11.
— Je vous présente mon oncle Adam, annonça Audrey en arrivant chez Genevieve. Oncle Adam, voici… tout le monde.
Ils étaient tous là, en effet. Sauf Marshall.
Dès la première seconde, Thor se méfia d’Adam, principalement parce qu’il était arrivé avec Audrey. Il ne savait pas trop pourquoi la jeune femme l’agaçait à ce point. Sa profession, sans doute.
Oncle Adam était grand, mince, presque émacié. Il pouvait avoir entre soixante et soixante-dix ans. Bel homme, il avait un visage aux traits bien dessinés et des yeux gris pénétrants. Il s’exprimait d’une voix douce, polie, et semblait s’intéresser sincèrement à chacun de ses interlocuteurs.
Un peu trop, même, songea Thor qui n’avait pas aimé la manière dont Adam l’avait regardé : comme s’il lisait en lui.
Maintenant, il bavardait avec Genevieve. Et en plus la jeune femme lui souriait !
— J’ai apporté un mérou, annonça Jack. Tu me donnes un coup de main ?
— Hein ? Oui, bien sûr, répondit Thor à contrecœur.
Lui, ce qu’il aurait voulu, c’était écouter la conversation entre Genevieve, Audrey et ce bon vieil oncle Adam.
Il ravala un soupir et sortit. Jack lui tendit un couteau parfaitement aiguisé, et Thor put vider le poisson et faire des filets.
— A ton avis, où est Marshall ? demanda Jack.
— Quoi ?
— Marshall ? Le mec qui dirige cette expédition en tandem avec toi. Ça ne lui ressemble pas de disparaître ainsi. D’autant qu’il adore les barbecues et qu’il apprécie la maison de Genevieve.
— Je ne sais pas, répondit Thor. Mais nous avons un flic parmi nous. Le moment est peut-être venu de signaler sa disparition.
— Et s’il était en train de filer le grand amour ? On n’a pas envie d’être dérangé dans ces moments-là, hein ?
Thor ne répondit rien. Il était pressé d’en finir avec le poisson.
— Vous avez besoin d’aide ? demanda Victor en les rejoignant.
Jack lui montra les filets de poisson.
— Tu arrives trop tard.
— Désolé, dit Victor.
— T’inquiète. Je crois bien que je serais capable de couper des filets de poisson dans mon sommeil.
Jack sortit un rouleau de papier d’aluminium et enchaîna :
— Ça va être succulent. Une papillote, un peu de beurre, du citron, une pincée de sel et de poivre, une gousse d’ail… Mm. On ne peut pas trouver du poisson plus frais.
— Super ! murmura Victor d’un air distrait.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demanda Thor.
— Hein ?
Victor le regarda fixement.
— Rien.
Thor haussa les épaules et entreprit de placer les filets dans le papier d’aluminium, en suivant les instructions de Jack.
— C'est ce type, reprit Victor après quelques instants.
— Quel type ? demanda Jack. L'oncle d’Audrey ?
— Qu’est-ce qu’il a? fit Thor en feignant l’indifférence.
— Il est… bizarre. Il donne la chair de poule. Ses yeux sont tellement pâles. Et sa peau, elle est presque blanche.
— Il ne passe pas autant de temps que nous au soleil, voilà tout… Tiens, tu veux te rendre utile ? Donne un coup de main à Jack. Je vais aller voir le fameux oncle.
Sans attendre de réponse, Thor alla dans la cuisine pour se laver les mains. Genevieve le rejoignit presque aussitôt, les yeux brillants, un large sourire aux lèvres. Elle avait l’air plus vivante, plus heureuse que jamais, et Thor eut un pincement au cœur. Il n’avait pas encore eu l’occasion de lui parler depuis qu’il s’était levé. Lorsqu’il était descendu, Jay était déjà là, et Bethany et Victor sonnaient justement à la porte.
Elle lui sourit et fronça le nez.
— L'odeur du poisson n’est pas des plus agréables, hein?
Thor se sécha les mains, attira la jeune femme contre lui et l’embrassa sur les lèvres, sans se préoccuper de savoir si quelqu’un pouvait les voir. Genevieve n’eut pas l’air gênée et elle lui rendit même son baiser avec enthousiasme.
