VI

CE QUE M. HERBOU, LE PARTISAN, AJOUTA AU RÉCIT QU’IL AVAIT FAIT À M. DE BRÉOT.

M. Herbou avait cessé de parler. M. de Bréot demeurait également pensif et regardait silencieusement autour de lui. Tout y marquait assez le chemin parcouru par M. Herbou depuis ce matin où les gens de M. le comte des Raguiers avaient ramassé sur la route ce même M. Herbou, en costume de Péché. M. de Bréot en concluait qu’il ne faut jamais désespérer de la fortune, car elle a des voies bien singulières pour faire de nous ce qu’elle veut et ce à quoi nous nous attendons le moins. Par une de ces surprenantes volontés du sort, M. Herbou, qui avait commencé son existence dans le taudis d’un pauvre garçon tapissier, la finissait dans une maison ornée des meubles les plus précieux et parmi tous les raffinements du luxe et du plaisir. M. Herbou était riche ; M. Herbou était, sans doute, heureux. Se pouvait-il donc qu’il ressentît encore, après si longtemps, un trouble véritable de cette aventure de jeunesse qu’il venait de raconter à M. de Bréot ? Et pourtant celui-ci avait observé plus d’une fois chez M. Herbou, au cours de son récit, des signes d’émotion, comme si le souvenir de cette histoire était encore en lui tout chaud et tout ardent.

M. de Bréot en était là de ses réflexions quand M. Herbou les rompit assez brusquement :

– Vous vous demandez, je suis certain, comment je peux bien me rappeler avec animation, parmi tant de choses de toutes sortes qui me sont arrivées depuis, celles que je viens de vous dire. Cette mémoire, en effet, est assez étonnante, et j’aurais dû la perdre en chemin, car ce n’est pas une route commode qui mène d’où je viens au point où je suis. L’argent est plus difficile à acquérir que la gloire. Le métier est dur, monsieur, à devenir riche ; et j’ai connu de bonne heure les nécessités que le besoin impose à ceux qui n’ont et ne sont rien. Parmi elles, je compterai le devoir où je fus d’entrer au service de monsieur le comte des Raguiers, car j’échangeai pour la livrée de ce seigneur mon costume de jeu de cartes qui fut, je dois l’avouer, le premier atout de ma destinée ; mais ce n’est pas en se croisant les bras qu’on se tire de cette condition, et songez à ce qu’il me fallut subir et entreprendre pour accomplir le miracle que vous savez. Je prétends ne pas me vanter en vous disant qu’il y faut non seulement de la chance, mais aussi de l’audace et quelque aptitude. Imaginez comme vous voudrez cette montée à une échelle sans échelons. Y serais-je parvenu sans le secours d’une force secrète ? Elle me vint justement de l’histoire que je vous ai contée.

M. Herbou se tut un instant, et soupira :

– J’y ai pris, monsieur, un furieux désir d’être riche.

M. de Bréot regarda M. Herbou.

– Oui, monsieur, et cela me saisit, à mon insu, tandis que je galopais presque privé de sentiment et cramponné à la crinière de ma bête. J’emportais dans mes yeux la couleur d’or de la chevelure de madame la duchesse. Elle rayonnait dans ma pensée avec le souvenir de sa beauté, et ce fut en ces heures que je conçus à jamais, monsieur, l’horreur d’être pauvre.

M. Herbou s’animait de nouveau en parlant :

– N’était-ce pas, en effet, à ma pauvreté et à ma petitesse que je devais l’effroyable regret qui me tourmentait le cœur et qui me faisait couler des larmes au visage ? Ah ! au lieu d’être un simple joueur de flûte en la compagnie de maître Pucelard, que j’eusse été un jeune seigneur de la cour, comme monsieur des Bertonnières, j’aurais eu sans doute de madame la duchesse de Grigny ces faveurs qu’elle accordait moins à son plaisir qu’à sa vengeance. Tout comme un autre, j’eusse pu servir à la rancune qu’elle gardait à monsieur le duc de la mort de ce jeune monsieur de Cérac ! J’ajouterai que ce regret, non d’un moment, mais bien de toute ma vie, que je l’éprouve encore aujourd’hui avec une force et une amertume que le temps n’a pas diminuées, tellement que je me suis mis en tête, pour de bon, d’en éviter tout autre de la même sorte, et je pris, dès que j’en fus capable, mes dispositions pour me trouver en état qu’il en fût désormais ainsi.

» Je me jurai donc à moi-même de ne jamais concevoir pour une femme quelque désir que je ne fisse ce qu’il fallait faire pour le satisfaire, surtout s’il s’y mêlait ce qu’on nomme de l’amour. Je ne me sentais pas en goût de supporter une seconde fois le tourment affreux et le chagrin continuel que me faisait endurer la privation de madame la duchesse de Grigny. À ces fins, j’adoptai le parti furieux d’être riche, qui est encore le meilleur moyen de venir à bout de ce qu’on veut. Grâce à mon argent, il ne m’est plus arrivé d’aimer sans qu’on voulût bien au moins faire comme si l’on m’aimait. Je ne vous dirai point que cela ne m’a pas coûté cher, mais monsieur Herbou a de quoi fournir à ce que la plus belle demande elle-même et aucune ne s’est mise à si haut prix que je n’aie pu surenchérir sur ce qu’elle croyait valoir.

