12.
La sonnerie du réveil retentit, et la main de Wren s’abattit dessus pour la faire taire.
Mais au lieu de frapper l’objet de plastique, ou même la surface de bois de la table de chevet, elle rencontra quelque chose de mou.
Le matelas, lui dit son cerveau embrumé.
Plus précisément, le matelas du lit de Sergueï. Qui était deux fois plus large que le sien. Et le réveil se trouvait de l’autre côté. Elle rampa les quinze centimètres nécessaires sur le couvre-lit chiffonné pour l’atteindre, et coupa la sonnerie.
Le silence reprit possession de la pièce.
Pas de Sergueï. Aucun bruit. Elle se rappela vaguement avoir entendu couler la douche à un moment donné, mais dans le bonheur de son sommeil, ne s’y était pas attardée. Ecartant les cheveux de son visage, elle consulta l’heure. 8 h 45. Il devait avoir réglé la deuxième sonnerie avant de sortir pour la journée. Délicate attention. Tout à fait fidèle à son principe : « le business avant tout ». Son corps refusait de bouger, son esprit regimbait également à cette idée, mais elle avait toujours un travail à terminer.
La veille, ils s’étaient débrouillés pour concevoir une ébauche de plan d’action, avant de s’effondrer l’un et l’autre, vaincus par la fatigue. Sergueï s’occuperait de l’aspect administratif, tandis qu’elle serait chargée de l’attaque directe. Avec tous les moyens dont elle… Dont ils disposaient. Mais avant cela elle devait régler la question de son appartement.
Se glissant hors du lit, elle descendit pieds nus l’escalier en colimaçon qui reliait la mezzanine au reste du domicile. Si quelqu’un voulait la regarder depuis l’immeuble situé de l’autre côté de l’avenue, grand bien lui fasse. Elle n’avait pas l’intention de remettre ses vêtements de voyage sales et tachés de sueur.
La cafetière électrique était allumée, et il restait une quantité convenable de nectar sombre dans la verseuse. Wren explora les différents placards de la cuisine à la recherche d’un mug robuste et incassable, avant d’abandonner et de se rabattre sur une des coûteuses tasses de jaspe noir. Elles parvenaient à être à la fois délicates et masculines, chose qui, suspecta-t-elle, ne devait pas non plus être gratuite.
Elle avait grandi dans une maison où le café était servi dans des mugs blancs tout simples semblables à ceux utilisés dans le restaurant où travaillait sa mère. Et la porcelaine fine était faite pour être regardée, pas pour que l’on y pose les lèvres. Si elle s’était un peu embourgeoisée depuis qu’elle avait commencé à travailler, ce n’était pas devenu chez elle une seconde nature, comme c’était le cas pour Sergueï. Et ce n’en serait jamais une, du moins le pensait-elle.
Ce qui ne manquait pas de sel, tout bien considéré. Car d’après ce qu’il lui avait expliqué, sa famille était un pur produit de la classe moyenne, pas du genre à sortir la vaisselle du dimanche les jours de semaine. Mais c’était là Sergueï tout craché. Plein de surprises. Même pour elle, après tout ce temps.
Une fois ingurgitée une longue rasade de café noir, le moment était venu de prendre cette douche à laquelle, trop épuisée, elle avait renoncé la veille au soir.
La salle de bains était un délicieux hommage à l’art de se faire propre. Sergueï conservait même une brosse à dents neuve sous le lavabo. De rechange. Pas d’ami, comme dans « chambre d’ami ». Eh bien c’était la sienne à elle à présent. Il y avait également — merci le concepteur — une vaste cabine de douche carrelée à double robinetterie, et du savon au parfum d’épices chaudes. Maintenant elle savait d’où venait ce je-ne-sais-quoi qui collait si bien à la peau de Sergueï.
Elle se savonna par deux fois. C'était sans doute un peu ridicule, mais cette fragrance mâle était un vrai bonheur.
Les mains plaquées sur les carreaux de faïence blanche, elle laissa l’eau chaude éliminer les dernières parcelles de crasse et de transpiration du voyage. Sans l’avoir vraiment décidé, elle se mit à puiser, oh, avec mille précautions, dans le câblage électrique qu’elle percevait derrière le carrelage et le lambris vert. Du cœur de l’immeuble, le bourdonnement la sollicitait comme une mère appelle son enfant. A la différence de son cinquième sans ascenseur, cet appartement bénéficiait à la fois de la pointe de l’électronique et d’une isolation parfaite. Elle percevait les boîtiers de sûreté intégrés là, et là, et plus bas, sous ses pieds, ce qui devait être les ascenseurs.
Rassurée, Wren concentra son champ de conscience sur la triste chose qu’était devenue son noyau intime, puis laissa monter, avec prudence, un influx qu’elle lança à travers ses deux bras jusqu’à ses paumes, et de là dans l’immeuble lui-même, récoltant le Courant qui parcourait l’installation électrique sans trop craindre de provoquer un court circuit général.
Nous irons à Valparaiso, goodbye, farewell…
Lorsqu’elle eut fait le plein, la température de l’eau avait baissé à un niveau presque désagréable, mais son noyau pétillait et crépitait de nouveau.
— Je retire ce que j’ai pu dire. Je pourrais tomber amoureuse de cet endroit.
Lavée, remise à neuf et drapée d’une immense serviette blanche immaculée, Wren se jucha sur un tabouret du comptoir de la cuisine, se peigna les cheveux et réfléchit à l’action par laquelle elle démarrerait sa journée. Les gestes familiers de se peigner et de se tresser laissaient à son cerveau la liberté d’aspirer un peu du Courant qui fusait dans ses veines pour en faire bon usage.
Acquis : l'O.T.D. — Objet Très Dangereux, terme adopté par Sergueï la première année de leur association — se trouve dans ce pays. Nous devons savoir par où il est entré. Ça, c’est le travail de monsieur. Acquis également : la personne qui l’a en sa possession, ou qui s’apprête à le recevoir, devra trouver un endroit où l’entreposer, même pour un laps de temps limité. Et il devra être sacrément bien protégé, ou ce que j’ai perçu là-bas en Italie filtrera de nouveau, Dieu sait avec quelle puissance de nuisance cette fois.
A supposer qu’il ne fût pas déjà entre les mains de Dieu sait quelle… puissance nuisible. Auquel cas il ne lui resterait plus qu’à se remettre au lit pour y attendre la fin du monde, parce que les pauvres émoluments que lui versait le Silence ne justifiaient pas qu’elle prît les choses en main.
