aussi être réaliste : des gens meurent tous les jours. Ici, à Key West, cependant, les affaires aussi graves étaient rares. Alors pourquoi ne pas profiter un peu de ce bref moment de célébrité ?
Il était tellement absorbé par ce qui se passait sur l’écran qu’il ne remarqua pas Bethany lorsqu’elle s’installa sur le tabouret à côté de lui.
— Salut, Jack !
Il sursauta légèrement avant de se tourner vers elle.
— Quelle tristesse ! reprit Bethany. Si jeune, avec la vie devant elle, et elle a croisé la mauvaise personne.
Jack regarda de nouveau l’écran, et il eut un léger coup au cœur en voyant le visage de la victime.
— Vingt-cinq, trente ans, tout au plus, murmura-t-il. Bethany frissonna et secoua la tête.
— Tu crois qu’elle a été tuée ici, à Key West ?
— Tout est possible, répondit Jack. Mais je parie que c’était plutôt au nord. Sans doute un de ces types pleins aux as qui fréquentent les boîtes de nuit de Miami… Toi, tu n’as pas besoin d’avoir peur : tu es toujours entourée d’une bande de musclés, pas vrai ?
Bethany se mit à rire.
— Oui, tu as raison. Et je vais sûrement m’accrocher à vous encore plus que d’habitude.
Jack glissa un bras autour de ses épaules.
— Tu peux t’accrocher autant que tu veux, ma jolie.
Et c’est vrai qu’elle était jolie. Comme bon nombre de lycéens, elle avait eu son époque de folie. Mais elle avait mûri jusqu’à devenir une femme exceptionnelle, et il l’aimait beaucoup.
— Alors, qu’est-ce que tu as fait toute la journée? reprit-elle en remerciant Clint, le barman, d’un geste de la tête, lorsqu’il posa une bière devant elle.
Jack réfléchit un instant.
— Eh bien, voyons, j’ai déjeuné. Après je suis resté ici, j’ai pris une bière. Et puis j’ai dîné, et j’ai repris une bière. Et toi ?
— J’ai fait un saut chez moi… Et toi, tu vis toujours à Stock Island ?
— Oui, oui. J’aimerais bien avoir une belle maison victorienne comme celle de Genevieve, mais qui a les moyens de s’en payer une, de nos jours ?
— Qui sait ? On les aura peut-être, les moyens, si on retrouve l’épave.
— Ouais, peut-être.
Une main s’abattit lourdement sur l’épaule de Jack.
— Eh, vieux pirate, tu m’offres une bière ?
Victor avait parlé sur un ton jovial, mais il avait l’air fatigué.
— Bien sûr ! Installe-toi.
Clint apporta une troisième bière avant même qu’on la lui ait demandée.
— La première tournée est pour la maison, déclara-t-il. Vous avez tous l’air d’en avoir besoin.
— Merci, dit Victor avant d’avaler une longue gorgée.
Ils regardèrent la télé en silence et Alex arriva au moment où le portrait-robot de la victime apparaissait de nouveau sur l’écran.
— Ils vont peut-être trouver de qui il s’agit, dit-il en prenant la bière que lui tendait Clint. Quelqu’un doit être en train de la chercher, la pauvre.
— Et revoilà Jack ! commenta Victor sur un drôle de ton.
— Tu es célèbre, maintenant, hein ? fit Marshall qui venait de les rejoindre.
Il avait les bras croisés et ne semblait pas très content.
— Il m’a paru plus malin de parler aux journalistes plutôt que de les braquer en faisant des mystères, déclara Jack, sur la défensive.
— Tu n’étais pas obligé de leur dire que Genevieve avait déjà vu le cadavre sous l’eau et que nous l’avions nous-mêmes cherché sans jamais le trouver.
— Pourquoi pas ? C'est la vérité. Les plongeurs de la police ne l’ont pas vu, eux non plus ! riposta Jack. Clint, donne sa bière à Marshall, tu veux ?
Ils continuèrent de regarder la télévision, même lorsque le présentateur se mit à parler d’un accident qui bloquait la circulation à l’entrée des Keys. Ils étaient tellement absorbés qu’ils ne remarquèrent pas que Jay les avait rejoints.
— Triste journée, hein ? fit-il au bout d’un moment.
