3.

Une cacophonie de bruits tira Marshall Miro des profondeurs du sommeil. A croire que quelqu’un jetait des casseroles tout près de lui. Ou bien on secouait furieusement un gros paquet de chaînes. Marshall grogna et se retourna dans son lit. Il fut bien près de se réveiller. Mais ces bruits étaient trop étranges, trop déroutants. Ils lui rappelaient… quoi donc ?

Quelque chose de désagréable.

Il chassa la sensation et le bruit. Son horloge interne l’informa qu’il était encore trop tôt pour se lever. Alors, il se rendormit.


Jack Payne prit vaguement conscience d’un bruit insistant, à la périphérie de ses rêves. Il s’y voyait en train de jouer à un jeu vidéo. Le jeu était intitulé « Du Feu de Karena ». De superbes femmes se battaient entre elles et contre le joueur. Le plus fort gagnait, et alors tout lui était dû : l’alcool, le sexe et la victoire.

Ce bruit paraissait faire partie du jeu.

***

Victor se réveilla en sursaut. L'espace de quelques secondes, il demeura immobile dans son lit, se demandant ce qui avait pu l’arracher si brutalement au sommeil.

Il n’entendait plus rien.

Il poussa un grognement et s’enfonça de nouveau entre les draps avec l’espoir de se rendormir.


Jay Gonzales ne se réveilla pas tout à fait. Le bruit lui parvenait comme à distance. Il voulait se lever. Il voulait l’arrêter. Mais il lui arrivait trop souvent de s’endormir avec les lumières et la télévision allumées et de vouloir ensuite tout éteindre, d’aspirer au silence sans avoir la force et l’énergie de se lever.

Il n’ouvrit pas les yeux, en dépit de ce bruit qui le dérangeait profondément. Il lui rappelait des choses… douloureuses.

« Ignore-le, se dit-il. Dors. Il n’y aura plus de bruit, demain matin. »


Thor s’assit brusquement dans son lit. Que se passait-il ?

Il se leva sans allumer. Il avait appris que l’obscurité est la meilleure des amies lorsqu’on souhaite voir sans être vu. Pieds nus, il marcha jusqu’à la porte de son bungalow et jeta un coup d’œil dehors.

Une lune bienveillante baignait le sable, l’eau et les bungalows voisins d’une douce lumière laiteuse, créant un tableau serein. Une nuit dans un paradis semi-tropical.

Alors, d’où était venu ce bruit ?

Le bungalow voisin du sien était entièrement allumé. C'était celui de Genevieve.

Thor fronça les sourcils, songeant qu’elle avait bien le droit d’aimer les éclairages forts. On ne pouvait pas la pendre pour ça.

Puis il crut entendre un cri. Il n’en était pas sûr. Ou plutôt il se demandait si ce cri n’avait pas résonné à l’intérieur même de son cerveau.

Il considéra le bungalow voisin, puis, étouffant un juron, il ouvrit sa porte et se dirigea vers l’une des fenêtres allumées de la jeune femme.


Genevieve regardait fixement son reflet dans le miroir, paralysée par le choc.

Cette fois, elle avait vraiment peur. Faire des rêves étranges était une chose. Sortir de son lit au beau milieu de la nuit pour aller piquer une tête dans la mer en était une autre. Que lui arrivait-il ?

Elle sursauta violemment en entendant frapper à sa porte. Elle consulta sa montre. Il était 5 h 35. Un peu tôt pour recevoir une visite.

Puis elle entendit quelqu’un prononcer son nom, de l’autre côté de la porte.

— Genevieve ?

Elle se raidit, reconnaissant la voix.

— Genevieve, est-ce que ça va ?

Elle alla ouvrir et trouva Thor Thompson sur le seuil. Mais il n’avait plus l’air goguenard. Au contraire, il semblait préoccupé, presque inquiet.

— Euh, bonjour, murmura-t-elle. Bien sûr que ça va. Pourquoi ?

Il la regardait fixement, comme si elle souffrait d’une maladie contagieuse, et elle se rappela qu’elle avait encore des algues dans les cheveux.

