VII
OÙ REPARAÎT POUR DISPARAÎTRE M. FLOREAU DE BERCAILLÉ.
Ce n’était point que M. de Bréot éprouvât pour la jolie Marguerite Géraud un de ces désirs violents et avides, comme celui que lui avait dépeint M. Herbou, le partisan, dans son histoire de la duchesse de Grigny, ni ce sentiment durable et mélancolique que lui avait fait connaître à lui-même la vue de la belle madame de Blionne, mais il n’en goûtait pas moins un certain plaisir à considérer de cette jeune femme le visage plein et riant. Elle avait même poussé la complaisance jusqu’à ne pas refuser à M. de Bréot que ce visage se continuât pour lui sous la guimpe par un cou blanc et potelé et par une gorge bien à point et s’achevât également sous la robe par une taille ronde des hanches égales, un ventre poli et des cuisses fermes que prolongeaient des jambes bien faites et des pieds bien façonnés.
Il avait suffi à M. de Bréot, pour être à même de jouir de tous ces agréments, qu’il vînt plusieurs fois dans la boutique de maître Géraud, luthier, à l’enseigne de la Lyre d’argent. Il y était entré une fois par hasard et il avait pu constater que les chalands y trouvaient bon accueil. L’aimable Marguerite Géraud s’efforçait de satisfaire à chacun et de lui donner l’idée que la Lyre d’argent est la boutique la mieux pourvue et la plus avenante du quartier.
M. de Bréot fut assez de cet avis. Il y a, en effet, quelque plaisir, quand on achète quelque chose, à être servi avec gaieté et empressement et à voir l’argent que l’on débourse pour son emplette passer non point à des doigts crochus qui semblent vouloir vous griffer, mais à des mains qui paraissent vouloir l’accepter plutôt en souvenir de vous que comme le prix même de ce qu’il solde. Et c’est justement l’impression que savait donner l’accorte luthière, tant elle mettait de bonne grâce à son métier. Aussi M. de Bréot venait-il assez souvent à la Lyre d’Argent.
Il avait remarqué d’ailleurs l’excellente qualité des cordes à luth qu’on y fournissait et qu’elles rendaient un son plein et délicat. Maître Géraud se montrait reconnaissant des compliments qu’on lui faisait de sa marchandise, et l’aimable Marguerite Géraud ne dédaignait pas ceux qu’on lui adressait sur la grâce de son visage. Maître Géraud lui-même ne s’offusquait point trop s’il lui en revenait quelque chose, quoiqu’il eût l’oreille plus fine à l’accord des instruments qu’à ce qui se disait autour de lui. C’était un bonhomme accommodant et fort occupé de ses affaires. Il fourrageait dans la boutique pendant que l’on courtisait sa femme. Il époussetait et nettoyait ses instruments et les tenait en bon ordre, tandis qu’au comptoir madame Géraud répondait aux galanteries.
C’était un lieu fort agréable que la boutique de maître Géraud. Les instruments de toutes sortes y composaient une décoration naturelle, à la fois singulière et riche par leurs formes, qui étaient diverses, et leur matière, qui était souvent précieuse. Il y en avait de bois rares incrustés de nacre et d’ivoire, et certains amusaient la vue par la bizarrerie de leur structure. La taille échancrée des violons voisinait avec la rondeur des tambourins et faisait compagnie à la maigreur élancée ou noueuse des flûtes et des fifres. Tous ces instruments s’alignaient en guirlandes le long des murs et quelques-uns même, qui pendaient du plafond, oscillaient imperceptiblement, parmi lesquels un luth obèse à gros ventre semblait un oiseau sans ailes et prêt à pondre son œuf sonore.
Cette vue divertissait fort M. de Bréot et il restait assez souvent là à rêver. Il lui semblait peu à peu que tous ces instruments s’animaient, et il croyait en entendre le concert silencieux où s’ajoutait le timbre argenté du rire de la jolie marchande dont les dents blanches étaient d’un ivoire digne d’être incrusté aux manches des violes et aux panses des luths et dont les blonds cheveux eussent vibré délicieusement sous l’archet. Ces idées ramenaient M. de Bréot au visage de la jeune femme. Les pensées qu’il y prenait devenaient sans doute assez visibles sur le sien pour qu’elle s’aperçût du tour qu’elles suivaient. Marguerite n’en semblait pas mécontente. Peu à peu, la présence de M. de Bréot lui causa assez d’agrément pour qu’elle songeât à la rechercher ailleurs qu’en public et sous les yeux de maître Géraud, qui, sans être jaloux, n’en était pas moins un mari et qui, si occupé qu’il fût de son commerce, ne l’était pas au point de ne pouvoir s’apercevoir de celui que sa femme entretenait par le regard avec M. de Bréot.
