II
COMMENT M. DE BRÉOT AVAIT LIÉ CONNAISSANCE AVEC
M. FLOREAU DE BERCAILLÉ.
Si M. de Bréot avait rencontré M. Le Varlon de Verrigny en des circonstances assez particulières, celles où, quelques mois auparavant, il avait lié connaissance avec M. Floreau de Bercaillé présentait bien aussi quelque singularité.
Chaque année, au retour du printemps, M. Floreau de Bercaillé tombait en une sorte d’humeur qui se fût vite tournée en une manière d’hypocondrie, s’il n’y eût apporté le remède qu’il y fallait et qu’il ne manquait pas d’employer, quand il sentait le besoin d’y recourir. Un beau matin donc, M. Floreau de Bercaillé soufflait sa chandelle, coiffait son chapeau, mettait la clef sous le paillasson et descendait dans la rue. Une fois là, il aspirait l’air bruyamment, frappait le pavé du talon et, tout ragaillardi, levait son museau de bouc pour considérer d’en bas l’étroite et haute fenêtre du taudis où il avait, durant tant de nuits, les pieds dans la paille, une vieille souquenille aux épaules, peiné sur sa petite table de bois blanc, toute tachée d’encre, à assembler des rimes bien égales qui sonnassent heureusement à l’oreille ou à combiner d’agréables inventions, propres à plaire aux yeux, et qui, les unes comme les autres, lui valussent pour récompense aussi bien des louanges qui flattassent son cœur orgueilleux que quelque bourse garnie d’écus qui lui permît de soutenir son génie.
Le sien s’employait tour à tour à l’ode, au sonnet, au madrigal, à l’épigramme ou au ballet. Il éprouvait néanmoins quelque peine à l’ajuster au goût du jour, qui veut que tout soit également épuré et ne présente que des pensées neuves et relevées où il n’entre rien de vulgaire ni de commun. M. de Bercaillé disait volontiers que c’était là un dur métier et qu’il aurait fallu à tout le moins l’exercer commodément, bien assis à de bons coussins de duvet et non point perché sur une chaise de paille qui vous use les chausses et vous rabote et pique les fesses.
La pauvreté lui paraissait une assez mauvaise condition à produire ces belles choses qu’on attend des poètes, et un galetas sans feu ne lui semblait guère un lieu favorable à convoquer l’assemblée des Dieux et la compagnie des Déesses et à mander les héros de la Fable pour tirer de leurs aventures des tableaux à être dansés ou des images allégoriques. Aussi ces illustres personnes faisaient-elles façon pour venir chez quelqu’un qui n’avait, pour les recevoir, que le rebord de sa paillasse et qu’elles trouvaient dans son galetas sans autre laurier aux temps qu’un petit bonnet de tricot qui lui couvrait les oreilles et la nuque pour les garantir du froid.
Si encore M. Floreau de Bercaillé eût pu mettre par écrit ce qui lui revenait communément à la pensée, cela eût mieux fait son affaire. Il avait un certain goût du burlesque et y aurait aisément excellé, mais, par une malchance qu’il déplorait, la mode en avait passé, aussi bien qu’elle en avait été extrême. Les fortes facéties où s’étaient diverties jadis les meilleures compagnies rebutaient maintenant même les plus ordinaires. Il fallait du noble, du pompeux et du galant. On ne souffrait plus ces joyeuses grossièretés dont la saine bassesse avait dilaté les rates des bonnes gens et réjoui même les délicats. Ces ordures et ces bouffonneries n’amusaient plus que les valets. Et M. Floreau de Bercaillé regrettait l’effet de ce raffinement, car il se sentait dans l’humeur je ne sais quoi de facétieux et de burlesque que le malheur des temps, comme il disait, le forçait à garder pour lui. Il avait dû s’exercer, pour vivre, à un talent qui n’était pas le sien. Néanmoins, il s’efforçait de faire bonne figure à ces contraintes et de donner à ses compositions toute la politesse et toute la convenance possibles, afin de leur gagner le suffrage des amateurs.