— Tu as l’air en forme, lui dit Thor.
— Oui, acquiesca-t-elle. Je me sens bien. J’ai l’impression qu’on vient de m’ôter un poids des épaules.
Elle allait quitter la cuisine, mais Thor lui prit le bras.
— Qui est ce type ? Oncle Adam ?
Genevieve se dégagea et le regarda bien en face.
— Quelqu’un de très gentil.
Thor la suivit dans le living-room. Quelqu’un avait mis de la musique et Alex et Bethany s’amusaient à essayer une série de pas, tandis que Lizzie riait en se moquant d’eux. Zach et Jay sirotaient une bière en souriant.
Thor alla s’asseoir à côté d’Adam.
— Alors, Adam, de quel Etat êtes-vous ? demanda-t-il poliment.
— De Virginie. Et vous ?
Adam avait un accent distingué qui rappelait l’univers raffiné du Sud, avec ses brises parfumées et ses mint julep.
— Jacksonville, répondit Thor. Et qu’est-ce qui vous amène par ici ? Les affaires ? Ou vous êtes juste venu rendre visite à Audrey ?
Assise dans un fauteuil, la jeune femme rougit, et Thor se dit qu’elle avait intérêt à être meilleure actrice avec ses clients.
— Key West est un endroit bien agréable à visiter, répondit Adam.
— C'est vrai, admit Thor.
Mais Adam n’était pas là en tant que touriste. Il n’avait pas l’allure d’un type qui fait du bateau, encore moins celle d’un pêcheur ou d’un passionné de plongée sous-marine. Et il paraissait un peu vieux pour s’adonner aux activités grivoises pour lesquelles la ville de Key West était connue.
— J’aimerais beaucoup converser avec vous dans un cadre plus tranquille, reprit Adam. Voulez-vous que nous déjeunions ensemble, un jour prochain ?
Et, une fois encore, Thor eut l’impression que son interlocuteur lisait en lui comme dans un livre ouvert.
Il haussa les épaules.
— Ça me paraît difficile : nous recommençons à plonger à partir de demain.
— Dans ce cas, nous pouvons partager un petit déjeuner, suggéra Adam.
Thor hésita une fraction de seconde, ne sachant que répondre. Que lui voulait cet homme ?
— Quelle excellente idée ! intervint Audrey. Vous devriez faire connaissance, tous les deux, ajouta-t-elle en hochant la tête avec conviction.
Thor crut même entendre un tremblement au fond de sa voix. Tout à coup, sa décision fut prise. Oui, il allait discuter seul à seul avec cet homme : ce serait une occasion de lui parler de Genevieve et des idées ridicules qu’il cherchait à lui mettre dans la tête — comme celle de communiquer avec les morts pour bannir ses cauchemars, par exemple.
— Il faut que je sois sur le pont à 7 h 30, demain matin. On peut se voir à 6 heures, si vous voulez.
— Aucun problème, répondit Adam. Je suis descendu à La Concha. Retrouvons-nous au restaurant de l’hôtel.
Thor acquiesça d’un signe de tête, puis se leva. Il alla trouver Genevieve, qui était en train de disposer des légumes crus sur un plateau.
— Les carottes peuvent attendre, déclara Thor en l’attirant dans ses bras pour l’embrasser.
Ils furent interrompus par Victor annonçant que le poisson, le poulet et les hamburgers étaient prêts.
— Je vais juste débarrasser rapidement dans le living-room, dit Genevieve.
Thor la suivit pour l’aider.
Victor avait laissé sa bouteille de bière vide sur la table basse. Thor la prit, puis se figea, les yeux écarquillés.
L'étiquette avait été arrachée, comme déchiquetée par les serres d’un oiseau enragé.
C'était une journée intéressante, se dit Genevieve. La présence d’Adam Harrison allait sans doute tout changer. Si seulement elle ne se faisait pas autant de souci pour Marshall ! Apparemment, elle n’était pas la seule à réagir ainsi car, au moment de servir les desserts et le café, Victor déclara brusquement :
— Jay, je suis inquiet au sujet de Marshall. Il n’est pas venu, aujourd’hui.
