III

OÙ ET EN QUELLE POSTURE M. DE BRÉOT RETROUVE M. LE VARLON DE VERRIGNY.

M. de Bréot fut quelque temps, après l’affaire du Verduron, sans revoir M. Le Varlon de Verrigny. Il s’était présenté à l’hôtel que M. Le Varlon habitait à la pointe de l’île Saint-Louis pour le remercier du retour en carrosse et des bons avis de religion qu’il lui avait donnés au cours de la route, tout en mangeant les grosses prunes à petits noyaux, mais on lui avait dit à la porte que M. Le Varlon était absent.

De cette fort belle demeure de M. Le Varlon de Verrigny, M. de Bréot n’avait vu cette fois que les hautes fenêtres et la façade tournante. Bâtie une dizaine d’années auparavant, on disait tout bas que, pour en avoir l’argent, M. Le Varlon avait fort conseillé à sa sœur cadette, mademoiselle Claudine Le Varlon, de rejoindre au cloître son aînée, mademoiselle Marguerite Le Varlon, qui, sous le nom de Mère Julie-Angélique, était religieuse professe de l’habit de Port-Royal-des-Champs.

Cette Claudine, sans aimer le monde, n’eût pas songé peut-être à s’en retrancher si son frère ne lui eût représenté fortement le danger d’y demeurer, quand on est, comme elle était, de figure agréable et d’esprit timide. Ce bon frère fut si éloquent et si soutenu en ses discours que la douce demoiselle, au tableau qu’il lui traçait des mœurs du siècle, se détermina à prendre le voile aux Carmélites de Chaillot.

Ce beau succès n’était pas une des œuvres sur lesquelles M. Le Varlon de Verrigny comptait le moins pour balancer aux yeux de Dieu, le poids de ses péchés. Le Seigneur ne pouvait manquer de lui savoir gré qu’il eût mené au pied de ses autels une âme aussi pure que celle de cette véritable agnelle. Elle y demeurait, de jour et de nuit, pour intercéder en faveur du pécheur et M. Le Varlon se sentait tout rassuré d’avoir en bon lieu cette avocate dont les prières compenseraient, dans une certaine mesure, les écarts de la conduite fraternelle, car M. Le Varlon déplorait ses fautes et en redoutait les suites sans trouver en lui la force de se réformer. Aussi n’avait-il rien négligé pour engager sa sœur à cette sainte et utile résolution, et, quand il la vit derrière la grille, pour de bon et en costume de chœur, il éprouva une pieuse joie et remercia le ciel de lui avoir donné une éloquence si naturelle et si efficace qu’elle avait conduit au bercail cette obéissante brebis. Il repassait volontiers dans son esprit les discours qu’il avait tenus à cette ouaille docile et dont il avait pris les traits et les couleurs en lui-même, car il savait mieux que personne le danger qu’il y a à vivre de la vie du siècle.

Ce fut une des plus belles harangues que prononçât jamais M. Le Varlon de Verrigny et l’une de celles dont il avait été le plus content, quoiqu’elle n’eût eu pour sujet qu’une simple fille incapable d’en admirer, comme il eût fallu, le tour et l’argument. Néanmoins, M. Le Varlon de Verrigny ne regrettait point le talent qu’il y avait dépensé, puisqu’il en avait reçu une juste récompense. Désormais, sa sœur bien-aimée se trouvait à l’abri des violences et des embûches du monde. Même elle avait si bien jugé du néant des biens terrestres qu’elle avait voulu faire par écrit une renonciation à tous les siens (que des legs, à elle particuliers, rendaient considérables) en faveur d’un frère qui s’employait si tendrement à la détacher de ce qui est périssable pour l’attacher par des liens indissolubles à ce qui dure et en qui nous durerons éternellement, car il n’est de vie véritable, non pas en nous-même, mais qu’en Dieu.

Puisque sa sœur avait voulu entrer toute nue et dépouillée dans son nouvel état, il avait bien fallu que M. Le Varlon acceptât ce qui, une fois les grilles du cloître refermées, n’est plus rien aux yeux de qui renonce à soi-même. Il aurait, certes, pu faire de cet argent quelque fondation pieuse, mais qu’en eût été le petit mérite auprès de celui qu’il venait de s’acquérir ! Il jugea donc plus raisonnable d’employer ses nouveaux écus à se construire une maison digne de lui.

Aussi fut-ce ce que fit M. Le Varlon de Verrigny. Il la meubla de meubles choisis et de miroirs d’une eau claire et transparente où il avait grand plaisir à se regarder, sans penser trop que celle à qui il devait de s’y voir, priait à genoux sur le pavé et dormait, le cilice à la peau, entre les quatre murs d’une cellule.

Tout cela semblait à M. Le Varlon le mieux qui pût être, et il se louait en lui-même, quand elle lui venait à l’esprit, de cette heureuse action par laquelle il avait assuré le salut de sa sœur Claudine et qui, du même coup, l’avait relevé auprès de son aînée. La Mère Julie-Angélique Le Varlon lui rendit, à cette occasion, un peu de l’estime qu’elle refusait depuis longtemps à quelqu’un d’aussi engagé que lui dans les voies mauvaises où l’homme hasarde si facilement son avenir éternel.

 

La Mère Julie-Angélique, personne hautaine, violente et l’une des lumières de Port-Royal, ne pensait pas qu’il fût aisé de se sauver, ni que le monde fût un bon lieu pour cela. Elle estimait qu’il faut, pour gagner le ciel, un travail sur soi-même de tous les instants, et que ce n’est point trop d’y ajouter une retraite entière et une stricte solitude. Grande pénitente, elle y joignait encore la prière et les jeûnes, et elle n’en restait pas moins convaincue que toutes ces sortes de moyens ne suffisent pas à venir à bout de cette laborieuse entreprise sans un secours particulier de Dieu et sans l’aide de sa grâce, qui seule ne rend pas vains notre effort et notre propos. Aussi considérait-elle son frère comme plus que hasardé pour l’éternité, à moins de quelqu’une de ces circonstances miraculeuses sur lesquelles il ne faut guère compter, car Dieu ne les accorde pas d’ordinaire à qui néglige de les solliciter, avec une ardeur que rien ne rebute, de la Céleste Parcimonie et de la Divine Avarice.