» C’est de cette façon que j’ai pu ne pas conserver en mon esprit de ces désirs stériles et rebutés qui torturent si cruellement, et que j’ai pu préserver, jusqu’à un âge qui n’est plus celui de la jeunesse, ma bonne humeur et ma bonne mine, encore que parfois il me revienne à la pensée cette aventure que je vous engage à méditer, car elle contient une leçon qui peut ne pas être inutile, bien qu’elle soit pour moi un souvenir sur lequel je préfère du moins ne pas m’appesantir, puisque rien au monde, monsieur, ne peut faire qu’elle n’ait pas été !

Comme M. Herbou finissait de parler et que M. de Bréot allait prendre congé de lui, un valet se présenta pour avertir M. Herbou que M. le prince de Thuines demandait à le voir.

– Voilà qui est fort bien, – dit M. Herbou à M. de Bréot, quand il eut commandé au laquais d’aller chercher M. le prince de Thuines, qui attendait dans son carrosse, – et qui vient à point pour nous tirer des pensées où nous sommes, vous de celles qu’a pu vous susciter mon récit, et moi de celles qu’il m’a rendues. D’autant mieux que ce que nous dira monsieur de Thuines pourra, j’en suis sûr, s’ajouter justement à ce que je vous ai dit. Si je vous ai enseigné un moyen de vous soustraire aux dangers de l’amour, je gage que monsieur de Thuines vous en apportera un autre et qu’entre les deux vous ferez un choix pour vous guérir d’une certaine mélancolie, que je vois dans vos yeux et qui ne présage rien de bon.

L’entrée de M. le prince de Thuines fut fort belle. M. de Bréot admirait enfin de près ce gentilhomme qu’il n’avait vu encore que de loin. Aussi M. de Bréot le considérait-il avec attention. On ne pouvait rien voir de mieux fait et de plus impertinent que M. le prince de Thuines. Naturellement la conversation de M. Herbou et de M. de Thuines tomba sur des sujets de galanterie. Elle en arriva à un point où M. Herbou demanda à M. de Thuines s’il était toujours amoureux de madame de Gorbes.

– Amoureux ! amoureux ! – répondit celui-ci, – mais vous avez donc juré de me rendre ridicule aux yeux de votre ami et de me faire passer en son esprit pour quelqu’un d’un autre temps ?

Et M. le prince de Thuines prit tout en riant un air offensé.

– Ne trouvez-vous pas, monsieur, – continua le prince en s’adressant à M. de Bréot – qu’il y ait rien de plus dégoûtant et de plus bas que d’être amoureux d’une femme. Quoi, l’aborder, la supplier, lui promettre, lui mentir pour obtenir d’elle quelque chose qu’elle nous fait l’affront de n’être pas la première à vouloir de nous ! Voilà bien le métier le plus rebutant du monde ! Et encore n’est-ce point tout, mais fixer des rendez-vous, écarter des obstacles, assurer des rencontres, ne serait-ce pas là plutôt une occupation de valet qu’un divertissement de gentilhomme ? Comment se peut-il qu’avec un peu de cœur on condescende à ces façons ! Si les femmes prétendent à l’amour, qu’elles s’y prennent autrement que par exiger de nous ces devoirs fastidieux auxquels il n’est plus possible de se résoudre ! Au moins, si elles résistaient pour de bon, il y aurait quelque mérite à leur faire au rebours de ce qu’elles veulent, mais songez que c’est justement ce qu’elles désirent le plus qu’elles nous astreignent à avoir d’elles avec mille peines et mille soins. Aimer, monsieur, mais vous avouerez qu’il convient tout au plus de se laisser aimer. Être aimé, voilà qui est encore supportable, si l’on y apporte un choix judicieux ! En vérité, c’est bien au tour des femmes à se montrer ce qu’elles doivent être et au nôtre à demeurer ce que nous sommes, et je ne pense pas, monsieur, que vous, qui êtes nouveau en cette ville et avec quelque figure, alliez vous joindre aux barbons et aux niais qui se comportent encore à l’ancienne mode, quand il y en a une autre plus nouvelle et plus commode pour laquelle vous me semblez fait ; aussi espérai-je, monsieur, que si vous avez quelque dessein sur quelque femme d’ici, vous vous contenterez tout au plus de lui laisser entendre qu’il n’est pas dans les vôtres de vous opposer à ceux qu’elle ne peut manquer d’avoir sur vous.

Pendant que M. le prince de Thuines parlait ainsi, M. de Bréot, tout en écoutant poliment ses discours, regardait par la fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin de M. Herbou. Entre des buis taillés, une fontaine y épanouissait sa gerbe étincelante et il semblait à M. de Bréot y distinguer la forme humide et nue de la Nymphe qui l’habitait et qui rappelait la grâce ruisselante et argentée de la belle madame de Blionne.