Madame la marquise de Preignelay, qui protégeait M. Floreau de Bercaillé, était intraitable sur ce point. Un mot bas ou trivial l’offusquait cruellement ; aussi M. de Bercaillé n’en risquait-il guère en sa présence, car il avait déjà à se faire passer sa mine, qui n’avait rien de relevé, et le parfum de bouc de sa personne, qu’il fallait bien toute la mythologie de ses vers pour qu’on y vît une ressemblance avec ces faunes et ces sylvains de la fable, dont il employait fort bien les personnages dans les figures de ses ballets. Heureusement que M. le marquis de Preignelay se montrait de meilleure composition que sa femme, étant d’un temps où l’on s’était égayé à ce qu’on réprouvait aujourd’hui et dont il se souvenait de s’être diverti dans sa jeunesse. M. Floreau de Bercaillé lui glissait parfois à l’oreille, entre deux portes, de ces propos qui l’eussent fait jeter honteusement hors du cabinet où madame de Preignelay présidait à un cercle de beaux esprits et d’honnêtes gens.
M. Floreau de Bercaillé se consolait de ces entraves en fréquentant les tavernes et les cabarets. Il laissait sa Muse à la porte avant d’entrer, et il rejoignait là une compagnie où il pouvait à son aise se débrailler. Le vin déliait les langues. Les libertés que la mode condamnait dans les écrits y gardaient un asile. M. Floreau de Bercaillé s’y répandait en discours qu’il ne se fût guère permis autre part, non plus que de boire du vin avec excès comme il ne s’en privait pas en ces occasions. L’ivresse de M. de Bercaillé était dangereuse. Il s’y laissait voir comme la nature l’avait formé, et l’on sait que souvent ce que nous sommes n’est pas exactement ce que les mœurs de la bonne société nous forcent à paraître. On s’en apercevait à M. de Bercaillé quand il faisait la débauche : il s’y montrait bouffon et passablement ordurier. Il n’était point seul d’ailleurs à être ainsi, et M. le prince de Thuines, lui-même, ne dédaignait pas de se mêler à ces divertissements de cabaret, où sa hardiesse et son impiété ne le cédaient, en cynisme et en crapule, à rien de ce qui se disait autour de lui de plus osé, car ces messieurs, en leurs paroles, ne respectaient guère les oreilles. M. de Bercaillé tenait sa place à ces orgies. Les coudes sur la table, il menait grand train, se remplissait de nourriture, fumait, dans une longue pipe de terre, un tabac empesté et pinçait les servantes.
Elles étaient, en effet, avec boire et fumer, l’autre consolation de M. Floreau de Bercaillé contre les misères du temps et les tracas de l’existence. Bien qu’il eût déjà dépassé quarante ans, il demeurait d’une certaine vigueur de corps et d’un tempérament assez valeureux, comme l’annonçaient son teint rouge, son œil vif et son poil ardent. Ces apparences ne se démentaient point à l’épreuve. Du reste, en ces matières, M. de Bercaillé était un sage à sa façon. Il ne prétendait à rien de plus particulier que de quoi satisfaire son penchant. À cela, un corps de femme suffit, quelle qu’en soit la proportion ou la couleur et pourvu qu’il se prête volontiers au jeu. M. de Bercaillé n’aimait pas les difficultés et les défenses. Il disait que ce qu’il entendait faire était trop naturel pour valoir aucune peine et qu’il n’est pas besoin, non plus, de tant choisir, quand ce qui se présente vaut, en somme, tout autant que ce qu’on chercherait bien loin avec mille efforts et embarras. Aussi M. Floreau de Bercaillé ne se mettait-il guère en peine et se contentait-il de ce qu’il trouvait sous la main. Et les servantes s’apercevaient vite qu’il l’avait prompte et hardie.
Il disait, pour s’en excuser, que, l’amour étant un besoin comme un autre, les servantes, qui sont pour veiller à ceux que nous pouvons avoir, peuvent bien fournir aussi à celui-là. Il ajoutait même qu’elles y sont fort propres, à cause justement du métier qu’elles exercent. La fatigue qu’il donne demande, en retour, de la vigueur en même temps que de la complaisance. Ainsi il y a chance de rencontrer parmi elles des filles serviables, robustes, qui sont bien aises, après tout, une fois la besogne accomplie, qui leur fait gagner le pain, d’en trouver une autre qui les change un peu de la première. Joignez à cela que, simples d’esprits assez communément, elles conviennent parfaitement à cet exercice, avec ce qu’il faut pour le rendre sain et agréable, c’est-à-dire avec une sorte de naïveté qui n’est bien que dans le petit peuple d’où elles sortent. Qu’importe qu’elles en parlent le langage, puisque ce n’est point, en ce cas, de harangue et de politesse qu’il s’agit, mais d’un travail de tous les membres, pour parvenir à un plaisir commun, auquel le lieu est assez indifférent et qui se goûte aussi bien sur la toile grossière d’une paillasse que dans le linge le plus fin et le mieux repassé.