Maître Géraud était fier que l’on trouvât exactement dans sa boutique tout ce qu’on peut souhaiter, quand on joue de quelque instrument, aussi fut-il assez dépité lorsqu’un jour M. de Bréot lui demanda pour son luth certaine espèce de cordes qu’il lui arriva de ne pas avoir chez lui. Il jura d’abord à M. de Bréot qu’il n’existait rien de pareil, puis il finit par lui assurer, avec un peu de confusion à ce dépourvu, qu’il voyait bien ce qu’il lui fallait et qu’il aurait la chose le lendemain. M. de Bréot répondit poliment qu’il n’était pas si pressé, et il avait oublié la promesse du luthier quand, le lendemain, dans l’après-midi, comme il se trouvait dans sa chambre, il entendit frapper à la porte. Elle s’ouvrit, et, sur le seuil, il vit avec surprise Marguerite Géraud, elle-même, les yeux baissés et qui tenait à la main un petit paquet.
Elle s’avança modestement. Elle n’avait pas ce regard vif et prompt, dont elle accueillait le chaland à son comptoir. M. de Bréot la remerciait cérémonieusement d’avoir pris la peine de se déranger et il s’embarrassait dans son discours lorsque, avec un grand éclat de rire, elle poussa la porte derrière elle et lui posa ses lèvres sur la bouche…
Elle venait ainsi assez souvent visiter M. de Bréot et, chaque fois, ils étaient contents l’un et l’autre. Marguerite était ardente et pieuse. Elle donnait volontiers à son amant l’heure de la messe à laquelle elle ajoutait le temps de diverses courses dont elle prenait prétexte auprès de son mari pour être absente de la boutique. Cela faisait plus ou moins de temps qu’ils employaient de leur mieux : tantôt M. de Bréot ne dérangeait de l’ajustement de la jeune femme que juste ce qu’il fallait, tantôt il la mettait tout à fait nue pour jouir de son corps entier, et, après l’avoir contemplée debout en sa blancheur, il la couchait sur son lit et s’y allongeait auprès d’elle. Il éprouvait du plaisir à sentir cette peau contre la sienne, non qu’il aimât véritablement sa maîtresse, mais il était jeune, on était au printemps et il n’est jamais ennuyeux d’éprouver un désir qu’on ne garde que le temps d’en sentir le petit empressement.
Ils en étaient un jour à cet instant qui succède à d’autres plus doux, quand on frappa brusquement à la porte. M. de Bréot n’eut que le temps de se mettre debout et Marguerite celui de ramener le drap sur son visage, et M. Floreau de Bercaillé apparut sur le seuil. Ce qu’il voyait ne pouvait pas lui laisser le doute d’être importun, mais il n’en montra rien et s’avança de quelques pas dans la chambre, le chapeau à la main, dont il fit un beau salut au corps nu de Marguerite et à M. de Bréot, qui enfilait prestement ses caleçons ; puis, sans se déconcerter, il s’assit sur une chaise qui se trouvait là et, après un moment de silence, s’adressa à M. de Bréot. Celui-ci prenait son parti de l’aventure en pensant qu’après tout, aux fêtes de Verduron, M. de Bercaillé l’avait bien reçu, lui aussi, de son lit où il était couché avec une petite servante rousse, et que les besoins de la nature sont égaux chez tous ; aussi ne se put-il empêcher de rire quand M. de Bercaillé lui dit :
– Eh quoi, monsieur, vous en êtes toujours à cela, et le goût ne vous a pas encore passé de ces gamineries, – et M. de Bercaillé indiquait du doigt ce que la belle luthière cherchait à cacher de son mieux au visiteur indiscret.
– Il est vrai, – reprit aimablement M. Floreau de Bercaillé, – que, si vous avez encore le cœur à ces amusements, je ne peux qu’applaudir à votre choix. Cette jeune femme, dont je ne vois pas le visage, semble de fort bonne apparence. J’ai rarement admiré peau plus fraîche, encore que, et j’en sais quelque chose, les plus beaux fruits ne soient pas sans danger… Enfin, monsieur, si j’ai à vous complimenter, j’ai aussi à m’excuser de mon entrée un peu brusque. Je vous ai peut-être interrompu en un point où l’on n’aime pas rester ; mais je vous conjure, monsieur, de passer outre à ma présence. J’ai trop de graves sujets à quoi réfléchir en attendant pour que votre vue me puisse troubler. Ainsi donc, monsieur, faites comme si je n’y étais point et, quand vous aurez fait, je vous dirai le sujet de ma visite.
