Mais au lieu de frapper l’objet de plastique, ou
même la surface de bois de la table de chevet, elle rencontra
quelque chose de mou.
Le matelas, lui dit son cerveau embrumé.
Plus précisément, le matelas du lit de Sergueï.
Qui était deux fois plus large que le sien. Et le réveil se
trouvait de l’autre côté. Elle rampa les quinze centimètres
nécessaires sur le couvre-lit chiffonné pour l’atteindre, et coupa
la sonnerie.
Le silence reprit possession de la pièce.
Pas de Sergueï. Aucun bruit. Elle se rappela
vaguement avoir entendu couler la douche à un moment donné, mais
dans le bonheur de son sommeil, ne s’y était pas attardée. Ecartant
les cheveux de son visage, elle consulta l’heure. 8 h 45. Il devait
avoir réglé la deuxième sonnerie avant de sortir pour la journée.
Délicate attention. Tout à fait fidèle à son principe : « le
business avant tout ». Son corps refusait de bouger, son esprit regimbait également à cette idée, mais elle
avait toujours un travail à terminer.
La veille, ils s’étaient débrouillés pour
concevoir une ébauche de plan d’action, avant de s’effondrer l’un
et l’autre, vaincus par la fatigue. Sergueï s’occuperait de
l’aspect administratif, tandis qu’elle serait chargée de l’attaque
directe. Avec tous les moyens dont elle… Dont ils disposaient. Mais avant cela elle devait régler
la question de son appartement.
Se glissant hors du lit, elle descendit pieds nus
l’escalier en colimaçon qui reliait la mezzanine au reste du
domicile. Si quelqu’un voulait la regarder depuis l’immeuble situé
de l’autre côté de l’avenue, grand bien lui fasse. Elle n’avait pas
l’intention de remettre ses vêtements de voyage sales et tachés de
sueur.
La cafetière électrique était allumée, et il
restait une quantité convenable de nectar sombre dans la verseuse.
Wren explora les différents placards de la cuisine à la recherche
d’un mug robuste et incassable, avant d’abandonner et de se
rabattre sur une des coûteuses tasses de jaspe noir. Elles
parvenaient à être à la fois délicates et masculines, chose qui,
suspecta-t-elle, ne devait pas non plus être gratuite.
Elle avait grandi dans une maison où le café était
servi dans des mugs blancs tout simples semblables à ceux utilisés
dans le restaurant où travaillait sa mère. Et la porcelaine fine
était faite pour être regardée, pas pour que l’on y pose les
lèvres. Si elle s’était un peu embourgeoisée depuis qu’elle avait
commencé à travailler, ce n’était pas devenu chez elle une
seconde nature, comme c’était le cas pour
Sergueï. Et ce n’en serait jamais une, du moins le
pensait-elle.
Ce qui ne manquait pas de sel, tout bien
considéré. Car d’après ce qu’il lui avait expliqué, sa famille
était un pur produit de la classe moyenne, pas du genre à sortir la
vaisselle du dimanche les jours de semaine. Mais c’était là Sergueï
tout craché. Plein de surprises. Même pour elle, après tout ce
temps.
Une fois ingurgitée une longue rasade de café
noir, le moment était venu de prendre cette douche à laquelle, trop
épuisée, elle avait renoncé la veille au soir.
La salle de bains était un délicieux hommage à
l’art de se faire propre. Sergueï conservait même une brosse à
dents neuve sous le lavabo. De rechange. Pas d’ami, comme dans «
chambre d’ami ». Eh bien c’était la sienne à elle à présent. Il y
avait également — merci le concepteur — une vaste cabine de douche
carrelée à double robinetterie, et du savon au parfum d’épices
chaudes. Maintenant elle savait d’où venait ce je-ne-sais-quoi qui
collait si bien à la peau de Sergueï.
Elle se savonna par deux fois. C'était sans doute
un peu ridicule, mais cette fragrance mâle était un vrai
bonheur.
Les mains plaquées sur les carreaux de faïence
blanche, elle laissa l’eau chaude éliminer les dernières parcelles
de crasse et de transpiration du voyage. Sans l’avoir vraiment
décidé, elle se mit à puiser, oh, avec mille précautions, dans le
câblage électrique qu’elle percevait derrière le carrelage et le
lambris vert. Du cœur de l’immeuble, le bourdonnement la
sollicitait comme une mère appelle son enfant. A la différence de
son cinquième sans ascenseur, cet appartement
bénéficiait à la fois de la pointe de l’électronique et d’une
isolation parfaite. Elle percevait les boîtiers de sûreté intégrés
là, et là, et plus bas, sous ses pieds, ce qui devait être les
ascenseurs.
Rassurée, Wren concentra son champ de conscience
sur la triste chose qu’était devenue son noyau intime, puis laissa
monter, avec prudence, un influx qu’elle lança à travers ses deux
bras jusqu’à ses paumes, et de là dans l’immeuble lui-même,
récoltant le Courant qui parcourait l’installation électrique sans
trop craindre de provoquer un court circuit général.
Nous irons à Valparaiso, goodbye, farewell…
Lorsqu’elle eut fait le plein, la température de
l’eau avait baissé à un niveau presque désagréable, mais son noyau
pétillait et crépitait de nouveau.
— Je retire ce que j’ai pu dire. Je pourrais
tomber amoureuse de cet endroit.
Lavée, remise à neuf et drapée d’une immense
serviette blanche immaculée, Wren se jucha sur un tabouret du
comptoir de la cuisine, se peigna les cheveux et réfléchit à
l’action par laquelle elle démarrerait sa journée. Les gestes
familiers de se peigner et de se tresser laissaient à son cerveau
la liberté d’aspirer un peu du Courant qui fusait dans ses veines
pour en faire bon usage.
Acquis : l'O.T.D. — Objet Très Dangereux, terme
adopté par Sergueï la première année de leur association — se
trouve dans ce pays. Nous devons savoir par où il est entré. Ça,
c’est le travail de monsieur. Acquis également : la personne qui
l’a en sa possession, ou qui s’apprête à le recevoir, devra trouver
un endroit où l’entreposer, même pour un laps
de temps limité. Et il devra être sacrément bien protégé, ou ce que
j’ai perçu là-bas en Italie filtrera de nouveau, Dieu sait avec
quelle puissance de nuisance cette fois.
A supposer qu’il ne fût pas déjà entre les mains
de Dieu sait quelle… puissance nuisible. Auquel cas il ne lui
resterait plus qu’à se remettre au lit pour y attendre la fin du
monde, parce que les pauvres émoluments que lui versait le Silence
ne justifiaient pas qu’elle prît les choses en main.