Cependant la conduite inattendue de M. Le Varlon de Verrigny dans l’affaire du voile fit convenir la Mère Julie-Angélique qu’il y avait encore en ce pécheur endurci quelque chose de bon et la lueur d’un petit espoir qu’il sortît un jour de son bourbier. M. Le Varlon, malgré ses iniquités, n’était donc pourtant pas ce qu’on peut appeler un impie, mais un homme honteusement charnel. S’il n’observait pas le commandement de Dieu, il conservait du moins encore quelque crainte de son jugement, puisqu’il ne laissait pas de chercher à se ménager quelque intelligence auprès de celui qui nous jugera. La Mère Julie-Angélique reprit donc un peu goût à un frère qu’elle s’était bien résolue à abandonner à l’enfer, et M. Le Varlon ne tarda pas à se ressentir de ce renouvellement d’intérêt, mais il lui dut de rudes entrevues où la Mère Julie-Angélique tentait de lui ouvrir les yeux sur l’ordure de son état.

Il arrivait assez souvent que la Mère Julie-Angélique mandât son frère auprès d’elle, où il ne se rendait jamais qu’avec un petit tremblement de tout le corps, car ces appels n’avaient lieu que lorsque M. Le Varlon de Verrigny s’était laissé emporter par l’ardeur de sa nature à quelque frasque par trop forte. La Mère Julie-Angélique en était toujours exactement informée. Plusieurs personnes adroites et discrètes, chargées de ce soin, ne manquaient pas de la renseigner à ce sujet. Il fallait alors que M. Le Varlon de Verrigny subît de sévères remontrances et de dures semonces. Le pauvre homme ne tentait pas de s’y dérober. Il montait, l’oreille basse, dans son carrosse et se faisait mener aux Champs. Ce n’était pas sans terreur qu’il voyait apparaître à la grille du parloir la redoutable Mère Julie-Angélique, la grande croix rouge en travers de son corps maigre, et la figure jaune et irritée. Il courbait la tête sous l’opprobre et ne la redressait point avant de s’être entendu dire tout au long qu’il n’était qu’un misérable pécheur guetté par le feu de la géhenne et véritable gibier du diable.

Comme son frère, la Mère Julie-Angélique était naturellement éloquente, et M. Le Varlon de Verrigny sentait le frisson lui passer sur la peau et la sueur lui couler au dos à l’annonce des supplices qui l’attendaient. À quoi la Mère Julie-Angélique ajoutait, depuis quelque temps, des remarques fort désobligeantes, comme d’avertir le malheureux qu’il prenait de l’âge, que cela se marquait à une fâcheuse corpulence, que la rougeur de sa face ne montrait rien de bon, qu’il n’avait plus bien longtemps peut-être à mener une pareille vie, que quelque brusque apoplexie du cerveau menaçait fort de terminer la sienne, et qu’en ce cas la mort est si prompte qu’on n’a guère le temps de se reconnaître, de se repentir et de se confesser, et qu’il lui pourrait fort bien arriver de passer directement des feux du péché aux flammes de l’enfer, et que ce ne serait point faute d’avoir été averti.

Ces discours faisaient trembler jusqu’aux moelles, quand il les entendait, M. Le Varlon de Verrigny, et avaient pour effet de le refroidir pour un temps. Il se comportait avec plus de retenue et évitait les embûches de Satan, mais le Démon avait vite raison de ces efforts. Il savait où faire achopper M. Le Varlon de Verrigny et lui présenter des occasions propres à ce qu’il retournât à ses errements. Il y suffisait de peu, et c’est ainsi que M. Le Varlon de Verrigny s’était laissé prendre au piège, dans la grotte rustique du Verduron, et devant les jupes troussées de madame du Tronquoy.

 

Ce fut à l’issue du sermon que M. Le Varlon de Verrigny venait de subir sur cette affaire que le rencontra, par hasard, M. de Bréot. La Mère Julie-Angélique avait su l’histoire de la grotte. Madame de Gaillardin, qui s’y était trouvée avec madame du Tronquoy et l’avait échappé belle la racontait tant qu’elle pouvait. Les oreilles de la Mère Julie-Angélique en furent vite informées par la voie accoutumée, ce qui valut à M. Le Varlon de Verrigny un appel auquel il eût bien souhaité ne pas répondre, sans pourtant oser s’y dérober. L’attaque fut terrible et opiniâtre. La Mère Julie-Angélique reprocha moins à son frère sa faute même que les circonstances où il l’avait commise. Il ne lui suffisait donc plus maintenant du secret des draps et de la complaisance des pécheresses. Il étalait sa turpitude en plein air et bientôt il appellerait le public au spectacle de ses ordures. La Mère Julie-Angélique fut admirable. Elle déclara à M. Le Varlon de Verrigny qu’elle désespérait qu’il s’amendât jamais, que le diable ne rôdait plus seulement autour de lui, mais qu’il y était véritablement comme au ventre des pourceaux de l’Écriture, et elle lui ferma la grille au nez avec tant de violence qu’il en demeura stupide et coi.

Il l’était encore un peu quand M. de Bréot le vit venir à lui dans une allée à l’écart du Cours-la-Reine. M. Le Varlon de Verrigny, descendu de son carrosse, marchait à petits pas pour tâcher de reprendre ses esprits. M. de Bréot remarqua son air déconfit et sa mine découragée.