— Vous n’avez pas entendu du bruit… comme un grand fracas ? demanda Thor.

— Pardon ?

Il poussa un soupir et fit un signe du menton en direction du bungalow voisin.

— Je suis là, la porte à côté, reprit-il. J’ai cru entendre un drôle de bruit. Puis comme un cri.

— Un bruit ? répéta Genevieve.

Thor haussa les épaules, l’air mal à l’aise.

— Ouais. Comme un bruit de casseroles… ou de chaînes. Vous n’avez rien entendu ?

— Désolée. Je devais dormir.

— Vous dormiez ou vous nagiez ?

— Je vous demande pardon ?

— Vous êtes trempée, et vous avez des algues dans les cheveux.

— Oh ! Eh bien… j’aime piquer une petite tête dans l’eau, de temps à autre, très tôt le matin.

— C'est ça, fit Thor en la regardant fixement. Vous vous levez et vous éprouvez le besoin d’aller vous baigner dans le noir ?

— De temps à autre, oui, répondit Genevieve sur un ton léger, tout en se demandant si elle n’était pas en train de devenir folle.

Il hocha la tête.

— Intéressant, murmura-t-il. Bon, puisque vous allez bien, je vais retourner me coucher.

Elle n’allait pas bien du tout, mais Thor était la dernière personne au monde à qui elle l’aurait avoué.

— Oui, oui, je vais tout à fait bien, dit-elle en forçant un sourire sur ses lèvres. Et vous? On dirait que vous entendez des choses? Moi, je les vois et vous, vous les entendez ?

— Il y a eu un bruit, une espèce de tintamarre, déclara Thor froidement.

Elle haussa les épaules.

— Eh bien, ce n’était pas moi.

— En effet, puisque vous nagiez.

— Je m’apprêtais à faire du café, enchaîna la jeune femme d’un air parfaitement naturel. Vous en voulez ?

Thor la regarda comme si elle venait de prononcer une nouvelle absurdité. Puis il haussa les épaules.

— Pourquoi pas ? Je suis bien réveillé, maintenant.

Il la suivit à l’intérieur du bungalow et elle alla brancher la cafetière. Elle sortit le café d’un placard, tandis que Thor s’installait sur le futon qui servait de canapé — ou de lit d’appoint. Elle sentait son regard sur elle et se dit qu’elle devait avoir l’air pour le moins étrange avec son T-shirt mouillé qui lui collait à la peau et des algues dans les cheveux. Elle n’en continua pas moins à se comporter comme si tout était parfaitement normal.

— Comment prenez-vous votre café ?

— Noir.

— En bon macho, hein ?

— Pas du tout. C'est simplement comme ça qu’on le boit si l’on se retrouve en mer avec juste du lait qui a tourné et pas de sucre. Alors, je me suis habitué pour éviter une mauvaise surprise.

— Bien sûr. L'esprit pratique jusqu’au bout.

La cafetière se mit à gargouiller et la jeune femme remplit deux tasses. Elle lui en tendit une en précisant :

— Moi, je l’aime clair et très sucré.

Puis elle alla s’asseoir dans un fauteuil en face du futon.

— J’ai vu quelque chose sous l’eau, hier, déclara-t-elle. Aujourd’hui, j’ai l’intention de découvrir ce que c’était et aussi de trouver un premier vestige.

Thor haussa les sourcils.

— Vous n’allez pas seulement le trouver, vous allez aussi le trouver aujourd'hui?

Genevieve eut un haussement d’épaules nonchalant.

— Et vous me trouvez arrogant ? murmura Thor.

— Ma foi, oui, répondit-elle sèchement.

Mais lorsqu’elle vit qu’il était prêt à se lever, elle s’aperçut brusquement qu’elle n’avait pas du tout envie de rester seule, et elle enchaîna bien vite :

— Savez-vous ce que ces messieurs vont nous dire, ce matin?

— La même chose que d’habitude, sans doute. Il faut préserver l’environnement, etc.

— Nous sommes pourtant très prudents.

