La porte vitrée s’ouvrit en
coulissant. La chaleur moite de cet après-midi d’été les enveloppa
aussitôt, leur collant à la peau. Sergueï n’avait éprouvé aucune
nostalgie pour les conditions climatiques de la côte Est, c’était
certain. Dieu merci, il s’était déjà débarrassé de sa veste, qu’il
avait pliée et rangée dans son bagage à main, et son pantalon kaki
était assez léger pour rester confortable. Il n’était guère pressé
de reprendre sa façade d’homme d’affaires respectable.
Wren, quant à elle, était d’humeur
ronchonne.
— Je lui ai dit que j’étais désolée, au steward.
Et dans trois langues différentes, grâce à toi. Que voulaient-ils
de plus ?
Sergueï n’était pas doté d’une patience illimitée,
en dépit des prières formulées dans ce but depuis sept
heures.
— Je crois que le mieux en ce qui nous concerne
est de laisser tomber.
Il l’aimait, vraiment. Mais cela n’allait pas
l’empêcher de lui faire sa fête.
Le quai était désert, à part deux adolescents à la
mine abattue assis sur leurs bagages et un
agent de sécurité tout aussi réjoui parlant sur son portable. Il
souleva sa valise, maudissant André pour leur avoir pris des vols
aller et retour via Newark Liberty
plutôt que J.F.K. D’accord, Newark était moins cher et proposait
plus de vols, mais en cet instant précis il ne rêvait que d’une
chose : mettre Wren dans un taxi et bye-bye, plutôt que de devoir
se coltiner le train avec elle jusqu’à Manhattan. Mais tant qu’ils
ne seraient pas indemnisés, le solde de son compte professionnel ne
leur permettait pas de s’offrir le taxi.
Quant à son compte personnel, ce maudit
distributeur de l’aéroport de Malpensa lui avait avalé sa carte
avant le départ. Ce qui signifiait qu’il allait devoir perdre du
temps à la banque pour s’en faire délivrer une autre.
« Je suis trop vieux pour ça », songea-t-il.
Jadis, le décalage horaire le faisait rire. Bien sûr, dans le bon…
pardon, le mauvais vieux temps, il se
permettait souvent de laisser un agent actif sur place et de
rentrer seul chez lui. Voyager avec un Talent, surtout quand
celui-ci n’aimait pas l’avion, était en soi une véritable
épreuve.
Le train arriva avec plusieurs minutes de retard.
C’était une heure creuse. Assez creuse pour qu’il n’y eût que peu
de voyageurs dans leur voiture, juste un vieil homme en imperméable
crasseux, et une jeune executive woman
occupée à dicter Dieu sait quoi dans son téléphone cellulaire
multifonctions.
Wren, nota-t-il, avait choisi un siège loin de
cette dernière, mais il ignorait si c’était pour lui épargner tout
désagrément lié au Courant ou par volonté d’isolement. S’installant
à ses côtés, il se mit à regarder dans la même direction qu’elle. Ses cheveux châtains étaient
rassemblés sur la nuque en une sorte de catogan, mais quelques
mèches avaient déjà recouvré leur liberté. Leur texture soyeuse
absorbait littéralement la lumière. Quant à la fine pellicule de
sueur qui donnait cet aspect satiné à sa peau, il savait qu’elle
n’avait pas grand-chose à voir avec la chaleur. Il compatissait.
Mais il avait toujours envie de lui faire sa fête.
Pendant les vingt premières minutes du trajet, ils
n’échangèrent pas une parole, mais lorsque le train entra dans la
grande cité, sa main alla se poser sur la sienne pour rencontrer
des doigts glacés, qu’il serra avec douceur. Ce voyage n’avait été
facile pour aucun d’eux. Et sa phobie de l’air était tout sauf une
vue de l’esprit. Après une hésitation, elle retourna sa main sous
la sienne et lui rendit la pareille. C'était suffisant.