Lorsqu’elle eut fini de démêler ses cheveux et de les tresser, elle tenait enfin ce qu’elle pensait être une excellente idée de ce qu’elle pouvait faire.
D’abord, s’habiller. Deux mois plus tôt, elle avait laissé ici un jean et un sweat-shirt pour les cas d’urgence. Sauf que le temps ne semblait pas décidé à se rafraîchir, et que d’autre part cette tenue ne collait pas du tout avec ce qu’elle avait en tête.
Furetant dans le placard de Sergueï, elle dénicha une chemise Oxford bleu pâle encore mettable, qu’elle décrocha de son cintre. Puis elle mit la main sur deux cravates, l’une d’un bleu plus sombre, l’autre à rayures bleues et blanches, et pria pour que sa mémoire ne lui eût pas joué de tours…
Gagné. Il y avait une petite culotte rangée avec le jean et le sweat-shirt. Elle l’enfila, avec reconnaissance. Il ne lui restait plus qu’à trouver une paire de ciseaux.
Vingt minutes plus tard, elle contemplait son image dans le grand miroir en pied de la mezzanine. La chemise lui tombait à mi-cuisses, et avec les manches ôtées, faisait une robe-chemise funky tout à fait acceptable. Un peu années 1980, peut-être, mais la mode étant ce qu’elle était, ce côté rétro ne devrait choquer personne. Elle tenta de se confectionner une ceinture avec les deux cravates torsadées, mais décréta finalement que le résultat n’était pas assez convaincant pour justifier le massacre de deux pièces de soie ayant probablement coûté les yeux de la tête.
Après tout, avec ses sandales, il n'y avait rien à redire à son look. Enfin presque. Si seulement elle avait emporté sa trousse de toilette en quittant son appartement…
Un p’tit saut à la boutique, pour ach’ter des cosmétiques, chantonna-t-elle à mi-voix. De toute façon, elle avait besoin de nouveaux rouges à lèvres.
Mais avant cela, elle avait un coup de fil très important à passer.
S'asseyant sur le bord du lit, elle tendit la main vers le téléphone et décrocha le combiné. Restait à espérer que Sergueï avait suivi son conseil et installé une protection anti-Courant. Non qu’elle craignît qu’il se passe quelque chose. Elle était calme, reposée, mais il ne fallait jamais rien tenir pour acquis. Jamais.
Composant le numéro de mémoire, elle croisa mentalement les doigts et invoqua le dieu des roitelets avant de porter l’écouteur à son oreille.
— ’lô ?
— Hé, Peuplier.
— Valère. Depuis quand es-tu de retour en ville ?
— Hier soir. C'est d’ailleurs pour cela que je t’appelle.
— Je lui ai dit de nettoyer ses poils dans le bac de douche, geignit Lee.
Wren roula des yeux et prit note de botter les fesses d'O.P. s’il avait une nouvelle fois bouché le siphon.
— Il s’agit d’un peu plus qu’un problème de plomberie, amigo. Si tu t’étais donné la peine de vérifier le numéro affiché sur ton appareil, tu aurais constaté que je n’appelle pas de chez moi.
Elle entendit pratiquement l’autre Talent rougir.
— Je suis chez Sergueï. Mon domicile m’a réservé une petite surprise, qui n’a rien à voir avec quelques poils blancs.
— Ah ?
— Des bestioles. Des puces-mouchards. La plupart, mais pas tous, sont actuellement grillés comme des merguez et mon appartement est imprégné d’une odeur, je ne te raconte pas. Tu n’aurais pas l’adresse d’un bon fumigateur ?
— Attends un peu. Oui. L'un des frères Mackenzie est entré dans ce turf. Il m’a laissé sa carte la dernière fois qu’on a dîné ensemble… Où est-elle, bon Dieu ?
Il y eut des bruits de tiroirs, de papiers froissés, puis :
— Voilà, je l’ai. Tu as un stylo ?
— Oui. Vas-y.
Elle nota le numéro de téléphone, ainsi que le prénom du frère Mackenzie.
— Tu crois qu’ils ont, euh, placé ton appartement sur écoute parce que…
Inutile de demander qui ce « ils » désignait.
— Ouaip. Probablement. C'est pourquoi les pow-wows importants doivent être tenus loin des zones habitées, O.K. ? Vous avez intérêt à garder cela à l’esprit, les gars, si vous voulez rester dans le business.
— Je n’étais pas… En fait, je… Tu m’avais dit de garder un œil sur lui.
Lee semblait plus qu’un peu mal à l’aise, et elle tirait une satisfaction vengeresse de le laisser un peu mariner dans sa saumure.
— Oui, oui, je sais. Et je suis sûre qu’il le savait aussi, ce petit fumier.
L'aiguille de son cadran « tuer-le-démon/ne-pas-le-tuer » oscilla de nouveau, mais pencha cette fois nettement vers la première proposition.
— Parlant de fumigation... Est-ce que les participants à ton cher petit pow-wow ont envisagé la possibilité que la source de leurs problèmes les plus récents soit à chercher dans une autre direction ?
Silence.
— Les types qui sont réapparus au printemps ? suggéra-t-elle.
Les vigiles anti-Fatae, qui avaient attaqué au moins un Fatae qu’elle connaissait, agression dont elle avait été le témoin direct.
— Ah, oui, c’est vrai. J’en ai été averti.
— Et ?
— Et ils sont toujours là, mais ils se montrent désormais un peu plus prudents. Ce flic à qui tu as parlé, Doblosky, il a fait circuler l’info que ces gars étaient des fauteurs de trouble, et entre ça et ce qu'O.P. a fait au chien de ce type…
Wren grimaça. Elle n’avait vraiment aucune envie de repenser à cela, même maintenant.
— ... ils ont été vus mais pas sentis, si tu vois ce que je veux dire. Les anciens n’ont pas cru que c’était eux. De toute façon, je suis sûr qu’ils pensent que celui qui a tué ce Nassunnii ne peut être que l’un des nôtres.
— Quoi, seuls les Mages seraient capables de tuer un être magique ? Ben voyons. Ça a été prouvé tout au long de leur histoire ! Eh bien non.
Certains jours, Wren détestait tout le monde. Si elle ne s’était pas réveillée de si bonne humeur, ce jour-ci eût été l’un d’eux.
— Enfin, soupira-t-elle, la stupidité n’est pas l’apanage de l’humanité. Mais cela nous le savions déjà.
— Au fait, as-tu réglé le problème qui t’a tenu loin d’ici ?