Lorsqu’elle eut fini de démêler ses cheveux et de
les tresser, elle tenait enfin ce qu’elle pensait être une
excellente idée de ce qu’elle pouvait
faire.
D’abord, s’habiller. Deux mois plus tôt, elle
avait laissé ici un jean et un sweat-shirt pour les cas d’urgence.
Sauf que le temps ne semblait pas décidé à se rafraîchir, et que
d’autre part cette tenue ne collait pas du tout avec ce qu’elle
avait en tête.
Furetant dans le placard de Sergueï, elle dénicha
une chemise Oxford bleu pâle encore mettable, qu’elle décrocha de
son cintre. Puis elle mit la main sur deux cravates, l’une d’un
bleu plus sombre, l’autre à rayures bleues et blanches, et pria
pour que sa mémoire ne lui eût pas joué de tours…
Gagné. Il y avait une petite culotte rangée avec
le jean et le sweat-shirt. Elle l’enfila, avec reconnaissance. Il
ne lui restait plus qu’à trouver une paire de ciseaux.
Vingt minutes plus tard, elle contemplait son
image dans le grand miroir en pied de la mezzanine. La chemise lui
tombait à mi-cuisses, et avec les manches ôtées, faisait une
robe-chemise funky tout à fait acceptable. Un
peu années 1980, peut-être, mais la mode étant ce qu’elle était, ce
côté rétro ne devrait choquer personne. Elle tenta de se
confectionner une ceinture avec les deux cravates torsadées, mais
décréta finalement que le résultat n’était pas assez convaincant
pour justifier le massacre de deux pièces de soie ayant
probablement coûté les yeux de la tête.
Après tout, avec ses sandales, il n'y avait rien à
redire à son look. Enfin presque. Si seulement elle avait emporté
sa trousse de toilette en quittant son appartement…
Un p’tit saut à la boutique,
pour ach’ter des cosmétiques, chantonna-t-elle à mi-voix. De
toute façon, elle avait besoin de nouveaux rouges à lèvres.
Mais avant cela, elle avait un coup de fil très
important à passer.
S'asseyant sur le bord du lit, elle tendit la main
vers le téléphone et décrocha le combiné. Restait à espérer que
Sergueï avait suivi son conseil et installé une protection
anti-Courant. Non qu’elle craignît qu’il se passe quelque chose.
Elle était calme, reposée, mais il ne fallait jamais rien tenir
pour acquis. Jamais.
Composant le numéro de mémoire, elle croisa
mentalement les doigts et invoqua le dieu des roitelets avant de
porter l’écouteur à son oreille.
— ’lô ?
— Hé, Peuplier.
— Valère. Depuis quand es-tu de retour en ville
?
— Hier soir. C'est d’ailleurs pour cela que je
t’appelle.
— Je lui ai dit de nettoyer ses poils dans le bac
de douche, geignit Lee.
Wren roula des yeux et prit
note de botter les fesses d'O.P. s’il avait une nouvelle fois
bouché le siphon.
— Il s’agit d’un peu plus qu’un problème de
plomberie, amigo. Si tu t’étais donné la peine de vérifier le
numéro affiché sur ton appareil, tu aurais constaté que je
n’appelle pas de chez moi.
Elle entendit pratiquement l’autre Talent
rougir.
— Je suis chez Sergueï. Mon domicile m’a réservé
une petite surprise, qui n’a rien à voir avec quelques poils
blancs.
— Ah ?
— Des bestioles. Des puces-mouchards. La plupart,
mais pas tous, sont actuellement grillés comme des merguez et mon
appartement est imprégné d’une odeur, je ne te raconte pas. Tu
n’aurais pas l’adresse d’un bon fumigateur ?
— Attends un peu. Oui. L'un des frères Mackenzie
est entré dans ce turf. Il m’a laissé sa carte la dernière fois
qu’on a dîné ensemble… Où est-elle, bon Dieu ?
Il y eut des bruits de tiroirs, de papiers
froissés, puis :
— Voilà, je l’ai. Tu as un stylo ?
— Oui. Vas-y.
Elle nota le numéro de téléphone, ainsi que le
prénom du frère Mackenzie.
— Tu crois qu’ils ont, euh, placé ton appartement
sur écoute parce que…
Inutile de demander qui ce « ils »
désignait.
— Ouaip. Probablement. C'est pourquoi les pow-wows
importants doivent être tenus loin des zones habitées, O.K. ? Vous avez intérêt à garder cela à l’esprit,
les gars, si vous voulez rester dans le business.
— Je n’étais pas… En fait, je… Tu m’avais dit de
garder un œil sur lui.
Lee semblait plus qu’un peu mal à l’aise, et elle
tirait une satisfaction vengeresse de le laisser un peu mariner
dans sa saumure.
— Oui, oui, je sais. Et je suis sûre qu’il le
savait aussi, ce petit fumier.
L'aiguille de son cadran «
tuer-le-démon/ne-pas-le-tuer » oscilla de nouveau, mais pencha
cette fois nettement vers la première proposition.
— Parlant de fumigation... Est-ce que les
participants à ton cher petit pow-wow ont envisagé la possibilité
que la source de leurs problèmes les plus récents soit à chercher
dans une autre direction ?
Silence.
— Les types qui sont réapparus au printemps ?
suggéra-t-elle.
Les vigiles anti-Fatae, qui avaient attaqué au
moins un Fatae qu’elle connaissait, agression dont elle avait été
le témoin direct.
— Ah, oui, c’est vrai. J’en ai été averti.
— Et ?
— Et ils sont toujours là, mais ils se montrent
désormais un peu plus prudents. Ce flic à qui tu as parlé,
Doblosky, il a fait circuler l’info que ces gars étaient des
fauteurs de trouble, et entre ça et ce qu'O.P. a fait au chien de
ce type…
Wren grimaça. Elle n’avait vraiment aucune envie
de repenser à cela, même maintenant.
— ... ils ont été vus mais
pas sentis, si tu vois ce que je veux
dire. Les anciens n’ont pas cru que c’était eux. De toute façon, je
suis sûr qu’ils pensent que celui qui a tué ce Nassunnii ne peut
être que l’un des nôtres.
— Quoi, seuls les Mages seraient capables de tuer
un être magique ? Ben voyons. Ça a été prouvé tout au long de leur
histoire ! Eh bien non.
Certains jours, Wren détestait tout le monde. Si
elle ne s’était pas réveillée de si bonne humeur, ce jour-ci eût
été l’un d’eux.
— Enfin, soupira-t-elle, la stupidité n’est pas
l’apanage de l’humanité. Mais cela nous le savions déjà.
— Au fait, as-tu réglé le problème qui t’a tenu
loin d’ici ?
— J’aimerais bien… Non, il faut d’ailleurs que je
m’y remette. Tu veux me rendre un service ?
