IV

CE QUE SE PROPOSAIT M. HERBOU, LE PARTISAN, ET CE QU’IL PROPOSA À M. DE BRÉOT.

La marquise de Preignelay se déclarait fort contente des services de la petite Annette Courboin que M. de Bréot avait placée chez elle pour la retirer d’auprès de ses parents. Ces honnêtes gens consentirent sans beaucoup de difficultés à ce que voulut M. de Bréot. Ils se montraient en effet assez penauds des suites de la visite nocturne de M. Le Varlon de Verrigny, et ils commençaient à penser qu’il n’est point aussi facile qu’on le suppose communément de tirer parti des moyens que la Providence nous offre de remédier à l’insuffisance de notre condition. Il leur restait bien de l’aventure une certaine bourse d’or que leur avait remise M. Le Varlon de Verrigny, mais il leur demeurait aussi aux oreilles les bons avis que ne leur avait pas ménagés M. de Bréot. Il avait laissé entendre que M. le lieutenant de police n’aime guère les trafics du genre de celui dont ils avaient fait l’essai ; de telle sorte que les deux Courboin furent assez disposés à s’en tenir là. Ils paraissaient résignés à croire que la volonté de Dieu était qu’ils s’occupassent à vendre des loques et des chiffons au lieu de chercher à accroître leur bien par des voies plus courtes et plus lucratives. C’est pourquoi ils permirent aisément à M. de Bréot d’emmener avec lui leur fille Annette pour la conduire à madame la marquise de Preignelay, qu’elle devait seconder dans les diverses pratiques auxquelles, chaque jour, cette dame ne manquait pas, afin de se mettre en état de recevoir la Cour et la Ville, et de façon à ne point écarter par l’aspect de son visage ceux qu’elle attirait à elle par l’agrément de son esprit.

Il lui fallait quelqu’un pour l’aider à ces soins. La jeune Annette dut donc apprendre à habiller et à coiffer, à passer une chemise, à tendre les bas et à s’acquitter de différentes complaisances en échange de quoi Annette Courboin reçut, de madame de Preignelay, le lit, la table, et un écu par mois. Au bout de peu de temps, du reste, elle s’acquitta fort bien de cet office. Elle prit bonne mine et engraissa, et elle devint vite presque jolie, ce dont madame de Preignelay s’aperçut assez pour faire coucher la fillette dans un cabinet contigu à sa chambre et dont elle mettait, le soir, la clé sous son oreiller, car elle entendait bien qu’il n’arrivât rien de fâcheux chez elle à sa protégée ; aussi la tenait-elle avec soin hors de portée des laquais et des porteurs, d’autant que, comme elle le disait justement à M. de Bréot, cette petite n’avait pas l’air de regretter tant que cela d’avoir été violée moins de deux mois auparavant…

– Oui, monsieur, – disait madame de Preignelay – pas tant que cela et même pas autant qu’il faudrait ! Certes, je pense aussi qu’il n’est rien de plus naturel qu’une pareille aventure de corps finisse, après avoir été considérable, par se confondre avec les petits événements qui composent la trame ordinaire et mêlée de la vie. N’est-il point juste qu’elle prenne sa place dans la mémoire et ne s’y distingue plus guère de ce qui l’environne. Il ne faut pas, et j’en conviens volontiers, pour un accident de cette sorte, en garder la tête basse et en verser des larmes continuelles, mais je ne voudrais pas non plus qu’on en levât le front et qu’on en fit parade. Certes, votre Annette n’en est pas à cet excès, mais je vous jure qu’elle songe sans déplaisir à ce qui lui est arrivé et, quand elle me tend mes bas et qu’elle me donne ma chemise, elle me regarde avec un petit air d’importance qui semble dire, que je n’ai pas eu l’honneur, moi, de passer par les mains d’un monsieur Le Varlon de Verrigny, homme de qualité et avocat au Grand-Conseil…

M. Herbou, le partisan, qui était, avec M. de Bréot, assis dans la ruelle de madame la marquise de Preignelay, partit d’un grand éclat de rire où se mêla doucement celui de M. de Bréot.