— J’aimerais bien… Non, il faut d’ailleurs que je m’y remette. Tu veux me rendre un service ?
— Laisse-moi deviner. Tu veux que je garde ton petit camarade démoniaque encore quelques jours.
— Allons, sois sympa. Je n’ai pas le temps de mettre le nez dans tout ce fourbi politique Fatae pour le moment. Et tu es beaucoup plus doué que moi pour caresser les gens dans le sens du poil… C'est le cas de le dire.
— J’essaierai. Mais je ne te promets rien. Il n’a pas beaucoup aimé que tu te sois envolée comme ça, sans rien lui dire.
— Oui, bon…
Wren plia le papier portant le nom et le numéro de téléphone, avant de se rendre compte qu’elle n’avait pas de poche où le glisser.
— O.P. est un marchand d’informations free-lance. Je lui fais confiance dans son boulot, mais pas dans le mien.
— Je ne dis pas que tu as tort, répliqua Lee, mais…
— Je sais.
Elle soupira. O.P. était un être malhonnête, mais qui était-elle pour le critiquer ? Il n’existait pas un Solitaire vivant qui ne le fût pas d’une manière ou d’une autre. Même Lee, que pourtant elle adorait, ne laissait jamais passer un bon coup. Et O.P. avait toujours répondu présent lorsqu’elle avait eu besoin de lui. Mieux, depuis un an environ, il s’était mis à venir la voir spontanément, même lorsqu’il s’agissait à ses yeux d’une confrontation humain-Fatae. Elle devait respecter cela. Et même le récompenser. Ou trouver quelqu’un qui puisse le faire à sa place.
— Ne parlons pas de ça. Garde-le focalisé sur les anciens, qu’il tire d’eux quelques tuyaux sur les Fatae morts. Le renseignement, c’est son truc. Chatouille un peu son ego, dis-lui que nous avons absolument besoin de lui comme relais.
— Tu crois vraiment que ce soit une brillante idée de le monter ainsi contre les autres Fatae ?
Doux Jésus, elle ne gagnerait jamais avec lui !
— C'est lui qui le premier est venu à moi, Lee. Lui qui a voulu m’impliquer, tu as oublié ? Alors cessons de culpabiliser. O.P. est assez grand pour savoir ce qu’il fait. Si tu veux savoir, il est plus vieux que toi et moi réunis, O.K. ?
— O.K. Très bien. C'est toi le chef.
— Tiens-moi au courant s’il se passe quelque chose. Et appelle ici, ajouta-t-elle en lui donnant le numéro. Ou contacte Sergueï sur son portable. Il me transmettra le message.
Elle raccrocha, pour s’apercevoir seulement alors que sa main tremblait. L'un des aspects qu’elle préférait dans son travail était qu’elle n’avait à traiter avec personne d’autre que son associé. Pas de recherches de consensus, pas de manœuvres de séduction, pas de pressions en cas de désaccord. Ça, c’était le travail de Sergueï. Ce qui expliquait pourquoi une énorme partie de l’action lui revenait.
Attrapant son sac sur le canapé où elle l’avait laissé la veille, Wren en sortit sa propre clé de l’appartement, verrouilla la porte derrière elle et se dirigea d’un pas décidé vers les ascenseurs.


— Ah oui, je me demandais si vous la remarqueriez. C'est une nouvelle œuvre. L'artiste ne nous l’a apportée que la semaine dernière.
Lowell était occupé à guider un client dans la dernière exposition. Sergueï l’observa quelques minutes sur le moniteur installé face à son bureau, puis, satisfait de la compétence que montrait son assistant — réelle, car quels que fussent ses défauts, Lowell était un vendeur de première classe —, il coupa le son et revint au travail administratif étalé sous ses yeux.
En de telles journées, il se rappelait pourquoi il laissait d’ordinaire le travail de terrain à Wren pour se charger des négociations et des procédures financières. La paperasserie se reproduisait plus vite qu’un couple de lapins. Et si Lowell était capable de vendre le plus atroce barbouillage d’avant-garde à un amateur averti, il ne valait pas un kopeck en matière de gestion d’entreprise. Surtout d’une entreprise où il y avait tant de détails à coordonner. Formulaires fiscaux, bordereaux douaniers, vérifications et authentifications, également connues sous le nom de « provenance ».
La galerie Didier ne négociait que des œuvres originales. Mais Sergueï avait travaillé quatre ans dans une salle des ventes, et il savait à quel point les choses pouvaient s’avérer compliquées dès la minute où l’œuvre d’art quittait les mains de son créateur. Par ailleurs, il avait conservé certains des contacts qu’il avait noués à cette époque. Toute relation pouvait un jour s’avérer utile.
Déposant le paquet de factures laissées par Lowell à son intention pour qu’il les entre dans l’ordinateur, il décrocha le téléphone, pressa l’interrupteur du petit boîtier destiné à parasiter les écoutes indiscrètes, et composa un numéro.
— Karl, oui, salut, c’est Sergueï, de la galerie Didier… Oui, ça va très bien, merci.
En dehors de sa qualité de supporter des Rangers, Karl était une crème d’homme, qui connaissait les arcanes de l'A.C.S. mieux que n’importe qui.
— Non, tout va bien ici. En fait, je cherche actuellement à établir la provenance d’un objet sur lequel un client est venu se renseigner.
Karl travaillait pour l’administration américaine des douanes. L'A.C.S. — Automated Commercial System — était le programme informatique utilisé pour déterminer l’origine des biens importés aux Etats-Unis. Du point de vue technique, ce que s’apprêtait à demander Sergueï était une violation criante des règles de la procédure officielle. C'était aussi parfaitement anodin, et valait à coup sûr le prix des tickets pour le match de base-ball du jeudi soir.
— Non, ce n’est pas une sculpture, Dieu merci.
La dernière fois que Karl et lui avaient fait affaire ensemble, il s’était agi de prouver qu’une sculpture qu’un pseudo-artiste avait voulu lui vendre comme étant son œuvre était en réalité la copie d’un marbre italien récemment importé dans le pays par un collectionneur privé.
— En revanche, ça concerne encore l'Italie. Un manuscrit. Enluminé. A peu près de la taille d’un document A4… Non, je ne sais pas ce que les illustrations représentent… Or et vert, je crois, marmonna-t-il en consultant ses notes. Oui, et l’encre est couleur sépia… Hm-hm. En fait il s’agit d’un client précieux, de longue date et plein aux as. S'il veut me faire jouer les Rouletabille, je suis tout disposé à le rendre heureux. Ensuite il me rend heureux, et tout le monde est heureux.