Jay le regarda, une cuillerée de Key lime pie à mi-chemin entre son assiette et sa bouche.
— Tu t’inquiètes pour Marshall ? fit-il, l’air incrédule.
— Personne ne l’a vu depuis deux jours, expliqua Jack.
Jay haussa les épaules.
— Il a le droit d’avoir une vie privée. Je sais que vous êtes tous très proches, mais bon, il ne se sent peut-être pas obligé de vous prévenir chaque fois qu’il a une aventure.
— Je pense qu’on devrait signaler sa disparition, déclara Genevieve.
— S'il ne répond pas à l’appel demain matin, le moment sera venu de s’inquiéter, dit Bethany.
Il y eut des murmures d’acquiescement et Genevieve baissa la tête, désappointée, mais sentant bien qu’il ne servait à rien d’insister.
Un moment plus tard, tout le monde se leva pour prendre congé. Jay partit le premier, après avoir serré Genevieve dans ses bras et l’avoir longuement remerciée pour cette excellente journée.
— Fais attention à toi, hein ? conclut-il.
— Je fais toujours attention, répondit la jeune femme.
Jay croisa le regard de Thor et hocha la tête.
— Au moins, tu n’es plus tout à fait seule, dit-il. Genevieve sourit.
— Non.
Audrey et Adam s’approchèrent ensuite.
— Merci, dit Audrey avec effusion. Tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureuse que nous ayons repris contact.
Genevieve la serra dans ses bras.
— Merci à toi, dit-elle.
Audrey sourit.
— Pas de quoi. Oncle Adam est chouette, hein ? ajouta-t-elle tout bas.
— Il est super, confirma Genevieve.
Puis elle se tourna vers Adam, et le seul fait de croiser son regard, de sentir la chaleur de sa main dans la sienne lui fit du bien.
— A demain soir, alors, dit-il.
Genevieve jeta vers Thor un regard un peu gêné, et Adam ajouta :
— Ne vous faites pas de souci. Nous prenons le petit déjeuner ensemble, demain matin.
Genevieve écarquilla les yeux, mais Adam secoua la tête d’un air rassurant.
— Faites-moi confiance. J’ai déjà du monde, ici, et nous sommes tous prêts à vous aider.
— Ah bon ?
— Ils ont pris un bungalow sur la plage. Nikki et Brent Blackhawk. Ils vont vous plaire, j’en suis sûr. Brent travaille avec moi depuis longtemps. Et dites-vous bien ceci : je n’ai aucun don, personnellement, mais je sens beaucoup de choses. Et j’ai un bon pressentiment. Tout ira bien.
Genevieve sourit et déposa un baiser sur sa joue, spontanément.
— Nous avons besoin d’apprendre à écouter, dit-il encore d’une voix très douce. C'est tout.
Puis il sortit avec Audrey et la porte se referma.
Il y eut un silence dans la maison. Genevieve se tourna vers le living-room et vit tous ses autres invités, les yeux fixés sur la porte close.
— Ce type est vraiment bizarre ! s’exclama Victor.
— Ouais, je trouve aussi, renchérit Alex.
Thor ne dit rien, mais il avait l’air sombre.
— Il faut dire qu’Audrey est bizarre, elle aussi, déclara Jack.
— Et vous, vous êtes tous cinglés, riposta Genevieve. N’importe quelle personne qui ne plonge pas ou ne passe pas la moitié de sa vie sous l’eau vous paraît bizarre.
— Tu as besoin d’un coup de main pour ranger ? demanda Bethany, comme si elle souhaitait changer de sujet.
— Non, merci, ça ira, répondit Genevieve en secouant la tête.
— Alors, je pense qu’on devrait tous rentrer, reprit Bethany. Il va falloir se lever tôt, demain matin.
— Et se taper les discours du professeur, ajouta Alex.
— Espérons que Marshall réapparaîtra, murmura Genevieve.
— Il sera là, dit Victor en la serrant fraternellement dans ses bras. Tu verras !
— Oui, répondit la jeune femme avec un sourire.
— Hé, Victor, tu n’as pas intérêt à partir sans moi ! lança Bethany.
— Mais non ! répondit-il en levant les yeux au ciel.