— Oui, mais ils ont besoin d’intervenir à intervalles réguliers, dit Thor. Je dois admettre que les recherches de Sheridan sont solides, et sa logique me paraît tout aussi valable.

— Oui. J’ai lu les lettres qu’a écrites Antoine D’Mas, le pirate qui a vu sombrer la Marie Joséphine. Les déductions du professeur tombent sous le sens.

— Eh bien, voilà au moins un point sur lequel nous sommes d’accord, murmura Thor.

Des bruits de pas retentirent, dehors. Puis on frappa à la porte.

— Genevieve, tu es réveillée ? cria Bethany.

La jeune femme alla ouvrir. Bethany était prête à affronter la journée. Elle portait un short par-dessus son maillot une pièce et ses cheveux étaient attachés.

— Ah ! Tu es debout. Tant mieux. Je n’avais pas envie d’être seule et il n’y a rien d’intéressant à la télé…

Elle s’interrompit brusquement en découvrant Thor.

— Oh, salut !

— Salut ! répondit Thor en se levant poliment.

Bethany regarda son amie et fronça les sourcils en remarquant son étrange accoutrement.

— Mais tu es trempée ! Et tu as des algues dans les cheveux. Qu’est-ce que… ?

Tournant le dos à Thor, Genevieve regarda Bethany en ouvrant de grands yeux.

— Tu me connais. Je me suis réveillée tôt et je n’ai pas pu résister à l’envie de piquer une tête.

— Par ici ? fit Bethany, incrédule.

— Du côté de la plage, répondit Genevieve. Je fais ça souvent, tu le sais bien.

— Oh ! Mm… Oui, bien sûr, murmura Bethany.

— Tu veux du café ? proposa Genevieve, pressée de changer de sujet.

— Oui, je veux bien. Merci.

Bethany se laissa choir sur le futon et Thor reprit sa place.

— Alors, ça tient toujours pour ce soir ? demanda-t-elle.

— Oui, pourquoi pas ? répondit Thor.

L'air surpris, Genevieve tendit une tasse de café à son amie, et Bethany lui expliqua :

— On va faire la tournée des bars. Tous ensemble.

— La tournée des bars ? Est-ce que le moment est bien choisi? demanda Genevieve.

— Nous ne sommes pas forcés de boire partout comme des trous. Thor, Lizzie et Zach n’ont pas passé beaucoup de temps à Key West. Nous allons faire le circuit touristique et leur montrer nos endroits préférés. Nous rentrons vers 16 heures, en général, souvent un peu avant. Le temps de prendre une douche, on peut avaler un morceau dans un restau sympa, faire quelques bars, et être de retour avant minuit. Marshall est d’accord, et Thor est le chef de sa palanquée, alors…

Bethany sourit et haussa les épaules.

— Ça va être sympa.

— Mouais.

— Depuis quand es-tu devenue aussi rigide ?

— Prenez votre café tranquillement, murmura Genevieve en guise de réponse. Je vais me doucher.

— Tu te douches pour aller plonger ? demanda Bethany.

— Ouais, lui répondit son amie avec humeur. J’aime avoir des algues fraîches dans les cheveux.

Genevieve alla s’enfermer dans la salle de bains et regarda fixement son reflet dans le miroir. Elle était furieuse et elle ne savait même pas pourquoi.

Avec un soupir, elle se glissa sous la douche, se lava les cheveux, puis enfila le maillot une pièce qu’elle portait la veille, un short, une chemise en jean. Lorsqu’elle retourna dans le salon, Thor et Bethany étaient en train de bavarder.

— Oui, c’est bizarre, disait Bethany. Moi aussi, j’ai eu l’impression que ça venait d’ici.

— Quoi donc ? demanda Genevieve.

— De drôles de bruits, répondit Bethany dans un rire. Si je ne te connaissais pas aussi bien, j’aurais dit que tu étais en train de cuisiner.

— Toi aussi tu as entendu des bruits ?

— Ouais. Un vrai boucan. C'est pour ça que je me suis levée. Tu me connais : je ne suis pas du genre à bondir hors du lit avant que ce ne soit absolument nécessaire. Surtout que je vais avoir besoin de toute mon énergie pour la soirée à venir… Qu’est-ce que tu faisais ?

