16.
— Salut, Lowell !
Il plissa des yeux suspicieux devant ce ton jovial, mais la présence d’un client potentiel dans la galerie lui interdit la moindre remarque.
Exhibant toutes ses dents en un sourire radieux, Wren le gratifia d’un mouvement d’épaule, ignora la zone de réception et pénétra dans le bureau de Sergueï, avant de caresser la serrure avec une nonchalance étudiée, sachant pertinemment que l’endroit était zone interdite pour un pauvre petit assistant nommé Lowell.
C'était cruel, certes. Mais c’était ce qu’elle voulait.
— Tu es bien matinale.
— Je prends la chaleur de vitesse, mon cher associé. Enfin, j’essaie.
La météo prévoyait une nouvelle journée à plus de trente-deux degrés, la onzième du mois. Elle n’avait réussi à dormir qu’en ouvrant la fenêtre, de sorte qu’elle avait été réveillée à l’aube par le passage du camion de poubelles. En temps normal, elle aurait tiré le drap sur sa tête et se serait rendormie, juste pour faire un pied de nez à la journée de travail qui l’attendait. Mais la vue du livre encore ouvert sur sa table de nuit avait été suffisante pour la faire sortir du lit, se doucher — ah, l’eau froide sur sa peau ! — et sortir de chez elle.
— Tu as mauvaise mine.
Lui aussi. D’habitude sa peau était si nette qu’on eût dit qu’il suivait un traitement, et ses yeux légèrement en amande étaient clairs et leur dessin bien net. Là, elle notait un discret affaissement du menton et des commissures de la bouche, et ses paupières inférieures étaient légèrement bordées de rouge. Irritation, épuisement, ou larmes.
Connaissant son associé, elle penchait pour la première solution.
— Tu me dis ce qui se passe, et je te dis ce que j’ai.
Gagnant sa place favorite dans le canapé de cuir noir, Wren se renversa contre le dossier pour mieux savourer sa fraîcheur quasi magique.
— Oh rien. Enfin…
Ouaip. Irritation.
— Je n’arrive pas à me débarrasser de l’idée qu’on a dérangé quelque chose. Et je sais que Lowell n’a pas mis les pieds ici. Il n’est pas assez bon pour avoir pu me mentir sur ce point.
— Tu crois qu’on est venu fouiner dans ton bureau ?
Elle était trop bien entraînée pour tourner les yeux du côté du coffre-fort protégé du Courant, mais son haussement de sourcils fut suffisamment éloquent. Sergueï leva une main, d’un geste qui signifiait : « Comment savoir ? »
— Ce doit être mon imagination. Ou peut-être que j’ai moi-même déplacé quelque chose avant de partir, et que je ne m’en souviens plus… C'est ça qui me rend fou.
— Ou peut-être encore est-ce à mettre sur le compte de la chaleur. Tout le monde a des hallucinations. En venant ici, j’ai croisé une Salamandre qui m’a soutenu que les immeubles rotaient.
— Les Salamandres ne devraient pas être affectées par la chaleur, objecta-t-il, avant de froncer les sourcils. Les Salamandres parlent ?
— Pas beaucoup et pas souvent, mais oui.
Hautes d’une trentaine de centimètres, les Salamandres étaient les seules créatures terrestres à ne pas souffrir le martyre cet été. Elles quittaient leurs cachettes dans les arrière-cuisines de restaurants pour se prélasser sur l’asphalte ramolli et sur les auvents de toile brûlants.
— On en apprend tous les jours. Tu disais que tu avais quelque chose de nouveau ?
Sortant le livre du sac de toile écrue qu’elle avait posé au sol en entrant dans le bureau, elle le lui tendit.
— La page marquée par le signet.
Sergueï ouvrit l’ouvrage là où passait le fin ruban rouge et survola le texte. Lorsqu’il arriva au passage crucial, Wren le sut aussitôt : ses yeux poursuivirent leur lecture sur une ligne ou deux, puis revinrent brusquement en arrière tandis que son cerveau digérait l’information.