— Laisse-moi deviner. Tu veux que je garde ton
petit camarade démoniaque encore quelques jours.
— Allons, sois sympa. Je n’ai pas le temps de
mettre le nez dans tout ce fourbi politique Fatae pour le moment.
Et tu es beaucoup plus doué que moi pour caresser les gens dans le
sens du poil… C'est le cas de le dire.
— J’essaierai. Mais je ne te promets rien. Il n’a
pas beaucoup aimé que tu te sois envolée comme ça, sans rien lui
dire.
— Oui, bon…
Wren plia le papier portant le nom et le numéro de
téléphone, avant de se rendre compte qu’elle n’avait pas de poche
où le glisser.
— O.P. est un marchand d’informations
free-lance. Je lui fais confiance dans son
boulot, mais pas dans le mien.
— Je ne dis pas que tu as tort, répliqua Lee,
mais…
— Je sais.
Elle soupira. O.P. était un être malhonnête, mais
qui était-elle pour le critiquer ? Il n’existait pas un Solitaire
vivant qui ne le fût pas d’une manière ou d’une autre. Même Lee,
que pourtant elle adorait, ne laissait jamais passer un bon coup.
Et O.P. avait toujours répondu présent lorsqu’elle avait eu besoin
de lui. Mieux, depuis un an environ, il s’était mis à venir la voir
spontanément, même lorsqu’il s’agissait à ses yeux d’une
confrontation humain-Fatae. Elle devait respecter cela. Et même le
récompenser. Ou trouver quelqu’un qui puisse le faire à sa
place.
— Ne parlons pas de ça. Garde-le focalisé sur les
anciens, qu’il tire d’eux quelques tuyaux sur les Fatae morts. Le
renseignement, c’est son truc. Chatouille un peu son ego, dis-lui
que nous avons absolument besoin de lui comme relais.
— Tu crois vraiment que ce soit une brillante idée
de le monter ainsi contre les autres Fatae ?
Doux Jésus, elle ne gagnerait jamais avec lui
!
— C'est lui qui le premier est venu à moi, Lee.
Lui qui a voulu m’impliquer, tu as oublié ? Alors cessons de
culpabiliser. O.P. est assez grand pour savoir ce qu’il fait. Si tu
veux savoir, il est plus vieux que toi et moi réunis, O.K. ?
— O.K. Très bien. C'est toi le chef.
— Tiens-moi au courant s’il se passe quelque
chose. Et appelle ici, ajouta-t-elle en lui
donnant le numéro. Ou contacte Sergueï sur son portable. Il me
transmettra le message.
Elle raccrocha, pour s’apercevoir seulement alors
que sa main tremblait. L'un des aspects qu’elle préférait dans son
travail était qu’elle n’avait à traiter avec personne d’autre que
son associé. Pas de recherches de consensus, pas de manœuvres de
séduction, pas de pressions en cas de désaccord. Ça, c’était le
travail de Sergueï. Ce qui expliquait pourquoi une énorme partie de
l’action lui revenait.
Attrapant son sac sur le canapé où elle l’avait
laissé la veille, Wren en sortit sa propre clé de l’appartement,
verrouilla la porte derrière elle et se dirigea d’un pas décidé
vers les ascenseurs.
— Ah oui, je me demandais si vous la remarqueriez.
C'est une nouvelle œuvre. L'artiste ne nous l’a apportée que la
semaine dernière.
Lowell était occupé à guider un client dans la
dernière exposition. Sergueï l’observa quelques minutes sur le
moniteur installé face à son bureau, puis, satisfait de la
compétence que montrait son assistant — réelle, car quels que
fussent ses défauts, Lowell était un vendeur de première classe —,
il coupa le son et revint au travail administratif étalé sous ses
yeux.
En de telles journées, il se rappelait pourquoi il
laissait d’ordinaire le travail de terrain à Wren pour se charger
des négociations et des procédures financières. La paperasserie se
reproduisait plus vite qu’un couple de
lapins. Et si Lowell était capable de vendre le plus atroce
barbouillage d’avant-garde à un amateur averti, il ne valait pas un
kopeck en matière de gestion d’entreprise. Surtout d’une entreprise
où il y avait tant de détails à coordonner. Formulaires fiscaux,
bordereaux douaniers, vérifications et authentifications, également
connues sous le nom de « provenance ».
La galerie Didier ne négociait que des œuvres
originales. Mais Sergueï avait travaillé quatre ans dans une salle
des ventes, et il savait à quel point les choses pouvaient s’avérer
compliquées dès la minute où l’œuvre d’art quittait les mains de
son créateur. Par ailleurs, il avait conservé certains des contacts
qu’il avait noués à cette époque. Toute relation pouvait un jour
s’avérer utile.
Déposant le paquet de factures laissées par Lowell
à son intention pour qu’il les entre dans l’ordinateur, il décrocha
le téléphone, pressa l’interrupteur du petit boîtier destiné à
parasiter les écoutes indiscrètes, et composa un numéro.
— Karl, oui, salut, c’est Sergueï, de la galerie
Didier… Oui, ça va très bien, merci.
En dehors de sa qualité de supporter des Rangers,
Karl était une crème d’homme, qui connaissait les arcanes de
l'A.C.S. mieux que n’importe qui.
— Non, tout va bien ici. En fait, je cherche
actuellement à établir la provenance d’un objet sur lequel un
client est venu se renseigner.
Karl travaillait pour l’administration américaine
des douanes. L'A.C.S. — Automated Commercial
System — était le programme informatique utilisé pour
déterminer l’origine des biens importés aux Etats-Unis. Du
point de vue technique, ce que s’apprêtait à
demander Sergueï était une violation criante des règles de la
procédure officielle. C'était aussi parfaitement anodin, et valait
à coup sûr le prix des tickets pour le match de base-ball du jeudi
soir.
— Non, ce n’est pas une sculpture, Dieu
merci.
La dernière fois que Karl et lui avaient fait
affaire ensemble, il s’était agi de prouver qu’une sculpture qu’un
pseudo-artiste avait voulu lui vendre comme étant son œuvre était
en réalité la copie d’un marbre italien récemment importé dans le
pays par un collectionneur privé.
— En revanche, ça concerne encore l'Italie. Un
manuscrit. Enluminé. A peu près de la taille d’un document A4… Non,
je ne sais pas ce que les illustrations représentent… Or et vert,
je crois, marmonna-t-il en consultant ses notes. Oui, et l’encre
est couleur sépia… Hm-hm. En fait il s’agit d’un client précieux,
de longue date et plein aux as. S'il veut me faire jouer les
Rouletabille, je suis tout disposé à le rendre heureux. Ensuite il
me rend heureux, et tout le monde est heureux.