Karl formula une remarque. Sergueï éclata de rire.
— Hé là ! Je n’y peux rien s’ils jouent comme des pieds. Tu n’as qu’à te trouver une meilleure équipe !
S'emparant du papier sur lequel Aaron avait noté les détails, il les fournit à l’agent des douanes.
— Voilà : j’ai besoin de savoir si quelque chose de ce genre est arrivé ici, en gros dans le mois qui vient de s’écouler… Je ne sais pas, mon client est un homme de principes… J’ai le net sentiment qu’il croit avoir été arnaqué sur cette affaire, qu’on lui a peut-être refilé quelque chose à la provenance douteuse… Pourquoi ils ne s’adressent pas à des marchands reconnus ? Bien sûr, quelqu’un comme moi… Mieux encore : exactement comme moi. Moi aussi j’ai des factures à payer, tu sais ? Ouais, tout le monde se dit expert… Tout à fait. Si rien ne sort sur ton écran, je veux également le savoir. Et si le client a mis la main sur quelque chose qu’il n’aurait pas dû… Oui, comme d’habitude. Parfait. Viens donc dîner quand tu passeras en ville. Un nouveau thaïlandais vient de s’ouvrir à deux pas d’ici. Fabuleux, je ne te dis que ça. O.K. Ciao.
Il raccrocha et éteignit le brouilleur. A le laisser fonctionner trop longtemps, on risquerait de se demander s’il n’avait pas quelque chose à cacher, et pourquoi.
A ce propos, une conversation s’imposait avec Lowell, encore une, concernant ses incursions dans le bureau en son absence. Il y avait un certain style dans son désordre, qui dénonçait de manière criante les indiscrétions de son assistant. Ce n’était pas une affaire d’Etat — tous les documents confidentiels étaient à l’abri dans un coffre dont le simple accès nécessitait à la fois une reconnaissance de son iris et la signature électrique de Wren. Sans parler de son ouverture. Mais c’était l’idée qui le dérangeait.
Relevant les yeux vers le moniteur, il nota que deux nouveaux clients examinaient le présentoir où étaient exposées les exquises sculptures métalliques que Lee lui avait apportées la semaine précédente. Les prix avaient été fixés pour qu’elles se vendent et fassent parler d’elles, suscitant ainsi une demande pour les pièces plus grandes. Bien que, pour sa part, Sergueï préférât celles-ci : araignées miniatures, mantes religieuses, libellules, aux détails si précis qu’il semblait que seuls des doigts de fée avaient pu les réaliser. Drôle d’expression : des fées, il en avait rencontrées. C'était de petites créatures acariâtres au visage de harpie qui n’avaient même pas assez de patience pour aplatir une boîte de soda. Alors accomplir un tel travail…
Cette pensée lui fit tendre la main vers le téléphone, geste qu’il suspendit aussitôt. Il était presque 10 heures. Wren devait avoir quitté son duplex. Et il lui fallait remettre de l’ordre dans la galerie.


Une vibration discrète détourna l’attention d’André Felhim des documents empilés devant lui. D’un geste emprunté, il reposa le premier feuillet sur les autres, ajusta les bords de la pile, puis tapota celle-ci d’un long doigt sombre avant d’extraire son portable de la poche de sa veste. Ouvrant le clapet de l’appareil de fabrication spéciale, il pressa un bouton latéral, déclenchant une distorsion suffisante du signal pour gêner toute écoute. Trop faible pour décourager quelqu’un de déterminé, mais cela, un peu d’esperanto parlé à l’envers pouvait y remédier.
— Non, Alessandro, dit-il avant même que l’autre homme ne puisse placer un mot.
Mais ce fut peine perdue. Il écouta un moment, trop bien élevé pour faire ce qu’il brûlait de faire, à savoir lever les yeux au ciel et exprimer sa contrariété par des mouvements agacés de la main. Mais son index se planta soudain sur le sommet de la pile de papiers, comme pour signifier : « Pourquoi me fais-tu perdre mon temps avec ça ? »
Assise de l’autre côté du bureau, Darcy ne s’embarrassait pas de tels scrupules. Le froncement de sourcils qu’il lui adressa atténua sa grimace, mais à peine. Sa chercheuse était trop bonne dans ce qu’elle faisait pour qu’il lui tînt rigueur d’un tel comportement. Mais c’était aussi la raison pour laquelle elle occupait toujours cette modeste position dans la hiérarchie.
D’un autre côté, elle se plaisait tant dans son travail qu’il y aurait eu lieu de s’interroger si elle avait montré quelque ambition, ce qui eût fait d’elle une anomalie au sein de l’organisation, qui l’eût dès lors considérée comme imprévisible et potentiellement dangereuse. Elle en tirait sans doute un plus grand plaisir que d’une promotion ou d’un quelconque avantage.
André parlait sept langues et était titulaire d’un M.B.A. de l’université de Wharton. S'il n’avait aucune idée de la manière dont fonctionnait le cerveau de Darcy, il la soupçonnait néanmoins de parfaitement le comprendre.
Revenant au présent, il répondit aux questions qui lui étaient posées sur la ligne.
— Ils sont rentrés, oui. Non, ils n’ont pas encore fait leur rapport. Alec, tu sais bien qu’il ne sert à rien de harceler des agents actifs. Ils exécutent leur mission et font ensuite leur rapport, c’est ainsi que ça se passe. Il y a peu, tu supervisais encore directement les opérations, tu ne l’ignores donc pas. A moins que ce qu’on dit ne soit vrai : que de nos jours, il faut être lobotomisé pour décrocher un poste dans la haute administration.
Il paierait sans doute cher cette remarque, mais elle le soulageait. Si Darcy souriait en connaisseuse, Jorgunmunder eût certainement été très déçu par son patron. Et à juste titre — pas recommandé, ce genre de pique. Cela témoignait d’une faiblesse dans votre position, quand bien même elle demeurait meilleure que la leur. En outre, rappeler de nouveau à Alec qu’il était son cadet malgré sa supériorité, sinon dans la responsabilité de l’affaire en cours, du moins dans la hiérarchie, était une méchanceté tout à fait gratuite.
— Alec, pour l’amour du ciel, reprit-il d’un ton radouci, chargé de sollicitude paternelle, du style « je sais que tu veux faire de ton mieux, mon grand, mais ne bouscule pas les braves travailleurs ».