— Les cloches, les prières et tout le reste… ce n’était qu’une façade. Ils sont peut-être soutenus par l’Eglise, ils sont certainement protégés par l’Eglise, et c’est pour l’Eglise qu’ils gardent ce matériel hors de la circulation… Je me demande si un seul d’entre eux est un religieux, ou s’ils ont été choisis pour leur totale absence de curiosité vis-à-vis de ce qu’ils ne sont pas censés lire. C'est sans doute pour cela qu’ils ont été incapables de dire au type du Vatican où composter son ticket. Je sais, nous avons convenu hier que nous ne nous soucierions que de la Récupération. Mais tout ce qu’ils nous ont présenté est mensonger. On peut donc supposer que tout ce qu’ils nous ont affirmé est également mensonger, et dans ce cas je me vois obligé de reconsidérer aussi tout le reste.
Sergueï leva la main pour achever sa lecture sans être interrompu. Wren se renversa dans le canapé, ferma les yeux et tenta sans succès d’évacuer sa tension. Il lui fallait un orage. A tout prix. S'il ne s’en annonçait pas un très vite, elle en déclencherait un, sapristi ! Quitte à se damner.
— Intéressant. Mais ça ne change pas vraiment grand-chose. Ils prennent peut-être quelques libertés avec la vérité, mais ils sont toujours de notre côté. Et d’après de que tu m’as dit du parfum magique de ce parchemin, ce n’en est pas un.
— Mrrpfff. Ils ont menti.
— Ils opèrent sous une couverture passive très efficace. Des remarques, mademoiselle Einstein ?
— Einstein toi-même. Je ne me prends jamais pour ce que je ne suis pas, moi.
Sergueï préféra ne pas lui faire l’honneur d’une réponse.
— Tu crois qu’André le savait ? Qu’ils n’étaient pas ceux qu’ils prétendaient être ?
Il n’eut pas à réfléchir longtemps à la question.
— Envisageons le pire : dans la plupart des cas, c’est la réalité.
Il secoua la tête, fit sur le tour du bureau sur son siège à roulettes et lui rendit le livre.
— Mais c’est possible, oui. En règle générale, quand le Silence prend ses renseignements, il y met un soin maniaque pour ne pas dire obscène. Mais compte tenu du niveau d’ignorance de Teodosio, ce fait a pu être si profondément enfoui au cours des années qu’ils ne l’auront pas relevé. Dans tous les cas, André a promis d’examiner la situation en détail. Pour cela je lui fais confiance.
Une pause, puis :
— Je te repose la question : est-ce vraiment important pour ce travail ?
Wren haussa les épaules et rangea l’ouvrage.
— Je n’en sais rien. Sans doute pas. Ça ne devrait pas.
— Mais ?
— Mais j’ai des fourmillements dans les pouces.
— J’ai toute confiance en tes pouces, répliqua Sergueï, dont les traits se creusaient à mesure qu’il songeait aux implications de cette révélation.
— Hm-hm. Moi aussi.
Elle prit une profonde inspiration, retint un moment l’air dans ses poumons et le relâcha.
— Soit dit en passant, avec toutes les saloperies qui se produisent dans le coin, ces fourmillements n’en sont probablement qu’au début. Ça ne te fait pas bondir de joie ?
— En toute franchise, non.
Il se cala sur son siège et posa les coudes sur le plateau du bureau.
— Tu retournes à la bibliothèque, aujourd’hui ?
— Pas tout de suite, non. Je veux que Lee m’accompagne, puisqu’il semble avoir le charme qu’il faut, mais il est pris par l’autre affaire.
Traduction : il était dans la rue avec O.P., occupé à désamorcer tous les ragots issus de l'A.S. à laquelle ils avaient assisté. Elle ne doutait pas qu’une fois qu’il aurait pris la mesure de ce qui se passait, il lui en ferait part. Qu’elle le veuille ou non.
Elle n’était pas sûre de le vouloir.
— Donc…
Elle frotta la semelle de sa sandale sur la moquette, réfléchissant à la manière dont elle allait dire ce qu’elle avait à dire.
— Donc ?
— L'autre raison pour laquelle je me suis levée aux aurores est qu'O.P. tient un nouveau pow-wow.