– N’avez-vous point honte, messieurs, – repartit madame de Preignelay, – de vous laisser aller ainsi à un rire que je dois traiter d’immodéré, car il vient, j’en suis certaine, autant que de l’amusement où vous êtes par l’arrogance naïve de cette fillette, d’un sentiment de moquerie envers ce pauvre M. Le Varlon de Verrigny. Pourtant, messieurs, si vous voulez bien considérer l’origine de votre gaîté, je ne doute pas que vous n’en rougissiez. Elle a pour principe une image qui n’a rien de beau ni de relevé. Vous êtes là à rire de quelque chose dont la pensée même devrait vous offenser, et il suffirait tout bonnement, pour qu’il en soit ainsi, que ce qui n’est pour vous qu’une idée plaisante redevienne tout à coup un spectacle véritable. À pareille épreuve, resteriez-vous là à vous gausser des façons maladroites ou brutales que met un homme, en ce cas, pour en venir à ses fins ? Et c’est cependant ce qui vous amuse en cet instant ! Vous imaginez monsieur Le Varlon de Verrigny en une posture dont vous ne supporteriez pas l’odieux, si vous en étiez témoins. Je vous vois tous les deux courir au secours de la victime ! Et n’est-ce point d’ailleurs ce que vous avez fait, vous, monsieur de Bréot ? Mais voici bien l’esprit de l’homme ! Il est faible et ne retient qu’assez mal les impressions qu’il a reçues. Les plus fortes même ne tardent point à diminuer. Il y a une distance où elles prennent un aspect bien différent de ce qu’elles nous semblaient, et le souvenir que nous en gardons n’est point pareil à celui que nous en devrions avoir, si notre mémoire conservait exactement ce que nos yeux ont aperçu. N’en est-il pas un peu de même dans la facilité que nous montrons à nous pardonner certaines actions qui nous paraîtraient, sans aucun doute, indignes de nous, si l’éloignement où notre indifférence se hâte de les reléguer ne substituait à leur figure véritable quelque chose qui n’en est que le masque et le fard.

– J’ai souvent observé en effet, – dit timidement M. de Bréot, – que les mots aussi ne gardent pas toujours le sens entier de ce qu’ils signifient, et c’est pourquoi les honnêtes gens nomment souvent les actions les plus atroces et les plus viles avec une aisance qui n’est point l’indice qu’ils seraient capables de les commettre ni la preuve qu’ils n’éprouvent pour elles aucune répugnance. Cette habitude, qui n’est pas bonne, fait que l’on remarque dans la conversation des hommes de quoi les croire moins délicats et plus méchants qu’ils ne le sont. Plus d’un qui ne parle couramment que de battre et de tuer n’a guère l’envie de l’un ni de l’autre et serait bien étonné si on lui mettait en main l’épée ou le bâton pour l’usage de ce qu’il recommande si volontiers. Qui n’a souhaité parfois, par humeur, que le Diable emportât ses meilleurs amis et qui les retiendrait par la basque, si la fourche du Démon se mettait à faire incontinent l’office qu’on souhaitait d’elle !

– Cela est tout à fait vrai, – répondit M. Herbou, – mais il faut avouer que le contraire ne l’est pas moins. Si certains mots ne conservent plus avec ce qu’ils signifient cette étroite liaison qui les y devrait rattacher et rendre circonspect sur leur emploi, s’ils ont perdu par là de l’effet qu’il faudrait qu’ils nous fissent, il en est parmi eux qui, séparés de ce qu’ils veulent dire exactement, en disent davantage à qui ne prend pas la peine d’en faire le tour et de considérer ce qui se cache derrière. J’en sais ainsi, qui montrent d’avance mauvaise figure. On établit, une fois pour toutes, qu’ils ont tort et l’on ne veut plus revenir sur leur compte, non plus que convenir qu’ils auraient peut-être, à y bien regarder, meilleure mine qu’ils n’en ont l’air. J’ajouterai que, de ces mots ainsi décriés, tous ne le sont pas avec une égale raison. Si tous même représentent des actions en elles-mêmes condamnables, il importerait encore d’avoir égard aux circonstances où elles ont lieu. J’admets assurément, par exemple, qu’on ne doive violer personne et que cela ne soit point beau, car il y faut une suite de gestes et de simagrées dont l’idée ne nous plaît guère, du moins chez les autres. Cependant avant de les réprouver tout à fait, siérait-il de savoir si ces sortes d’abus de corps n’ont point d’excuse dans une disposition du nôtre, et, pour condamner définitivement une façon d’agir si commune et attacher à son seul nom un opprobre universel, conviendrait-il d’être certain que, des deux personnes indispensables dans cette affaire, une n’ait point eu de bonnes excuses à s’y laisser aller et que l’autre ait eu à en souffrir autant qu’on le pense communément, ce qui ne me paraît point le cas de votre petite Annette, puisqu’elle en montre, comme vous le dites, moins de chagrin que de…