M. de Bercaillé posa sur la table son large chapeau. Voyant que M. de Bréot ne paraissait nullement en humeur de rien d’autre que de l’écouter, il ajouta :
– Il faut, monsieur, que vous me prêtiez quinze écus !
M. de Bréot fit le geste de chercher dans ses poches, car il avait oublié le costume où il était.
– Quinze écus ! oui, monsieur, – continua M. de Bercaillé, – et je vous assure que ce n’est point pour les aller boire au cabaret, ni même pour m’acheter quelque fantaisie. J’ai renoncé à bien des choses depuis que vous m’avez vu et je ne suis plus guère dans les idées où vous m’avez connu, mais encore, monsieur, faut-il manger, car l’homme vit aussi de pain et non seulement des paroles tombées de la bouche de Dieu.
Et M. de Bercaillé poussa un long soupir du fond de son estomac creux.
– Vous vous étonnez, monsieur, de me voir en cet état, – reprit M. Floreau de Bercaillé, – non que mon manque d’argent ait de quoi vous surprendre, car c’est l’usage des poètes de n’être pas fortunés, mais ce qui doit davantage vous paraître singulier, c’est de ne me plus trouver ce beau feu pour l’impiété, qui me faisait jadis ne jamais prononcer le nom de Dieu sans aussitôt l’accompagner de ces railleries qui plaisaient tant à monsieur le prince de Thuines et qu’on se répétait à l’oreille. Ce fut en ces habitudes que vous me rencontrâtes, l’an dernier, à cette petite auberge où je fus heureux de reconnaître en vous quelqu’un qui, s’il s’exprimait autrement, pensait à peu près comme moi sur le fond des choses.
Ces paroles de M. de Bercaillé firent sourire M. de Bréot. Elles lui rappelaient à l’esprit les suites de cette rencontre avec M. de Bercaillé. Il lui devait beaucoup et en particulier d’avoir connu madame la marquise de Preignelay et, chez elle, aux fêtes du Verduron, d’avoir conversé avec M. Le Varlon de Verrigny et vu danser madame de Blionne ? Certes le corps de la jeune femme qui reposait là sur le drap et qu’y caressait de la main pour lui faire prendre patience était doux, bien fait, et bel à voir. Il s’en apercevait aux regards que lançait à la dérobée M. Floreau de Bercaillé. M. de Bréot appréciait le plaisir d’en disposer à son gré, mais il savait bien que, lorsque la jolie Marguerite l’aurait vêtu d’étoffes et ajusté à l’ordinaire, il n’y penserait plus un moment après. M. de Bréot avait éprouvé, souvent déjà, le facile oubli qu’il faisait de sa maîtresse. Il se prenait alors à songer avec vivacité à un autre corps que le sien. Il lui était apparu, celui-là, comme nu, un instant, sous la transparence argentée de ses atours, tout animé de musique et de lumière, dans une sorte de rêve enchanté et dansant. Et le souvenir de madame de Blionne lui revint si net et si aigu qu’il en ferma les yeux et qu’il dut faire effort pour répondre aux paroles de M. Floreau de Bercaillé.
– En effet, monsieur, votre changement a de quoi surprendre, mais il me semble cependant qu’il commençait un peu quand j’allai vous voir pour vous prier de vouloir bien enseigner à monsieur Le Varlon de Verrigny ces façons de penser dont vous êtes à présent si éloigné. Déjà le métier d’impie, comme vous dites, vous paraissait moins bon et vous m’aviez laissé entendre que vous seriez tout aussi capable qu’un autre, après tout, de croire en Dieu. Et si, vraiment, vous avez pris ce parti, je serais curieux de savoir de vous-même comment s’est fait en vous ce que je ne m’attendais tout de même pas qui s’y fît.