Karl formula une remarque. Sergueï éclata de
rire.
— Hé là ! Je n’y peux rien s’ils jouent comme des
pieds. Tu n’as qu’à te trouver une meilleure équipe !
S'emparant du papier sur lequel Aaron avait noté
les détails, il les fournit à l’agent des douanes.
— Voilà : j’ai besoin de savoir si quelque chose
de ce genre est arrivé ici, en gros dans le mois qui vient de
s’écouler… Je ne sais pas, mon client est un homme de principes…
J’ai le net sentiment qu’il croit avoir été arnaqué sur cette
affaire, qu’on lui a peut-être refilé quelque
chose à la provenance douteuse… Pourquoi ils ne s’adressent pas à
des marchands reconnus ? Bien sûr, quelqu’un comme moi… Mieux
encore : exactement comme moi. Moi aussi j’ai des factures à payer,
tu sais ? Ouais, tout le monde se dit expert… Tout à fait. Si rien
ne sort sur ton écran, je veux également le savoir. Et si le client
a mis la main sur quelque chose qu’il n’aurait pas dû… Oui, comme
d’habitude. Parfait. Viens donc dîner quand tu passeras en ville.
Un nouveau thaïlandais vient de s’ouvrir à deux pas d’ici.
Fabuleux, je ne te dis que ça. O.K. Ciao.
Il raccrocha et éteignit le brouilleur. A le
laisser fonctionner trop longtemps, on risquerait de se demander
s’il n’avait pas quelque chose à cacher, et pourquoi.
A ce propos, une conversation s’imposait avec
Lowell, encore une, concernant ses incursions dans le bureau en son
absence. Il y avait un certain style dans son désordre, qui
dénonçait de manière criante les indiscrétions de son assistant. Ce
n’était pas une affaire d’Etat — tous les documents confidentiels
étaient à l’abri dans un coffre dont le simple accès nécessitait à
la fois une reconnaissance de son iris et la signature électrique
de Wren. Sans parler de son ouverture. Mais c’était l’idée qui le
dérangeait.
Relevant les yeux vers le moniteur, il nota que
deux nouveaux clients examinaient le présentoir où étaient exposées
les exquises sculptures métalliques que Lee lui avait apportées la
semaine précédente. Les prix avaient été fixés pour qu’elles se
vendent et fassent parler d’elles, suscitant ainsi une demande pour
les pièces plus grandes. Bien que, pour sa part, Sergueï préférât
celles-ci : araignées miniatures, mantes
religieuses, libellules, aux détails si précis qu’il semblait que
seuls des doigts de fée avaient pu les réaliser. Drôle d’expression
: des fées, il en avait rencontrées. C'était de petites créatures
acariâtres au visage de harpie qui n’avaient même pas assez de
patience pour aplatir une boîte de soda. Alors accomplir un tel
travail…
Cette pensée lui fit tendre la main vers le
téléphone, geste qu’il suspendit aussitôt. Il était presque 10
heures. Wren devait avoir quitté son duplex. Et il lui fallait
remettre de l’ordre dans la galerie.
Une vibration discrète détourna l’attention
d’André Felhim des documents empilés devant lui. D’un geste
emprunté, il reposa le premier feuillet sur les autres, ajusta les
bords de la pile, puis tapota celle-ci d’un long doigt sombre avant
d’extraire son portable de la poche de sa veste. Ouvrant le clapet
de l’appareil de fabrication spéciale, il pressa un bouton latéral,
déclenchant une distorsion suffisante du signal pour gêner toute
écoute. Trop faible pour décourager quelqu’un de déterminé, mais
cela, un peu d’esperanto parlé à l’envers pouvait y remédier.
— Non, Alessandro, dit-il avant même que l’autre
homme ne puisse placer un mot.
Mais ce fut peine perdue. Il écouta un moment,
trop bien élevé pour faire ce qu’il brûlait de faire, à savoir
lever les yeux au ciel et exprimer sa contrariété par des
mouvements agacés de la main. Mais son index se planta soudain sur
le sommet de la pile de papiers, comme pour
signifier : « Pourquoi me fais-tu perdre mon temps avec ça ?
»
Assise de l’autre côté du bureau, Darcy ne
s’embarrassait pas de tels scrupules. Le froncement de sourcils
qu’il lui adressa atténua sa grimace, mais à peine. Sa chercheuse
était trop bonne dans ce qu’elle faisait pour qu’il lui tînt
rigueur d’un tel comportement. Mais c’était aussi la raison pour
laquelle elle occupait toujours cette modeste position dans la
hiérarchie.
D’un autre côté, elle se plaisait tant dans son
travail qu’il y aurait eu lieu de s’interroger si elle avait montré
quelque ambition, ce qui eût fait d’elle une anomalie au sein de
l’organisation, qui l’eût dès lors considérée comme imprévisible et
potentiellement dangereuse. Elle en tirait sans doute un plus grand
plaisir que d’une promotion ou d’un quelconque avantage.
André parlait sept langues et était titulaire d’un
M.B.A. de l’université de Wharton. S'il n’avait aucune idée de la
manière dont fonctionnait le cerveau de Darcy, il la soupçonnait
néanmoins de parfaitement le comprendre.
Revenant au présent, il répondit aux questions qui
lui étaient posées sur la ligne.
— Ils sont rentrés, oui. Non, ils n’ont pas encore
fait leur rapport. Alec, tu sais bien qu’il ne sert à rien de
harceler des agents actifs. Ils exécutent leur mission et font
ensuite leur rapport, c’est ainsi que ça se passe. Il y a peu, tu
supervisais encore directement les opérations, tu ne l’ignores donc
pas. A moins que ce qu’on dit ne soit vrai : que de nos jours, il
faut être lobotomisé pour décrocher un poste dans la haute
administration.
Il paierait sans doute cher
cette remarque, mais elle le soulageait. Si Darcy souriait en
connaisseuse, Jorgunmunder eût certainement été très déçu par son
patron. Et à juste titre — pas recommandé, ce genre de pique. Cela
témoignait d’une faiblesse dans votre position, quand bien même
elle demeurait meilleure que la leur. En outre, rappeler de nouveau
à Alec qu’il était son cadet malgré sa supériorité, sinon dans la
responsabilité de l’affaire en cours, du moins dans la hiérarchie,
était une méchanceté tout à fait gratuite.
— Alec, pour l’amour du ciel, reprit-il d’un ton
radouci, chargé de sollicitude paternelle, du style « je sais que
tu veux faire de ton mieux, mon grand, mais ne bouscule pas les
braves travailleurs ».
L'autre administrateur allait s’en étrangler de
rage, mais que pouvait-il lui reprocher sans passer pour un
pleurnichard ?