M. Herbou n’acheva pas son propos, car madame de Preignelay l’interrompit avec vivacité.

– Ah, monsieur, pouvez-vous parler ainsi avec tant de légèreté d’un événement dont les suites sont si considérables, non pas pour cette petite qui, une fois le quart d’heure passé, en a tiré, je l’avoue, plus de bien que de mal, mais pour ce pauvre monsieur Le Varlon de Verrigny ! Je ne veux pas dire que lui-même n’en éprouvera point aussi quelque avantage, puisque cet événement lui aura valu, sans doute, son salut éternel ; pourtant, le voilà tout de même en une conjoncture assez fâcheuse, qui est celle d’un homme arraché brusquement du milieu du monde et conduit par la grâce dans une solitude où il s’occupe à la plus dure des pénitences, car sa sœur, la Mère Julie-Angélique, est là pour en régler le détail, et vous ne doutez pas qu’elle ne ménagera rien pour la rendre ce qu’il faut qu’elle soit. Notre ami, en effet, n’a pas à achever doucement, dans une retraite prudente, une existence déjà épurée par ce qui prépare, d’ordinaire, des résolutions pareilles à la sienne. Il y a tout à faire, messieurs, et c’est un grand travail que d’avoir à renaître tout entier et tout à nouveau de soi-même. D’ailleurs, n’est-ce point là une preuve de l’existence de notre religion que, même en ce pécheur, elle ait gardé d’assez fortes racines pour épanouir en cette boue la fleur épineuse du repentir. Cela ne devrait-il point porter à réfléchir des impies comme vous en êtes et vous montrer que vous-mêmes, en votre endurcissement, n’êtes point si assurés que vous le pensez contre les coups soudains de la Grâce ?

– Parlez pour monsieur, madame la marquise, – répondit M. Herbou, le partisan, – et non pour moi. On dit en effet que M. de Bréot est esprit fort, ce qui peut bien être, mais ne trouverait-on pas plutôt en lui quelque chose d’un païen que d’un athéiste raisonneur ? Je le soupçonne moins de ne pas croire en Dieu que de vénérer des divinités plus secrètes. Il aime les fables des Poètes et il tire du luth des accents qui doivent flatter l’oreille d’Apollon. N’est-il point dévot aux Démons champêtres et rustiques, aux Naïades et aux Nymphes qui habitent les ruisseaux et les fontaines ? N’est-ce pas, monsieur de Bréot ?

M. de Bréot rougit furtivement sans répondre. Il se demandait si M. Herbou parlait ainsi par hasard et par rencontre ou si ses paroles contenaient quelque allusion à cette Nymphe des Fontaines qui, au jour du Verduron, lui était apparue si belle sous les traits de madame de Blionne. Certes, M. de Bréot n’avait confié rien à personne du sentiment qu’il éprouvait, mais il n’avait pu s’empêcher de questionner les uns et les autres au sujet de madame de Blionne ; il s’était enquis discrètement de son caractère et de ses façons. Peut-être n’avait-il pas assez bien dissimulé l’admiration qu’il ressentait pour tant de grâce et de beauté ? Mais M. Herbou, sans prendre garde à la rougeur et à la rêverie de M. de Bréot, s’adressait maintenant à madame de Preignelay.