L'autre administrateur allait s’en étrangler de rage, mais que pouvait-il lui reprocher sans passer pour un pleurnichard ?
— Tu sais comment sont les agents actifs. Leur faire les gros yeux ne les impressionne pas. Et moi ça me chagrine.
Voilà qui est mieux, songea-t-il. Rappelle au jeunot que c’est toi qui supervises l’affaire, pas lui.
Alessandro parla encore un petit moment, avant de couper sèchement la communication, frustré de ne pas avoir obtenu ce qu’il voulait. André rangea son portable dans sa poche, son visage patricien serein, mais ses neurones tournant à cent à l’heure. Alessandro avait raison de se montrer nerveux : l’Italie était son territoire. Mais l’affaire était passée par le canal du bureau de New York, et c’étaient ses agents à lui, André, qui en avaient eu la charge. Alec ne disposait donc d’aucun moyen de pression. En temps ordinaire, il n’y aurait pas attaché plus d’importance que cela. Mais l’intervention inopinée de Duncan, son intérêt pour le cas, le poussait à s’y intéresser de plus près, de beaucoup plus près.
Lorsque la marée changeait au Silence, elle changeait vite. Mieux valait regarder où l’on posait le pied, faute de quoi on risquait de se retrouver le cul dans l’eau. Et il travaillait trop dur et depuis trop longtemps pour connaître aujourd’hui ce sort-là.
— Très bien, soupira-t-il en reportant son regard sur sa chercheuse modèle réduit, les sourcils froncés. Qu’est-ce que vous avez pour moi ?
— L'A-Foc refuse de venir pour le debriefing.
— Pardon ?
C'est sans l’ombre de l’esquisse d’un sourire qu’elle répéta :
— Il a rejeté à la fois la requête et l’ordre de se présenter.
— Et son Opérateur ?
Ils avaient dans un premier temps décidé de contourner ce dernier pour éviter de soumettre leur relation à un stress inutile, mais André avait une totale confiance en Darcy.
— Après de molles protestations, il est allé le trouver. Même résultat. Malgré tout le respect qu’il nous doit, l’agent ne souhaite pas coopérer. Et non, nous n’avons rien évoqué d’autre qu’un debriefing de routine sur une ancienne affaire.
— Donc…
Le regard de Darcy s’éclaira, elle tripota sans les regarder les papiers posés sur ses genoux, puis se décida à entrer dans le vif du sujet :
— Soit quelqu’un lui est tombé dessus et l’a effrayé de telle sorte qu’il ne puisse jamais plus nous être de la moindre utilité, soit le rapport que vous m’avez demandé d’étudier a fait l’objet de fuites, et là nous avons le choix : le Silence, ou la Cosa Nostradamus.
— Ou les deux, ajouta André, presque en aparté.
— Ou les deux, convint-elle. La coïncidence serait quand même un peu énorme. A moins que l’auteur de la fuite n’ait un pied dans chaque camp.
— Sergueï.
— Je ne crois pas, rétorqua-t-elle, écartant d’autorité cette supposition. Quel profit en tirerait-il, en supposant d’ailleurs qu’il ait le temps de se livrer à ce jeu-là en plus de son jeu habituel ?
André se demanda à quel jeu, au juste, Sergueï se livrait selon elle, mais jugea inopportun de l’interrompre pour lui poser la question. Si c’était important, elle le dirait. Si ça ne l’était pas, tout en restant d’un intérêt potentiel, elle continuerait à creuser et l’informerait de ce qu’elle trouverait.
— Nous nous trouvons donc face à la probabilité que quelqu’un veuille à tout prix empêcher que ce garçon parle de ce qui se passe à l’intérieur de la Cosa. Peut-être cela nous concerne-t-il directement, si ces personnes sont au courant de nos relations avec elle. A moins qu’il ne s’agisse d’une consigne générale de silence vis-à-vis des outsiders. En tous les cas je n’aime pas ça, mais pas du tout.
Il frappa durement de son index le plateau de son bureau, puis plongea son regard dans celui de Darcy.
— Tirez-lui les vers du nez. De gré ou de force. Dans le schéma global, un A-Foc était moins important qu’une vision claire de la situation.
Darcy opina du chef et quitta la pièce.
Avec un soupir, André reporta son attention sur les documents posés devant lui. Sur la centaine de candidats qui lui avaient été soumis le mois précédent, il devait sélectionner les vingt qu’ils étaient en mesure d’embaucher, et ce faisant choisir celui ou celle qui serait placé sous sa supervision, en remplacement de Jorgunmunder lorsque celui-ci se verrait confier ses propres missions.
Dès le premier pas, rien n’était laissé au hasard.


Ses bagages étaient toujours dans la salle de musique, et personne ne semblait y avoir touché. L'appartement lui communiquait un sentiment de tranquillité, mais elle ne s’y fiait guère. Laissant la porte d’entrée ouverte au cas où, Wren explora les pièces l’une après l’autre, les passant au crible avec plus de soin encore que la veille. Maintenant qu’elle était au courant de leur présence, elle sentait trottiner les bestioles, comme un frisson de vent sur sa peau, comme la pesanteur de l’air avant l’orage. Et les cadavres sur le sol dégageaient toujours cette puanteur immonde d’expérience de chimie ratée.
A l’instar des Démons, les puces-mouchards étaient des enfants bâtards du Courant et de la chair. En plus récents, toutefois. La progéniture d’un laboratoire du Sud-Ouest de la France qui avait survécu en vendant ses produits à la fois aux Alliés et aux puissances de l’Axe, lors de la seconde guerre mondiale, sans qu’aucune des deux parties ne pose de questions sur leur mode d’emploi. Des bestioles utiles, si l’on avait les moyens de s’en payer tout un lot — les individus isolés se faisaient écraser, représentant très vite une perte sèche. En acheter une colonie entière était la seule opération rentable.
— Pouah !
Elle détestait les petites bêtes qui volaient, rampaient, possédaient une carapace et plus de quatre pattes. Si le Courant en elle n’avait pas constitué un puissant anticafards, jamais elle n’aurait été capable de vivre à Manhattan.
Soulagée de constater qu’à l’exception de son intimité rien n’avait été dérangé, Wren sortit le papier de son sac et décrocha le téléphone de la cuisine. Celui de son bureau était mieux protégé, mais l’idée de perdre de vue la porte d’entrée la mettait passablement mal à l’aise.
— Bonjour. J’ai besoin d’une fumigation. Des puces-mouchards. Oui.