A la gare de Penn, ils descendirent du train et se
frayèrent un chemin dans le labyrinthe des couloirs et des
escaliers, pour emprunter l’escalator qui les amena enfin dans
l’agitation familière et rassurante de la foule de la
VIIIe Avenue. Sergueï pouvait presque
sentir les cellules de son corps se détendre, tandis que Wren
faisait penser à une chatte de retour chez elle après une visite
chez le vétérinaire. Encore angoissée, mais assurée que le monde
allait désormais tourner rond.
— Rentre chez toi. Dors un peu. Passe une heure
sous la douche. Le reste peut attendre que nous soyons redevenus
des êtres humains.
Wren battit des paupières, avant
d’acquiescer.
— Oui, oui, tu as raison. Seigneur, que c’est bon
de se retrouver chez soi.
Elle se tourna vers lui.
D’une main, il lui releva le menton pour lui souhaiter au revoir.
Il savait ce que ce geste avait de paternaliste, et qu’il risquait
de se prendre un coup de pied bien placé. Pourtant, malgré le côté
inédit de cette manifestation publique d’affection, il avait le
sentiment d’agir comme il le devait.
Aux minuscules et piquantes étincelles qui se
produisirent lorsque leurs lèvres se touchèrent, sans parler de la
manière dont le corps de Wren se vida littéralement de sa tension,
il comprit que son instinct ne l’avait pas trompé.
— Mmm. Ouiii.
Elle lui offrit un sourire, épuisée par le
décalage horaire mais déjà plus heureuse, avant de s’écarter.
— Vous aussi, monsieur, devriez dormir un
peu.
— Promis, répondit-il en faisant le signe
d’honneur des scouts.
Wren renifla, leva la main, et un taxi se glissa
tel un requin jaune jusque sous son nez. Pour une femme qui faisait
profession de passer inaperçue, elle avait une chance tout à fait
déconcertante avec les taxis. Elle ouvrit la portière, grimpa dans
le véhicule et disparut. Sergueï soupira, puis s’approcha du bord
du trottoir pour héler celui qui le conduirait chez lui.
Calée contre son dossier, Wren posa deux doigts
sur ses lèvres et secoua la tête. Elle allait devoir prendre des
mesures au sujet de ce Courant qui s’obstinait à faire des siennes
chaque fois que Sergueï la touchait d’une manière si peu érotique
que ce fût. Et peu importait que, contre toute attente, il semblât
aimer ça. L'appréhension qui la saisissait dans ces cas-là était un
problème. A divers égards. Quand bien même
cela lui offrait un meilleur aperçu de la psyché de son
associé…
— Où allons-nous, mademoiselle ?
Elle donna son adresse au chauffeur, et l’entendit
grogner sa déception quant au peu qu’il allait y gagner. Elle s’en
fichait. Entre la mission, le voyage, et le retour telle une gifle
de ce sentiment d’être observée dès l’instant où elle était sortie
de l’aéroport pour monter dans le train, elle était trop fatiguée
et trop mal lunée pour trimbaler ses bagages sur quelque distance
que ce fût.
Au point qu’arrivée à son immeuble, elle pensa
sérieusement les laisser dans le hall plutôt que de les monter par
l’escalier. Certes, les choses eussent été plus simples si elle
avait été un poil meilleure en translocation, et tant pis pour les
éventuels témoins ! Mais la pensée de tout ce qui risquait de mal
tourner, compte tenu de ses pouvoirs limités en la matière, rendait
supportable l’idée d’une escalade jusqu’au cinquième.
Une pile de courrier l’attendait dans sa boîte aux
lettres. Elle la fourra dans la première poche venue de son sac de
voyage, puis leva les yeux d’un air dégoûté vers le puits de la
cage d’escalier. Quelle mouche l’avait donc piquée de prendre un
appartement au dernier étage ? L'intimité qu’il offrait, et l’accès
discret au toit. Bien. Certains jours, cependant…
Si je les laisse ici, se raisonna-t-elle, dans une
demi-heure mes vêtements seront vendus à la sauvette sur le
trottoir. Mais…
Une rapide vérification interne lui confirma qu’il
lui restait juste assez de réserve pour, peut-être, lui faciliter
un peu la tâche.