— Tu sais comment sont les agents actifs. Leur
faire les gros yeux ne les impressionne pas. Et moi ça me
chagrine.
Voilà qui est mieux, songea-t-il. Rappelle au
jeunot que c’est toi qui supervises l’affaire, pas lui.
Alessandro parla encore un petit moment, avant de
couper sèchement la communication, frustré de ne pas avoir obtenu
ce qu’il voulait. André rangea son portable dans sa poche, son
visage patricien serein, mais ses neurones tournant à cent à
l’heure. Alessandro avait raison de se montrer nerveux : l’Italie
était son territoire. Mais l’affaire était passée par le canal du
bureau de New York, et c’étaient ses agents à lui, André, qui en
avaient eu la charge. Alec ne disposait donc d’aucun moyen de pression. En temps ordinaire, il n’y
aurait pas attaché plus d’importance que cela. Mais l’intervention
inopinée de Duncan, son intérêt pour le cas, le poussait à s’y
intéresser de plus près, de beaucoup plus près.
Lorsque la marée changeait au Silence, elle
changeait vite. Mieux valait regarder où l’on posait le pied, faute
de quoi on risquait de se retrouver le cul dans l’eau. Et il
travaillait trop dur et depuis trop longtemps pour connaître
aujourd’hui ce sort-là.
— Très bien, soupira-t-il en reportant son regard
sur sa chercheuse modèle réduit, les sourcils froncés. Qu’est-ce
que vous avez pour moi ?
— L'A-Foc refuse de venir pour le
debriefing.
— Pardon ?
C'est sans l’ombre de l’esquisse d’un sourire
qu’elle répéta :
— Il a rejeté à la fois la requête et l’ordre de
se présenter.
— Et son Opérateur ?
Ils avaient dans un premier temps décidé de
contourner ce dernier pour éviter de soumettre leur relation à un
stress inutile, mais André avait une totale confiance en
Darcy.
— Après de molles protestations, il est allé le
trouver. Même résultat. Malgré tout le respect qu’il nous doit,
l’agent ne souhaite pas coopérer. Et non, nous n’avons rien évoqué
d’autre qu’un debriefing de routine sur une ancienne affaire.
— Donc…
Le regard de Darcy s’éclaira, elle tripota sans
les regarder les papiers posés sur ses
genoux, puis se décida à entrer dans le vif du sujet :
— Soit quelqu’un lui est tombé dessus et l’a
effrayé de telle sorte qu’il ne puisse jamais plus nous être de la
moindre utilité, soit le rapport que vous m’avez demandé d’étudier
a fait l’objet de fuites, et là nous avons le choix : le Silence,
ou la Cosa Nostradamus.
— Ou les deux, ajouta André, presque en
aparté.
— Ou les deux, convint-elle. La coïncidence serait
quand même un peu énorme. A moins que l’auteur de la fuite n’ait un
pied dans chaque camp.
— Sergueï.
— Je ne crois pas, rétorqua-t-elle, écartant
d’autorité cette supposition. Quel profit en tirerait-il, en
supposant d’ailleurs qu’il ait le temps de se livrer à ce jeu-là en
plus de son jeu habituel ?
André se demanda à quel jeu, au juste, Sergueï se
livrait selon elle, mais jugea inopportun de l’interrompre pour lui
poser la question. Si c’était important, elle le dirait. Si ça ne
l’était pas, tout en restant d’un intérêt potentiel, elle
continuerait à creuser et l’informerait de ce qu’elle
trouverait.
— Nous nous trouvons donc face à la probabilité
que quelqu’un veuille à tout prix empêcher que ce garçon parle de
ce qui se passe à l’intérieur de la Cosa. Peut-être cela nous
concerne-t-il directement, si ces personnes sont au courant de nos
relations avec elle. A moins qu’il ne s’agisse d’une consigne
générale de silence vis-à-vis des outsiders. En tous les cas je
n’aime pas ça, mais pas du tout.
Il frappa durement de son
index le plateau de son bureau, puis plongea son regard dans celui
de Darcy.
— Tirez-lui les vers du nez. De gré ou de force.
Dans le schéma global, un A-Foc était moins important qu’une vision
claire de la situation.
Darcy opina du chef et quitta la pièce.
Avec un soupir, André reporta son attention sur
les documents posés devant lui. Sur la centaine de candidats qui
lui avaient été soumis le mois précédent, il devait sélectionner
les vingt qu’ils étaient en mesure d’embaucher, et ce faisant
choisir celui ou celle qui serait placé sous sa supervision, en
remplacement de Jorgunmunder lorsque celui-ci se verrait confier
ses propres missions.
Dès le premier pas, rien n’était laissé au
hasard.
Ses bagages étaient toujours dans la salle de
musique, et personne ne semblait y avoir touché. L'appartement lui
communiquait un sentiment de tranquillité, mais elle ne s’y fiait
guère. Laissant la porte d’entrée ouverte au cas où, Wren explora
les pièces l’une après l’autre, les passant au crible avec plus de
soin encore que la veille. Maintenant qu’elle était au courant de
leur présence, elle sentait trottiner
les bestioles, comme un frisson de vent sur sa peau, comme la
pesanteur de l’air avant l’orage. Et les cadavres sur le sol
dégageaient toujours cette puanteur immonde d’expérience de chimie
ratée.
A l’instar des Démons, les puces-mouchards étaient
des enfants bâtards du Courant et de la chair. En plus récents,
toutefois. La progéniture d’un laboratoire du
Sud-Ouest de la France qui avait survécu en vendant ses produits à
la fois aux Alliés et aux puissances de l’Axe, lors de la seconde
guerre mondiale, sans qu’aucune des deux parties ne pose de
questions sur leur mode d’emploi. Des bestioles utiles, si l’on
avait les moyens de s’en payer tout un lot — les individus isolés
se faisaient écraser, représentant très vite une perte sèche. En
acheter une colonie entière était la seule opération
rentable.
— Pouah !
Elle détestait les petites bêtes qui volaient,
rampaient, possédaient une carapace et plus de quatre pattes. Si le
Courant en elle n’avait pas constitué un puissant anticafards,
jamais elle n’aurait été capable de vivre à Manhattan.
Soulagée de constater qu’à l’exception de son
intimité rien n’avait été dérangé, Wren sortit le papier de son sac
et décrocha le téléphone de la cuisine. Celui de son bureau était
mieux protégé, mais l’idée de perdre de vue la porte d’entrée la
mettait passablement mal à l’aise.
— Bonjour. J’ai besoin d’une fumigation. Des
puces-mouchards. Oui.