Genevieve s’avisa brusquement qu’ils avaient réussi à passer tout l’après-midi ensemble sans jamais mentionner le fait qu’un assassin se promenait sans doute dans les rues de Key West.
Il y eut un nouveau silence, que Lizzie interrompit.
— Bon, on y va, nous aussi ! dit-elle en se levant. Genevieve, merci beaucoup. On a passé un moment très agréable.
Genevieve lui sourit.
— C'est moi qui vous remercie d’être venus. Et maintenant, dehors, tout le monde !
Dès qu’elle eut refermé la porte, elle sentit le regard de Thor posé sur elle.
— Quoi ? fit-elle, sur la défensive.
Elle croisa les bras et Thor poussa un soupir.
— Je n’aime pas beaucoup être d’accord avec Victor, mais…
— Peu importe ce que vous racontez tous ! lança-t-elle. J’aime bien ce type.
Elle se rendit dans la cuisine pour finir de ranger, et Thor la rejoignit. Il posa les mains sur ses épaules.
— Tu ne vois donc pas ? dit-il avec douceur. Ce type est… voyons, soyons sérieux, il est aussi timbré que ton amie Audrey. Il va nourrir tes peurs, alimenter ton imagination…
Genevieve lâcha l’éponge qu’elle tenait à la main et se tourna vers lui.
— Voilà donc ce que tu penses de moi ? Tu trouves que j’ai une imagination débridée ?
Elle hésita, voyant le doute dans les yeux de Thor, devinant sans peine ce qu’il pensait. Il la prenait pour une folle et il la quitterait bientôt si elle persistait dans cette attitude.
— Ne te force surtout pas à rester là où tu n’as pas envie d’être ! lui dit-elle d’un air digne, ignorant la terrible douleur qui lui broyait le cœur.
Thor n’hésita pas un instant avant de répondre :
— Je suis exactement là où j’ai envie d’être.
Il poussa un soupir.
— Ecoute, nous sommes un peu fatigués, tous les deux, et la journée de demain promet d’être longue. De plus…
— Quoi ?
— Il y a un meurtrier quelque part, répondit-il avec douceur.
— Je ne veux pas que tu restes à cause de ça.
Une lumière brilla dans les yeux de Thor et un sourire passa sur ses lèvres.
— Je suis un peu trop costaud pour que tu me jettes dehors.
Puis il s’éloigna de quelques pas.
— Je dois me lever très très tôt, demain matin. Je vais régler le réveil à 5 h 30. Au moment de partir, je le remettrai sur 6 h 30 pour toi. Ça ira ?
— Oui, répondit-elle simplement.
— J’ai besoin de consulter mes e-mails. Est-ce que je peux utiliser ton ordinateur ?
— Oui, bien sûr.
— A moins que tu aies besoin d’aide pour ranger la maison? — Non, non, merci, répondit la jeune femme en secouant la tête. Je n’en ai pas pour longtemps.
Genevieve remplit le lave-vaisselle et finit de laver quelques plats à la main. Ne sachant pas si elle allait passer le reste de la semaine dans son bungalow sur la plage, elle préférait laisser la cuisine en ordre. Quand finalement elle monta, Thor était encore dans le bureau.
Elle hésita un instant à le rejoindre, puis elle décida de prendre une douche pour se débarrasser de l’odeur de poisson grillé qui s’était accrochée à elle. Avant de quitter la salle de bains, elle se demanda si elle devait enfiler un T-shirt ou se coucher nue.
Elle ferma les yeux et se mordit la lèvre. Elle était en train de tomber amoureuse. Trop vite. Trop fort. Il était tout ce qu’elle avait toujours rêvé de trouver chez un homme : vif, intelligent, drôle. Passionné par la mer, comme elle. Et, en plus, il était bâti comme Atlas et savait lui faire l’amour d’une manière qui était à la fois excitante et merveilleusement tendre.
Elle se glissa entre les draps et éteignit la lumière. Mais elle ne réussit pas à dormir. Elle avait les yeux ouverts dans l’obscurité. Il était là, au bout du couloir. Si près d’elle et pourtant si loin.