Ces sages considérations avaient toujours empêché M. Floreau de Bercaillé de hausser son désir à de plus nobles prises. Il prétendait que ces dames, qui en veulent les cornes pour leurs maris, eussent été bien capables de se plaindre de l’odeur de la bête, car il faut convenir, concluait-il plaisamment, que ces jeux du corps développent en l’homme son fumet naturel et qu’il y a là de quoi incommoder des mijaurées, tandis que de bonnes filles, habituées à remuer les draps et à vider les eaux, n’y regardent pas de si près.
Cette double occupation du cotillon et du cabaret conservait d’ordinaire M. Floreau de Bercaillé en une assez bonne humeur, surtout les jours où il avait trouvé aisément à sa table le trait d’un sonnet, la pointe d’une épigramme ou les figures d’un ballet. Pourtant, à un certain moment de l’année, il n’en devenait pas moins mélancolique et tombait dans un marasme singulier. Il laissait l’encre tarir en son encrier et le tabac s’éteindre dans sa pipe. Quand ses compagnons de débauche entamaient, le vendredi, l’omelette au lard, en l’assaisonnant de bons blasphèmes et d’impiétés choisies, il demeurait silencieux dans son coin, sans un regard pour la bouteille ni un pinçon pour la servante. Cet état se produisait aux premiers jours du printemps, dès que le soleil sèche les boues de Paris et reverdit les arbres du Cours-la-Reine ou de la place Royale et que refleurissent les tonnelles des guinguettes. À mesure, M. Floreau de Bercaillé se rembrunissait davantage, jusqu’au jour où, n’y tenant plus, il descendait de son taudis, après avoir fermé sa porte et mis la clef sous le paillasson pour prendre en échange celle des champs, car c’est aux champs que décampait ainsi, chaque année, M. Floreau de Bercaillé.
Pour cette escapade, M. de Bercaillé, qui n’était guère recherché en ses habits, sortait de l’armoire ce qu’il y rangeait de meilleur. Il passait sa chemise la plus fine, endossait son vêtement le plus propre, coiffait sa perruque la mieux fournie. Ainsi paré, il se mettait en route dès l’aube. Une fois passé les barrières et sorti de Paris, il commençait à fredonner des couplets de sa façon, qui n’étaient que des mots sans suite, sur un air baroque, mais qui le faisaient rire d’aise tout le long du chemin. M. de Bercaillé égayait le sien de mille singularités, de telle sorte que bien des gens se retournaient pour voir ce passant qui tantôt sautait, tantôt gambadait ou marchait à pas comptés. Quelquefois, M. de Bercaillé s’arrêtait et restait une grande heure, couché dans le fossé ou dans l’herbe d’un pré, puis, soudain, il escaladait une barrière, embrassait un tronc d’arbre, faisait des ricochets dans l’eau des mares. Il lui fallait ainsi plusieurs jours pour gagner Fontainebleau, en longeant la Seine, et pour arriver à l’auberge d’un petit hameau du nom de Valvins. À quelle heure que ce fût, il demandait tout d’abord un lit et un pot de vin. L’ayant bu, il se couchait et dormait jusqu’à ce qu’il se réveillât naturellement ; s’il faisait nuit, il se rendormait jusqu’à l’aurore suivante.
Debout au chant du coq, M. Floreau de Bercaillé s’habillait avec soin et descendait l’escalier. La Seine coulait, toute argentée, le long de la forêt mirée dans une part de ses eaux. M. de Bercaillé appelait le passeur. La lourde barque coupait le courant d’un trajet oblique et abordait à la rive opposée. Alors le passeur voyait avec étonnement notre homme, qui s’était tenu bien tranquille à son banc, sauter à terre, s’y jeter à plat ventre comme pour l’embrasser et, s’étant relevé, faire un grand salut aux arbres et entrer sous leur couvert, car c’est ainsi que M. Floreau de Bercaillé venait rendre hommage à la nature, se mêler à la solitude et y renouveler l’idée de ce que nous sommes.