Le frère Mackenzie, si c’était lui, avait une voix
craquante. Même s’il mesurait un mètre quarante, était aussi large
que haut, avait du poil dans les oreilles et des verrues sur le
nez, sa voix valait le prix de la communication.
— Non j’ai déménagé provisoirement… Ouaip, j’en ai
tué quelques-uns. Grillés. Ouh, les sales bêtes !
Il avait également un très beau rire.
— Vous pouvez ? Merci infiniment. Oui, je ne
bouge pas d’ici. Je les attendrai pour leur
ouvrir la porte… Cinquième. Sans ascenseur, j’en ai peur. Oh,
génial.
Elle farfouilla de nouveau dans son sac, sortit
son portefeuille et lui donna le numéro de sa carte de crédit. Le
prix de l’intervention la fit grimacer, mais si ce n’était pas là
une raison valable d’écorner son solde bancaire, elle ne voyait pas
ce qui pouvait l’être.
Une fois raccroché le combiné, elle hésita un
moment, puis gagna la salle de musique et alluma la chaîne stéréo.
Le lecteur de CD s’enclencha et la voix de Sting se mit à flotter
dans la pièce, plus bluesy que jamais.
Passer un coup de fil à Lee ou à Sergueï était
peut-être une bonne idée, mais elle ne pourrait rien faire l’esprit
tranquille tant que les lieux étaient infestés. Ce qui lui
rappelait…
Remontant le couloir jusqu’aux minuscules pièces
qui occupaient le fond de son appartement, elle entra dans sa
chambre, où elle jeta des vêtements propres sur le lit, hésitant
sur un jean, qu’elle finit par retenir également, ainsi qu’une robe
d’été bleu marine, un caleçon léger en coton noir, quelques
T-shirts et vestes de coton. Le temps allait changer d’un jour à
l’autre, elle en était sûre. Les météorologues qui se gargarisaient
au sujet de la prétendue sécheresse du siècle n’y connaissaient
rien…
Mais bon sang, un orage serait vraiment le
bienvenu ! Un bon orage bien lourd, avec des tonnes d’eau qui vous
tombent dru sur la tête. Elle sentait presque l’intérieur de son
corps se dessécher. Neezer, au début, avait pensé qu’elle avait
peut-être quelque interconnexion avec le temps, ce qui pouvait lui
ouvrir une seconde carrière, autre que celle de Récupératrice, mais
cette sensibilité s’était avérée des plus
limitées. Pourtant, rien ne l’attirait autant qu’un orage.
Rassemblant les vêtements, elle les emporta
jusqu’à la salle de musique où elle les jeta dans le fauteuil,
avant de rebrousser chemin pour se rendre dans la deuxième chambre,
celle qui lui servait de bureau. Là, elle alluma son ordinateur
portable, dégagea une clé USB de son étui, l’inséra dans
l’appareil, puis attendit la fin du chargement en pianotant
nerveusement des doigts. Les logiciels antipiratage ralentissaient
l’opération, qui prenait deux fois plus de temps qu’avec un
matériel simple. Le coté positif, c’est qu’elle n’avait perdu que
trois fois le système depuis qu’elle l’avait installé, des années
auparavant. Tapant son code d’accès, elle transféra tous ses
dossiers courants sur la clé USB, et examina sa liste d’e-mails
pendant que s’effectuaient les copies et l’enregistrement.
— Non, non, non, non, non… oui, bien, non,
non…
Tirant la chaise à elle, elle ouvrit les e-mails
qui vraisemblablement ne pouvaient attendre. Deux de sa mère
voulant savoir si elle était rentrée de voyage, et un troisième
d’une ancienne camarade d’université.
Wren survola les premiers juste pour s’assurer que
la foudre maternelle ne s’abattait pas sur sa tête, puis ouvrit
celui de Katie.
— Oh, super !
Katie, qu’elle n’avait plus revue depuis la fac,
vivait en Californie, mais comme elle devait se rendre à New York
pour une foire commerciale, elle se faisait une joie de passer un
moment avec elle, « plutôt que de le faire
lors d’une réunion de promo où de toute façon ni toi ni moi ne
serions allées ».
Katie connaissait son amie sur le bout des doigts.
Wren jetait à la poubelle sans même les ouvrir tous les courriers
émanant de l’association des anciens élèves de la fac. Après une
réponse brève mais affirmative, elle jeta rapidement un coup d’œil
aux autres e-mails histoire de s’assurer qu’elle ne ratait rien
d’important, puis se déconnecta. Une fois la clé USB récupérée et
rangée dans son étui, elle fit un saut dans la cuisine pour la
glisser dans son sac à main, puis se consacra enfin à l’opération
cruciale entre toutes : l’état des lieux vestimentaire.
Traînant valise et sac dans la chambre, elle
s’assit à même le parquet et, tandis que le lecteur CD passait
maintenant l’album le plus récent de Sting, elle ouvrit le sac de
voyage et entreprit de trier ses effets.
Lorsqu’elle eut vidé les deux bagages, puis le
panier à linge sale, constitué trois piles : « à la main », «
laverie », et « nettoyage à sec », et commencé à ranger les
vêtements propres dans la valise, l’Interphone sonna.
Elle suspendit sa tâche et alla répondre.
— Qui est-ce ?
Les crépitements d’électricité statique étaient
pires que d’habitude, ce qui s’expliquait si les nettoyeurs étaient
également des Talents. Elle crut les
entendre annoncer qu’ils étaient envoyés par l’entreprise
Mackenzie.
— Je vous attendais. Montez.
Trois hommes se présentèrent bientôt, équipés de
ce qui ressemblait à une longue trompe d’éléphant rattachée à une
grosse boîte carrée et trapue, entourée de solides fils de
cuivre.
— La fourrière, expliqua le
premier technicien en la voyant fixer l’objet avec curiosité. C'est
là que se retrouveront ces petites saloperies.
Celui qui le portait le posa avec précaution
devant la porte, régla deux ou trois boutons latéraux, puis leva
les deux pouces à l’intention de son collègue.
— Nous pouvons commencer.
— Parfait, répondit l’autre, avant de se tourner
vers Wren en déployant un sourire éclatant de charme irlandais. Dar
Mackenzie junior, se présenta-t-il.
Il n’était ni petit, ni gros, même si ses oreilles
ne passaient pas tout à fait inaperçues. Et elle n’avait pas de
penchant particulier pour les roux.
— Il nous faudra environ deux heures pour tout
préparer, ensuite il ne restera qu’à laisser la machine tourner.
Prenez tout ce dont vous avez besoin avant de partir, miss.
L'endroit sera propre dans deux ou trois jours, mais il faut
compter une journée de plus pour éliminer l’odeur. Davantage si
cette chaleur persiste. Vous devriez donc être en mesure de revenir
au plus tard lundi.