— Rien. Je nageais, répondit Genevieve sur un ton bref.

Il y avait vraiment de quoi enrager. Elle voyait un corps et elle était la seule. Par contre, lorsque Thor entendait des bruits, tous les autres les entendaient aussi.

C'était bien moins grave, cependant, que de se réveiller avec des algues dans les cheveux, dégoulinante d’eau comme si elle venait de se baigner dans la mer, alors qu’elle ne se rappelait absolument pas avoir quitté le bungalow, songea-t-elle avec un frisson.

— Le Tiki doit être ouvert, maintenant, dit-elle. J’ai faim.

Thor et Bethany se levèrent aussitôt et Thor leur fit un signe de la main avant de se diriger vers son bungalow.

— Je vous rejoins dans quelques minutes.

Bethany le regarda s’éloigner.

— Super ! murmura-t-elle. Il est parfait, ce type : beau cul, beaux pectoraux, beaux biceps, beaux yeux, bonne réputation…

— Eh bien, qu’est-ce que tu attends ? grommela Genevieve en levant les yeux au ciel. Fonce !

— Oh, il n’en est pas question, répondit Bethany. Il ne mélange jamais le plaisir et les affaires.

— Ah bon ? Qui te l’a dit ?

— Je l’ai lu dans un article qui lui était consacré, il n’y a pas longtemps. C'est le genre de type qui est marié avec son boulot. Il n’a pas eu une enfance facile, apparemment. Milieu pauvre, le père les a abandonnés quand ils étaient gosses, et sa mère est morte d’une crise cardiaque à quarante ans, alors qu’elle travaillait comme une forcenée pour essayer d’élever seule ses enfants. Je ne crois pas que fonder une famille fasse partie de ses objectifs.

— Il faudra penser à lui donner une médaille, marmonna Genevieve.

— Mais enfin, qu’est-ce qui te prend ? s’exclama Bethany. Tu préfères travailler avec un type qui ne pense qu’à te mettre dans son lit ? Là, au moins, on est tranquilles : Thor ne s’intéresse qu’au boulot.

Elle marqua une pause et considéra son amie un instant avant de reprendre :

— Evidemment, il a peut-être été un peu dur avec toi au sujet de… de ce que tu as cru voir sous l’eau.

— Un peu dur ? Il pense que je suis folle à lier, oui.

Bethany pouffa de rire, puis se reprit.

— Allons, nous avons tous, un jour ou l’autre, cru voir sous l’eau des choses qui n’y étaient pas vraiment.

Sans doute, songea Genevieve. Mais qui d’autre qu’elle se réveillait avec des algues dans les cheveux ?

— Allons manger un morceau, dit-elle. Il faut qu’on fasse notre première découverte, aujourd’hui.


Thor connaissait toute l’histoire dans ses moindres détails. Il ne se lançait jamais dans un projet sans étudier soigneusement toutes les informations disponibles. Pourtant, il était là, comme les autres, assis autour des tables de pique-nique près de l’appontement, à écouter ce qu’il savait déjà.

Henry Sheridan avait le physique parfait du professeur d’histoire. Il portait des lunettes aux verres aussi épais que des fonds de bouteilles de Coca-Cola et une monture en plastique noir qui devait être brisée car il avait fixé un pansement adhésif entre les deux verres pour la maintenir en place. Ses cheveux jaillissaient de son crâne en touffes brunes parsemées de gris et son visage était aussi émacié que son corps. Sans doute oubliait-il régulièrement de manger, tant il était absorbé dans un monde d’idées.

Le garde-côte, le lieutenant Larry Preston, était tout le contraire. Grand, fort et baraqué, il nageait et plongeait aussi bien qu’eux. Sa tâche consistait à s’assurer qu’ils respectaient les lois de l’Etat, et, en dehors de cela, Thor avait l’impression que l’Histoire avec un grand H l’ennuyait à mourir. Preston était un homme d’action, pas un intellectuel. Il portait une casquette d’uniforme, un short et une chemise blancs, et ses yeux étaient dissimulés derrières des lunettes noires. Peut-être dormait-il ?