— Chez toi ? Et tu le laisses faire ?
— Chez moi, oui. Parce que je suis censée y assister.
Elle eut un mouvement d’épaules agacé devant son air surpris. Ce qui l’irritait, en fait, était de se sentir piégée et passablement stupide.
— Ils lui font confiance, il me fait confiance, donc a priori ils me font confiance. Un peu. Et je déteste l’idée qu’il puissent s’imaginer que des Talents aient quelque chose à voir avec ce qui se passe.
— Tu crois pouvoir les convaincre que les Solitaires et le Conseil ne sont pas la même chose ?
— En tout cas je compte bien essayer.
Sergueï lui adressa un regard dont le scepticisme correspondait assez bien à ce qu’elle ressentait. Surtout après le fiasco de l'A.S.
— Très bien. Mais sois prudente.
« Ça, partenaire adoré, c’est une petite phrase qui en dit long. Et à en juger par ton expression, tu le sais. »
— Sois tranquille.
Au moment où elle se levait pour s’en aller, elle se sentit soudain très mal à l’aise. Normalement, Avant (avec un grand A, sous-entendu : avant qu’ils aient couché ensemble), elle aurait fait son rapport, ils auraient papoté un peu, puis elle aurait repris son petit bonhomme de chemin et lui le sien. Normalement. A présent…
— Ah, je dois prendre un verre avec un représentant ce soir. Je rentrerai sans doute tard, alors tiens-moi au courant pour demain, O.K. ?
Il était déjà reparti derrière son bureau, aussi bien mentalement que physiquement. Wren déglutit pour chasser la boule douloureuse, totalement inattendue, qui lui obstruait la gorge. Eh quoi ? Elle voulait qu’il lui souhaite une bonne journée d’une autre façon ? Ils avaient eu tout un week-end ensemble, deux longs voyages en avion, puis une semaine à partager le même lit… Ce n’était pas comme s’il lui avait dit : « Merci, c’était super, maintenant dégage. » Ni même : « J’ai besoin d’un peu d’espace, tu comprends ? ». Elle avait du pain sur la planche, qu’ils ne pouvaient pétrir à deux, point final. Il ne la mettrait pas à la porte.
— D’accord, donc à demain, répondit-elle, fière du ton normal et assuré de sa voix.
La grimace qu’elle adressa à Lowell en sortant lui fut rendue avec d’autant moins de retenue qu’il n’y avait cette fois personne dans la galerie. Elle se sentit mieux. Avec sa gueule d’amour, il n’était vraiment qu’un petit con obséquieux.
Mais dès l’instant où elle fut sur le trottoir, toutes ses bonnes dispositions à l’égard de l’humanité s’évanouirent. Le soleil vibrait dans un ciel couleur ardoise sans l’ombre d’un nuage, et elle sentit la sueur perler sur son front et dans son cou avant même de se mettre en route. La robe de rayonne et les sandales, qui lui semblaient si confortables ce matin, auraient pu être en toile à sac, vu la fraîcheur qu’elles lui apportaient. Pour couronner le tout, au moment où elle atteignait l’arrêt du bus, le délicat arôme de détritus pourrissants, inévitable en été, lui sauta au nez et fouetta ses sinus.
La fréquence de ramassage des résidus urbains semblait être le cadet des soucis de la ville. Quand bien même elle ne vit aucune poubelle autour d’elle, rien que des vitrines de magasins et un trottoir recuit, l’odeur lourde, putride, était inévitable.
Sa mère lui avait parlé de la fameuse grève des éboueurs des années 1970. Sa peau se hérissa à la simple idée de passer une seule journée dans de telles conditions.
Dieu merci, le bus se présenta bientôt, et elle put échanger ces relents fétides contre un stimulant bain de foule dans un air cent fois recyclé et à peine moins suffocant.
Son arrêt se trouvait à l’angle de l’îlot. Une fois descendue, elle s’arrêta chez Jackson’s pour acheter une canette géante de thé glacé et un paquet d’une livre de M&M’s. La chaleur faisait peut-être fondre les gens à vue d’œil, mais ce n’était rien par rapport à la vitesse à laquelle un brutal afflux de Courant pouvait griller les calories. S'il existait des Talents laids, les gros étaient un modèle assez rare.