Wren acquiesça. Il le lui avait déjà expliqué au
téléphone.
— Pendant que nous sommes là, intervint le
troisième technicien, voulez-vous que nous éliminions les
sortilèges sur le palier ?
— Des sortilèges ? Euh, oui, faites la totale.
Plongeant les mains dans ses cheveux, Wren les souleva de sa nuque
avec une grimace. Cela lui coûterait à coup sûr un supplément. Mais
elle s’expliquait mieux, à présent,
l’impression de malaise qui l’avait saisie à son retour
d’Italie.
Bien que… pourquoi avait-on placé ces sortilèges ?
Pour l’inquiéter, ou pour l’empêcher de s’inquiéter ? Et s’il
s’agissait d’un truc conçu précisément pour que, malgré les effets
du décalage horaire et le bouleversement émotionnel, son esprit
naturellement suspicieux se mette subitement en alerte et perçoive
une anomalie, aussi imperceptible fût-elle ? « Parce que, sois
honnête, ma fille, si tu n’avais pas eu la puce à l’oreille, ces
bestioles auraient espionné ton appartement pendant vingt-quatre,
quarante-huit heures ou plus sans que tu ne t’en aperçoives.
»
Il était donc raisonnable de penser que la
personne qui les avait introduites…
— N’est pas celle qui a placé les
sortilèges…
Mackenzie junior, qui avait bien saisi l’aspect
James Bond de son travail, feignait de n’entendre que les paroles
qui lui étaient directement adressées. De toute façon, il était
occupé à tracter, avec l’aide son collègue, la trompe d’éléphant à
l’intérieur de l’appartement. Il avait vraiment un côté inquiétant,
ce gros serpent gris en caoutchouc qui sinuait le long de ses murs
! Elle tenta de se rappeler si elle avait laissé traîner quoi que
ce soit de compromettant chez elle, puis décida que vouloir les
précéder partout pour s’en assurer n’en valait pas la peine : ils
n’y prêteraient sans doute qu’une attention distraite.
— Vous auriez un portable que je puisse utiliser
?
Il la regarda d'un air dubitatif. Elle tâcha de
paraître innocente et pas du tout chargée d’électricité
statique.
— Un appel local ?
— Hé, Klein !
Le type qui bricolait sur la boîte leva la tête,
et Mackenzie fit un geste. Klein sembla vouloir protester, mais
sortit en soupirant son appareil de sa poche et le lui lança.
— Tenez. De toute manière il n’utilise jamais tout
son crédit.
Gratifiant Klein d’un sourire, elle se saisit du
portable et, sortant sur le palier pour s’éloigner de tout
mouchard, sans parler des techniciens eux-mêmes, composa le numéro
de celui de Sergueï.
— Didier. Laissez votre message après le
bip.
— Il est 3 heures et demie. J’espère que c’est
parce que tu es en train de botter le cul de cet indiscret de
Lowell que je tombe sur ta boîte vocale. Bref. Je suis à mon
appartement et les nettoyeurs sont là. Il semble que tu doives
m’héberger jusqu’à la fin de la semaine, heureux homme. Je
débarquerai d’ici une heure, voir si tu as envie de mettre le nez
dehors pour un restau. Mais nous pouvons aussi bien nous faire
livrer à domicile. Je te laisse le choix.
Elle restitua l’appareil à son propriétaire, en
proie à un étrange et soudain sentiment de… conjugalité. Seigneur,
avait-elle vraiment laissé ce message ?
Réponse : oui.
Le sourire aux lèvres, Wren secoua la tête, boucla
sa valise, ferma son sac à main et s’engagea dans l’escalier. Au
palier du second, la porte s’ouvrit et la moitié masculine du
couple qui vivait là sortit sa tête grisonnante pour voir qui
faisait tout ce bruit. Vu qu’avec l’autre moitié il se battait les
trois quarts du temps et s’envoyait en l’air
sans discrétion le quart restant, elle décréta que le «
teuf-teuf-teuf » soutenu provenant de son appartement ne méritait
aucune plainte de sa part. Elle lui adressa donc un sourire jovial,
le salua de la main et poursuivit sa descente.
— Salut, mon cœur, me revoilà !
Le bruit sourd d’une valise heurtant le sol
moquetté accompagna le tintement du carillon de la porte et le
claironnement joyeux de sa voix.
Levant les yeux du bureau de la réception où il
examinait avec Lowell une facture sur l’ordinateur, Sergueï ne prit
pas la peine d’ôter les lunettes perchées sur le bout de son
nez.
— Salut, toi.
Il baissa de nouveau les yeux sur l’écran pour
terminer d’expliquer un point de détail à Lowell. Une demi-seconde
plus tard, il jetait à une Wren hilare un second regard digne des
meilleures comédies de Frank Capra.
— C'est ma chemise ?
— C'était, répondit-elle d'un ton léger, avant de
virevolter lentement sur elle-même pour lui montrer chaque côté.
Elle est mieux sur moi, tu ne trouves pas ?
C'était aussi son avis. Mais il se borna à
remercier silencieusement le ciel de ce qu’elle eût choisi l’une de
ses vieilles chemises, à remonter les lunettes sur son nez, et à
revenir à sa facture. Quand on laisse entrer le renard dans le
poulailler…
— Tu as l’air d’une fille publique.
Lowell, à l’évidence, ne trouvait pas aussi
captivante que lui la longueur de jambes que dévoilait sa tenue. «
Et même si c’était le cas, cet imbécile préférerait mourir que de l’admettre ». Fort heureusement, il
y avait belle lurette qu’elle ne se souciait plus de ce que pensait
Lowell.
— Une fille publique ? D'où sors-tu cette
expression ? Des années 1950 ? Pute, c’est mieux, non ? Allons,
répète après moi : Pute… Puuuu-te.
Comprenant qu’il ne pourrait finir ce qu’il avait
commencé avec Lowell que lorsque l’abcès serait vidé, Sergueï se
redressa, ôta ses lunettes, les plia, les glissa dans la poche de
sa chemise, croisa les bras, s’adossa au mur et la considéra d’un
œil las.
— Tout à fait ça ! agréa Lowell, son expression
passant du professionnel « je peux vous aider ? » au rictus
méprisant et dégoûté. Facile et pas chère !
— Monsieur semble connaître les tarifs du marché,
rétorqua-t-elle du tac au tac.
Ils étaient à couteaux tirés depuis la seconde où
ils s’étaient vus pour la première fois, et Sergueï avait du mal à
croire qu’il ne s’agissait que d’une lutte de territoire. Certaines
personnes, supposa-t-il, n’étaient simplement pas faites pour
s’entendre.
Dommage. Cela lui eût grandement facilité la vie.