— Eh, salut, Jay ! dit Bethany. Tu as du nouveau ?
— Quelques rapports préliminaires. Le médecin légiste pense qu’elle a passé entre cinq et sept jours dans l’eau.
Bethany déglutit avec difficulté.
— Elle s’est noyée ou bien on l’a tuée avant de lester le corps et de le jeter dans l’eau ?
— Le corps a été lesté, jeté dans l’eau… et elle s’est noyée.
— Quelle horreur ! murmura Bethany.
— Est-ce qu’on a une idée de l’endroit où c’est arrivé ? demanda Victor.
— Quelque part au sud-ouest d’ici, répondit Jay.
Genevieve arriva sur ces entrefaites, et Jack la regarda se percher sur un tabouret à côté de Jay. Qu’est-ce qu’elle était belle ! Grande, sculpturale, naturelle et élégante à la fois…
— Il y a du nouveau ? demanda-t-elle au policier.
Jack n’entendit pas la réponse de Jay, car le policier se pencha pour parler discrètement à la jeune femme. Celle-ci lui répondit sur le même ton, avec un air anxieux, mais Jack n’entendit pas non plus ce qu’elle disait.
— On en parlera, reprit Jay d’une voix normale. On pourrait dîner ensemble, un soir de cette semaine. Tu n’es pas obligée de passer toutes tes soirées avec cette bande de rigolos, hein ?
Genevieve secoua la tête.
— Non.
Puis ce fut le tour de Thor Thompson de faire son entrée. Il regarda autour de lui et parut soulagé de voir Genevieve. Jack se demanda pourquoi. Il n’avait plus aucune raison de penser qu’elle était détraquée, après la triste découverte du cadavre sur la plage.
Jack observa son patron un instant. Thor n’était pas le type le plus grand qu’il ait rencontré, ni même le plus costaud, mais il avait quelque chose : une vraie présence. C'était peut-être sa façon de marcher ou bien sa façon d’être, tout simplement. Quand il entrait dans une pièce, même s’il restait discret, même s’il se taisait, il était impossible de ne pas le remarquer.
— Salut ! dit-il simplement en s’installant sur un tabouret de bar.
— Clint, une bière pour notre ami du Nord ! lança Alex.
— Du Nord ? répéta Thor.
— Jacksonville ? Tu es pratiquement un Yankee.
Thor sourit, mais il paraissait préoccupé.
A la télé, le portrait-robot de la victime venait de réapparaître, et le présentateur lança son appel demandant à toute personne susceptible d’aider à l’identifier de bien vouloir contacter la police.
— La vie est bizarre, fit Alex. Je n’avais vraiment pas envie de me taper une autre leçon de Sheridan, mais je ne voulais pas non plus y échapper pour une raison pareille.
— Tu vas encore devoir te taper la leçon de Sheridan, fit Marshall. Lundi matin.
— Ce ne sera pas si terrible, dit Thor. Il a fait une espèce de maquette du bateau. Ça a l’air intéressant.
— Hé, personne n’a vu Zach et Lizzie ? demanda Marshall.
— Ils ont décidé de jouer les touristes, répondit Victor. Le Conch train, la maison d’Hemingway, celle d’Audubon, tout le tralala. Puis ils envisageaient de faire une de ces croisières avec coucher de soleil et dîner inclus.
— Comme c’est romantique ! dit Bethany.
— Bethany, si un type t’invitait à faire une croisière comme celle-là, tu le regarderais comme s’il était tombé sur la tête, dit Victor.
— Ce n’est pas vrai ! s’exclama la jeune femme. Peu importe que j’aie passé toute ma vie ici. Une croisière au coucher du soleil, c’est toujours romantique.
— Tant mieux, parce qu’on va sûrement rester beaucoup plus longtemps sur l’eau, lundi, histoire de rattraper un peu le temps perdu, déclara Marshall. Tu auras ta croisière au coucher du soleil. Et gratuitement, en plus !
Genevieve se leva et glissa quelques mots à l’oreille de Bethany, qui hocha la tête. Puis elle fit un petit signe de la main et quitta le bar. Tous les regards parurent la suivre, et Jack essaya d’analyser l’expression sur les visages de ses compagnons. Etaient-ils anxieux ou soupçonneux ? Dans un cas comme dans l’autre, il ne voyait pas bien pourquoi.