Le frère Mackenzie, si c’était lui, avait une voix craquante. Même s’il mesurait un mètre quarante, était aussi large que haut, avait du poil dans les oreilles et des verrues sur le nez, sa voix valait le prix de la communication.
— Non j’ai déménagé provisoirement… Ouaip, j’en ai tué quelques-uns. Grillés. Ouh, les sales bêtes !
Il avait également un très beau rire.
— Vous pouvez ? Merci infiniment. Oui, je ne bouge pas d’ici. Je les attendrai pour leur ouvrir la porte… Cinquième. Sans ascenseur, j’en ai peur. Oh, génial.
Elle farfouilla de nouveau dans son sac, sortit son portefeuille et lui donna le numéro de sa carte de crédit. Le prix de l’intervention la fit grimacer, mais si ce n’était pas là une raison valable d’écorner son solde bancaire, elle ne voyait pas ce qui pouvait l’être.
Une fois raccroché le combiné, elle hésita un moment, puis gagna la salle de musique et alluma la chaîne stéréo. Le lecteur de CD s’enclencha et la voix de Sting se mit à flotter dans la pièce, plus bluesy que jamais.
Passer un coup de fil à Lee ou à Sergueï était peut-être une bonne idée, mais elle ne pourrait rien faire l’esprit tranquille tant que les lieux étaient infestés. Ce qui lui rappelait…
Remontant le couloir jusqu’aux minuscules pièces qui occupaient le fond de son appartement, elle entra dans sa chambre, où elle jeta des vêtements propres sur le lit, hésitant sur un jean, qu’elle finit par retenir également, ainsi qu’une robe d’été bleu marine, un caleçon léger en coton noir, quelques T-shirts et vestes de coton. Le temps allait changer d’un jour à l’autre, elle en était sûre. Les météorologues qui se gargarisaient au sujet de la prétendue sécheresse du siècle n’y connaissaient rien…
Mais bon sang, un orage serait vraiment le bienvenu ! Un bon orage bien lourd, avec des tonnes d’eau qui vous tombent dru sur la tête. Elle sentait presque l’intérieur de son corps se dessécher. Neezer, au début, avait pensé qu’elle avait peut-être quelque interconnexion avec le temps, ce qui pouvait lui ouvrir une seconde carrière, autre que celle de Récupératrice, mais cette sensibilité s’était avérée des plus limitées. Pourtant, rien ne l’attirait autant qu’un orage.
Rassemblant les vêtements, elle les emporta jusqu’à la salle de musique où elle les jeta dans le fauteuil, avant de rebrousser chemin pour se rendre dans la deuxième chambre, celle qui lui servait de bureau. Là, elle alluma son ordinateur portable, dégagea une clé USB de son étui, l’inséra dans l’appareil, puis attendit la fin du chargement en pianotant nerveusement des doigts. Les logiciels antipiratage ralentissaient l’opération, qui prenait deux fois plus de temps qu’avec un matériel simple. Le coté positif, c’est qu’elle n’avait perdu que trois fois le système depuis qu’elle l’avait installé, des années auparavant. Tapant son code d’accès, elle transféra tous ses dossiers courants sur la clé USB, et examina sa liste d’e-mails pendant que s’effectuaient les copies et l’enregistrement.
— Non, non, non, non, non… oui, bien, non, non…
Tirant la chaise à elle, elle ouvrit les e-mails qui vraisemblablement ne pouvaient attendre. Deux de sa mère voulant savoir si elle était rentrée de voyage, et un troisième d’une ancienne camarade d’université.
Wren survola les premiers juste pour s’assurer que la foudre maternelle ne s’abattait pas sur sa tête, puis ouvrit celui de Katie.
— Oh, super !
Katie, qu’elle n’avait plus revue depuis la fac, vivait en Californie, mais comme elle devait se rendre à New York pour une foire commerciale, elle se faisait une joie de passer un moment avec elle, « plutôt que de le faire lors d’une réunion de promo où de toute façon ni toi ni moi ne serions allées ».
Katie connaissait son amie sur le bout des doigts. Wren jetait à la poubelle sans même les ouvrir tous les courriers émanant de l’association des anciens élèves de la fac. Après une réponse brève mais affirmative, elle jeta rapidement un coup d’œil aux autres e-mails histoire de s’assurer qu’elle ne ratait rien d’important, puis se déconnecta. Une fois la clé USB récupérée et rangée dans son étui, elle fit un saut dans la cuisine pour la glisser dans son sac à main, puis se consacra enfin à l’opération cruciale entre toutes : l’état des lieux vestimentaire.
Traînant valise et sac dans la chambre, elle s’assit à même le parquet et, tandis que le lecteur CD passait maintenant l’album le plus récent de Sting, elle ouvrit le sac de voyage et entreprit de trier ses effets.
Lorsqu’elle eut vidé les deux bagages, puis le panier à linge sale, constitué trois piles : « à la main », « laverie », et « nettoyage à sec », et commencé à ranger les vêtements propres dans la valise, l’Interphone sonna.
Elle suspendit sa tâche et alla répondre.
— Qui est-ce ?
Les crépitements d’électricité statique étaient pires que d’habitude, ce qui s’expliquait si les nettoyeurs étaient également des Talents. Elle crut les entendre annoncer qu’ils étaient envoyés par l’entreprise Mackenzie.
— Je vous attendais. Montez.
Trois hommes se présentèrent bientôt, équipés de ce qui ressemblait à une longue trompe d’éléphant rattachée à une grosse boîte carrée et trapue, entourée de solides fils de cuivre.
— La fourrière, expliqua le premier technicien en la voyant fixer l’objet avec curiosité. C'est là que se retrouveront ces petites saloperies.
Celui qui le portait le posa avec précaution devant la porte, régla deux ou trois boutons latéraux, puis leva les deux pouces à l’intention de son collègue.
— Nous pouvons commencer.
— Parfait, répondit l’autre, avant de se tourner vers Wren en déployant un sourire éclatant de charme irlandais. Dar Mackenzie junior, se présenta-t-il.
Il n’était ni petit, ni gros, même si ses oreilles ne passaient pas tout à fait inaperçues. Et elle n’avait pas de penchant particulier pour les roux.
— Il nous faudra environ deux heures pour tout préparer, ensuite il ne restera qu’à laisser la machine tourner. Prenez tout ce dont vous avez besoin avant de partir, miss. L'endroit sera propre dans deux ou trois jours, mais il faut compter une journée de plus pour éliminer l’odeur. Davantage si cette chaleur persiste. Vous devriez donc être en mesure de revenir au plus tard lundi.
