Il plissa des yeux suspicieux devant ce ton
jovial, mais la présence d’un client potentiel dans la galerie lui
interdit la moindre remarque.
Exhibant toutes ses dents en un sourire radieux,
Wren le gratifia d’un mouvement d’épaule, ignora la zone de
réception et pénétra dans le bureau de Sergueï, avant de caresser
la serrure avec une nonchalance étudiée, sachant pertinemment que
l’endroit était zone interdite pour un pauvre petit assistant nommé
Lowell.
C'était cruel, certes. Mais c’était ce qu’elle
voulait.
— Tu es bien matinale.
— Je prends la chaleur de vitesse, mon cher
associé. Enfin, j’essaie.
La météo prévoyait une nouvelle journée à plus de
trente-deux degrés, la onzième du mois. Elle n’avait réussi à
dormir qu’en ouvrant la fenêtre, de sorte qu’elle avait été
réveillée à l’aube par le passage du camion de poubelles. En temps
normal, elle aurait tiré le drap sur sa tête et se serait
rendormie, juste pour faire un pied de nez à la journée de travail
qui l’attendait. Mais la vue du livre encore
ouvert sur sa table de nuit avait été suffisante pour la faire
sortir du lit, se doucher — ah, l’eau froide sur sa peau ! — et
sortir de chez elle.
— Tu as mauvaise mine.
Lui aussi. D’habitude sa peau était si nette qu’on
eût dit qu’il suivait un traitement, et ses yeux légèrement en
amande étaient clairs et leur dessin bien net. Là, elle notait un
discret affaissement du menton et des commissures de la bouche, et
ses paupières inférieures étaient légèrement bordées de rouge.
Irritation, épuisement, ou larmes.
Connaissant son associé, elle penchait pour la
première solution.
— Tu me dis ce qui se passe, et je te dis ce que
j’ai.
Gagnant sa place favorite dans le canapé de cuir
noir, Wren se renversa contre le dossier pour mieux savourer sa
fraîcheur quasi magique.
— Oh rien. Enfin…
Ouaip. Irritation.
— Je n’arrive pas à me débarrasser de l’idée qu’on
a dérangé quelque chose. Et je sais que Lowell n’a pas mis les
pieds ici. Il n’est pas assez bon pour avoir pu me mentir sur ce
point.
— Tu crois qu’on est venu fouiner dans ton bureau
?
Elle était trop bien entraînée pour tourner les
yeux du côté du coffre-fort protégé du Courant, mais son haussement
de sourcils fut suffisamment éloquent. Sergueï leva une main, d’un
geste qui signifiait : « Comment savoir ? »
— Ce doit être mon imagination. Ou peut-être que j’ai moi-même déplacé quelque chose avant de
partir, et que je ne m’en souviens plus… C'est ça qui me rend
fou.
— Ou peut-être encore est-ce à mettre sur le
compte de la chaleur. Tout le monde a des hallucinations. En venant
ici, j’ai croisé une Salamandre qui m’a soutenu que les immeubles
rotaient.
— Les Salamandres ne devraient pas être affectées
par la chaleur, objecta-t-il, avant de froncer les sourcils. Les
Salamandres parlent ?
— Pas beaucoup et pas souvent, mais oui.
Hautes d’une trentaine de centimètres, les
Salamandres étaient les seules créatures terrestres à ne pas
souffrir le martyre cet été. Elles quittaient leurs cachettes dans
les arrière-cuisines de restaurants pour se prélasser sur
l’asphalte ramolli et sur les auvents de toile brûlants.
— On en apprend tous les jours. Tu disais que tu
avais quelque chose de nouveau ?
Sortant le livre du sac de toile écrue qu’elle
avait posé au sol en entrant dans le bureau, elle le lui
tendit.
— La page marquée par le signet.
Sergueï ouvrit l’ouvrage là où passait le fin
ruban rouge et survola le texte. Lorsqu’il arriva au passage
crucial, Wren le sut aussitôt : ses yeux poursuivirent leur lecture
sur une ligne ou deux, puis revinrent brusquement en arrière tandis
que son cerveau digérait l’information.