Tous les autres membres des deux palanquées semblaient écouter le professeur avec toute l’attention dont ils étaient capables.

— Ainsi que vous le savez très certainement, nous estimons qu’il existe au moins deux mille épaves dissimulées dans les eaux de la Floride. Mais la mer est sans pitié. Les vaisseaux ne coulent pas intacts, en général. Les mâts et le bois d’œuvre se fendent sous la pression du vent et de la pluie. Tandis qu’ils sombrent, les bateaux sont à la merci des marées, des courants, ainsi que de leur propre poids. Parfois, les petites embarcations s’en tirent mieux que les gros vaisseaux, mais bien sûr, même lorsqu’ils sont brisés, ces derniers sont plus faciles à retrouver. Un bâtiment comme la Marie Joséphine a pu semer des vestiges dans un rayon de plus de deux kilomètres. Elle a été maltraitée par les pirates, au beau milieu d’une tempête. Il est probable qu’elle se soit brisée en deux, voire trois morceaux. En dépit de cela, nous n’utiliserons pas d’appareils d’aspiration. D’abord, nous ne travaillons qu’à partir de spéculations. Si vous parvenez à retrouver l’endroit où elle repose, vous commencerez probablement par dénicher de petits vestiges. Des pièces de monnaie, bien sûr. Des morceaux de poterie, de porcelaine. L'année dernière, Thor peut le confirmer, nous avons dégagé un chaland de la guerre de Sécession dans la rivière St Johns, après que notre ami ici présent eut retrouvé un rasoir datant de 1860, conclut Sheridan avec un hochement de tête en direction de Thor.

Lizzie applaudit et Alex émit un petit sifflement admiratif.

— Super ! dit Bethany en souriant à Thor.

Mais celui-ci regardait Genevieve Wallace, qui avait les yeux fixés sur le Pr Sheridan, son visage ne trahissant pas la moindre émotion.

Cette femme était vraiment bizarre. Elle sortait de chez elle en chemise de nuit pour aller plonger dans la mer, la nuit, alors que de drôles de bruits émanaient de son bungalow…

— Des racoons, entendit-il chuchoter.

Victor Damon avait un coude sur la table et il souriait à Bethany.

— Que dites-vous ? demanda le lieutenant Preston sur un ton vif.

— Pardon, dit Victor. Bethany a entendu des bruits étranges, la nuit dernière. Elle oublie le nombre de chats et de racoons qui rôdent dans les environs.

— Ils ne vont pas sous l’eau, que je sache ! lança Preston.

— Non, en effet, admit Victor.

Sheridan s’éclaircit la voix.

— Je pense qu’il est important que vous compreniez tous l’histoire complète de cette épave. Les Espagnols se sont installés en Floride au début du XVIe siècle : Saint-Augustine est la plus ancienne ville des Etats-Unis d’Amérique. Les Anglais commencent alors à s’inquiéter de la proximité de ces Espagnols et les Français voudraient bien un morceau du gâteau, eux aussi. En 1763, la Grande-Bretagne gagne le contrôle de la Floride en échange de Cuba. Puis la guerre d’Indépendance éclate et la Floride reste fidèle à la couronne d’Angleterre. En 1783, deux traités de paix signés en France, le même jour, mettent fin à la guerre d’Indépendance et permettent aux Espagnols de reprendre le contrôle de la Floride. Puis, en 1821, l’Espagne cède l’Etat de Floride aux Etats-Unis.

Alex bâilla. Puis, surprenant les regards que lui jetaient les autres, il se redressa brusquement sur sa chaise.

— Désolé, mais j’ai grandi ici, moi. J’ai appris ça à l’école, murmura-t-il.

— Ouais, mais est-ce que tu écoutais en classe ? lui demanda Victor.