– Ah ! monsieur, – lui dit M. de Varlon de Verrigny en l’abordant par un soupir, – vous voyez un homme au désespoir, et le mien ne vient pas d’autrui. Ne vous étonnez point de me rencontrer en d’amères réflexions. N’est-il pas triste de sentir diminuer en soi le peu de pouvoir qu’on a sur soi-même et de n’y plus trouver de ressources pour se reprendre au bien ?

Et M. Le Varlon de Verrigny fit un geste de ses grosses mains.

– Je puis vous dire, – continua-t-il, – et vous en avez été témoin, que, jusque dans mes pires abaissements, il me restait le désir de m’en relever, mais il faut que je vous avoue qu’il me semble bien que j’ai perdu à présent ce ressort qui était comme la dernière force de ma faiblesse et l’échelon dernier de ma chute. Aussi j’en arrive à regretter de croire en Dieu, puisque je n’ai plus qu’à craindre les jugements de sa justice et que je n’ai point de quoi mériter sa miséricorde.

M. Le Varlon de Verrigny reprit après un silence.

– Si au moins encore j’étais un homme comme vous en êtes un, pour tout dire, un franc impie, j’y trouverais des raisons de vivre à ma guise et l’avantage de me laisser conduire sans remords par mes instincts où je ne verrais simplement que la pente inévitable de ma nature. Je ne songerais pas plus à lui résister que je ne songerais à en regretter les suites. Ah ! si ce que nous pouvons bien faire n’avait point de conséquences éternelles ! Quel repos, quel soulagement, quelle douceur de tous les instants ! Et n’est-ce point là justement l’état où vous êtes, si toutefois les discours que je vous ai tenus l’autre jour en carrosse ont bien pu ne pas ébranler vos pensées sur un sujet où vous en avez, certes, que je réprouve, mais qui vous assurent, je le reconnais, la tranquillité que je vous ai vue et où il me semble vous voir encore ?

M. de Bréot ayant confirmé à M. Le Varlon de Verrigny qu’il n’avait pas changé, en effet, sa façon d’envisager les choses dont il avait pris le parti une fois pour toutes, celui-ci s’arrêta de marcher et reprit avec un nouveau soupir :

– Vous êtes heureux, monsieur, et laissez que j’admire en vous quelqu’un de si ferme en ce qu’il pense que rien ne l’y vient troubler. Quoi ! vous êtes toujours libre de vivre à votre gré. Vous pouvez être, selon que l’occasion vous y pousse, colérique, avare, gourmand ou luxurieux et faire de votre corps tel usage qu’il vous plaît, assuré que personne ne lui demandera compte de ses actions, quand il aura cessé de pouvoir les produire. Car, monsieur, c’est ainsi que vous rendent le mépris de toute contrainte et la dangereuse liberté où vous vous aventurez. Tandis que moi !

Et M. Le Varlon de Verrigny leva les bras et les laissa retomber avec découragement.

– Si je n’avais que votre âge, monsieur, – je ne répondrais pas que je ne tâchasse de m’affranchir de cette certitude qui m’entrave continuellement et me gâte les meilleurs moments d’une vie qui n’a plus chance de devoir être assez longue pour qu’il vaille la peine de la réformer en son principe. Il s’y serait fallu prendre de bonne heure. À quoi sert de ne se faire impie que sur le tard, encore que je sente que j’y éprouverais aujourd’hui une grande facilité, car si je suis fort irrité contre moi-même, je ne suis guère content de Dieu, monsieur. Oui, en vérité, est-ce donc une marque de sa bonté que de laisser un homme sans appui contre des passions dont, après tout, l’auteur véritable est bien celui qui nous a créé ce corps qu’il ne nous aide guère à maîtriser en ses écarts ? Oui, j’enrage, quant au mien, d’avoir à en répondre, au jour où Dieu me le reprendra, sans m’en avoir laissé user tranquillement et sans m’avoir secouru dans les dangers où me précipitent tous les aiguillons qui l’échauffent et qui, si je n’avais dans l’esprit la peur de l’enfer, ne seraient qu’un agréable appel au plaisir où ils me poussent…

– Et pourquoi donc, – dit, après un silence, M. de Bréot, – n’essayez-vous pas de détruire en vous ce qui fait votre malheur, je ne veux pas dire ces aiguillons et ces pointes du désir, mais bien au contraire cette fausse certitude où vous êtes qu’ils travaillent à votre perte ? Pensez-vous donc que la religion soit si naturelle à l’homme et qu’il n’y ait pas un peu, dans ce qu’elle nous semble, de ce qu’on nous ait habitués à la juger telle ? Nous serait-elle donc indispensable si l’on ne nous avait pas instruits dès l’enfance à ne pouvoir nous en passer ? Il me paraît bien plutôt que nous la devons plus aux autres qu’à nous-mêmes et que puisqu’on le peut apprendre, on peut désapprendre aussi à croire en Dieu. Ainsi donc, monsieur, que, dans le retour que nous fîmes, ensemble, du Verduron, dans votre carrosse, vous entreprîtes de me donner ce qui, à vos yeux, me manquait, pourquoi ne tenterais-je pas, à mon tour, de vous enlever ce qui, de votre propre aveu, est de trop à vous-même et ne sert qu’à vous tourmenter en vos plaisirs sans pouvoir vous arrêter en vos instincts ? Ne croyez pas cependant que je prétende assumer une tâche dont je vois la difficulté, mais je connais quelqu’un qui se tirerait à merveille de cet enseignement et pourrait peut-être vous mettre en état de vous passer de ce qui fait le chagrin de votre vie ? C’est, monsieur, un de nos meilleurs impies. Il raisonne bien. Quoique ce ne soit pas son métier, je ne doute point qu’il ne consente à vous entretenir du sujet qui nous occupe, et je suis certain que vous ne sortirez pas de ses mains sans vous y être dépouillé de ces entraves qui ne sont point faites pour des hommes de votre sorte et dont vous n’avez que faire.