M. de Bercaillé ne pensait pas que notre âme fût différente de notre corps et durât plus que lui. L’assemblage de nos atomes n’est qu’un des jeux du vaste univers. Nous restons assez pareils aux choses qui nous entourent, quoi que nous fassions pour nous duper là-dessus. C’est ce qu’expliquait M. Floreau de Bercaillé à M. de Bréot, assis devant lui à la même table de la petite auberge, où ils venaient de se rencontrer et où ils se parlaient pour la première fois.
– N’est-il point singulier, monsieur, – disait M. Floreau de Bercaillé, en essuyant ses coudes et ses genoux verdis par l’herbe où il s’était vautré tout le jour, – de passer notre existence à ne considérer de la nature que les formes que l’homme lui a imposées et à ne voir d’elle que l’aspect qu’il lui a donné, quand elle en a tant d’autres qu’elle ne doit qu’à elle-même ? Certes, les rues, les carrosses et les maisons sont un spectacle agréable, mais il nous porte à croire que l’homme est ce qu’il n’est point en vérité. N’est-il pas là quelque danger et ne nous abusons-nous pas étrangement à prendre l’état où il vit pour celui à quoi il est le plus propre et pour l’indice exact de sa capacité ? C’est ce qui nous aide à imaginer en lui, outre ce qui est périssable et commun à tous les êtres, je ne sais quoi d’immortel où il puise, monsieur, un orgueil dont il faudrait bien qu’il se défasse. Plusieurs bons esprits ont, heureusement, su se mettre au-dessus de ce préjugé et se résoudre à reconnaître qu’il n’y a guère rien d’autre en nous que dans tout ce qui est autour de nous, et que nous ne sommes, à bien prendre, que l’un des aspects de la matière. J’espère que vous aurez plaisir à la compagnie de ces messieurs. Vos propos m’ont montré que vous êtes de notre avis en ce qu’il faut, ce dont je suis fort content, monsieur, car votre figure m’a inspiré pour vous, à première vue, plus d’estime que je ne saurais dire.
M. de Bréot remercia M. de Bercaillé d’avoir si bien dit et leva son verre à sa santé. À mesure que M. de Bercaillé vidait ou remplissait le sien, il s’éloignait des considérations philosophiques, dont il avait d’abord entretenu M. de Bréot, pour en venir à des sujets plus familiers, comme les différentes qualités des vins que l’on boit dans les divers cabarets de Paris et le mérite des servantes qui vous les servent. M. de Bréot en était amené peu à peu à observer que, s’il était d’accord avec son nouvel ami sur les origines et les fins de l’homme, il ne se rangeait à son sentiment ni sur les femmes ni sur la manière de se comporter avec elles, même quand on a l’honneur, l’un et l’autre, de ne pas croire en Dieu.
Pour être vrai, M. de Bréot pensait tout bonnement que l’impiété la mieux établie n’oblige pas à manger goulûment et à boire outre mesure, non plus qu’à fumer des pipes de tabac en poussant des jurements licencieux et en adressant au ciel des bravades fanfaronnes, ni à coucher avec la première venue, ce que font aussi bien les dévots que les libertins. M. de Bréot concluait donc de ce raisonnement que l’impie le plus déterminé peut l’être sans parade et sans fracas et demeurer, en toutes ses façons, dans une réserve qui convient mieux à l’honnête homme que de montrer par trop ouvertement qu’il ne partage point les idées du commun. Il le dit à M. Floreau de Bercaillé.
– Vous avez raison, – lui répondit celui-ci, – et, si vous pouviez en persuader nos libertins, vous rendriez grand service à notre parti, qui est bon, après tout, puisqu’il conduit à vivre selon la nature, et en même temps qu’il éloigne des superstitions, détourne de l’outrecuidance qu’il y a de vouloir que l’homme occupe dans la création une place dont le privilège lui mérite l’attention du Créateur. C’est cette sorte de vanité des dévots qui m’indispose contre eux. Ils ne seraient pas contents s’ils ne pensaient pas que Dieu s’intéressât directement à leur personne et se ressentît en la sienne de leur conduite. La vôtre, monsieur, me paraît donc singulièrement sage et, sans avoir jamais l’espérance de la pouvoir imiter, je serais heureux de savoir comment vous en avez acquis les principes. Dites-moi donc, monsieur, pendant que je suis encore au point de vous entendre, car ce petit vin commence à me brouiller la tête, et je crains d’être moins capable tout à l’heure que maintenant de bien écouter d’où ils vous viennent et qui vous êtes.