— Avantage à la fille qui
pratique la formation continue, murmura-t-elle en s’agenouillant
près de ses valises.
Dans l’un des serveurs qu’elle avait récemment
consultés sur Internet figurait un article sur une expérience en
cours dans une grande université, traitant du rapport entre masse
et gravité. Si Wren n’y avait pas compris grand-chose, elle avait
néanmoins retenu que si la gravité ne faisait qu’attirer la masse,
l’électricité, elle, l’attirait aussi bien qu’elle la
repoussait.
Elle n’était pas une scientifique, loin s’en
fallait, mais elle possédait un avantage que les autres n’avaient
pas.
Jetant un coup d’œil à droite et à gauche pour
s’assurer que personne n’arrivait par l’escalier ou n’entrait
derrière elle, elle envoya, oh, une toute petite vrille de courant
sous ses bagages, et lui commanda de se fondre dans le
matériau.
Poids : lourd.
Bras fatigués, besoin repos.
Soulage-moi.
D’accord, ce n’était pas du Rimbaud. Mais ça
n’avait pas besoin de l’être. Intensité était le maître mot.
Intensité et concentration. Les mots n’étaient que des
vecteurs.
Il y eut un léger bourdonnement dans l’air,
l’odeur mentale de l’ozone, et lorsqu’elle souleva la poignée, ce
qui jusqu’ici était un objet pesant devint aussi léger qu’une
plume. Les bagages ne flottaient pas à proprement parler, mais ils
franchissaient les marches sans le moindre effort de sa part, ou si
peu.
— Regardez-moi, Wren la Solitaire, faire ce que je
veux de la science reconnue !
Euh, en fait, pas vraiment.
D’après ce qu’elle savait, même les Mages les plus puissants
n’étaient pas en mesure d’intervenir sur la gravité. Mais il était
possible, apparemment, de la brouiller quelque temps.
Ah ! Que n’ai-je près de moi un étudiant à qui je
puisse transmettre cette technique !
Bien sûr, elle pouvait toujours le claironner
depuis le toit à qui voulait l’entendre. Mais ce n’était pas cela
qui lui avait été inculqué, ni ce qui avait été inculqué à son
mentor. Et même des amis proches tels que Lee ne partageaient pas
vraiment leurs découvertes professionnelles. Sans doute
auraient-ils dû. Mais cela ne venait, semblait-il, à l’esprit de
personne.
« Un jour. Peut-être. » John Ebeneezer, son
mentor, avait passé la trentaine lorsqu’il l’avait forcée — dans
tous les sens du terme — à apprendre ce qu’il savait. Elle avait
encore le temps. Et il fallait qu’elle trouve la bonne personne.
Après tout, ce n’était pas comme si l’on pouvait commander le
disciple parfait sur Internet.
Ces pensées lui occupèrent l’esprit pendant quatre
des cinq volées de marches. Arrivée en vue de son appartement,
cependant, elle revint brusquement à la réalité.
Quelque chose clochait.
Elle ne savait trop ce qui lui faisait penser
cela. Elle avait effectué le verrouillage habituel, chargeant
quelques fondamentaux de la surveillance de l’endroit. C'était de
minuscules entités dévoreuses de Courant, aussi familiarisées avec
l’électricité fabriquée par l’homme qu’un chien avec sa famille
d’accueil. De faible résistance, ils étaient juste assez
intelligents pour faire la différence entre
les bons visiteurs (Sergueï, O.P., Peuplier, sa mère), et les
mauvais (tous les autres). Mais s’il y avait réellement un
problème, ils auraient fondu sur elle dès l’instant où elle se
serait montrée.