Thor, quant à lui, n’essaya même pas de masquer ses intentions. A la seconde où la jeune femme sortit, il se leva et la suivit.
Oui, il la traquait. C'était plus fort que lui. Plus que jamais, il se sentait inquiet pour elle.
La jeune femme s’arrêta à un coin de rue et l’attendit.
— Je vais bien, lui dit-elle.
— Je me fais vraiment du souci pour vous.
— Il ne faut pas.
Genevieve voulait bien lui inspirer de l’admiration et du respect, ça oui. Elle se réjouissait qu’il la trouve intéressante, débrouillarde et même sexy. Parce qu’elle, de son côté, l’appréciait de plus en plus… Mais elle détestait l’idée qu’il s’inquiète pour elle.
— Vous m’avez planté au beau milieu de la rue, lui dit-il. Ce n’est pas génial, comme manière de conclure un premier rendez-vous.
— Il ne s’agissait pas d’un rendez-vous.
— Ce n’est pas génial, comme manière de conclure un premier déjeuner entre amis.
Elle rougit.
— Je suis désolée. C'est juste que… la journée était un peu difficile.
Elle se remit à marcher. Elle ne savait pas vraiment où elle allait mais elle éprouvait le besoin de bouger. Thor l’accompagna, tout naturellement.
— Que vouliez-vous dire, tout à l’heure ? demanda-t-il, après quelques instants de silence. Quand vous avez déclaré que la femme sur la plage n’était pas celle que vous aviez vue sous l’eau ?
Genevieve secoua la tête.
— J’ai dû me tromper.
— C'est probable, dit-il gentiment.
— Je vous prie de ne pas me parler comme si j’étais mûre pour l’asile psychiatrique.
Thor eut un demi-sourire.
— Ce n’est pas ce que je pensais, dit-il. Quand on est sous l’eau, il est facile d’être pris par surprise. Notre vision est déformée. Sans compter que la pauvre femme n’était pas vraiment en bon état. Vous avez peut-être vu des algues ou des poissons en train de bouger autour d’elle : c’est suffisant pour déformer un souvenir.
— Sans doute.
— Mais vous ne le croyez pas.
— Je dis simplement que vous pourriez avoir raison.
— Evidemment, il se peut aussi que vous ayez vu une autre femme, et, dans ce cas, c’est beaucoup plus effrayant.
Genevieve lui jeta un regard oblique.
— Que voulez-vous dire ?
— Que le meurtrier a peut-être plus d’une victime sur la conscience.
Genevieve sentit un frisson monter le long de sa colonne vertébrale.
— Désolé, murmura Thor.
— Non, non. Vous avez raison.
— Bon, pour le moment, personne n’a l’air de paniquer. C'est triste, mais les gens ne se sentent pas personnellement impliqués. Et j’espère que ça va durer. Il me semble, cependant, que les femmes ont intérêt à être prudentes.
Il se tut un instant.
— Euh, on va où ? reprit-il finalement.
Genevieve s’arrêta et se mit à rire.
— Franchement, je n’en sais rien. J’avais juste besoin de changer d’air.
— Drôle de journée, hein ? Vous passez votre temps à entrer dans des bars et à en ressortir aussi vite. A croire que vous ne supportez pas votre propre compagnie, mais vous n’êtes pas plus sûre de supporter celle des autres.
— Vous avez raison, admit Genevieve. Je ne sais pas ce que je veux.
Elle hésita, avant de reprendre :
— Ce dont je suis sûre, en revanche, c’est que Victor ou Alex m’a joué un sale tour. Vous étiez là quand j’ai parlé du mannequin que j’avais trouvé sur le pas de ma porte, ce matin. Je l’ai jeté à l’eau. Il a disparu, et le vrai cadavre a atterri sur la plage.
— Essayez de ne pas trop y penser. Victor nie toute implication mais après ce qui s’est passé, ce n’est pas vraiment étonnant. Je pense qu’il faudrait cesser de vous mettre martel en tête au sujet de tout ce qui se passe depuis quelques jours. Il existe forcément des explications. Il suffit d’attendre, et on finira par comprendre.
— Hé ! fit une voix derrière eux.
Ils se tournèrent et virent Bethany qui arrivait à grands pas, suivie par le reste de la bande.