– Ma foi, monsieur, – répondit modestement M. Floreau de Bercaillé, – je vais tout vous dire, et par le menu, pourvu que cette belle dame consente à rentrer sous les draps, car sa vue commence à m’émouvoir et…
Marguerite Géraud, tout en se tenant le visage soigneusement caché, ramena, avec l’aide de M. de Bréot, la toile sur le reste de son corps. M. Floreau de Bercaillé en parut content et continua en ces termes :
– Vous saurez donc, monsieur, que certains événements dont je ne vous parlerai point me nuisirent fort auprès de certaines personnes. On nous passe tout sur nos plaisirs, mais on n’aime point que nous nous occupions des plaisirs des autres et on donne alors à notre complaisance un nom que vous n’ignorez pas. L’affaire de monsieur Le Varlon de Verrigny me fit tort dans le monde. Si j’avais gardé pour moi cette petite Annette Courboin tout aurait été pour le mieux… Enfin… Ajoutez à cela que la bourse de madame la marquise de Preignelay se serrait de plus en plus. Elle accordait petit accueil à mes compositions. Elle déclarait que j’avais l’imagination usée, que j’avais perdu ce feu qui donnait leur lumière à mes écrits. Il est vrai que ma verve s’était fort desséchée. D’ordinaire, j’empruntais à d’humbles mortels les traits dont je parais mes déesses, et la misérable condition où m’avait réduit cette petite servante du Verduron m’empêchait de réchauffer mon esprit à son aliment habituel. Me voici donc dans mon grenier, tout seul, entre mon encrier à sec et mon pot de tisane. Ma santé ne me permettait plus le cabaret. Adieu les lampées de vin, les pipes de tabac et l’omelette au lard et toute cette débauche où consiste le privilège et comme l’enseigne même des libertins. De l’impiété, il ne me restait que l’impiété elle-même. Qu’est-ce donc qu’un impie qui se couche avec les poules et qui se lève au chant du coq, qui ne s’abandonne ni au péché de la chair, ni à celui de la gueule et qui vit comme le premier pauvre diable venu ? La belle chose, vraiment, que de ne point croire en Dieu, si cela ne s’accompagne pas de toutes les facilités dont les autres se privent dans l’attente d’une seconde vie qui les paiera au centuple de leur contrainte en celle-ci ! C’est une duperie, monsieur, et je me résolus à ne pas être dupe plus longtemps et à sauter le pas, pour de bon !
M. Floreau de Bercaillé fit la mine de quelqu’un qui vient de passer le ruisseau. Il continua :
– Je vous avouerai que je comptais sur ma conversion pour renouveler mon éclat dans le monde. Il me semblait qu’elle devait m’assurer tous les cœurs et me valoir une bienveillance universelle. Ce retour à Dieu ne donnait-il pas à la religion un appui qu’elle ne manquerait pas de me rendre. Quoi de plus propre à augmenter la considération où l’on tient une croyance que de voir revenir à elle quelqu’un qui s’en est jusqu’alors passé si bruyamment ? Telles étaient mes idées, monsieur, d’autant plus que ma conversion ne serait pas l’effet d’un de ces coups de la grâce à quoi personne ne peut sans vanité s’attendre pour soi, mais un mouvement raisonnable et mesuré que chacun a, pour ainsi dire, à sa portée ; non pas un de ces entraînements dont on n’est pas maître, mais une pente certaine et sérieuse comme on peut s’en imposer une tout homme de bonne volonté.
M. de Bercaillé se tut un instant.
– Vous vous attendez, monsieur, – reprit-il en ricanant, – à ce que je vous fasse un tableau des difficultés que j’ai éprouvées vis-à-vis de moi-même pour en venir où je suis ! Vous imaginez des combats où j’eus à déraciner en moi les longues racines de l’impiété et la souche tenace des pensées où j’étais accoutumé ! Vous voudriez des examens, des élans, des rechutes, des pénitences, des sueurs, tout ce qui est d’usage en pareil cas ! Eh bien, monsieur, détrompez-vous. Rien de si aisé et de si facile et je ne doute pas, quand le jour viendra, que vous ne vous en aperceviez comme moi.
M. de Bercaillé s’arrêta. Marguerite Géraud commençait à s’impatienter sous la toile. Elle fit un mouvement qui découvrit une de ses jambes. M. de Bercaillé reprit :
– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, seulement, le moment venu, ne vous avisez pas de raisonner et de conclure. Les raisons de croire et de ne pas croire sont parfaitement égales. Nous avions les nôtres d’être impies, comme d’autres ont les leurs de ne point l’être. Elles se valent, monsieur, et le tout est de choisir entre elles, sans trop y regarder. Croire en Dieu, monsieur, n’est guère autre chose que gober une de ces pilules dont on a soin de ne pas discuter ni goûter la substance et dont on se contente d’attendre un heureux effet.
Et M. de Bercaillé fit du gosier le mouvement d’avaler quelque chose d’un peu gros, ce qui fit remonter dans son cou maigre la bosse de sa pomme d’Adam.