– Je vous dirai tout d’abord, monsieur, – commença M. de Bréot, – que je suis gentilhomme. Si je parle de mon état, n’y voyez pas une marque de vanité, mais bien plutôt l’effet d’une certaine modestie que je souhaiterais à tous ceux qui, comme moi, sont d’une bonne maison sans qu’elle soit illustre. Il me suffirait en ce dernier cas de me nommer pour que vous soyez convaincu de ma qualité, et je ne prendrais pas soin d’avertir l’ignorance où vous pourriez être, à bon droit, de la mienne. On m’appelle monsieur de Bréot, ce qui est quelque chose dans notre province, mais ce qui risque de n’être rien pour quelqu’un qui n’est point de celle du Berry. C’est là que je suis né et que sont nés avec moi et en moi les principes que vous voulez bien louer. Il faut croire, en effet, que cette idée de notre rien est bien naturelle à l’homme, puisqu’il m’a suffi de vivre pour en être peu à peu persuadé. J’en ai vu s’accroître longuement la force insensible, jusqu’au jour où il m’apparut clairement qu’il se fallait bien résoudre à n’être que ce que nous à faits la nature, c’est-à-dire je ne sais quoi de passager et de périssable. Pensez, qu’on n’a pas été sans m’apprendre, comme aux autres, qu’il y a en nous de quoi durer plus que nous-mêmes, mais je vous avoue que cette sorte d’immortalité ne fut jamais de mon goût et ne m’a jamais rien dit. S’il est au pouvoir de Dieu de nous faire survivre à ce que nous avons été, il lui serait aussi facile que nous demeurions ce que nous sommes, au lieu de n’acquérir une seconde vie qu’aux dépens de la première. Enfin, pour être bref, je me suis borné à l’idée de ne vivre qu’une fois, et je m’y tiens. Ce sentiment, loin de m’attrister, m’a donné un grand désir d’être heureux et de bien employer le temps d’une existence qui doit être toute terrestre. J’aime le plaisir et j’en ai goûté quelques-uns. L’un de ceux que je préfère est de chanter sur le luth. Je sais en accompagner agréablement une voix qui n’est pas vilaine. Je trouve une volupté singulière à joindre mon corps à un corps de femme. C’est à ces occupations que j’ai passé les années de ma vie jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans où je suis aujourd’hui.
» Vous pouvez penser, monsieur, qu’il peut y avoir d’autre emploi préférable à celui que j’ai fait de ma jeunesse, mais j’ai pour excuse de n’avoir pas trouvé d’occasions à me comporter différemment. Pour dire vrai, je me sens, aussi bien que personne, capable de belles actions, mais rien ne m’a jamais mis à même d’en accomplir, car ma naissance ne m’y a pas porté d’elle-même, comme il arrive à ceux que la leur oblige à de glorieux devoirs. J’ajouterai que le hasard n’a pas pris soin de suppléer envers moi à l’indifférence de la fortune, ce qui est d’autant plus fâcheux que je ne suis guère de caractère à me donner beaucoup de mal pour faire naître un de ces événements propices aux grandes choses et qui se prête à nous y exercer.
» Tout a son temps, et il en vient un où l’on se résout à ce qu’on songeait le moins entreprendre. C’est ainsi que je me suis décidé à quitter ma province et à me rendre à Paris, et c’est en chemin de cette aventure que vous me voyez aujourd’hui. J’ai cédé au reproche que l’on adressait à mon oisiveté, et si j’ai consenti à en sortir, c’est qu’il m’est arrivé de croire qu’il valait mieux y revenir un jour que m’y tenir avec une opiniâtreté qui eût pu me paraître regrettable, quand il n’aurait plus été de saison d’y renoncer.
» Paris, monsieur, n’est-il pas le lieu de l’univers où la fortune prend le plus volontiers son homme au collet ? Il m’a semblé que je me devais à moi-même d’offrir au moins une fois le mien à sa fantaisie, en venant à l’endroit où ces rencontres inattendues se produisent le mieux. Après cet essai, il ne me restera plus, si la Déesse capricieuse ne veut pas de moi et passe à mon côté sans me rien dire, qu’à m’en retourner où j’ai vécu jusqu’à présent et où j’achèverai de vivre sans déplaisir et sans que personne ait à me reprocher de n’avoir pas tenté l’épreuve où chacun se doit soumettre de bonne grâce.