La fraîche pénombre de l’entrée de l’immeuble était une bénédiction, et c’est presque en sautillant qu’elle s’engagea dans l’escalier. L'air y était certes confiné, mais grâce à Mme F., du deuxième, toute la cage sentait l’orange et la mozzarella, deux arômes qui n’auraient pas dû s’accorder et qui pourtant le faisaient à merveille.
— Salut.
Une voix surgit de l’ombre, issue d’une forme indistincte d’un blanc grisâtre assise en tailleur près de sa porte.
— ’lut.
— Tu ne m’avais pas dit que tu me refilerais une clé ?
— J’ai menti.
Prenant la chose avec bonne humeur, O.P. se releva avec une grâce étonnante pour un démon quadrupède qui évoquait de manière troublante un ours polaire mutant dressé sur ses pattes arrière.
— Tu partages tes M&M’s ?
— On verra.
Wren sortit ses clés et commença à déverrouiller sa porte.
— Si tu me disais qui va assister à ce petit raout ?
— Moi. Toi. Eshani... C'est un Géolien. Un délégué des Aéroliens, mais je ne sais pas qui. Forrey…
Forrey était bizarre mais correct. Elle l’avait rencontré une fois ou deux, mais ignorait alors qu’il occupait une place assez élevée dans la hiérarchie pour être convié à ce pow-wow. Cela dit, elle n’aurait pas non plus imaginé être elle-même assez importante pour cela.
— Rorani, bien entendu. Et Mélanie.
Wren songea un instant claquer la porte sur la face plate et velue d'O.P., mais se ravisa.
— Mélanie. Elle me donne de l’urticaire, celle-là. Le démon la suivit dans la cuisine, où il se hissa d’une patte sur un tabouret.
— Elle en donne à tout le monde. Mais les Tiots ont confiance en elle.
Les Tiots étaient les Fatae de petite taille, généralement non agressifs, qui autrement auraient été écrasés ou ignorés dans des réunions comme celle-ci. Wren comprenait déjà mieux l’intérêt de la présence de Mélanie dans ce genre de situation.
— Pas d’Anges ?
O.P. émit un grossier bruit de gorge.
— Des Anges, et puis quoi encore ? Comme s’ils se souciaient de… Tu as lu le bouquin de Ven Russell, La Guerre Céleste ?
— Oui. Mais je suis surprise que tu l’aies lu aussi.
— Tout ce qui peut les ridiculiser, je suis pour. Qui nous a collés dans la famille des démons, d’après toi ? Ils se croient vraiment sortis de la cuisse de Jupiter !
— « Trop bons pour s’abaisser à vivre dans la fange des âmes mortelles », ajouta Wren, citant Russell.
— Ouais. Eh bien pour ma part, leur complexe de supériorité, ils peuvent se le mettre au…
— Hello ?
— C'est ouvert ! Entrez !
Wren darda sur O.P. un regard signifiant : « C'est chez qui ici ? chez toi ou chez moi ? », qui tomba complètement à l’eau.
— Hello, hello. Oh, mes très chers, il fait une chaleur é-pou-van-table dehors ! Et pour que même moi je le dise, il faut vraiment qu’elle le soit.
Rorani était unanimement tenue pour la première Dame au sein des clans Fatae de Manhattan. Non pas à cause de son âge, même si elle était la doyenne, ni à cause de sa sagesse, pourtant considérée comme exemplaire, mais simplement parce qu’elle était Rorani, et qu’elle portait le même intérêt à chacun sans distinction.
— Geneviève. Sois bénie pour nous avoir ainsi ouvert ta porte.
— Ma maison est ta maison, Rori. Et elle le sera toujours.
La Dryade lui adressa un sourire entendu.
— Pourtant, je sais que tout cela te met dans une position… inconfortable vis-à-vis de ton espèce.
— Elle n’a besoin de personne pour cela.
— Va te faire voir, Ours Polaire.