Elle allait se lever pour rallumer, lorsque Thor la rejoignit enfin. Elle se tourna vers lui et il la prit aussitôt dans ses bras.
Il lui fit l’amour lentement. Il provoquait, taquinait, et, dans la folie du désir qui la submergeait, Genevieve oublia bientôt sa peur de l’obscurité. Elle sentait les lèvres de Thor sur sa peau, la force inouïe de son corps contre le sien, les battements désordonnés de leurs cœurs. Et elle s’abandonna au tourbillon qui la portait toujours plus haut, toujours plus loin, jusqu’à l’explosion finale. Et là, comme toujours, Thor la garda serrée contre lui.
Pourtant, Genevieve crut sentir une différence, cette fois. Il était silencieux, comme perdu dans ses pensées. Et elle eut peur, tout à coup. Peur de l’avoir perdu. Comme si c’était sa façon à lui de lui dire adieu.
Aussitôt, elle voulut se dégager, soucieuse de mettre un peu de distance entre eux, alarmée de constater à quel point son cœur était devenu fragile.
Mais Thor l’attira de nouveau contre lui et l’embrassa doucement sur le front. Genevieve eut le sentiment qu’il voulait lui dire quelque chose, mais aucun mot ne franchit la barrière de ses lèvres.
« Il est solide. »
C'était la formule qu’avait choisie le capitaine Raoul Terry, un ami de Thor qui travaillait pour les services secrets de la marine, lorsque ce dernier lui avait demandé ce qu’il pensait d’Adam Harrison. Il est solide.
Ses recherches sur Internet lui avaient aussi permis de trouver le nom d’Harrison dans un nombre d’articles traitant de phénomènes étranges. Il n’existait pas de site pour l’agence Harrison Investigations. Pas de publicité non plus. Mais les articles avaient mentionné des liens avec le gouvernement, et Thor avait poursuivi ses recherches jusqu’à ce qu’il tombe sur Raoul. Et la réponse de ce dernier l’avait choqué.
« Il est solide. »
Genevieve bougea légèrement. Thor l’attira plus près de lui, tout en se maudissant. Il ne se laisserait pas prendre au piège.
Et pourtant…
Il avait peur. Il n’avait jamais eu la naïveté de penser que sa taille ou sa carrure le mettaient à l’abri des problèmes, mais il avait confiance dans ses capacités de raisonnement et dans son intelligence, et il trouvait effrayant de se sentir perdre pied, de jour en jour.
Comment pouvait-il protéger Genevieve contre ses cauchemars et les visions qui paraissaient la poursuivre ?
Il serra les dents. Il y avait un meurtrier en liberté. Ça, c’était un fait.
Solide…
Ce type était sans doute un lâche, un malade qui abusait de la faiblesse de ses victimes. Il s’en était pris à une prostituée et il n’y avait donc aucune raison de penser que Genevieve courait le moindre risque.
Mais il fallait tenir compte de toutes ces disparitions demeurées irrésolues.
Tout à coup, il sentit une odeur de mer flotter autour d’eux. Encore.
— Genevieve, murmura-t-il.
Elle ouvrit les yeux et le regarda dans l’ombre, souriant, à demi endormie.
— Reste avec moi, murmura-t-il.
Elle plissa le front, se demandant visiblement de quoi il parlait. Elle n’avait pas l’intention d’aller où que ce soit.
— Reste avec moi, répéta-t-il néanmoins.
Et il lui fit l’amour de nouveau, avec une férocité qui frôlait la violence. Puis il la garda dans ses bras, peau contre peau.
Lorsqu’elle se rendormit, il essaya de rester éveillé, mais il finit tout de même par s’assoupir, ses membres étroitement enroulés autour du corps de la femme qu’il aimait.
Comme si sa peau pouvait écarter les démons auxquels il ne croyait pas.
Cette odeur, de nouveau.
L'odeur si caractéristique de la mer, des embruns. Le sel. Le vent. Les vagues.
Ils revenaient. Des hommes, marchant lentement, l’air lugubre, vêtus de haillons. Des squelettes auxquels pendaient encore des morceaux de chair putréfiée.
Ils s’approchaient de plus en plus…
Ici, une espingole. Là, un sabre.