— Ceci est très important, reprit Sheridan avec impatience. Ça explique pourquoi notre vaisseau se trouve là où il est. Pendant la guerre d’Indépendance, les Français aidèrent les Etats-Unis. Et les Espagnols aidèrent les Français à nous aider, même si ce n’était pas officiel. Avant de devenir pirate, José Gasparilla était dans la Marine Royale Espagnole. Il connaissait ces eaux pour y avoir souvent navigué durant sa carrière militaire. Puis il est devenu pirate et l’est resté jusqu’à sa mort, en 1821. D’après la légende, il se serait jeté à l’eau avec des poids attachés aux pieds, avant que son vaisseau ne soit saisi. C'est ainsi qu’il se débarrassait de ses prisonniers. Mais peu avant sa mort, il a entendu parler de la Marie Joséphine.

Sheridan marqua une pause, comme pour donner plus de poids aux propos qui allaient suivre.

— La Marie Joséphine était un vaisseau anglais, ainsi que son nom ne l’indique pas, intervint Genevieve.

— Oui, en effet. Et Gasparilla demeurait fidèle à l’Es-pagne. Sauf lorsqu’il y avait un bon gros vaisseau espagnol à attaquer, évidemment, ajouta-t-il dans un rire. Quoi qu’il en soit, la Marie Joséphine était dans les parages : elle avait juste déposé un chargement tardif de prisonniers sur Cuba en échange de rançons. Autrement dit, elle repartait vers l’Angleterre avec des coffres bien remplis.

— Et Gasparilla a sûrement pensé qu’il avait parfaitement le droit, peut-être même le devoir, de se les approprier, commenta Marshall avec un haussement d’épaules.

— Exactement, acquiesça Sheridan.

Thor fut stupéfait lorsque Genevieve intervint de nouveau, mais pour exprimer son désaccord, cette fois.

— Je ne pense pas que les choses se soient déroulées de cette façon, dit-elle. Gasparilla était tombé amoureux de la fille du capitaine, Anne. Celle-ci avait réussi à voyager avec son père et les prisonniers jusqu’à Cuba parce qu’elle voulait être avec un jeune homme de la noblesse espagnole que les Anglais allaient échanger contre l’une des rançons. Ce jeune noble et la fille du capitaine avaient tous deux été les prisonniers de Gasparilla; c’est ainsi qu’ils s’étaient rencontrés. Puis ils avaient été rachetés par les Anglais et bien sûr, le jeune Espagnol, Aldo Verdugo, était devenu leur prisonnier. D’après certains écrits, Anne aurait trompé la vigilance de son père et réussi à monter secrètement à bord du bateau afin de rester avec Aldo. Et Aldo, qui aurait dû être en sécurité sur l’île de Cuba, était resté caché à bord. Mais Gasparilla était tombé amoureux d’Anne, lui aussi, durant le temps où elle était sa prisonnière. Il l’avait rendue aux Anglais à cause de la rançon, parce que les autres pirates voulaient l’argent. Mais il la recherchait. C'est pour ça qu’il s’est lancé à la poursuite de la Marie Joséphine.

Alex secoua la tête.

— Genevieve, qu’est-ce que c’est que cette histoire à dormir debout ? Tu crois vraiment qu’un pirate aurait attaqué un bateau rempli d’or pour une femme et non pas pour les coffres que contenait la cale ? Ce type pouvait avoir toutes les femmes qu’il voulait.

Mais Genevieve balaya cet argument d’un geste de la main.

— Il a écrit des lettres dans lesquelles il parle de son amour pour Anne, déclara-t-elle.

— Où sont ces lettres ? demanda Sheridan, les sourcils froncés.

— A la bibliothèque de votre université, répondit la jeune femme qui sentait tous les regards fixés sur elle. Eh bien quoi ? J’y suis allée pour étudier tout ce que j’ai pu trouver au sujet de la Marie Joséphine, de Gasparilla, de la tempête. Je faisais des recoupements et c’est comme ça que je suis tombée sur ces lettres.

— Allons, tu ne peux pas attribuer des intentions romanesques à un pirate ! s’exclama Victor. Ils étaient tous de sales voleurs sans foi ni loi.

— Si tu avais lu ces lettres, tu saurais que même un sale voleur de pirate sans foi ni loi peut tomber amoureux, riposta Genevieve.