— On va manger quelque chose. Vous venez avec nous?
— On vient juste de déjeuner, dit Genevieve.
Thor consulta sa montre.
— En fait, on a déjeuné il y a six heures.
— Vous étiez ensemble ? s’exclama Bethany.
Genevieve se sentit pâlir.
— Je l’ai croisé en train de déambuler dans les rues de Key West, répondit-elle. Il vient du Nord. Il aurait pu se perdre.
— Italien, ça vous dit ? lança Marshall en arrivant à leur hauteur. Il y a un restau qui vient d’ouvrir : le propriétaire est le fils d’un de mes premiers instructeurs de plongée. Je me sens l’obligation morale de le soutenir. Surtout que la bouffe est excellente, paraît-il.
— Genevieve, ça te dit ? demanda Victor.
— Bien sûr, répondit Bethany à la place de son amie en glissant un bras sous le sien.
Puis, comme Thor se mettait à discuter avec Marshall, Bethany demanda à voix basse :
— Ça tient toujours, pour demain ?
— Tu veux parler du rendez-vous avez Audrey ? fit Genevieve.
— Oui.
— Evidemment ! Pourquoi veux-tu que je change d’avis?
— Je ne sais pas. Tu aurais pu faire d’autres plans… Tu es partie tellement brusquement, aujourd’hui. J’étais inquiète. Et puis, après ce qui s’est passé ce matin, je me demandais si tu avais toujours besoin de la voir. Après tout, tu disais vrai : il y avait bien une femme sous l’eau.
Genevieve hésita. Les autres étaient trop près. Elle ne voulait pas qu’ils l’entendent.
— Nous allons voir Audrey parce que c’est une vieille copine, dit-elle simplement.
Ils entrèrent dans le restaurant et Victor s’assit à côté de Genevieve, tandis que Jack s’installait à l’autre bout de la table. Ils étaient tous casés lorsque le portable de Thor sonna. C'était Lizzie et Zach. Thor les invita à les rejoindre. Ils ne devaient pas être bien loin car ils arrivèrent presque immédiatement. Ils avaient décidé de remettre le dîner croisière à une autre fois.
Ils prirent place autour de la grande table et Jay leur communiqua les dernières informations au sujet de la victime. Puis Marshall annonça à la cantonade que l’heure était venue de dîner, et aussi de parler de choses plus gaies.
Le propriétaire était un jeune homme qui s’appelait Bill Breton. Il les remercia d’être venus en si grand nombre et leur proposa des hors-d’œuvre, puis un grand repas familial, ce qui fut accepté avec enthousiasme. Alex, qui se prétendait connaisseur, choisit un bordeaux. Puis Lizzie et Zach racontèrent leur journée.
— Nous avons vu cette poupée, dit la jeune femme. Quel horrible jouet ! Je me demande quel parent pourrait avoir envie d’acheter une chose pareille à ses enfants.
Genevieve regarda Victor avec insistance. Il lui rendit son regard et parut blessé, en colère, et même un peu effrayé.
— Ce n’est pas moi, dit-il.
Comme pour briser la tension, les entrées arrivèrent. Genevieve se dit qu’ils avaient l’air d’un grand groupe d’amis. Et pourquoi pas ? Elle travaillait avec la palanquée de Marshall depuis des années, et Jack avait toujours fait partie de leur vie. Elle était contente que Jay se soit joint à eux, ce soir. Quant à Lizzie et Zach, elle les trouvait vraiment sympas, et elle se surprenait même à changer d’avis au sujet de Thor Thompson. En fait, elle commençait à le trouver terriblement attirant.
Il n’y avait qu’un seul hic… Victor.
Durant tout le repas, elle sentit sa présence presque étouffante. Victor était son plus vieil ami, avec Bethany. Mais, ce soir, tout était différent. Ils ne parlaient plus du mannequin, et pourtant il était là, entre eux. Quelqu’un l’avait déposé sur le pas de sa porte, et si ce n’était pas Victor…
— Alex ! souffla-t-il à son oreille.
— Quoi ?
— C'est peut-être Alex. On en avait parlé ensemble. Jack était là, aussi.
— Victor, laisse tomber. Ça n’a plus aucune importance. Quelqu’un m’a fait une farce et tout est fini, maintenant. Le mannequin a disparu, alors peu importe.