Wren acquiesça. Il le lui avait déjà expliqué au téléphone.
— Pendant que nous sommes là, intervint le troisième technicien, voulez-vous que nous éliminions les sortilèges sur le palier ?
— Des sortilèges ? Euh, oui, faites la totale. Plongeant les mains dans ses cheveux, Wren les souleva de sa nuque avec une grimace. Cela lui coûterait à coup sûr un supplément. Mais elle s’expliquait mieux, à présent, l’impression de malaise qui l’avait saisie à son retour d’Italie.
Bien que… pourquoi avait-on placé ces sortilèges ? Pour l’inquiéter, ou pour l’empêcher de s’inquiéter ? Et s’il s’agissait d’un truc conçu précisément pour que, malgré les effets du décalage horaire et le bouleversement émotionnel, son esprit naturellement suspicieux se mette subitement en alerte et perçoive une anomalie, aussi imperceptible fût-elle ? « Parce que, sois honnête, ma fille, si tu n’avais pas eu la puce à l’oreille, ces bestioles auraient espionné ton appartement pendant vingt-quatre, quarante-huit heures ou plus sans que tu ne t’en aperçoives. »
Il était donc raisonnable de penser que la personne qui les avait introduites…
— N’est pas celle qui a placé les sortilèges…
Mackenzie junior, qui avait bien saisi l’aspect James Bond de son travail, feignait de n’entendre que les paroles qui lui étaient directement adressées. De toute façon, il était occupé à tracter, avec l’aide son collègue, la trompe d’éléphant à l’intérieur de l’appartement. Il avait vraiment un côté inquiétant, ce gros serpent gris en caoutchouc qui sinuait le long de ses murs ! Elle tenta de se rappeler si elle avait laissé traîner quoi que ce soit de compromettant chez elle, puis décida que vouloir les précéder partout pour s’en assurer n’en valait pas la peine : ils n’y prêteraient sans doute qu’une attention distraite.
— Vous auriez un portable que je puisse utiliser ?
Il la regarda d'un air dubitatif. Elle tâcha de paraître innocente et pas du tout chargée d’électricité statique.
— Un appel local ?
— Oui.
— Hé, Klein !
Le type qui bricolait sur la boîte leva la tête, et Mackenzie fit un geste. Klein sembla vouloir protester, mais sortit en soupirant son appareil de sa poche et le lui lança.
— Tenez. De toute manière il n’utilise jamais tout son crédit.
Gratifiant Klein d’un sourire, elle se saisit du portable et, sortant sur le palier pour s’éloigner de tout mouchard, sans parler des techniciens eux-mêmes, composa le numéro de celui de Sergueï.
— Didier. Laissez votre message après le bip.
— Il est 3 heures et demie. J’espère que c’est parce que tu es en train de botter le cul de cet indiscret de Lowell que je tombe sur ta boîte vocale. Bref. Je suis à mon appartement et les nettoyeurs sont là. Il semble que tu doives m’héberger jusqu’à la fin de la semaine, heureux homme. Je débarquerai d’ici une heure, voir si tu as envie de mettre le nez dehors pour un restau. Mais nous pouvons aussi bien nous faire livrer à domicile. Je te laisse le choix.
Elle restitua l’appareil à son propriétaire, en proie à un étrange et soudain sentiment de… conjugalité. Seigneur, avait-elle vraiment laissé ce message ?
Réponse : oui.
Le sourire aux lèvres, Wren secoua la tête, boucla sa valise, ferma son sac à main et s’engagea dans l’escalier. Au palier du second, la porte s’ouvrit et la moitié masculine du couple qui vivait là sortit sa tête grisonnante pour voir qui faisait tout ce bruit. Vu qu’avec l’autre moitié il se battait les trois quarts du temps et s’envoyait en l’air sans discrétion le quart restant, elle décréta que le « teuf-teuf-teuf » soutenu provenant de son appartement ne méritait aucune plainte de sa part. Elle lui adressa donc un sourire jovial, le salua de la main et poursuivit sa descente.
— Salut, mon cœur, me revoilà !
Le bruit sourd d’une valise heurtant le sol moquetté accompagna le tintement du carillon de la porte et le claironnement joyeux de sa voix.
Levant les yeux du bureau de la réception où il examinait avec Lowell une facture sur l’ordinateur, Sergueï ne prit pas la peine d’ôter les lunettes perchées sur le bout de son nez.
— Salut, toi.
Il baissa de nouveau les yeux sur l’écran pour terminer d’expliquer un point de détail à Lowell. Une demi-seconde plus tard, il jetait à une Wren hilare un second regard digne des meilleures comédies de Frank Capra.
— C'est ma chemise ?
— C'était, répondit-elle d'un ton léger, avant de virevolter lentement sur elle-même pour lui montrer chaque côté. Elle est mieux sur moi, tu ne trouves pas ?
C'était aussi son avis. Mais il se borna à remercier silencieusement le ciel de ce qu’elle eût choisi l’une de ses vieilles chemises, à remonter les lunettes sur son nez, et à revenir à sa facture. Quand on laisse entrer le renard dans le poulailler…
— Tu as l’air d’une fille publique.
Lowell, à l’évidence, ne trouvait pas aussi captivante que lui la longueur de jambes que dévoilait sa tenue. « Et même si c’était le cas, cet imbécile préférerait mourir que de l’admettre ». Fort heureusement, il y avait belle lurette qu’elle ne se souciait plus de ce que pensait Lowell.
— Une fille publique ? D'où sors-tu cette expression ? Des années 1950 ? Pute, c’est mieux, non ? Allons, répète après moi : Pute… Puuuu-te.
Comprenant qu’il ne pourrait finir ce qu’il avait commencé avec Lowell que lorsque l’abcès serait vidé, Sergueï se redressa, ôta ses lunettes, les plia, les glissa dans la poche de sa chemise, croisa les bras, s’adossa au mur et la considéra d’un œil las.
— Tout à fait ça ! agréa Lowell, son expression passant du professionnel « je peux vous aider ? » au rictus méprisant et dégoûté. Facile et pas chère !
— Monsieur semble connaître les tarifs du marché, rétorqua-t-elle du tac au tac.
Ils étaient à couteaux tirés depuis la seconde où ils s’étaient vus pour la première fois, et Sergueï avait du mal à croire qu’il ne s’agissait que d’une lutte de territoire. Certaines personnes, supposa-t-il, n’étaient simplement pas faites pour s’entendre.