La figure de M. Le Varlon de Verrigny amusait fort M. de Bréot, qui y lisait la curiosité d’essayer ce singulier remède en même temps qu’une hésitation à s’y risquer. Ce combat donnait aux traits du visage de M. Le Varlon de Verrigny des expressions successives et assez divertissantes. Enfin, il se décida à demander à M. de Bréot le nom de ce catéchiste à l’envers. M. de Bréot nomma M. Floreau de Bercaillé.

– Ne vous laissez pas, monsieur, rebuter par l’apparence, – répondit M. de Bréot, quand M. le Varlon de Verrigny lui eut objecté l’état que tenait dans le monde M. Floreau de Bercaillé, – et souvenez-vous que les Gentils reçurent leur foi de gens de peu. Ce sont des pieds chaussés de sandales grossières qui ont porté dans l’univers ce qu’on a appelé longtemps la vérité, et laissez-moi vous envoyer au rebours cet apôtre crotté qui, pour un petit écu, vous dira des choses admirables et qui vous mettront l’esprit en repos.

 

Lorsque M. Le Varlon de Verrigny eut pris jour, moitié sérieux, moitié riant, avec M. de Bréot pour la visite apostolique de M. de Bercaillé et qu’il fut remonté dans son carrosse, M. de Bréot continua à regarder ceux qui passaient. Il y avait force promeneurs, ce jour-là, sur le Cours, et il y régnait une grande animation de saluts et de rencontres. M. de Bréot y reconnut plusieurs personnages d’importance dont il connaissait de vue les visages. Le vieux Maréchal de Serpières y montra le sien, qui était fort ridé, à la portière de son carrosse. Le prince de Thuines passa dans le sien. M. de Bréot aperçut sa figure hardie et dangereuse où le sourire ajoutait une grâce aiguë et comme coupante. Et M. de Bréot ne pouvait s’empêcher de penser que tout ce monde, qui allait et venait, vivait à l’aise dans ce même péché où se tourmentait le pauvre M. Le Varlon de Verrigny. En effet, le plaisir que l’on prend avec son corps n’est-il pas une occupation presque entièrement commune à tous ? N’est-ce donc point pour s’y engager les uns et les autres que les hommes et les femmes se parent, se saluent, se coudoient, s’abordent et se complimentent ? Est-il aucun péché dont on convienne aussi volontiers que celui de la chair ? Tandis qu’on hésite à s’avouer brutal, avare ou envieux, ne se prétend-on pas ouvertement galant, paillard ou débauché, encore que les délicats fassent à leur luxure un masque de l’amour, mais ce postiche ne trompe personne ? Le plus délicat, comme le plus grossier, en arrive toujours au même point. Aussi trouvait-il que M. Le Varlon de Verrigny mettait bien des façons à une chose si publique et si agréable, et qui, à lui, Armand de Bréot, ne paraissait que naturelle, car c’est la nature elle-même qui nous la commande et nous en fournit le moyen. M. de Bréot n’était pas sans avoir reçu plus d’une fois cet ordre de la nature, et il se souvenait, en particulier, du récent désir que lui avait fait éprouver, aux fêtes du Verduron, la vue de la belle madame de Blionne, dansant au ballet des Sylvains, parmi les verdures et les lumières, en sa robe d’argent qui faisait d’elle la Nymphe même des Fontaines, et il en ressentait encore, de l’avoir imaginée nue et ruisselante, sous ses atours transparents, un petit frisson voluptueux.

Dans cette nuit-là, M. de Bréot avait pensé souvent à madame de Blionne, aussi ne quitta-t-il point le Cours-la-Reine avant d’être assuré que son carrosse n’y était pas. Il ne l’avait rencontrée qu’une fois après le soir du Verduron, et encore avec sur le visage un masque de velours, ce qui ne l’avait point empêché de la reconnaître à son port et à sa démarche.

 

En ces pensées, M. de Bréot se mit en chemin pour retourner chez lui, et en songeant qu’il avait promis à M. Le Varlon de Verrigny de lui envoyer, au plus tôt, M. Floreau de Bercaillé ; mais l’amusement qu’il ressentait, à l’idée des entretiens où M. Floreau de Bercaillé sortirait ses meilleurs arguments pour convaincre M. Le Varlon de Verrigny, ne parvenait pas à dissiper son amoureuse mélancolie, et, chez le luthier où il entra chercher des cordes pour son luth, il ne mit point à ce choix son soin ordinaire, et prit, sans y trop regarder, le boyau que lui présenta, avec un sourire et une révérence, la jolie Marguerite Géraud, la luthière de la Lyre d’argent.

M. de Bréot habitait dans une maison de la rue du Petit-Musc où il avait pris logis. La façade était étroite et haute et assez délabrée, mais l’usage, par derrière, d’un petit jardin faisait passer M. de Bréot sur l’inconvénient de divers voisinages dont le moins agréable était celui des gens qu’on appelait les Courboin et qui occupaient des chambres au-dessus de la sienne. Le sieur Courboin et sa femme exerçaient le métier de vendre toutes sortes d’objets, et principalement des habits de rebut et des nippes défraîchies. On remontait chez eux sa garde-robe à peu de frais, et dans toute leur friperie, il y avait de quoi se vêtir assez bien, car ce qui, pour les uns, est déjà hors d’usage est juste à point pour que d’autres leur en trouvent un. Le sieur Courboin se montrait expert à vous assortir. C’était un assez vilain petit homme, contourné et chassieux, et sa femme une grande commère sournoise et criarde. Ce commerce amenait dans la maison des gens de toute espèce et peu recommandables, si bien que M. de Bréot, quand il sortait, ne laissait guère la clef sur la porte ni à ses coffres qui contenaient ses vêtements, son linge et plusieurs luths, dont un, en bois incrusté, auquel il tenait beaucoup.