D’un autre côté, leurs prises de bec n’occasionnaient jamais de
dégâts irréparables.
— Celles avec qui je couche, au moins, sont
propres. Ce n’est pas comme…
— Très bien, les enfants. Ça suffit pour ce
soir.
Ils entraient dans une querelle à laquelle il
n’avait aucune envie d’assister. Tôt ou tard, Lowell, qui était
loin d’être le demeuré que croyait Wren, finirait par se rendre
compte que leur relation avait basculé. Et il
ne tenait pas à se trouver à proximité lorsque la déflagration se
produirait.
— Lowell, crois-tu pouvoir terminer la
vérification de cette facture, et t’assurer que nous sommes clairs
au niveau des assurances ?
Le minet blondinet rentra ses griffes, et reprit
sa pose de New-Yorkais branché et bien élevé rodée depuis
l’enfance.
— Bien sûr.
Traduction : « Comment pourrais-tu imaginer le
contraire ? » Lowell, songea Sergueï, serait infiniment moins
agaçant s’il n’était pas aussi compétent qu’il pensait l’être. Il
serait également beaucoup plus facile à renvoyer si le besoin s’en
faisait sentir…
— Geneviève ?
Son prénom intégral, afin qu’elle sache qu’elle
n’était pas non plus exempte de reproches dans ce petit
accrochage.
— Dans mon bureau.
Elle haussa un sourcil, surprise, mais empoigna sa
valise et traversa la salle d’exposition, évitant soigneusement la
délicate hydre déployée, sculpture qui occupait actuellement la
place d’honneur de la galerie. Posant une main sur l’épaule de
Lowell, Sergueï lui donna une petite tape en signe d’encouragement
puis tourna les talons pour emboîter le pas à la jeune femme.
Derrière lui, il entendit son assistant reprendre en maugréant la
vérification interrompue.
L'équilibre de son univers enfin rétabli, il
franchit la porte vitrée coulissante de son bureau, qu’il referma
d’une légère poussée. Wren avait déjà gagné sa place habituelle sur le canapé de cuir noir, bien que
d’une manière moins négligée qu’à l’ordinaire eu égard à la
longueur de sa robe improvisée.
— Navrée pour ce qui s’est passé.
— A d’autres.
Un bref sourire sur un parfait alignement de dents
blanches.
— Tu as raison. Et pourtant j’ai tout fait pour
rester polie. Sinon tu m’aurais jetée dehors par la porte de
derrière avec armes et bagages, alors que la ruelle est une
fournaise pire que l’enfer.
Elle marqua une pause.
— Tu as eu mon message ?
— Oui. Et oui, je pensais ce que je disais en
t’assurant que tu pouvais rester chez moi aussi longtemps que tu en
aurais besoin.
Il déplaça une pile de papiers, un oiseau rouge de
verre soufflé de Murano, puis posa les fesses sur l’angle du
plateau du bureau.
— Hmm. Ce qui nous fait combien de temps ?
Redressant la tête, elle écarta les cheveux de son
visage pour mieux lui présenter son regard indigné, puis roula des
yeux en se rendant compte qu’il ne faisait que la taquiner. C'était
de bonne guerre. Elle non plus ne se gênait pas pour le chambrer à
l’occasion.
Et cette pensée en amena une autre, qui modifia
subtilement la nature de son sourire. Le bien-être où errait son
esprit était tout à fait étonnant. Une semaine plus tôt, cette
pensée eût engendré un sentiment de frustration, et non…
— Huit jours, répondit-elle en se penchant en
avant, les jambes croisées sur les chevilles.
Il faudra donc nous équiper de deux ou trois protecteurs d’influx
et de quelques bricoles…
— Déjà commandés et livrés grâce aux bons soins du
magasin d’articles de bureau du coin de la rue. Des gens charmants.
De toute façon, c’est une chose que j’aurais dû faire depuis
longtemps déjà.
Mais il n’y avait pas pensé. Et il savait qu’elle
savait qu’il n’y avait pas pensé.
« Plus tard. Tu t’occuperas de cela plus tard. »
S'il ne s’était pas encore débarrassé de sa vieille manie de tout
enfermer dans des petites boîtes étanches, il était aujourd’hui
capable de les sortir et de les rouvrir. Mais cela attendrait
qu’ils aient retrouvé et renvoyé dans sa maudite niche de pierre ce
satané manuscrit. Ce qui signifiait pour commencer lui dire ce
qu’avait découvert Karl.
— Karl a rappelé.
— Déjà ? C'est rapide. Même pour le Dieu de
l’Information en personne.
— Apparemment, notre mystérieux collectionneur est
un fan de La lettre volée d’Edgar Poe.
Ses documents étaient tous en ordre, du certificat d’origine aux
bordereaux de transport maritime. Faux, bien sûr, mais en ordre.
Rien qui puisse éveiller des soupçons ni déclencher des sirènes
d’alarme.
— Un travail de professionnel.
— Exactement.
D’un certain côté, c’était rassurant. Les
professionnels obéissaient à certaines règles, tandis que les
amateurs avaient trop souvent tendance à agir sans discernement et
en dépit du bon sens, surtout lorsqu’ils étaient coincés.
Wren en salivait à l’avance. De toute évidence, il
devrait attendre avant de connaître les nouvelles qu’elle lui
apportait. La Récupératrice se réveillait ! Non qu’il eût jamais
partagé cette étape avec elle, il tenait à la vie, merci bien. Il
se contenta de lui passer la page de notes prises lors de sa
seconde conversation avec Karl, et recula mentalement d’un pas. Il
avait fait sa part du travail. Au tour de son associée, à présent
!
— Tu veux dîner ?
— Hrmmmm ?
— Dîner. Nourriture. Manger.
— Avec ça ? fit-elle en désignant la valise. Je
m’étais dit que nous aurions acheté des plats à emporter sur le
chemin de ton loft. Ou alors, hé ! pourquoi ne nous cuisinerais-tu
pas quelque chose ?
Il lui adressa son meilleur regard « tu n’es
vraiment qu’une sale gosse ! », qui avait fonctionné pendant huit
mois de suite. Mais pas au-delà.
Wren, qui avait déjà le nez dans ses notes, sortit
un stylo de son sac à main et couvrit d’indications diverses et de
petites flèches la nette écriture manuscrite de Sergueï.
— Je suppose que tu ne veux pas manger italien,
alors mexicain ou thaïlandais ?
— Thaïlandais ?
Elle leva vivement des yeux où brillait une lueur
d’avidité quasi animale. Ceci répondait à cela.
Même lorsqu’elle était plongée dans la plus
intense concentration, il gardait un moyen d’attirer son attention.
C'était réconfortant.