Des touffes de cheveux s’échappant d’un crâne à peine couvert des restes d’un chapeau. Et là, un lobe d’oreille auquel pendait une boucle d’oreille en or.
Genevieve lutta contre sa peur, contre la conviction qu’ils voulaient l’encercler et la prendre au piège.
Soudain, la femme apparut, jeune et belle, ses longs cheveux flottant autour d’elle, sa robe fluide et blanche dans le courant invisible.
Son regard était infiniment triste. Et ses lèvres formèrent le même mot.
Attention !
Genevieve continua de se battre intérieurement pour ne pas céder à la panique et se réveiller. Elle devait attendre, leur laisser le temps de pénétrer son inconscient.
Attention à quoi ? se demanda-t-elle.
Les lèvres pleines et si belles de la jeune femme bougèrent de nouveau, mais ses mots furent noyés dans la sonnerie stridente du réveil.
Genevieve s’assit brusquement sur le lit et ravala un cri, plus effrayée par le bruit que par le rêve. Elle regarda autour d’elle.
Thor était déjà parti.
Elle ne se rappelait même pas avoir entendu la première sonnerie du réveil. Il avait dû se lever avant qu’elle ne se déclenche.
Genevieve ferma les yeux et prit plusieurs inspirations. Elle posa la main sur le lit. Il était trempé ! Et lorsqu’elle mit les pieds sur le tapis, elle vit qu’il était mouillé, lui aussi.
Elle resta là, nue et tremblante, luttant pour ne pas éclater en sanglots.
— Quoi ? cria-t-elle. Que voulez-vous ? Qu’essayez-vous de me dire ?
Mais les ombres du petit matin ne lui fournirent aucune réponse.
Elle poussa un juron et se rendit dans la salle de bains.
Deux hommes étaient assis dans le restaurant de l’hôtel lorsque Thor arriva. Adam portait un short et une chemise à manches courtes, et son compagnon, beaucoup plus jeune, un jean et un T-shirt avec le logo d’un groupe de rock qui avait fait fureur dans les années 90. Avant que Thor ait le temps de saluer Adam, le jeune homme lui dit :
— Bonjour, je m’appelle Josh. Je suis le fils d’Adam. Thor hocha brièvement la tête et fit signe aux deux hommes qui s’étaient levés à son arrivée de se rasseoir, tandis qu’il prenait une chaise, lui aussi.
— Monsieur Harrison, laissez-moi vous dire d’emblée que je me suis renseigné à votre sujet, hier soir.
Le jeune homme écarquilla les yeux, mais Adam sourit simplement.
— Je n’en attendais pas moins de votre part, dit-il.
— Et je dois admettre que mes anciens collègues n’ont que des choses positives à dire sur votre compte.
Une serveuse s’arrêta à leur table pour verser du café dans la tasse de Thor et prendre la commande. Le jeune homme fit un signe pour indiquer qu’il ne prenait rien. Adam commanda un muffin et un jus d’orange. Thor opta pour des œufs brouillés et un toast. Puis, quand la serveuse se fut éloignée, Adam considéra Thor un instant, tandis que ce dernier buvait une gorgée de café.
— Vous êtes venu me voir ce matin pour me demander de partir, dit-il.
Thor reposa sa tasse en prenant tout son temps.
— Vous ne réussirez pas à me convaincre que notre expédition est hantée par des fantômes, déclara-t-il.
— Le fait qu’une jeune femme à laquelle vous paraissez attaché souffre visiblement ne vous trouble donc pas ?
— Je pense qu’en abondant dans son sens vous ne ferez qu’empirer la situation.
— Vous avez dû voir, en faisant vos recherches, que j’ai travaillé pour le gouvernement, reprit Adam.
— Oui, en effet. Mais, vous savez, il y a des présidents qui affirment que Lincoln hante la Maison Blanche.
— C'est vrai, dit Josh.
Thor ignora l’intervention du jeune homme.
— Monsieur Harrison, le corps d’une jeune femme a été découvert sur la plage. Un véritable danger plane sur Key West, et ce danger émane d’un meurtrier en chair et en os. Nous n’avons pas besoin de rendre la situation plus difficile qu’elle ne l’est déjà en colportant des histoires de fantômes.