Ce fut celui-là que M. de Bréot tira de son étui pour y ajuster la corde qu’il rapportait de chez le luthier, et qu’il alla essayer dans le petit jardin. M. de Bréot aimait fort s’y asseoir ainsi au crépuscule, quoique le lieu fût assez mélancolique, à l’étroit entre de hauts murs, avec quelques arbres maigres dont les feuilles commençaient à tomber dans les allées humides. Septembre finissait. Plus d’un mois avait passé depuis les fêtes du Verduron. M. de Bréot pinça les cordes qui résonnèrent tristement. L’image de madame de Blionne lui apparut de nouveau, charmante, argentée et nue. Il baissa les yeux, et, au lieu de la brillante vision, il aperçut une fillette qui le regardait. C’était la fille de ces Courboin. Elle pouvait avoir au plus une quinzaine d’années. Elle était maigre, avec le visage pâle et chétif, vêtue d’une robe trop large et trop longue pour sa petite taille et pour son corps grêle, car les Courboin prenaient en leurs défroques de quoi l’habiller. Elle s’appelait Annette et venait souvent écouter M. de Bréot jouer du luth. Elle se tenait auprès de lui tranquille et attentive.

M. Floreau de Bercaillé, qui se remontait parfois, chez les Courboin, d’un peu de linge et de hardes, quand madame la marquise de Preignelay tardait trop à les lui renouveler, avait un jour trouvé M. de Bréot en cette compagnie. Sa présence ayant fait fuir la fillette, M. de Bercaillé complimenta M. de Bréot de cette élève, d’un air narquois et entendu.

M. de Bréot avait haussé les épaules, mais M. Floreau de Bercaillé lui avait répondu en riant qu’il en connaissait plus d’un à qui cette poitrine plate et cette maigreur ne déplairaient pas, que ce n’était point son affaire à lui, mais que c’en était une à proposer, et il se retira en grommelant entre ses dents.

 

M. Floreau de Bercaillé accueillit sans empressement l’offre que lui fit M. de Bréot de servir de maître à M. Le Varlon de Verrigny dans l’effort que celui-ci voulait tenter sur lui-même. M. de Bercaillé, en son galetas, entouré de fioles et de pots, était d’assez méchante humeur. Monsieur et madame de Preignelay n’échappaient pas à sa bile. Il les accusait de plusieurs désagréments qui lui étaient arrivés depuis les fêtes du Verduron, le premier du fait de cette petite servante avec qui M. de Bréot l’avait trouvé au lit et qui cachait, sous l’apparence d’une peau saine, un mal qui coûte cher en remèdes et en tisanes. La bourse dont monsieur et madame de Preignelay avaient récompensé son ballet des Sylvains était légère. Décidément les grands devenaient avaricieux. M. de Bercaillé maudissait sincèrement son métier, qui ne nourrissait guère son homme et ne lui fournissait pas de quoi se soigner. Il se déclarait dégoûté jusqu’au hoquet et au vomissement.

– Ah ! les grands, les grands ! – dit-il à M. de Bréot en avalant avec une grimace un jus d’herbes amères, – les grands n’ont guère la reconnaissance de ce qu’on fait pour eux. Je ne connais pas ce Le Varlon de Verrigny dont vous me parlez et qui, me dites-vous, a besoin de moi pour que je lui enseigne à vivre selon la nature, mais prétendez-vous, quand j’aurai réussi à le débarrasser du fatras qui lui encombre l’esprit, qu’il gardera quelque souvenir du service que je lui aurai rendu ? Il me comptera, en écus, le prix convenu, mais me conservera-t-il ce souvenir qu’on doit au maître qui vous a appris à penser librement ? Non, quand je l’aurai tourné du dévot au libertin, il se vantera d’y être venu tout seul et s’en accordera le mérite. D’ailleurs, cette ingratitude ne me chagrine guère, et ne supposez pas que je regretterai de lui avoir communiqué des façons dont je suis heureux de me défaire à son profit. Le métier d’impie ne vaut plus rien, et voici le temps venu où il va falloir croire en Dieu, et il se pourrait bien que vous vissiez le jour où j’en serai là, dont j’espère, monsieur, si une fois je m’en mêle, me tirer aussi bien que n’importe qui.

M. de Bréot, ayant complimenté M. Floreau de Bercaillé de ces nouvelles dispositions et lui ayant indiqué le logis de M. Le Varlon de Verrigny, se retira. Il était assez triste pour que la folie des hommes ne le divertît pas comme elle l’eût fait à un autre moment. La pensée de madame de Blionne continuait à le tourmenter, d’autant qu’il apprit à quelques jours de là que M. de Blionne, malgré la saison qui s’avançait, emmenait sa femme dans ses terres où ils passeraient l’hiver ; et M. de Bréot imaginait la belle Nymphe des Fontaines, prisonnière de l’absence et de l’intempérie, et nue en sa robe argentée, comme en un bloc de glace transparente.