Dommage. Cela lui eût grandement facilité la vie. D’un autre côté, leurs prises de bec n’occasionnaient jamais de dégâts irréparables.
— Celles avec qui je couche, au moins, sont propres. Ce n’est pas comme…
— Très bien, les enfants. Ça suffit pour ce soir.
Ils entraient dans une querelle à laquelle il n’avait aucune envie d’assister. Tôt ou tard, Lowell, qui était loin d’être le demeuré que croyait Wren, finirait par se rendre compte que leur relation avait basculé. Et il ne tenait pas à se trouver à proximité lorsque la déflagration se produirait.
— Lowell, crois-tu pouvoir terminer la vérification de cette facture, et t’assurer que nous sommes clairs au niveau des assurances ?
Le minet blondinet rentra ses griffes, et reprit sa pose de New-Yorkais branché et bien élevé rodée depuis l’enfance.
— Bien sûr.
Traduction : « Comment pourrais-tu imaginer le contraire ? » Lowell, songea Sergueï, serait infiniment moins agaçant s’il n’était pas aussi compétent qu’il pensait l’être. Il serait également beaucoup plus facile à renvoyer si le besoin s’en faisait sentir…
— Geneviève ?
Son prénom intégral, afin qu’elle sache qu’elle n’était pas non plus exempte de reproches dans ce petit accrochage.
— Dans mon bureau.
Elle haussa un sourcil, surprise, mais empoigna sa valise et traversa la salle d’exposition, évitant soigneusement la délicate hydre déployée, sculpture qui occupait actuellement la place d’honneur de la galerie. Posant une main sur l’épaule de Lowell, Sergueï lui donna une petite tape en signe d’encouragement puis tourna les talons pour emboîter le pas à la jeune femme. Derrière lui, il entendit son assistant reprendre en maugréant la vérification interrompue.
L'équilibre de son univers enfin rétabli, il franchit la porte vitrée coulissante de son bureau, qu’il referma d’une légère poussée. Wren avait déjà gagné sa place habituelle sur le canapé de cuir noir, bien que d’une manière moins négligée qu’à l’ordinaire eu égard à la longueur de sa robe improvisée.
— Navrée pour ce qui s’est passé.
— A d’autres.
Un bref sourire sur un parfait alignement de dents blanches.
— Tu as raison. Et pourtant j’ai tout fait pour rester polie. Sinon tu m’aurais jetée dehors par la porte de derrière avec armes et bagages, alors que la ruelle est une fournaise pire que l’enfer.
Elle marqua une pause.
— Tu as eu mon message ?
— Oui. Et oui, je pensais ce que je disais en t’assurant que tu pouvais rester chez moi aussi longtemps que tu en aurais besoin.
Il déplaça une pile de papiers, un oiseau rouge de verre soufflé de Murano, puis posa les fesses sur l’angle du plateau du bureau.
— Hmm. Ce qui nous fait combien de temps ?
Redressant la tête, elle écarta les cheveux de son visage pour mieux lui présenter son regard indigné, puis roula des yeux en se rendant compte qu’il ne faisait que la taquiner. C'était de bonne guerre. Elle non plus ne se gênait pas pour le chambrer à l’occasion.
Et cette pensée en amena une autre, qui modifia subtilement la nature de son sourire. Le bien-être où errait son esprit était tout à fait étonnant. Une semaine plus tôt, cette pensée eût engendré un sentiment de frustration, et non…
— Huit jours, répondit-elle en se penchant en avant, les jambes croisées sur les chevilles. Il faudra donc nous équiper de deux ou trois protecteurs d’influx et de quelques bricoles…
— Déjà commandés et livrés grâce aux bons soins du magasin d’articles de bureau du coin de la rue. Des gens charmants. De toute façon, c’est une chose que j’aurais dû faire depuis longtemps déjà.
Mais il n’y avait pas pensé. Et il savait qu’elle savait qu’il n’y avait pas pensé.
« Plus tard. Tu t’occuperas de cela plus tard. » S'il ne s’était pas encore débarrassé de sa vieille manie de tout enfermer dans des petites boîtes étanches, il était aujourd’hui capable de les sortir et de les rouvrir. Mais cela attendrait qu’ils aient retrouvé et renvoyé dans sa maudite niche de pierre ce satané manuscrit. Ce qui signifiait pour commencer lui dire ce qu’avait découvert Karl.
— Karl a rappelé.
— Déjà ? C'est rapide. Même pour le Dieu de l’Information en personne.
— Apparemment, notre mystérieux collectionneur est un fan de La lettre volée d’Edgar Poe. Ses documents étaient tous en ordre, du certificat d’origine aux bordereaux de transport maritime. Faux, bien sûr, mais en ordre. Rien qui puisse éveiller des soupçons ni déclencher des sirènes d’alarme.
— Un travail de professionnel.
— Exactement.
D’un certain côté, c’était rassurant. Les professionnels obéissaient à certaines règles, tandis que les amateurs avaient trop souvent tendance à agir sans discernement et en dépit du bon sens, surtout lorsqu’ils étaient coincés.
— Donc, on sait où il se trouve ?
Wren en salivait à l’avance. De toute évidence, il devrait attendre avant de connaître les nouvelles qu’elle lui apportait. La Récupératrice se réveillait ! Non qu’il eût jamais partagé cette étape avec elle, il tenait à la vie, merci bien. Il se contenta de lui passer la page de notes prises lors de sa seconde conversation avec Karl, et recula mentalement d’un pas. Il avait fait sa part du travail. Au tour de son associée, à présent !
— Tu veux dîner ?
— Hrmmmm ?
— Dîner. Nourriture. Manger.
— Avec ça ? fit-elle en désignant la valise. Je m’étais dit que nous aurions acheté des plats à emporter sur le chemin de ton loft. Ou alors, hé ! pourquoi ne nous cuisinerais-tu pas quelque chose ?
Il lui adressa son meilleur regard « tu n’es vraiment qu’une sale gosse ! », qui avait fonctionné pendant huit mois de suite. Mais pas au-delà.
Wren, qui avait déjà le nez dans ses notes, sortit un stylo de son sac à main et couvrit d’indications diverses et de petites flèches la nette écriture manuscrite de Sergueï.
— Je suppose que tu ne veux pas manger italien, alors mexicain ou thaïlandais ?
— Thaïlandais ?
Elle leva vivement des yeux où brillait une lueur d’avidité quasi animale. Ceci répondait à cela.
Même lorsqu’elle était plongée dans la plus intense concentration, il gardait un moyen d’attirer son attention. C'était réconfortant.