Victor poussa un soupir.
— Ça n’a plus d’importance si vraiment tu me crois, dit-il.
— Je te crois.
— Tu es sûre ?
— Victor, s’il te plaît ! Je te dis que je m’en fous.
— Mais je ne veux pas que tu t’en foutes. Tu ne comprends donc pas ?
Genevieve glissa un bras autour des épaules de son ami et le serra rapidement contre elle.
— Tu es comme mon frère. C'est ça qui est important. OK?
Mais il ne sembla pas se détendre pour autant. En face d’eux, Marshall et Thor discutaient du meilleur endroit où jeter l’ancre, la prochaine fois. Jay et Bethany se livraient à un petit tête-à-tête, et, au bout de la grande tablée, Lizzie parlait avec enthousiasme de l’architecture de Key West.
— Tu devrais voir la maison de Genevieve, dit Jack.
— C'est un bâtiment ancien ? demanda Lizzie.
— Oui, répondit Genevieve.
Elle posa un coude sur la table et croisa le regard de Marshall.
— Je devrais peut-être organiser un barbecue chez moi, dimanche.
Marshall sourit.
— Tu me demandes ma bénédiction ?
— Ton opinion suffirait, répondit la jeune femme.
— Alors, je dis : super.
— Super ! renchérit Lizzie.
Puis la suite du repas arriva et on passa les plats : des lasagnes, des spaghettis avec une sauce aux crevettes et au pistou, et des ziti sauce marinara.
A un moment, Genevieve crut sentir le regard d’Alex peser sur elle. Etait-ce lui qui avait déposé ce mannequin sur le pas de sa porte ?
Ce soir-là, elle décida de rentrer chez elle. Elle ne voulait pas dormir dans son bungalow. Peut-être qu’ainsi elle échapperait à ses cauchemars. Elle avait besoin d’une vraie nuit de sommeil, sans fantôme.
Il était tard lorsqu’ils quittèrent le restaurant. Ils se tournèrent en direction de la plage, mais Genevieve s’arrêta.
— Je vous verrai sans doute demain, dit-elle. Et n’oubliez pas le barbecue chez moi, dimanche !
Thor la regarda, les sourcils froncés.
— Tu rentres chez toi ? fit Victor d’un air inquiet.
— Oui, répondit la jeune femme.
— Est-ce que ça va? demanda Marshall, vaguement soucieux, lui aussi, même s’il ne savait pas trop pourquoi.
— Bien sûr ! dit la jeune femme. Ma maison n’est pas bien loin.
— On va t’accompagner, proposa Alex.
— C'est une très bonne idée, déclara Jay.
— Allons, il y a encore plein de touristes dans les rues ! s’exclama Genevieve en riant. Je n’ai pas besoin d’escorte. Rentrez tous. A demain !
Mais Thor marcha vers elle.
— C'est bon, je l’accompagne, dit-il aux autres. Ce serait ridicule d’y aller tous.
— Comme si on avait peur du ridicule, marmonna Victor.
— Seigneur, je ne pensais pas créer tant d’histoires, reprit Genevieve. J’ai passé toute ma vie dans cette ville et j’habite à peine à quelques pâtés de maisons. Tout va bien.
— Il n’y a pas de mal à ce que Thor te raccompagne chez toi, intervint Jay. Sinon, je peux le faire…
Genevieve secoua la tête.
— Salut, tout le monde ! lança-t-elle en s’éloignant. Bonne nuit !
Et elle partit dans la direction opposée.
— J’y vais, dit Thor.
Il ne lui fallut pas plus de deux secondes pour rattraper la jeune femme. Celle-ci lui coula un regard oblique.
— Je peux me débrouiller, vraiment, murmura-t-elle.
— Je sais. Je vais juste marcher avec vous et vous laisser devant votre porte. Un tueur se balade peut-être dans ces rues, à l’heure qu’il est. On n’est jamais trop prudent.
Genevieve secoua la tête, songeant qu’elle devrait peut-être se préoccuper davantage du véritable danger, en effet. Mais elle n’y arrivait pas. Ce qu’elle voulait, c’était ne plus voir de fantômes.
— C'est triste, dit-elle, mais on va probablement découvrir que cette jeune femme était une prostituée ou bien une droguée. Mon mode de vie est trop différent du sien pour que je risque quoi que ce soit.