Le temps arriva du départ de madame de Blionne, sans que M. de Bréot eût cherché à revoir M. Le Varlon de Verrigny ni M. Floreau de Bercaillé et sans qu’il se fût enquis des suites de l’aventure où il les avait mis aux prises. Le mois d’octobre fut pluvieux et M. de Bréot ne sortit guère de sa chambre. Il s’inquiétait des routes boueuses où le carrosse de madame de Blionne penchait aux ornières. Pour se distraire de ces soucis ou plutôt les accompagner, M. de Bréot jouait de son luth, sa fenêtre ouverte sur le petit jardin, car l’air était doux encore et les dernières hirondelles volaient dans le ciel gris. Un après-midi, qu’il s’occupait à ce passe-temps, il aperçut de sa fenêtre M. Floreau de Bercaillé qui causait au fond du jardinet avec le sieur Courboin. Ils convenaient sans doute du prix de quelques hardes, et M. de Bréot allait appeler M. de Bercaillé pour lui demander des nouvelles de M. Le Varlon de Verrigny, mais M. de Bercaillé disparut brusquement, tandis que le sieur Courboin le saluait fort bas, dans le dos, comme quelqu’un à qui l’on doit plus que l’achat de quelques nippes. M. de Bréot referma sa fenêtre, car l’heure commençait à fraîchir, et remit son luth à l’étui. Les cordes harmonieuses ne parvenaient pas à consoler sa tristesse, mais ce fut à elles pourtant que, le lendemain encore, il demandait quelque soulagement de sa peine, quand il entendit gratter à sa porte. La petite Annette Courboin entra et s’assit sans rien dire devant lui. M. de Bréot lui remarqua une mine altérée et une bouche qui allait pleurer. Peu à peu le soir tombait. Il cessa de jouer. La petite soupira dans l’ombre. Il lui parut qu’elle allait lui parler, quand elle tressaillit à la voix de sa mère qui l’appelait du haut de l’escalier et s’esquiva sans avoir rien dit.

Resté seul, M. de Bréot se souvint qu’il avait promis à madame la marquise de Preignelay de lui porter un cahier de musique. Quand il entra, après s’être arrêté chez le traiteur où il soupa d’un poulet et d’une bouteille de vin, la nuit était fort obscure et le couvre-feu sonné depuis longtemps. M. de Bréot s’apprêtait à se mettre au lit, lorsqu’il crut entendre marcher dehors. Il ouvrit doucement sa fenêtre qui donnait sur le jardin. Deux personnages y conversaient arrêtés et, quoiqu’ils parlassent bas, M. de Bréot crut reconnaître à l’un d’eux la voix de M. Floreau de Bercaillé. Puis, après un échange de propos indistincts, les deux hommes se séparèrent.

M. de Bréot quitta la fenêtre et courut à la porte. Un pas montait l’escalier. M. de Bréot, par la serrure, vit passer le visiteur. Il était gros, enveloppé d’un manteau sombre, avec un chapeau rabattu sur son visage. Un flambeau qu’une main tendait au-dessus de la rampe, à l’étage des Courboin, prouvait qu’ils attendaient cette visite nocturne.

M. de Bréot, fort incertain, au lieu de se coucher, s’assit dans un fauteuil. Il attendit ainsi un peu de temps. Sans doute les Courboin traitaient quelque affaire d’importance et qui demandait le secret ; et il allait se mettre au lit, quand il entendit marcher au-dessus de sa tête avec lourdeur et précaution. Puis, tout à coup, un cri étouffé, puis un autre. Malgré l’épaisseur du plafond, il reconnut distinctement la voix de la petite Annette. Le bruit continuait. C’était celui d’une lutte. On courait dans la chambre. Il y eut le vacarme d’un meuble renversé. Les gémissements recommencèrent, assourdis, et se turent.

M. de Bréot s’était précipité dans l’escalier. D’un coup d’épaule, il fit sauter le verrou de la porte des Courboin. Tous deux étaient assis sur des ballots de chiffons avec, entre eux, sur un escabeau, une chandelle fumeuse. À la vue de M. de Bréot, ils se levèrent comme pour lui barrer le chemin. Du poing il les envoya rouler dans un tas de guenilles, la femme sur le ventre, l’homme sur son cul et laissant échapper de ses mains une pile de pièces d’or qui tombèrent sur le carreau. Sans s’occuper d’eux davantage, M. de Bréot avait saisi le chandelier et passé outre.

Un seul flambeau éclairait assez mal la chambre où il entra. Sur le lit défait et dont les draps pendaient jusqu’à terre, un corps était étendu. La petite Annette montrait sa nudité maigre et anguleuse. Ses cheveux, bien peignés en chignon, ne s’étaient pas déroulés. Ses jambes minces tremblaient et ses genoux s’entrechoquaient avec un petit bruit sec. M. de Bréot s’approcha. La fillette portait, aux bras, des meurtrissures et, au cou, la trace des ongles qui le lui avaient serré. Il se pencha sur elle. L’enfant ouvrit les yeux. Ranimée, elle ramenait sur sa peau le linge déchiré de sa chemise, et, assise, les jambes pendantes, elle pleurait à gros sanglots, sa tête dans ses mains, ce qui faisait saillir son échine maigre.

M. de Bréot regarda autour de lui. Dans un angle de la pièce, un gros homme se tenait, le nez collé à la muraille. Effaré, piteux et tremblant, il se retourna, les mains jointes, et, à la lumière de la chandelle, M. de Bréot reconnut, en cette posture, qui lui était familière, M. Le Varlon de Verrigny, comme il l’avait déjà vu une fois, la perruque de travers, le linge en désordre et sa grosse figure rougeâtre et suante toute bouleversée, cette fois, de luxure, de surprise et de peur.

Cependant les Courboin, relevés de leur chute, avaient mis le nez à la porte. M. de Bréot alla à eux. Ils l’écoutaient la tête basse. La petite Annette avait cessé de pleurer et prêtait l’oreille au conciliabule. Quand il eut pris fin, M. de Bréot revint à M. Le Varlon de Verrigny et lui fit signe de le suivre. Le gros homme obéit docilement. Arrivé dans la chambre de M. de Bréot, il se laissa choir sur un coffre. Il ne regardait pas M. de Bréot, qui se tenait devant lui en silence, et il fixait ses yeux au plancher, affaissé, et ses deux mains à ses genoux. Il serait demeuré là indéfiniment si M. de Bréot ne l’eût tiré de ses réflexions par un :

– Eh bien, monsieur Le Varlon de Verrigny ? qui fit lever au gros homme ses mains boursouflées, qu’il laissa retomber pour répondre d’une voix étouffée :

– Ne me donnez plus ce nom, monsieur, il représente quelqu’un que j’ai cessé d’être et qui ne cessera plus de me demeurer comme un sujet d’horreur et de dégoût.