— Les fantômes n’ont pas toujours de mauvaises intentions, intervint Josh d’un air grave. Quand on les laisse faire, ils peuvent aider les vivants à gérer le présent.
La serveuse revint avec leurs assiettes, et Thor la remercia.
— Essayez de comprendre ma position, reprit-il.
— Mais je la comprends très bien ! répondit Adam. Et je puis vous assurer que nous ferons tout pour ne pas vous déranger.
Thor mangea sans le moindre plaisir.
— Laissez mes plongeurs tranquilles, dit-il finalement.
Adam Harrison se pencha en avant.
— Ecoutez, vous vous êtes renseigné sur mon compte. Vous savez que je suis honnête. Donnez-moi une chance en me permettant de rester dans les environs. Et puis nous savons très bien que nous ne parlons pas de vos plongeurs au pluriel. Une seule personne nous intéresse. Et nous savons aussi qu’elle compte beaucoup pour vous.
— Elle vous fait peur, dit Josh.
Thor le foudroya du regard.
— Ne vous détournez pas d’elle, quoi qu’il arrive, reprit Adam avec douceur. C'est une femme exceptionnelle.
Thor se demanda si son sentiment de culpabilité était clairement inscrit sur son visage. Oui, toute cette histoire le mettait mal à l’aise. Il se surprenait à vouloir protéger Genevieve, mais aussi à vouloir… prendre la fuite.
— Je ne crois pas aux fantômes, déclara-t-il finalement d’un ton ferme.
— Ça va venir, dit Josh avec douceur, presque avec tristesse.
Thor soupira.
— Apparemment, je n’arriverai pas à vous convaincre de partir aujourd’hui. Gardez bien à l’esprit, cependant, que je ne crois pas une seule seconde en ce que vous faites. Et veillez à rester discret.
— Je ferai de mon mieux pour me tenir à l’écart de vous, mais vous devez, vous aussi, comprendre que j’ai un travail à accomplir. Je suis convaincu que vous finirez par me remercier.
Thor fut surpris de découvrir qu’il avait mangé ses œufs brouillés sans trahir la fureur qui le consumait. Il se leva.
— J’espérais que nous arriverions à nous entendre, dit-il froidement.
Adam Harrison eut un sourire lent qui ne fit qu’exacerber la colère de Thor.
— Non, dit-il. Vous espériez m’intimider et me forcer à partir. Mais je comprends. Je ne vous en veux pas. Bonne journée, monsieur Thompson. Et bonne plongée !
***
Rassérénée par une longue douche, Genevieve enfila un maillot de bain, un short et un T-shirt.
Dans la cuisine, elle découvrit que Thor lui avait laissé du café. Elle sourit, se demandant comment elle pouvait se sentir à la fois si touchée et si triste.
Puis elle écarta de son esprit l’idée qu’il ne resterait pas avec elle parce qu’elle était vraiment en train de devenir folle.
Elle réunit les affaires qu’elle voulait emporter dans son bungalow, et quitta la maison. Au moment de tourner la clé dans la serrure, une drôle de sensation l’assaillit.
Elle regarda autour d’elle. Il était encore très tôt. Le jour n’était pas entièrement levé et il y avait des ombres partout. Et, au milieu de ces ombres, Genevieve crut sentir des yeux qui la regardaient.
Elle poussa un juron et s’engagea dans l’allée d’un pas déterminé.
Elle était seule dans la rue. Et elle avait toujours l’impression qu’on la regardait. Elle s’arrêta brusquement, furieuse. Il n’y avait personne. Et pas un bruit. Pas même un chant d’oiseau.
Elle se remit à marcher.
Puis elle entendit des pas. Quelqu’un courait derrière elle.
Elle regarda par-dessus son épaule. Oui, là, près d’un buisson, il y avait une ombre…
Elle se mit à courir à perdre haleine, et jaillit sur Duval Street au moment même où le livreur de lait sortait d’une maison. Elle l’évita de peu.
— Bonjour ! fit-il sur un ton enjoué.
Genevieve s’arrêta et déglutit péniblement, le cœur battant. Puis elle regarda de nouveau derrière elle.
La rue était vide.