— Mais Alex a raison : il pouvait sûrement avoir toutes les femmes qu’il désirait.

— Peut-être, mais c’était celle-là qu’il voulait. Qui peut expliquer les raisons pour lesquelles on tombe amoureux ? En tout cas, il parle d’elle dans ces lettres et il dit qu’il l’aime.

— Il fallait bien que ce soit une fille ! s’exclama Victor en levant les yeux au ciel.

— Tu veux dire que seule une fille pouvait te battre au poteau, riposta Genevieve dans un rire.

Une fois de plus, Thor sentit la complicité qui les unissait. Ils se chamaillaient volontiers mais, sous les taquineries, on sentait une profonde amitié. Il leur enviait cela. Son équipe était formidable, aussi, mais ses membres ne travaillaient pas toujours ensemble. Zach et Lizzie étaient solides comme des chênes et on pouvait compter sur eux. Malgré tout, leur relation de couple était trop intime, trop omniprésente pour qu’ils puissent créer avec d’autres un lien aussi fort que celui qui unissait les membres de la palanquée de Marshall. Thor avait toujours favorisé une approche froidement professionnelle de son travail, mais la relation presque familiale qui liait les plongeurs de Marshall le laissait songeur — voire un peu jaloux.

— Hé, poupée, ne me bats pas trop fort ! fit Victor en levant les coudes comme pour se protéger. Alex, fais gaffe : notre Genevieve est une dure !

Il glissa sur le banc pour s’approcher de la jeune femme et lui passer un bras autour des épaules, puis ajouta sur un ton railleur :

— Sauf quand elle voit des trucs sous l’eau, bien sûr.

Genevieve se dégagea et lui offrit son plus joli sourire.

— Ta gueule, Victor !

— Bon, arrêtez un peu vos conneries, tous les deux ! cria Marshall. C'est sérieux, tout ça.

— Mais j’étais sérieux ! affirma Victor. Genevieve est la meilleure.

— Au moins, fit remarquer la jeune femme, j’ai fait des recherches.

— Oui, ça semble évident, dit Sheridan, visiblement troublé par ce qu’il venait d’entendre. Je… l’art d’éplucher des archives est souvent bien ingrat. On peut passer des mois, voire des années à chercher, et voilà que le néophyte débarque et bénéficie de la chance des débutants, n’est-ce pas?

Thor se dit qu’il allait sûrement se précipiter à la bibliothèque de l’université pour retrouver ces lettres à la seconde où il les quitterait.

— Coup de bol ou pas, si Genevieve dit que ces lettres existent, c’est qu’elles existent, déclara Victor d’un air très sérieux, cette fois.

— Allons, fit Marshall d’un ton las. Peu importe la raison pour laquelle Gasparilla a attaqué le vaisseau. Ce qui compte, c’est qu’il l’a fait, et au même moment une tempête s’est abattue sur eux. Gasparilla a survécu mais la Marie Joséphine a sombré. Il semble qu’il ait essayé de retrouver le trésor par la suite, mais la tempête avait remué les fonds et il est reparti bredouille. Cela signifie que le vaisseau est resté au fond de la mer avec son trésor — c’est du moins ce que l’on imagine.

— Oui, c’est ça, dit Sheridan, l’air froissé.

Il n’avait visiblement pas apprécié qu’une plongeuse lui fasse la leçon, dans sa spécialité par-dessus le marché.

— Les lettres que je connais ont été écrites par l’un des hommes de Gasparilla. D’après les descriptions qu’il a laissées de leur position au moment où ils attendaient la Marie Joséphine pour l’attaquer, et si l’on calcule les courants, les effets de la tempête et les mouvements dus au passage du temps, j’ai la conviction que vous vous trouvez exactement sur l’emplacement où le vaisseau a sombré. Mais vous devez détecter des preuves tangibles de sa présence avant que nous obtenions l’autorisation d’effectuer des recherches plus poussées dans la zone.

— Combien de fois devrons-nous entendre cette histoire ? demanda quelqu’un doucement.

Thor regarda autour de lui. Jack Payne était en train de secouer la tête.