Et il ajouta avec componction :

– Car celui que vous dites, monsieur, c’est bien lui que vous avez trouvé tout à l’heure, non seulement dans un état indigne d’un homme et honteux à un chrétien, mais dans celui d’un véritable criminel dont le cas relève de la justice.

M. de Bréot fit un signe d’acquiescement.

– Pourtant, – continua M. Le Varlon de Verrigny, – n’est-ce point sur la justice des hommes que je compte pour me punir. Je la connais trop pour ne pas savoir qu’il y a certains coupables qu’elle évite de châtier, et je craindrais d’être de ceux-là. Je redoute d’elle des ménagements dont je ne veux point. Aussi est-ce à celle de Dieu que je m’adresserai, car la sienne ne considère l’état et la condition de personne, et nous sommes tous égaux à son jugement et à sa sévérité. C’est donc en ses mains que je me remets.

Il reprit après une pause :

– Ne pensez pas, monsieur, qu’elle ait affaire à un impie endurci ou à un athée déterminé. Non. Votre Floreau de Bercaillé, avec tous ses discours, n’y a rien pu. Il ne m’a ménagé ni les raisonnements ni les apologues, et il a fait son métier jusqu’au bout. Il n’a pas tenu à lui que je devinsse le plus solide des esprits forts. Ce n’est pas pourtant ce que je lui aurai dû, car j’ai moins profité de son enseignement que de sa complaisance. C’est la sienne, monsieur, qui m’a amené ici. Elle ne croyait me conduire qu’au plaisir, ou, du moins, à ce qui, en ma turpitude, m’en semblait un ; mais les desseins de la Providence sont mystérieux et impénétrables. Dieu s’est servi d’une petite fille que monsieur de Bercaillé avait découverte dans un galetas pour anéantir en moi le vieil homme, car c’en est bien fini de lui, monsieur, et par un événement bien inattendu.

M. Le Varlon de Verrigny se tut un instant.

– En vérité, il ne fallait pas moins que quelque étonnante conjoncture pour me retirer du bourbier où je retombais sans cesse. Vous m’y avez vu, par deux fois, et, aujourd’hui, en une circonstance assez particulièrement honteuse. Que ce spectacle au moins vous serve. Apprenez-en où peut mener ce goût des femmes que vous considérez comme un effet de la nature et dont je vous ai entendu plaisanter. Sachez à quelle violence et à quelle fureur il peut conduire et comment il peut faire de nous ce que vous voyez qu’il a fait de moi.

M. de Bréot continuait à écouter M. Le Varlon de Verrigny.

– Oui, monsieur, j’espérais satisfaire décemment et obscurément cette sorte de désir, quand M. Floreau de Bercaillé, entre deux arguments de sa démonstration, m’indiqua la fille de ces bonnes gens. Puisque je ne pouvais enlever de mes reins l’aiguillon qui les enflamme, ne valait-il pas mieux éviter le scandale à ma faute ? Vous savez le bruit fâcheux de mon aventure dans la grotte avec madame du Tronquoy ? Puisque mon péché était plus fort que moi, il me semblait préférable de ne lui pas donner tant de retentissement. L’affaire que me proposait monsieur de Bercaillé me parut discrète et convenable. Je consentis à le suivre, et, à cette heure, monsieur, il m’attend en bas dans mon carrosse et ne se doute guère de l’endroit où il me va mener, en sortant d’ici.

M. Le Varlon de Verrigny reprit haleine.

– En y arrivant, tout à l’heure, il me laissa aux mains de ces honnêtes gens à qui je comptai la somme convenue. Ils m’assurèrent que tout irait bien, qu’on m’attendait à côté, qu’on avait prévenu la personne en question, qu’elle était à mon égard dans les meilleures dispositions et que je ne manquerais pas d’être content d’elle, si je lui voulais passer un manque d’usage que sa jeunesse excusait. C’est en parlant ainsi qu’ils m’ouvrirent la porte de cette chambre où vous m’avez trouvé. Elle était assez mal éclairée, et par une seule lumière. Je m’approchai du lit à pas mesurés. La petite s’était endormie, et elle dormait si profondément que je pus, sans qu’elle s’éveillât, écarter le drap et soulever la chemise qui la couvrait. Son corps m’apparut. Il n’était ni beau ni séduisant. Je le considérai longuement. Décidément elle me paraissait trop jeune et peu à mon goût et j’allais peut-être me retirer, quand j’eus l’imprudence de porter ma main où mes yeux même n’auraient point dû s’arrêter.

» À ce moment, monsieur, je me sentis parcouru d’une chaleur subite. Un feu me brûla. La petite venait de se réveiller. Elle ne se montrait pas surprise de ma présence, dont elle avait été sûrement avertie, et elle me sourit gentiment, mais elle rougit de se voir découverte et rabattit vivement sa chemise. Je hasardai alors quelques privautés, mais, à mon grand étonnement, elle y résista si bien que je tentai davantage. Elle se défendait et me suppliait tout bas de m’en aller, mais cette prière, qui pouvait bien n’être qu’une feinte, eut pour effet de m’enhardir et de me donner à penser que cette mignonne n’en était pas à son coup d’essai. Aussi voulus-je brusquer les choses. Ce fut alors qu’elle commença à crier et à appeler. Ces cris, au lieu de me refroidir, m’échauffèrent. Je l’avais saisie et elle se débattait, tellement qu’elle m’échappa et se mit à courir par la chambre. La poursuite fut chaude. Enfin je l’empoignai par sa chemise et nous tombâmes sur le lit. Pour tout de bon, elle appelait au secours. Que voulez-vous, monsieur, je la serrai à la gorge ? Peu à peu, sa défense se relâcha. Je pressai son corps sous le mien. Elle me regardait de ses yeux élargis. Ah ! monsieur, quel moment ! Je la sentais fondre sous moi, comme je me sentais fondre en elle, mais à mesure que je la pénétrais de la substance même de mon péché, il me semblait que son visage se transformât et devînt épouvantable. Ce n’était plus une figure humaine, mais un masque diabolique qui présentait à ma vue son aspect effrayant. La face même du Démon, monsieur, et ce démon, était celui qui vivait en moi et qui m’apparaissait, visible en toute son horreur ; et je sentais en mes veines le feu de l’enfer et j’en étais, monsieur, la fontaine allumée et le jet brûlant.