— Les cloches, les prières et tout le reste… ce
n’était qu’une façade. Ils sont peut-être soutenus par l’Eglise,
ils sont certainement protégés par l’Eglise, et c’est pour l’Eglise
qu’ils gardent ce matériel hors de la
circulation… Je me demande si un seul d’entre eux est un religieux,
ou s’ils ont été choisis pour leur totale absence de curiosité
vis-à-vis de ce qu’ils ne sont pas censés lire. C'est sans doute
pour cela qu’ils ont été incapables de dire au type du Vatican où
composter son ticket. Je sais, nous avons convenu hier que nous ne
nous soucierions que de la
Récupération. Mais tout ce qu’ils nous ont présenté est mensonger.
On peut donc supposer que tout ce qu’ils nous ont affirmé est
également mensonger, et dans ce cas je me vois obligé de
reconsidérer aussi tout le reste.
Sergueï leva la main pour achever sa lecture sans
être interrompu. Wren se renversa dans le canapé, ferma les yeux et
tenta sans succès d’évacuer sa tension. Il lui fallait un orage. A
tout prix. S'il ne s’en annonçait pas un très vite, elle en
déclencherait un, sapristi ! Quitte à se damner.
— Intéressant. Mais ça ne change pas vraiment
grand-chose. Ils prennent peut-être quelques libertés avec la
vérité, mais ils sont toujours de notre côté. Et d’après de que tu
m’as dit du parfum magique de ce parchemin, ce n’en est pas
un.
— Mrrpfff. Ils ont menti.
— Ils opèrent sous une couverture passive très
efficace. Des remarques, mademoiselle Einstein ?
— Einstein toi-même. Je ne me prends jamais pour
ce que je ne suis pas, moi.
Sergueï préféra ne pas lui faire l’honneur d’une
réponse.
— Tu crois qu’André le savait ? Qu’ils n’étaient
pas ceux qu’ils prétendaient être ?
— Envisageons le pire : dans la plupart des cas,
c’est la réalité.
Il secoua la tête, fit sur le tour du bureau sur
son siège à roulettes et lui rendit le livre.
— Mais c’est possible, oui. En règle générale,
quand le Silence prend ses renseignements, il y met un soin
maniaque pour ne pas dire obscène. Mais compte tenu du niveau
d’ignorance de Teodosio, ce fait a pu être si profondément enfoui
au cours des années qu’ils ne l’auront pas relevé. Dans tous les
cas, André a promis d’examiner la situation en détail. Pour cela je
lui fais confiance.
Une pause, puis :
— Je te repose la question : est-ce vraiment
important pour ce travail ?
Wren haussa les épaules et rangea l’ouvrage.
— Je n’en sais rien. Sans doute pas. Ça ne devrait
pas.
— Mais ?
— Mais j’ai des fourmillements dans les
pouces.
— J’ai toute confiance en tes pouces, répliqua
Sergueï, dont les traits se creusaient à mesure qu’il songeait aux
implications de cette révélation.
— Hm-hm. Moi aussi.
Elle prit une profonde inspiration, retint un
moment l’air dans ses poumons et le relâcha.
— Soit dit en passant, avec toutes les saloperies
qui se produisent dans le coin, ces fourmillements n’en sont
probablement qu’au début. Ça ne te fait pas bondir de joie ?
Il se cala sur son siège et posa les coudes sur le
plateau du bureau.
— Tu retournes à la bibliothèque, aujourd’hui
?
— Pas tout de suite, non. Je veux que Lee
m’accompagne, puisqu’il semble avoir le charme qu’il faut, mais il
est pris par l’autre affaire.
Traduction : il était dans la rue avec O.P.,
occupé à désamorcer tous les ragots issus de l'A.S. à laquelle ils
avaient assisté. Elle ne doutait pas qu’une fois qu’il aurait pris
la mesure de ce qui se passait, il lui en ferait part. Qu’elle le
veuille ou non.
Elle n’était pas sûre de le vouloir.
— Donc…
Elle frotta la semelle de sa sandale sur la
moquette, réfléchissant à la manière dont elle allait dire ce
qu’elle avait à dire.
— Donc ?