Wren avait appris son véritable nom des années auparavant, mais aucun organe vocal humain normal n’était à même de le prononcer sans un sérieux effort. Elle le savait, elle avait essayé.
Rorani leva un bras incroyablement souple et flexible, et souffleta O.P. sur le nez, le vert de ses longues mains noueuses formant un intéressant contraste avec le poil blanc et la truffe noire d'O.P. Wren battit des paupières, mais l’image demeura bien réelle sous ses yeux.
« Bien. Dans cette réunion, il faudra que tu t’accommodes d’un monde où tu seras la seule personne normale et ordinaire. »
Trois heures plus tard, Wren révisait son jugement et remplaçait « ordinaire » par « saine d’esprit ». Même Rori, qui avait assisté à des générations de disputes depuis son enracinement à Central Park, et dont on pouvait penser qu’elle serait un exemple de modération et de bon sens, avait haussé la voix pas moins de trois fois. Dont deux — ce n’était pas une surprise — à l’endroit de Mélanie.
Eshant, un Troll trapu aux cheveux gris, était arrivé en faisant la tête à tout le monde. Ne supportant pas qu’ils se retrouvent dans l’appartement d’un humain, il avait d’entrée de jeu décrété que rien ne lui plaisait. Quant au délégué des Aéroliens, Illy, s’il avait une voix suave, il était d’une grossièreté de charretier et ne souhaitait qu’une chose : que l’on s’attaque à tout ce qui regardait un Fatae un peu de travers. Le fait que qui s’y aventurait se retrouvait généralement à moitié égorgé et copieusement injurié ne semblait avoir aucun impact sur son esprit étroit.
— ... A présent, autre chose : tu dis que les non-affiliés n’ont rien à voir avec ce qui se passe. Mais comment pouvons-nous le savoir ? Comment le croire ? Qui nous dit que ce n’est pas une ruse ?
— Forrey. Arrête un peu, tu veux ?
Cinq paires d’yeux Fatae se tournèrent vers elle. Elle était désolée d’avoir ouvert la bouche, mais franchement…
— Les Solitaires consacreraient tout ce temps et toute cette énergie à une chose dont ils ne tireraient aucun profit ? Un, je ne dis pas. Même trois ou quatre, nous avons tous nos excentriques. Mais une conspiration à l’échelle de la Cosa contre les Fatae ? Nous crois-tu vraiment capables d’agir en douce aussi longtemps sans être payés ?
Le serpent à plumes l’étudia un moment, puis darda vers elle une langue frétillante, l’équivalent du rire chez ceux de son espèce.
— Non. Il fait trop chaud, nous sommes tous fatigués, et nous cherchons des brins de paille dans la nuit. Je suis navré.
— Eh bien moi pas, dit Eshani en les regardant tous les deux, ses bras massifs croisés sur la poitrine. Aucun humain n’a été tué, aucun enfant humain n’a été enlevé. Je ne vois aucune raison de penser que les humains ne sont pas la cause de nos ennuis.
« Je commence à comprendre l’attitude du Conseil », songea Wren sans aménité, tandis qu’Illy, Forrey et Eshani recommençaient à se crêper le chignon. Mélanie se carra sur son siège et sourit d’un air cynique. La Gnome s’était montrée étrangement silencieuse tout l’après-midi. Si Wren s’en était inquiétée, elle n’en savait pas moins apprécier les petits cadeaux du destin. L'heure du repas était passée, mais pas question de restaurer tout ce beau monde. Les boissons fraîches et les amuse-gueules étaient bien suffisants pour satisfaire aux lois de l’hospitalité.
— Mes amis, s’il vous plaît ! intervint Rorani en claquant des mains.
Le bruit était à peine plus fort que celui des feuilles de sassafras sous le vent, mais il suffit à faire taire sur-le-champ les autres Fatae.
— Nous parlons depuis maintenant… (Elle jeta un regard au mur nu, comme si elle pouvait voir à travers le plâtre et la brique.) … trois heures. Et pendant tout ce temps, nous n’avons rien fait d’autre que pérorer, accuser, dénigrer. Le Roitelet dit que les non-affiliés n’ont rien à voir avec les problèmes que nous rencontrons. Existe-t-il une seule raison de douter de sa parole ?