– Pour ce qui est de moi, madame, il faut donc que vous renonciez pour de bon à me compter au nombre des impies, car j’accepte, pour ma part, les yeux fermés, toutes les vérités de notre religion. Je n’en réclame d’ailleurs aucun mérite. J’ai à croire en Dieu un intérêt trop certain et trop particulier. Je voudrais bien voir qu’il n’y eût pas une autre vie et je dirais son fait à qui tenterait de me prouver le contraire !

Et M. Herbou fit un signe de menace à l’imprudent, de sa main qu’il avait belle.

– Oui, madame, – continua-t-il fermement et en regardant M. de Bréot, de ses yeux où brillait une flamme malicieuse, – oui, madame, il en est ainsi, et avouez que je serais bien sot de souhaiter qu’il en fût autrement.

M. Herbou se tut encore un peu et reprit d’un air fort convaincu.

– Vous comprendrez aisément mes raisons si vous voulez bien me faire l’honneur de les suivre. Je ne suis pas né, madame, comme vous le voyez, vêtu de bons habits et en état de faire figure, et je ne suis parvenu au point où je suis que par un effort constant et par des soins continuels. Mais encore, où que j’en sois, j’entends bien ne m’en pas tenir là. Est-ce donc tout, madame la marquise, que d’être riche, malgré que beaucoup se contentassent de ce qui me semble le moins où un homme comme moi puisse prétendre ? Non, non ! j’ai certaines petites ambitions que je tiens fort à réaliser, mais, si habilement que je m’y prenne, il n’est pas sûr que j’en vienne à bout, si fermement que je m’exerce à leur succès. Leur échec cependant me serait insupportable, aussi ai-je pris mes mesures en conséquence. J’ai fait du chemin en ce monde, madame la marquise, et je serais désespéré de ne voir au terme d’une si belle route qu’un trou obscur où j’irais m’étendre sans couleur ni mouvement et pour toute l’éternité. Non, morbleu ! non, il ne saurait en être ainsi, et j’ai plus besoin que personne d’un autre monde puisqu’il me servira à achever d’obtenir ce que je n’aurai pu atteindre en celui-ci.

Et M. Herbou prit un air modeste et sérieux.

– Certes, madame, je ne me plaindrai point de la place que j’occupe ici-bas. Elle a de quoi satisfaire quelqu’un qui n’en voudrait que pour son argent. Le mien m’a donné toute la sorte de considération dont il est capable, mais, malgré cela, je sens à mon origine un défaut dont j’observe encore les effets. Si bienveillantes que se montrent à mon égard les personnes de qualité qui veulent bien m’honorer de leurs bontés, elles ne laissent point d’avoir quelque peine à me tenir tout à fait pour l’un des leurs. Quand bien même je vivrais cent ans, je ne parviendrais pas à détruire dans leur esprit l’idée de cette différence qui leur semble d’autant plus importante qu’elle me paraît plus petite. Et c’est là justement, madame la marquise, où Dieu fait si bien mon affaire que je serais un sot de ne pas croire en lui. Quel lieu plus propre que son paradis à mettre une fin à ces inégalités dont je vous parle. Pensez-vous qu’entre ses élus on tienne quelque compte des origines terrestres. Il ne peut régner entre eux que je ne sais quoi de fraternel, comme entre les fils d’un commun père. Aussi, est-ce dans l’autre monde que je donne rendez-vous à ceux de celui-ci qui me marchandent le coup de chapeau ou ne me le rendent qu’avec l’air de dire : « Tiens, voilà ce bon monsieur Herbou, le partisan ! » Qu’ils se dépêchent donc ici-bas, de jouir de leur reste. C’est là-haut que je les attends ! Cette attente ne vous doit-elle pas assurer de ma plus entière obéissance aux ordonnances de la religion, religion, j’ajouterai, madame la marquise, d’autant plus admirable qu’elle fait de notre salut éternel et de notre vie future, non point une chance personnelle ou un privilège particulier, mais une certitude que chacun peut acquérir pourvu qu’il accomplisse certains devoirs dont l’Église nous propose la pratique et dont elle nous garantit l’efficacité immanquable et auxquels je suis attaché, madame, de toute la force de mon intérêt et par l’espoir de ce qui me serait le plus doux.