— L'autre raison pour laquelle je me suis levée
aux aurores est qu'O.P. tient un nouveau pow-wow.
— Chez toi ? Et tu le laisses faire ?
— Chez moi, oui. Parce que je suis censée y
assister.
Elle eut un mouvement d’épaules agacé devant son
air surpris. Ce qui l’irritait, en fait, était de se sentir piégée
et passablement stupide.
— Ils lui font confiance, il me fait confiance,
donc a priori ils me font confiance. Un peu. Et je déteste l’idée
qu’il puissent s’imaginer que des Talents aient quelque chose à
voir avec ce qui se passe.
— En tout cas je compte bien essayer.
Sergueï lui adressa un regard dont le scepticisme
correspondait assez bien à ce qu’elle ressentait. Surtout après le
fiasco de l'A.S.
— Très bien. Mais sois prudente.
« Ça, partenaire adoré, c’est une petite phrase
qui en dit long. Et à en juger par ton expression, tu le sais.
»
— Sois tranquille.
Au moment où elle se levait pour s’en aller, elle
se sentit soudain très mal à l’aise. Normalement, Avant (avec un
grand A, sous-entendu : avant qu’ils aient couché ensemble), elle
aurait fait son rapport, ils auraient papoté un peu, puis elle
aurait repris son petit bonhomme de chemin et lui le sien.
Normalement. A présent…
— Ah, je dois prendre un verre avec un
représentant ce soir. Je rentrerai sans doute tard, alors tiens-moi
au courant pour demain, O.K. ?
Il était déjà reparti derrière son bureau, aussi
bien mentalement que physiquement. Wren déglutit pour chasser la
boule douloureuse, totalement inattendue, qui lui obstruait la
gorge. Eh quoi ? Elle voulait qu’il lui souhaite une bonne journée
d’une autre façon ? Ils avaient eu tout un week-end ensemble, deux
longs voyages en avion, puis une semaine à partager le même lit… Ce
n’était pas comme s’il lui avait dit : « Merci, c’était super,
maintenant dégage. » Ni même : « J’ai besoin d’un peu d’espace, tu
comprends ? ». Elle avait du pain sur la planche, qu’ils ne
pouvaient pétrir à deux, point final. Il ne la mettrait pas à la
porte.
La grimace qu’elle adressa à Lowell en sortant lui
fut rendue avec d’autant moins de retenue qu’il n’y avait cette
fois personne dans la galerie. Elle se sentit mieux. Avec sa gueule
d’amour, il n’était vraiment qu’un petit con obséquieux.
Mais dès l’instant où elle fut sur le trottoir,
toutes ses bonnes dispositions à l’égard de l’humanité
s’évanouirent. Le soleil vibrait dans un ciel couleur ardoise sans
l’ombre d’un nuage, et elle sentit la sueur perler sur son front et
dans son cou avant même de se mettre en route. La robe de rayonne
et les sandales, qui lui semblaient si confortables ce matin,
auraient pu être en toile à sac, vu la fraîcheur qu’elles lui
apportaient. Pour couronner le tout, au moment où elle atteignait
l’arrêt du bus, le délicat arôme de détritus pourrissants,
inévitable en été, lui sauta au nez et fouetta ses sinus.
La fréquence de ramassage des résidus urbains
semblait être le cadet des soucis de la ville. Quand bien même elle
ne vit aucune poubelle autour d’elle, rien que des vitrines de
magasins et un trottoir recuit, l’odeur lourde, putride, était
inévitable.
Sa mère lui avait parlé de la fameuse grève des
éboueurs des années 1970. Sa peau se hérissa à la simple idée de
passer une seule journée dans de telles conditions.
Dieu merci, le bus se présenta bientôt, et elle
put échanger ces relents fétides contre un stimulant bain de foule
dans un air cent fois recyclé et à peine moins suffocant.
Son arrêt se trouvait à l’angle de l’îlot. Une
fois descendue, elle s’arrêta chez Jackson’s
pour acheter une canette géante de thé glacé et un paquet d’une
livre de M&M’s. La chaleur faisait peut-être fondre les gens à
vue d’œil, mais ce n’était rien par rapport à la vitesse à laquelle
un brutal afflux de Courant pouvait griller les calories. S'il
existait des Talents laids, les gros étaient un modèle assez
rare.