— Elle ne parle pas au nom de tous, répliqua Mélanie, dont l’unique but était d’ajouter à la zizanie.
— Personne ne parle au nom de tous. Vous avez entendu parler de leurs assemblées, que je sache.
« Ah bon ? » Il était peu probable qu’ils aient suivi les débats de la plus récente d’entre elles, songea Wren. S'ils l’avaient fait, l’ambiance de cet après-midi eût été un peu différente. Elle fut tentée de le leur dire… mais seulement en passant. Leur méfiance s’appuyait au moins sur une vérité : la Cosa n’était la Cosa que par opposition aux Profanes. Ce qui s’y passait ressemblait… oui, beaucoup à ce pow-wow, en fait : mauvaise foi, grognements, critiques sournoises, avec des pointes d’humour occasionnelles et des moments d’émotion involontaires.
Et moi qui pensais que j’étais un enfant unique.
— Quelqu’un vient, dit soudain Illy…
Il se dressa d’un seul coup, ses écailles scintillant légèrement d’anxiété. Wren savait qu’il s’agissait d’un signe de détresse ou de colère chez ses semblables.
— Quelqu’un d’humain.
Wren se tourna vers O.P., qui revenait de la cuisine après s’être resservi un verre de thé glacé. Il haussa les épaules, n’ayant rien entendu. Mais la nervosité d’Illy était bien réelle. Se relevant de sa position en tailleur, Wren s’éclipsa dans le couloir. Tout était bon pour s’éloigner un moment des Fatae. Elle avait un début de migraine, un battement douloureux entre les yeux, qui pouvait à tout moment dégénérer en atroce mal de crâne, elle le savait. La tentation de l’annihiler en faisant appel à une dose équivalente de Courant était tentante. Stupide, car l’opération était très difficile à contrôler et pouvait avoir un dangereux effet boomerang, mais tentante. Dès qu’elle aurait mis tout le monde à la porte, ce qui se produirait bientôt, poliment ou non, elle se passerait le CD de jazz qu’elle venait d’acheter, s’allongerait les pieds en éventail et rechargerait son nœud intime presque épuisé par un pompage lent, régulier et en douceur de l’immeuble. O.K., peut-être pas de son immeuble. Celui d’en face avait un bien meilleur…
Des coups secs et impatients sur la porte coupèrent le fil de ses pensées.
— Et flûte !
Il semblait bien qu’Illy ait eu raison.
Elle ouvrit la porte, pour reculer aussitôt de peur d’être télescopée par la femme mince et élégamment vêtue qui pénétra dans l’appartement avec la force irrésistible d’un ouragan bien élevé.
— Madame. C'est... inattendu.
Inattendu était un euphémisme. Wren sentit son Courant se hérisser tel le dos d’un chat lorsque l’un de ses congénères s’aventure sur son territoire. Soit exactement ce qui était en train de se passer.
KimAnn Howe. La très unanimement reconnue présidente du Conseil des Mages de la côte Est — qui dirigeait le groupe auquel la Cosa faisait référence sous le nom générique de « Conseil ». L'un des Mages les plus puissants du pays, et probablement l’un des vingt-cinq meilleurs de la planète.
Chez elle.
Dans son appartement, à moins de dix pas des leaders Fatae déjà convaincus que le Conseil avait décidé leur perte.
Misère. Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ?
— Arriverais-je à un mauvais moment ?
KimAnn était un peu plus petite que Wren, mais elle en avait deux fois… Bon, d’accord, dix fois la présence. Le cheveu blanc, le maintien royal, elle avait un regard direct et la peau veloutée d’une femme de la moitié de son âge. Elle passait pour une excellente joueuse de poker, et Wren comprit que son expression de fausse innocence n’avait d’autre but que de lui signifier qu’elle savait très exactement ce qui se passait, que c’était la raison de sa visite, et qu’elle attendait de voir comment elle allait s’en tirer.
Wren réagit donc de la seule façon possible.
— Hé les gars ! Regardez qui vient vous faire un petit coucou !
— Tu es une femme courageuse.