M. de Bréot n’écoutait pas sans étonnement le discours de M. Herbou, et sans se demander s’il plaisantait ou s’il parlait sérieusement. Il était assez difficile de rien lire sur le visage de M. Herbou. M. Herbou avait la face large, bien taillée dans une chair saine, vigoureuse, régulièrement répartie, et un corps également de proportions bien accordées. M. Herbou, aux environs de cinquante ans, demeurait de belle taille et de belle tournure. Tout en lui paraissait d’une convenance parfaite sans que rien y allât à être remarqué, mais tout ce qu’on y apercevait contentait les yeux sans les avoir attirés. Son vêtement était exactement approprié à ses façons. M. Herbou était riche, mais il ne tenait pas à ce que son habit ni rien dans sa personne en prévînt. Il ne tirait de son argent aucune vanité, mais toutes sortes de commodités, et surtout tout l’agrément possible en meubles, en table et en femmes. Il savait fort bien l’usage de ces choses, ayant appris par expérience combien leur défaut peut être amer et pénible, et il avait fait le nécessaire pour n’avoir plus à s’en passer. On disait même tout bas qu’il n’y serait point arrivé, sans de quoi, vingt fois, être pendu, d’où il se serait sauvé si adroitement et avec tant de bonheur que, de la potence, il ne semblait bien n’avoir gardé que la corde qui, comme on le sait, porte chance. Aussi M. Herbou, en ses bons jours, ne trouvait-il point assez de railleries pour M. le Maréchal de Serpières et les chariots de butin qu’il ramenait avec lui de ses campagnes. Il disait que, pour quelque cent mille écus, il ne valait pas la peine de prendre ouvertement ces airs de pillard et de fripon. Et il ajoutait avec mépris que si lui avait voulu amasser avec si peu de précaution et de délicatesse, il serait plus riche que le Roi.

Pendant que M. de Bréot le regardait au visage, M. Herbou se mit à rire de l’air irrité de madame de Preignelay.

– Tenez, monsieur de Bréot, si vous aimez à lire aux figures, considérez plutôt celle de madame la marquise et vous y verrez qu’elle me juge bien imprudent et bien présomptueux. Ma confiance en Dieu lui paraît aventureuse et elle me pense plus loin du paradis que ce bon monsieur Le Varlon de Verrigny dont elle admire la pénitence en se disant sans doute que je la devrais bien imiter, car elle suppose que, moi qui vous parle, j’en ai fait bien d’autres que notre paillard ! Il est vrai, en effet, qu’au sujet des femmes, pour en rester à celui-là, j’ai bien à ma charge quelques peccadilles dont je ne suis pas trop fier, mais qu’il ne faudrait tout de même pas confondre avec celle qui a conduit le digne monsieur Le Varlon de Verrigny où il est et où il n’y a peut-être pas lieu que je sois.

Madame de Preignelay fit mine de ne pas vouloir entendre ce qui allait suivre.

– Monsieur Le Varlon de Verrigny, – reprit doucement M. Herbou, – a eu tort de satisfaire sur cette petite un désir assez vulgaire et assez grossier et qui ne lui venait que d’une certaine chaleur de corps où les hommes sont enclins. Pour ressentir en soi de pareils mouvements, cela ne nous en dégoûte pas moins quand on en voit chez les autres l’effet brutal et tout cru. Mais supposons qu’à la place de cette sorte de transport cynique monsieur Le Varlon de Verrigny ait ressenti pour cette Annette Courboin, ce que nous appelons de l’amour. En ce cas, rien ne nous paraîtrait si naturel qu’il ait cherché par la force ou par la ruse à en venir à ses fins, car l’amour a ses privilèges et porte en lui l’excuse de ses stratagèmes, par sa particularité de nous rendre indispensable la personne qui est son objet. C’est pourquoi il nous crée des nécessités étranges. Qui songerait à s’offenser de ses redoutables exigences ? Aussi, comme je disais, la ruse et la force mais encore le rapt le plus hardi et les perfidies les plus délicates deviennent, du coup, presque agréés de tous, pourvu qu’ils soient au service de l’amour. Tout le monde est de cet avis, car chacun sait à quelles extrémités de désespoir et de douleur conduit la privation de qui l’on aime ; tellement que, si quelqu’un me disait qu’il éprouve un de ces sentiments irrémédiables je lui conseillerais de ne reculer devant aucun forfait plutôt que de s’exposer à conserver en son cœur un de ces regrets qui font, de n’avoir pas baisé une bouche ou touché un petit endroit de chair, le poison de notre vie et qui corrompt en nous la source même du bonheur.