La fraîche pénombre de l’entrée de l’immeuble
était une bénédiction, et c’est presque en sautillant qu’elle
s’engagea dans l’escalier. L'air y était certes confiné, mais grâce
à Mme F., du deuxième, toute la cage sentait l’orange et la
mozzarella, deux arômes qui n’auraient pas dû s’accorder et qui
pourtant le faisaient à merveille.
— Salut.
Une voix surgit de l’ombre, issue d’une forme
indistincte d’un blanc grisâtre assise en tailleur près de sa
porte.
— ’lut.
— Tu ne m’avais pas dit que tu me refilerais une
clé ?
— J’ai menti.
Prenant la chose avec bonne humeur, O.P. se releva
avec une grâce étonnante pour un démon quadrupède qui évoquait de
manière troublante un ours polaire mutant dressé sur ses pattes
arrière.
— Tu partages tes M&M’s ?
— On verra.
Wren sortit ses clés et commença à déverrouiller
sa porte.
— Si tu me disais qui va assister à ce petit raout
?
Forrey était bizarre mais correct. Elle l’avait
rencontré une fois ou deux, mais ignorait alors qu’il occupait une
place assez élevée dans la hiérarchie pour être convié à ce
pow-wow. Cela dit, elle n’aurait pas non plus imaginé être
elle-même assez importante pour cela.
— Rorani, bien entendu. Et Mélanie.
Wren songea un instant claquer la porte sur la
face plate et velue d'O.P., mais se ravisa.
— Mélanie. Elle me donne de l’urticaire, celle-là.
Le démon la suivit dans la cuisine, où il se hissa d’une patte sur
un tabouret.
— Elle en donne à tout le monde. Mais les Tiots
ont confiance en elle.
Les Tiots étaient les Fatae de petite taille,
généralement non agressifs, qui autrement auraient été écrasés ou
ignorés dans des réunions comme celle-ci. Wren comprenait déjà
mieux l’intérêt de la présence de Mélanie dans ce genre de
situation.
— Pas d’Anges ?
O.P. émit un grossier bruit de gorge.
— Des Anges, et puis quoi encore ? Comme s’ils se
souciaient de… Tu as lu le bouquin de Ven Russell, La Guerre Céleste ?
— Oui. Mais je suis surprise que tu l’aies lu
aussi.
— Tout ce qui peut les ridiculiser, je suis pour.
Qui nous a collés dans la famille des démons, d’après toi ? Ils se
croient vraiment sortis de la cuisse de Jupiter !
— « Trop bons pour s’abaisser à vivre dans la
fange des âmes mortelles », ajouta Wren, citant Russell.
— Hello ?
— C'est ouvert ! Entrez !
Wren darda sur O.P. un regard signifiant : « C'est
chez qui ici ? chez toi ou chez moi ? », qui tomba complètement à
l’eau.
— Hello, hello. Oh, mes très chers, il fait une
chaleur é-pou-van-table dehors ! Et pour que même moi je le dise,
il faut vraiment qu’elle le soit.
Rorani était unanimement tenue pour la première
Dame au sein des clans Fatae de Manhattan. Non pas à cause de son
âge, même si elle était la doyenne, ni à cause de sa sagesse,
pourtant considérée comme exemplaire, mais simplement parce qu’elle
était Rorani, et qu’elle portait le même intérêt à chacun sans
distinction.
— Geneviève. Sois bénie pour nous avoir ainsi
ouvert ta porte.
— Ma maison est ta maison, Rori. Et elle le sera
toujours.
La Dryade lui adressa un sourire entendu.
— Pourtant, je sais que tout cela te met dans une
position… inconfortable vis-à-vis de ton espèce.
— Elle n’a besoin de personne pour cela.
— Va te faire voir, Ours Polaire.
Wren avait appris son véritable nom des années
auparavant, mais aucun organe vocal humain normal n’était à même de
le prononcer sans un sérieux effort. Elle le savait, elle avait
essayé.