M. le Varlon de Verrigny s’était levé, tout haletant de péché. Son ombre, projetée sur le mur par la clarté de la chandelle, était difforme et terrible. M. de Bréot se taisait. M. Le Varlon de Verrigny reprit avec une exaltation redoublée :

– C’est là, monsieur, c’est là, où se révèle le miracle de la grâce. Les voies de Dieu sont mystérieuses. Il fallait que j’en arrivasse à ce point de turpitude et d’ignominie pour bien montrer que, sans Dieu, l’homme ne peut rien sur lui-même. C’est ainsi que le Souverain Maître de nos fortunes terrestres, comme des éternelles, m’a laissé tomber au rang des bêtes les plus basses et les plus dangereuses. Mes mains ont saisi ; mes ongles ont griffé. Dieu me voulait en cette posture avilie pour que sa grâce m’y vînt chercher. Ah ! monsieur, vous le dirai-je et le croiriez-vous ? À cette minute épouvantable, il m’a semblé que mon péché sortait de moi pour n’y plus rentrer. J’en étais, pour ainsi dire, vidé. Écoulé de ma chair et englouti dans une autre chair, j’en étais comme assaini. Il ne m’en restait que l’horreur, la courbature et la fatigue.

Et M. Le Varlon de Verrigny étira ses jambes alourdies.

– Je vous disais vrai, tout à l’heure. Oui, vous n’avez point devant vos yeux ce monsieur Le Varlon que vous avez connu naguère, paillard et débauché. C’est un autre homme qui vous parle et qui ne se souvient de l’ancien que pour en pleurer les hontes, car ce nouveau venu est encore tout chargé d’iniquités, mais sincèrement décidé à en obtenir le pardon et à mener pour cela la vie qu’il faut, sans qu’aucune rigueur le rebute de son propos. Cette entreprise de pénitence n’est point ce que vous pourriez croire. N’y voyez pas une de ces contritions passagères que ressent parfois le pécheur entre le dégoût du péché commis et l’ardeur de le commettre encore. Non. Je me sens ferme en mon projet, et tout assuré de l’avenir. Cependant, quelles que soient ma méfiance et ma sûreté en mon nouvel état, ne supposez pas que je le veuille hasarder aux dangers du monde. C’est dans une solitude que je prétends me retirer. Vous me direz peut-être que j’eusse pu moins attendre et profiter déjà d’un de ces courts répits dont je vous parlais. Hélas ! auriez-vous voulu que je salisse ma retraite de l’ordure de mes pensées ? J’aurais peuplé ma solitude des désirs de ma chair, tandis que je n’y apporterai maintenant que l’écorce d’un corps en qui la semence mauvaise est desséchée et ne fermentera plus. Car tel est l’événement de cette nuit où le péché a brûlé en moi ses dernières flammes et s’est éteint dans sa propre cendre. Aussi, ai-je choisi le lieu de ma retraite. C’est à Port-Royal-des-Champs que me va conduire le carrosse qui est en bas. Vous connaissez la sainte réputation de cet asile. Parmi ces solitaires, celui qui fut dans ce monde monsieur Le Varlon de Verrigny entreprendra de se rendre digne de la grâce que Dieu lui a accordée et que je souhaite, monsieur, qu’il vous accorde un jour comme à moi, car, sans lui, que serions-nous et s’il ne prenait son propre parti contre nous-mêmes ?

M. Le Varlon de Verrigny avait cessé de parler. M. de Bréot moucha la chandelle, qui charbonnait. On n’entendait plus aucun bruit chez les Courboin. Le petit jardin pluvieux s’égouttait doucement dans l’ombre.

– Ma foi, monsieur, – répondit après un instant M. de Bréot, – tout cela me semble fort bien, excepté pour cette petite fille qui ne méritait point d’être la cause de si grands changements et avec qui la Providence en a pris un peu à son aise. J’ajouterai seulement que je vous envie d’avoir ainsi Dieu pour vous pardonner ce que j’aurais bien de la peine à me passer à moi-même, si j’en avais fait autant, ce qui n’a guère chance de m’arriver, car, si j’estime naturel que les hommes prennent du plaisir au corps des femmes, toutefois faut-il qu’elles veuillent bien ce que nous en voulons. Je ne comprends point, à cela, qu’on force personne, ni par ruse, ni par argent, ni par violence. Passé quoi, monsieur, il me paraît qu’on peut vivre à sa guise et jouer du luth à son gré.

Et M. de Bréot, remarquant le sien demeuré par mégarde sur la table, le remit soigneusement en son étui, tandis que Le Varlon de Verrigny s’étonnait un peu que ce petit impie de province ne montrât pas plus d’admiration pour quelqu’un de touché si brusquement et si délicatement par la grâce divine ; et M. Le Varlon de Verrigny, rajustant ses chausses et rentrant son linge, ayant salué M. de Bréot, s’en alla à Dieu, d’un pas grave.