— On ne sait rien, pour l’instant. Continuons d’avancer, dit Thor. Nous serons chez vous en un rien de temps.
Et en effet, quelques minutes plus tard, ils s’arrêtaient devant la porte de la jeune femme. Elle fit tourner la clé dans la serrure et leva les yeux vers son compagnon. Il était tout près d’elle. Grand, puissant. Genevieve avait presque l’impression qu’ils se touchaient. Elle respira son odeur, un mélange plaisant d’eau de Cologne, d’eau salée et de peau bronzée. Elle sentait son cœur battre trop fort… Il allait la toucher. Et s’il la touchait…
— Verrouillez votre porte de l’intérieur, dit-il brusquement sur un ton sévère en reculant d’un pas. Allez-y. Entrez.
Genevieve hocha la tête.
— Merci.
Et voilà. Il était parti. Il n’était plus là, et elle était stupéfaite d’éprouver une telle déception. Elle cligna des yeux à plusieurs reprises, comme pour chasser ces pensées, songeant fugitivement qu’il était bien plus facile de le détester.
Puis, serrant les dents, elle alla chercher un de ses couteaux de plongée. Ainsi armée, elle fit le tour de chaque pièce, ouvrant chaque porte, inspectant l’intérieur de chaque placard. Lorsqu’elle fut certaine d’être seule, elle poussa un soupir, consternée à l’idée qu’elle avait peur dans sa propre maison. Ce n’était jamais arrivé jusque-là. Après le décès de ses parents, elle avait souvent souhaité voir des fantômes — afin de les revoir, eux, afin qu’ils lui soufflent à l’oreille qu’ils allaient bien, qu’ils étaient ensemble et veillaient sur elle. Mais cela n’était jamais arrivé.
Au bout d’un moment, elle se sentit plus à l’aise. Elle était chez elle. Tout était vrai, familier. Aucun fantôme ne viendrait s’aventurer ici, elle en était sûre.
Elle ouvrit son courrier, paya quelques factures, puis étudia des photocopies qu’elle avait faites de documents concernant la Marie Joséphine. Plus que tout, Gasparilla, le pirate, la fascinait avec son goût pour la cruauté.
Etait-il tombé amoureux ? La belle jeune fille l’avait-elle rejeté ? L'avait-il tuée et jetée à l’eau, après avoir lesté son corps, comme on l’avait fait à la victime retrouvée sur la plage, ce matin ? Mais, le cas échéant, quel serait le lien entre le passé et le présent ?
« C'est juste une coïncidence, se dit Genevieve en secouant la tête. Ou de la folie pure. »
Elle repoussa les papiers, s’éloigna, puis revint et les fourra au fond d’un tiroir qu’elle referma d’un geste sec.
Elle se prépara une tisane, la but dans le living-room, évitant sciemment d’allumer la télé — elle n’avait pas envie d’entendre parler du meurtre —, et finit par monter dans sa chambre.
Au moment de se coucher, elle hésita entre plusieurs vieux T-shirts en coton — pas vraiment la tenue idéale d’une femme fatale. Mais c’était ce qu’elle portait toujours. Et puis elle dormait seule.
Une fois allongée dans son lit, elle ne put se résoudre à éteindre les lumières et elle éprouva le besoin d’entendre un bruit de fond. Elle finit par allumer la télévision, veillant à choisir une chaîne qui ne passait pas d’informations.
Elle était épuisée, mais l’idée de dormir la terrifiait. Malgré tout, elle finit par s’assoupir.
Et les pirates revinrent. Des lambeaux de vêtements dégoulinaient de leurs bras squelettiques. Ils brandissaient leurs armes blanches et dévoilaient leurs dents pourries.
Ils l’encerclèrent…
Puis la femme apparut, avec ses longs cheveux blonds, sa longue robe blanche, son sourire triste et son chuchotement :
Attention…
Genevieve se réveilla dans un cri, haletant, le cœur cognant dans sa poitrine.
La chambre était vide. Les lumières étaient toujours allumées. La télé passait un vieux feuilleton en noir et blanc.
Tremblant violemment, la jeune femme se força à respirer calmement. Puis elle se leva.
Et alors, elle vit l’eau, tout autour du lit.