– Ne riez pas, monsieur, – reprit M. Floreau de Bercaillé, – car j’entendis faire les choses pour de bon et je me résolus d’accompagner ma conversion de toutes les marques qui pouvaient montrer qu’elle était entière et de bon aloi. Je commençai par modifier mes façons de parler. C’est aux paroles, plus peut-être qu’aux actes, qu’on nous juge. Je renonçai à ce langage vif et cru auquel j’étais habitué et j’y substituai je ne sais quoi d’onctueux, de posé et de convaincu. Je me présentai partout avec la plus grande décence ; je fréquentai les églises, j’assistai aux sermons et aux processions. J’abusai des sacrements. Je fis, monsieur, des excès de Sainte-Table. Je composai des hymnes et des cantiques. Je portai les plus beaux à madame la marquise de Preignelay. Elle les écouta d’une oreille distraite, les loua fort et ne me donna pas un écu. Partout, il en fut de même, et voilà pourquoi je suis venu à vous dans l’espoir que vous me feriez meilleur accueil.
M. Floreau de Bercaillé resta un instant en rêverie. Marguerite Géraud en profita pour passer le nez au-dessus du drap et voir quelle mine avait cet importun visiteur. M. de Bercaillé ne triomphait guère. Son teint, que le vin ne soutenait plus, était fort décoloré. Il semblait piteux et mal en point, et sa naturelle odeur de bouc se mêlait à un petit parfum de sacristie. Cependant, il demeurait en silence, quand tout à coup, il s’écria :
– Les bons chrétiens, monsieur, sont de singulières gens. Les uns jugent si naturel qu’on se remette à penser comme eux qu’ils n’y voient aucune espèce de mérite, ni rien qui vaille leur considération, d’autres trouveraient au contraire plutôt un certain caractère d’offense à ce qu’on cesse de penser différemment qu’eux. L’impiété est bien assez bonne pour autrui. Je vous jure que ceux-là tenaient ma conversion comme une familiarité assez déplacée. Ils la jugeaient comme une sorte d’effort insolent pour m’égaler à eux et n’étaient point insensibles à cette audace. Quelques-uns enfin, monsieur, n’aiment point à voir diminuer le nombre des impies ; n’est-ce point là un troupeau galeux, désigné d’avance aux colères de Dieu. L’occupation, au jour du jugement, de le bien châtier détournera la justice divine de trop examiner le cas des pécheurs ordinaires qui, à cause de cet encombrement, s’en tireront à meilleur marché. De telle façon, monsieur, que j’ai vu tout le monde s’éloigner de moi, et que c’est à un impie comme vous que je suis réduit à m’adresser.
M. de Bréot était fort disposé à soulager la peine du pauvre Floreau de Bercaillé, mais avant d’en finir, il lui demanda pourquoi, n’ayant pas trouvé dans la religion ce qu’il en attendait, il n’en revenait pas d’où il était parti. M. de Bercaillé secoua les épaules avec découragement, puis il rougit brusquement et se leva en frappant la table du poing.
– Vous n’y pensez pas, monsieur, ils seraient trop contents et en tireraient trop d’orgueil ! Quoi donc, pour croire une fois en Dieu, il faudrait y avoir cru toujours ? Vous voudriez qu’un Floreau de Bercaillé en eût le démenti et s’avouât incapable de ce qu’il a entrepris. Non, je serai sauvé malgré eux et quoi qu’ils en disent, et je leur prouverai que cela n’est point si difficile qu’ils le prétendent. La belle mine que fera la bonne madame de Preignelay en me voyant arriver là-haut, et en habit d’ermite encore, monsieur, car tel est l’état que je vais embrasser. On m’a parlé d’un petit ermitage, non loin de cette auberge où nous nous sommes rencontrés. Le dernier ermite est parti avec cette petite servante qui nous versait du vin doux, si vous vous en souvenez. Je vais prendre sa place. La cabane est fort propre et à l’orée de la forêt. Le pays est assez fréquenté pour qu’on y vive commodément. Les paysans sont pieux et les voyageurs charitables. C’est là où je vais me retirer. Je laisserai croître ma barbe. Je trouverai bien chez le vieux Courboin de quoi me nipper. C’est à cela que serviront les écus que vous m’allez donner, et je ne doute pas qu’un jour peut-être vous ne veniez me retrouver là, car l’impiété n’a qu’un temps et on se lasse de tout, même des belles filles comme celle que vous avez là sous la main. Sur quoi, je vous laisse à vos affaires et je vais aux miennes, car, quand on s’est mêlé, monsieur, de croire en Dieu, il faut en avoir le dernier mot.
Et M. Floreau de Bercaillé, ayant empoché les écus que lui tendait M. de Bréot, s’en alla sans refermer la porte, tandis que, derrière lui, la belle Marguerite Géraud, debout toute nue sur le lit, figurait assez bien ces Tentations qui apparaissent aux bons ermites, dans les bambochades des Flandres.