M. de Bréot, en entendant M. Herbou parler ainsi, rougit encore parce qu’il pensait à madame de Blionne, et il ne se serait peut-être pas aperçu en sa rêverie que le partisan prenait congé de madame de Preignelay si M. Herbou ne se fût adressé à lui en lui disant :

– Et vous, monsieur, venez demain chez moi. Je vous raconterai une histoire qui prouve la vérité de mes paroles et, comme je puis le dire mieux qu’un autre, monsieur, qu’elles sont d’or.

Et, sur ces mots, M. Herbou disparut, laissant M. de Bréot seul avec madame de Preignelay.

– Ah, monsieur, – dit-elle après un moment de silence à M. de Bréot, qui s’apprêtait aussi à se retirer, moins dans la crainte d’être importun que dans le désir de laisser ses pensées suivre une pente qui leur était familière et à laquelle convenait mieux la solitude que la compagnie, – ah, monsieur, comme je vous avertirais, si vous étiez ce que vous devriez être et non pas ce que vous êtes, d’éviter une aussi dangereuse société que celle de monsieur Herbou, mais vous avez pris un parti qu’il faut bien pour vous le faire pardonner toute la façon dont vous jouez du luth. Si vous n’étiez pas un impie vous-même, que je vous recommanderais donc de fuir à cent lieues celui-là ! Car il y a des manières et des raisons de croire en Dieu qui découragent et qui offensent la foi qu’on a également. Et monsieur Herbou est un de ces hommes détestables qui rebuteraient le mieux d’une croyance par l’ennui qu’il y a de la partager avec eux !

Et madame de Preignelay leva les yeux au ciel d’un grand air de découragement. Elle reprit :

– Oui, monsieur, ce monsieur Herbou est tout bonnement un homme épouvantable. Vous avez entendu ses paroles de tout à l’heure. Que dites-vous de cette impudence et de cet acharnement à parvenir qui lui font souhaiter le ciel comme un lieu propre à y continuer ses vues et à y poursuivre ses desseins jusqu’à y obtenir le surplus de ce qu’il n’a pu acquérir en ce monde ? N’est-ce point là user jusqu’à l’abus des promesses de Dieu et détourner indignement de leurs sens véritable les intentions divines ? Et le pire encore, c’est que ce monsieur Herbou est bien capable de ce qu’il dit et de gagner le ciel tout comme un autre et mieux que beaucoup. Oui, monsieur, car monsieur Herbou, à tout prendre, est un bon chrétien. Il se conforme exactement aux principes et aux règles de notre religion. Il va à la messe de sa paroisse et fréquente les sacrements. Il distribue aux pauvres un argent raisonnable. Il ne ménage rien pour assurer son salut et il est assez riche pour en faire faire par d’autres ce qu’il n’est point tout à fait indispensable qu’il en fasse lui même. Ah ! monsieur, que de gens il est en son pouvoir d’intéresser à cette affaire ! Rien ne lui manquera, ni le secours des sacrements, ni les exhortations du clergé, ni les prières des confréries ! et il est homme à en arriver où nous autres aurons tant de peines à parvenir et où nous ne parviendrons pas, moi, sans la miséricorde de Dieu, et vous sans une faveur particulière de sa grâce, que rien, monsieur, ne vous garantit ; tandis qu’un monsieur Herbou aura si bien pris ses mesures que tout se passera pour lui de la façon la plus agréable et la mieux prévue.

Et madame de Preignelay, véritablement en colère, laissa partir M. de Bréot, bien décidé à ne pas manquer à l’invitation que lui avait faite, de le venir voir le lendemain, M. Herbou, le partisan.