Rorani leva un bras incroyablement souple et
flexible, et souffleta O.P. sur le nez, le vert de ses longues
mains noueuses formant un intéressant
contraste avec le poil blanc et la truffe noire d'O.P. Wren battit
des paupières, mais l’image demeura bien réelle sous ses
yeux.
« Bien. Dans cette réunion, il faudra que tu
t’accommodes d’un monde où tu seras la seule personne normale et
ordinaire. »
Trois heures plus tard, Wren révisait son jugement
et remplaçait « ordinaire » par « saine d’esprit ». Même Rori, qui
avait assisté à des générations de disputes depuis son enracinement
à Central Park, et dont on pouvait penser qu’elle serait un exemple
de modération et de bon sens, avait haussé la voix pas moins de
trois fois. Dont deux — ce n’était pas une surprise — à l’endroit
de Mélanie.
Eshant, un Troll trapu aux cheveux gris, était
arrivé en faisant la tête à tout le monde. Ne supportant pas qu’ils
se retrouvent dans l’appartement d’un humain, il avait d’entrée de
jeu décrété que rien ne lui plaisait. Quant au délégué des
Aéroliens, Illy, s’il avait une voix suave, il était d’une
grossièreté de charretier et ne souhaitait qu’une chose : que l’on
s’attaque à tout ce qui regardait un Fatae un peu de travers. Le
fait que qui s’y aventurait se retrouvait généralement à moitié
égorgé et copieusement injurié ne semblait avoir aucun impact sur
son esprit étroit.
— ... A présent, autre chose : tu dis que les
non-affiliés n’ont rien à voir avec ce qui se passe. Mais comment
pouvons-nous le savoir ? Comment le croire ? Qui nous dit que ce
n’est pas une ruse ?
— Forrey. Arrête un peu, tu veux ?
Cinq paires d’yeux Fatae se tournèrent vers
elle. Elle était désolée d’avoir ouvert la
bouche, mais franchement…
— Les Solitaires consacreraient tout ce temps et
toute cette énergie à une chose dont ils ne tireraient aucun profit
? Un, je ne dis pas. Même trois ou quatre, nous avons tous nos
excentriques. Mais une conspiration à l’échelle de la Cosa contre
les Fatae ? Nous crois-tu vraiment capables d’agir en douce aussi
longtemps sans être payés ?
Le serpent à plumes l’étudia un moment, puis darda
vers elle une langue frétillante, l’équivalent du rire chez ceux de
son espèce.
— Non. Il fait trop chaud, nous sommes tous
fatigués, et nous cherchons des brins de paille dans la nuit. Je
suis navré.
— Eh bien moi pas, dit Eshani en les regardant
tous les deux, ses bras massifs croisés sur la poitrine. Aucun
humain n’a été tué, aucun enfant humain n’a été enlevé. Je ne vois
aucune raison de penser que les humains ne sont pas la cause de nos
ennuis.
« Je commence à comprendre l’attitude du Conseil
», songea Wren sans aménité, tandis qu’Illy, Forrey et Eshani
recommençaient à se crêper le chignon. Mélanie se carra sur son
siège et sourit d’un air cynique. La Gnome s’était montrée
étrangement silencieuse tout l’après-midi. Si Wren s’en était
inquiétée, elle n’en savait pas moins apprécier les petits cadeaux
du destin. L'heure du repas était passée, mais pas question de
restaurer tout ce beau monde. Les boissons fraîches et les
amuse-gueules étaient bien suffisants pour satisfaire aux lois de
l’hospitalité.
Le bruit était à peine plus fort que celui des
feuilles de sassafras sous le vent, mais il suffit à faire taire
sur-le-champ les autres Fatae.
— Nous parlons depuis maintenant… (Elle jeta un
regard au mur nu, comme si elle pouvait voir à travers le plâtre et
la brique.) … trois heures. Et pendant tout ce temps, nous n’avons
rien fait d’autre que pérorer, accuser, dénigrer. Le Roitelet dit
que les non-affiliés n’ont rien à voir avec les problèmes que nous
rencontrons. Existe-t-il une seule raison de douter de sa parole
?