— Autant de fois que le Pr Sheridan éprouvera le besoin de la raconter, répondit Marshall d’un ton sec. Nous sommes payés par l’Etat, enchaîna-t-il. Avec de l’argent réuni en grande partie grâce aux efforts du Pr Sheridan.

Thor se pencha en avant et parla pour la première fois.

— Nous nous sommes basés sur bien plus que des histoires de pirates pour déterminer notre zone d’intervention. Rappelez-vous qu’au moment où le vaisseau a sombré, la moitié des terres que vous voyez aujourd’hui n’existaient pas encore. Toute la zone a été draguée, remplie, agrandie et littéralement recréée par l’armée, par la marine et par Henry Flagler. Lorsque Flagler construisait son chemin de fer, il n’y avait aucun endroit où installer un dépôt, alors il a littéralement fait bâtir ce dont il avait besoin. Nous avons tenu compte de tout cela, en même temps que des cartes climatiques, des phénomènes de marées, etc. Nous devons garder constamment à l’esprit que notre vaisseau s’est sûrement brisé en plusieurs morceaux et que les pièces de cette épave sont probablement réparties sur une très large surface au fond de l’Océan.

Satisfait de constater que tout le monde l’écoutait attentivement, Thor fit signe à Sheridan de rependre la parole.

— L'Etat fera main basse sur tout ce que vous trouverez et chacun de vous recevra un pourcentage, expliqua le professeur sur le ton de la conclusion.

Marshall se leva alors, et échangea un regard avec Thor, qui hocha la tête d’un air entendu.

— Nous allons constituer de nouvelles équipes, aujourd’hui, déclara Marshall.

C'était une idée de Sheridan. De nature méfiante, le professeur avait tenu à mélanger les membres des deux équipes, craignant apparemment qu’un groupe cache des choses à l’autre. Les noms avaient été inscrits sur des morceaux de papier jetés dans un vieux seau et Sheridan lui-même les avait tirés un par un.

— Nous avons effectué un tirage au sort, reprit Marshall. Pour éviter les protestations. Il n’y a aucune raison de protester, de toute façon. Nous sommes tous impliqués de la même manière dans cette expédition. Alors, voici la nouvelle composition des binômes, pour cette journée. Bethany, tu plonges avec Zach. Vic, tu es avec Lizzie. Je resterai sur le pont. Alex va plonger avec Jack et Genevieve, tu seras avec Thor. Preston va nous accompagner, aujourd’hui, et il restera sur le pont du Seeker.

Thor ouvrit de grands yeux stupéfaits. Il allait plonger avec Genevieve ? C'était la meilleure de l’année. Enfin, comme ça, il pourrait toujours lui remettre les idées en place si jamais elle croisait encore des morts.

— Nous sommes en train de revenir sur une zone où le sonar a détecté du métal, conclut Marshall. Nous ne trouverons peut-être qu’une montre de plongée perdue le mois dernier, mais, de toute façon, nous cherchons une aiguille dans une botte de foin, alors il faut bien commencer quelque part. Tout le monde est prêt ?

S'il en croyait l’expression fermée de Genevieve Wallace, elle n’était pas ravie de devoir plonger avec lui, songea Thor, tandis qu’ils se dirigeaient tous vers les bateaux.

Jack la rejoignit et glissa un bras autour de ses épaules.

— Tu veux que je porte ton sac ? lui demanda-t-il gentiment.

— Jack, j’ai toujours trimballé mes équipements moi-même, et tu le sais très bien, répondit la jeune femme en attrapant le gros sac.

Mais elle lui sourit.

Thor les suivait, l’air soucieux. Il continuait de penser aux bruits qui l’avaient réveillé si brusquement, et au fait qu’il avait trouvé la jeune femme chez elle, vêtue d’un T-shirt mouillé, avec des algues dans les cheveux.

Cette fille était totalement imprévisible. Sur terre, ce n’était pas bien gênant. C'était même plutôt intéressant, et cela expliquait peut-être la fascination qu’elle lui inspirait. Mais sous l’eau ?

Il secoua la tête.

Décidément, c’était une drôle de journée.