— Je suis une idiote. Mais une idiote faute de choix.
— Tu aurais pu la tuer. Nous t’aurions aidée à cacher le corps.
— Merci beaucoup, répondit Wren ironiquement, mais en souriant malgré tout.
Mélanie avait rompu le silence provoqué par l’apparition de KimAnn, en faisant insidieusement remarquer que le Mage avait répondu aux questions avec une telle aisance et un tel tact qu’elle-même en était impressionnée. Ce qui avait relancé le pow-wow sur des bases plus douteuses que jamais.
Au bout de deux heures et sept minutes, le crâne soumis à un martèlement lancinant, Wren en était arrivée au point de haïr tous ses hôtes et de ne souhaiter qu’une chose : les envoyer au diable, O.P. y compris. Cette maudite boule de poils avait lâchement prétexté d’un rendez-vous pour disparaître par la fenêtre de la cuisine à l’instant précis où KimAnn faisait son entrée dans l’appartement.
— Dans trois minutes, annonça-t-elle d’un ton abrupt, ceux qui seront encore ici se retrouveront dans le noir à m’écouter ronfler.
Puisque seules restaient Mélanie et Rorani, Wren ne craignait pas trop de ne pas être prise au sérieux. Rorani ne s’attardait que parce que Mélanie n’était pas encore partie, et elle savait qu’elle escorterait la Gnome, de force si nécessaire.
— Je n’aimerais pas avoir à raconter autour de moi qu’un membre du Conseil sait quand il doit s’éclipser, mais pas un Fatae.
— A part le démon.
— Le démon ne perd rien pour attendre. Mel, ce n’était pas une suggestion, c’était un ultimatum.
— Très bien, très bien, pas la peine de t’énerver, Rorani.
La Gnome leva deux mains d’une fermeté d’acier en un geste de protestation, puis s’immobilisa et fixa Wren d'un œil pénétrant. Déjà assommée par son mal de crâne, Wren n’avait guère besoin de ce genre d’attention.
— Tu es courageuse. Stupide, mais courageuse.
— C'est la seconde fois en une semaine que quelqu'un me dit cela.
— Peut-être devrais-tu y réfléchir, dans ce cas.
— Ne viens pas jouer les Yoda avec moi, Mel. Rori, sois gentille, fais-lui débarrasser le plancher.
Enfin seule, Wren verrouilla la porte et demeura un moment appuyée contre le battant, les mains plaquées sur le bois comme pour empêcher l’un ou l’autre de revenir. Les paroles d’une vieille chanson lui revinrent soudain à la mémoire, au sujet des catholiques détestant les protestants, des hindous détestant les musulmans, et de tout le monde détestant les juifs. National brotherwood week, de Tom Lehrer. Voilà à quoi New York commençait à ressembler. Les Fatae détestaient les humains, le Conseil détestait les Solitaires, et tout le monde, à ce qu’il semblait, la détestait, elle.
Pourquoi moi, Seigneur ? Je vous repose la question : pourquoi moi ?
Elle devait absolument découvrir ce qu’ils voulaient. Ah, s’il s’agissait d’un objet innocent qu’elle pût récupérer sans trop de stress, voire contre rémunération ! Quelque chose qui ne fût pas chargé d’une magie inconnue placée là, qui sait ? par un Voisin du Dessus ! Tout au moins, ne plus avoir de Fatae dans les pattes, et que jamais, ô grand jamais, un membre du Conseil ne débarque pour prouver que, fumigation ou pas, elle ne pouvait avoir aucun fichu secret dans cette ville !
En définitive, tout semblait tourner autour de la notion de respect. Mais que ce respect dût être gagné et librement donné était une vérité qu’aucun des bords ne voulait entendre. Chacun l’exigeait pour soi sans pour autant vouloir faire de sacrifices. Dieu vint en aide à celui qui tentait d’expliquer que ce n’était pas ainsi que le monde tournait.
Certains jours, songea-t-elle avec lassitude, le mieux était de se réfugier dans un trou et de ne pas en sortir.
La prochaine fois, elle sortirait par la fenêtre de la cuisine avec O.P.