— Elle ne parle pas au nom de tous, répliqua
Mélanie, dont l’unique but était d’ajouter à la zizanie.
— Personne ne parle au nom de tous. Vous avez
entendu parler de leurs assemblées, que je sache.
« Ah bon ? » Il était peu probable qu’ils aient
suivi les débats de la plus récente d’entre elles, songea Wren.
S'ils l’avaient fait, l’ambiance de cet après-midi eût été un peu
différente. Elle fut tentée de le leur dire… mais seulement en
passant. Leur méfiance s’appuyait au moins sur une vérité : la Cosa
n’était la Cosa que par opposition aux Profanes. Ce qui s’y passait
ressemblait… oui, beaucoup à ce pow-wow, en fait : mauvaise foi,
grognements, critiques sournoises, avec des pointes d’humour
occasionnelles et des moments d’émotion involontaires.
Et moi qui pensais que j’étais un enfant
unique.
— Quelqu’un vient, dit soudain Illy…
Il se dressa d’un seul coup, ses écailles
scintillant légèrement d’anxiété. Wren savait
qu’il s’agissait d’un signe de détresse ou de colère chez ses
semblables.
— Quelqu’un d’humain.
Wren se tourna vers O.P., qui revenait de la
cuisine après s’être resservi un verre de thé glacé. Il haussa les
épaules, n’ayant rien entendu. Mais la nervosité d’Illy était bien
réelle. Se relevant de sa position en tailleur, Wren s’éclipsa dans
le couloir. Tout était bon pour s’éloigner un moment des Fatae.
Elle avait un début de migraine, un battement douloureux entre les
yeux, qui pouvait à tout moment dégénérer en atroce mal de crâne,
elle le savait. La tentation de l’annihiler en faisant appel à une
dose équivalente de Courant était tentante. Stupide, car
l’opération était très difficile à contrôler et pouvait avoir un
dangereux effet boomerang, mais tentante. Dès qu’elle aurait mis
tout le monde à la porte, ce qui se produirait bientôt, poliment ou
non, elle se passerait le CD de jazz qu’elle venait d’acheter,
s’allongerait les pieds en éventail et rechargerait son nœud intime
presque épuisé par un pompage lent, régulier et en douceur de
l’immeuble. O.K., peut-être pas de son
immeuble. Celui d’en face avait un bien meilleur…
Des coups secs et impatients sur la porte
coupèrent le fil de ses pensées.
— Et flûte !
Il semblait bien qu’Illy ait eu raison.
Elle ouvrit la porte, pour reculer aussitôt de
peur d’être télescopée par la femme mince et élégamment vêtue qui
pénétra dans l’appartement avec la force irrésistible d’un ouragan
bien élevé.
— Madame. C'est... inattendu.
Inattendu était un
euphémisme. Wren sentit son Courant se hérisser tel le dos d’un
chat lorsque l’un de ses congénères s’aventure sur son territoire.
Soit exactement ce qui était en train de se passer.
KimAnn Howe. La très unanimement reconnue
présidente du Conseil des Mages de la côte Est — qui dirigeait le
groupe auquel la Cosa faisait référence sous le nom générique de «
Conseil ». L'un des Mages les plus puissants du pays, et
probablement l’un des vingt-cinq meilleurs de la planète.
Chez elle.
Dans son appartement, à moins de dix pas des
leaders Fatae déjà convaincus que le Conseil avait décidé leur
perte.
Misère. Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu
?
— Arriverais-je à un mauvais moment ?
KimAnn était un peu plus petite que Wren, mais
elle en avait deux fois… Bon, d’accord, dix fois la présence. Le cheveu blanc, le maintien
royal, elle avait un regard direct et la peau veloutée d’une femme
de la moitié de son âge. Elle passait pour une excellente joueuse
de poker, et Wren comprit que son expression de fausse innocence
n’avait d’autre but que de lui signifier qu’elle savait très
exactement ce qui se passait, que c’était la raison de sa visite,
et qu’elle attendait de voir comment elle allait s’en tirer.
Wren réagit donc de la seule façon possible.
— Hé les gars ! Regardez qui vient vous faire un
petit coucou !
— Tu es une femme courageuse.