M. Floreau de Bercaillé écoutait avec attention le discours de M. de Bréot. Il avait paru en applaudir plus d’un point en baissant la tête, d’un mouvement répété, dû peut-être moins à l’intérêt qu’il y prenait qu’à une certaine lourdeur du cerveau causée par beaucoup de vin qu’il avait bu. Aussi, fut-ce d’une langue affectueuse et embarrassée qu’il répondit :
– Je crains bien que vous ne repreniez, plus tôt que vous ne pensez, le chemin de votre province, et je m’étonne même que vous ayez songé à la quitter. N’y aviez-vous pas vos aises, bon gîte et bon souper, et ce luth dont vous jouez et dont l’agréable occupation peut suffire à distraire les heures qui s’écoulent chaque jour entre la table et le lit ? Vous ne trouverez guère mieux ici. Si encore vous aviez l’esprit encombré de superstitions, je comprendrais que vous vinssiez parmi nous pour vous défaire des plus pesantes, mais votre cervelle est saine et ne saurait être meilleure, et, s’il n’y avait que vous et moi pour croire en Dieu, ce serait, monsieur, une chose faite. Mais que diable allez-vous chercher à Paris ! Les gens de cœur n’y sont guère à leur place. Ce n’est plus comme au temps des troubles où se présentaient mille occasions favorables et avantageuses à un honnête homme et où les degrés de la fortune étaient au pied du plus hardi.
» Ah ! monsieur, tout est bien changé !… Il faut que vous sachiez qu’il règne partout un ordre si bien établi par un roi puissant et minutieux que chacun n’est plus qu’un chaînon de la chaîne et une roue de la mécanique. Chacun a son métier et il me semble que le vôtre est de pincer du luth, comme le mien de faire des vers. Tenons-nous-y, et estimez-vous encore heureux d’avoir un talent fort goûté de la meilleure compagnie, car on y prise davantage l’art de gratter les cordes d’un instrument que celui de tirer de son cerveau des imaginations nobles, gracieuses et galantes. Tel est le temps, monsieur. Nous ne pouvons rien sur lui et il peut beaucoup sur nous.
» C’est pourquoi je vous avertis que les impies ne sont pas trop bien vus dans le pays que vous allez aborder. Le roi n’est pas dévot, mais il a de la religion, et il aime qu’on en montre, même si l’on n’en a point. Vous verrez où en sont réduits nos libertins : à se parler à l’oreille ou à s’enfermer dans la salle basse d’un cabaret. L’état d’impie est fort diminué, et les quelques impiétés qu’on nous passe, encore nous les passe-t-on en faveur de nos mœurs déréglées, de telle sorte qu’on en cherche les raisons dans les facilités qu’elles donnent au désordre de notre conduite plutôt que d’en faire honneur à une disposition de notre esprit. Voilà, monsieur, où nous en sommes, et le jour viendra bientôt où je serai forcé d’habiter continuellement cette forêt où je me plais, au printemps, à promener mes réflexions et mes pensées. C’est là que vous me retrouverez, non plus en habit d’homme, mais à errer tout nu, à quatre pattes, car j’aimerais mieux feindre la bête et manger l’herbe que de rentrer dans l’erreur commune et de croire que je suis autre chose qu’une créature périssable et passagère, formée par un jeu inexplicable de la nature et qui n’a, dans ce qu’elle a à vivre, d’autre but que de mourir, et rien à attendre de ce qu’elle est que la certitude de n’être plus.
» Sur quoi, monsieur, ne voilà-t-il pas qu’on amène votre cheval. Quittons-nous donc. Nous nous reverrons à Paris, et, pendant que vous ferez route pour vous y rendre, je profiterai de l’état agréable où m’a mis ce bon vin pour songer à un petit ballet que m’a demandé madame la marquise de Preignelay pour être dansé en son château de Verduron. Je vais en chercher les entrées et les figures, tout en achevant, à votre santé, cette bouteille qui me danse elle-même devant les yeux.
Et M. Floreau de Bercaillé regarda d’un œil troublé M. de Bréot s’en aller doucement, au pas de son cheval, le long du chemin qui borde l’eau, tandis qu’il attirait sur ses genoux la petite servante paysanne occupée à renouveler les flacons.