— Tu aurais pu la tuer. Nous t’aurions aidée à
cacher le corps.
— Merci beaucoup, répondit Wren ironiquement, mais
en souriant malgré tout.
Mélanie avait rompu le silence provoqué par
l’apparition de KimAnn, en faisant insidieusement remarquer que le
Mage avait répondu aux questions avec une telle aisance et un tel
tact qu’elle-même en était impressionnée. Ce qui avait relancé le
pow-wow sur des bases plus douteuses que jamais.
Au bout de deux heures et sept minutes, le crâne
soumis à un martèlement lancinant, Wren en était arrivée au point
de haïr tous ses hôtes et de ne souhaiter qu’une chose : les
envoyer au diable, O.P. y compris. Cette maudite boule de poils
avait lâchement prétexté d’un rendez-vous pour disparaître par la
fenêtre de la cuisine à l’instant précis où KimAnn faisait son
entrée dans l’appartement.
— Dans trois minutes, annonça-t-elle d’un ton
abrupt, ceux qui seront encore ici se retrouveront dans le noir à
m’écouter ronfler.
Puisque seules restaient Mélanie et Rorani, Wren
ne craignait pas trop de ne pas être prise au sérieux. Rorani ne
s’attardait que parce que Mélanie n’était pas encore partie, et
elle savait qu’elle escorterait la Gnome, de force si
nécessaire.
— Je n’aimerais pas avoir à raconter autour de moi
qu’un membre du Conseil sait quand il doit s’éclipser, mais pas un
Fatae.
— Le démon ne perd rien pour attendre. Mel, ce
n’était pas une suggestion, c’était un ultimatum.
— Très bien, très bien, pas la peine de t’énerver,
Rorani.
La Gnome leva deux mains d’une fermeté d’acier en
un geste de protestation, puis s’immobilisa et fixa Wren d'un œil
pénétrant. Déjà assommée par son mal de crâne, Wren n’avait guère
besoin de ce genre d’attention.
— Tu es courageuse. Stupide, mais
courageuse.
— C'est la seconde fois en une semaine que
quelqu'un me dit cela.
— Peut-être devrais-tu y réfléchir, dans ce
cas.
— Ne viens pas jouer les Yoda avec moi, Mel. Rori,
sois gentille, fais-lui débarrasser le plancher.
Enfin seule, Wren verrouilla la porte et demeura
un moment appuyée contre le battant, les mains plaquées sur le bois
comme pour empêcher l’un ou l’autre de revenir. Les paroles d’une
vieille chanson lui revinrent soudain à la mémoire, au sujet des
catholiques détestant les protestants, des hindous détestant les
musulmans, et de tout le monde détestant les juifs. National brotherwood week, de Tom Lehrer. Voilà à
quoi New York commençait à ressembler. Les Fatae détestaient les
humains, le Conseil détestait les Solitaires, et tout le monde, à
ce qu’il semblait, la détestait, elle.
Pourquoi moi, Seigneur ? Je vous repose la
question : pourquoi moi ?
Elle devait absolument découvrir ce qu’ils
voulaient. Ah, s’il s’agissait d’un objet innocent qu’elle pût
récupérer sans trop de stress, voire contre rémunération !
Quelque chose qui ne fût pas chargé d’une
magie inconnue placée là, qui sait ? par un Voisin du Dessus ! Tout
au moins, ne plus avoir de Fatae dans les pattes, et que jamais, ô
grand jamais, un membre du Conseil ne débarque pour prouver que,
fumigation ou pas, elle ne pouvait avoir aucun fichu secret dans
cette ville !
En définitive, tout semblait tourner autour de la
notion de respect. Mais que ce respect dût être gagné et librement
donné était une vérité qu’aucun des bords ne voulait entendre.
Chacun l’exigeait pour soi sans pour autant vouloir faire de
sacrifices. Dieu vint en aide à celui qui tentait d’expliquer que
ce n’était pas ainsi que le monde tournait.
Certains jours, songea-t-elle avec lassitude, le
mieux était de se réfugier dans un trou et de ne pas en
sortir.
La prochaine fois, elle sortirait par la fenêtre
de la cuisine avec O.P.