D’ailleurs, ils auraient de toute façon dû fondre
sur elle. Les fondamentaux étaient attirés par le Courant, raison
pour laquelle elle pouvait leur confier certaines tâches. Et ils
aimaient le goût de son noyau intime.
Abandonnant ses bagages sur le palier — quiconque
les voulait suffisamment pour monter jusque-là pouvait les prendre
—, elle gravit d’un pas prudent les dernières marches, calmant son
Courant interne pour mieux repérer une éventuelle anomalie derrière
sa porte.
Rien. Elle ne perçut rien. Pas même la présence
des fondamentaux. Son épuisement s’envola sur-le-champ, remplacé
par un état de supraconscience aiguë.
— Si O.P. a déconné avec mon installation ou viré
mes fondamentaux, j’écorcherai vif ce sale petit velu, le ferai
frire dans de l’huile de sésame et en ferai le dernier cri en
matière de snack.
Puisant sa clé dans la poche de sa veste, elle
déverrouilla la porte. Avant de l'ouvrir, cependant, elle toucha le
mur et se chargea d’une dose rapide de courant. La lumière baissa
un moment, et quelque part une chanson agonisa sur une chaîne
stéréo.
— Désolée, murmura-t-elle au voisin inconnu, avant
de pousser la porte.
La paix régnait dans le couloir. Et il n’y avait
ni Fatae se prélassant, ni Mage en colère, ni vibration de piège
électrique, ni signe de perturbation d’aucune sorte.
Mais pas le moindre fondamental. Nulle part.
Elle fit un pas de plus
dans l’appartement et jeta un œil dans la cuisine. Même la
vaisselle qu’elle avait laissée dans l’évier avait été lavée. Ce
dont elle prit bonne note. O.P. allait peut-être vivre, après tout.
Un autre pas, et le sentiment de quelque chose de bizarre s’empara
de nouveau d’elle, tel un doigt courant sur son épine dorsale. Elle
s’arrêta dans le couloir et retint sa respiration, tous les muscles
bandés, attendant une attaque qui ne vint pas. Son mystérieux et
invisible suiveur ? Un cambrioleur surpris en pleine action ? Pire
?
— O.K., tu es terrorisée par ton propre domicile.
Ma pauvre cocotte.
O.P. avait sans doute effrayé les fondamentaux qui
s’étaient enfuis, voilà tout. S'il avait fait venir d’autres Fatae,
le petit enfoiré, ils avaient pu être dépassés par les événements,
et tiraillés entre le « feu vert » qui lui était associé et cette
présence inconnue. Après tout…
Quelque chose vola sur son visage. Elle poussa un
cri et par réflexe le grilla d’un jet de Courant spontané.
« Seigneur, Valère. Tu ne crois pas que tu en fais
un peu trop, là ? »
Puis elle baissa les yeux sur les restes calcinés,
et formula un juron silencieux. Un soudain froissement métallique
lui fit faire une brusque volte-face, en position de défense. Rien
ne se produisit.
Levant la tête, elle vit alors un flot sombre et
épais se glisser dans le conduit du chauffage. Des bestioles gris
tacheté, de la taille d’une pièce d’un cent. Dans un accès de
colère noire, elle leur régla leur compte à l’aide de flèches de
Courant mieux dosées, laissant une traînée sombre sur le plafond
blanc. Des bestioles mortes tombèrent sur le
tapis, où elles se collèrent, à moitié fondues.
Sa rage immédiate retombée, elle observa une pause
pour respirer, consciente que ses réserves étaient proches de zéro,
et qu’elle était trop épuisée pour avoir les idées vraiment
claires.
La caravane des bestioles vers le conduit de
chauffage était stoppée, mais combien en restait-il dans
l’appartement ? Il pouvait y en avoir n’importe où. Et à l’heure
qu’il était, celui ou celle qui les avait placées là savait
qu’elles avaient été découvertes, et par conséquent qu’elle-même
était de retour dans son appartement.
Avec un frisson de dégoût, Wren se força à
récupérer ses bagages, valise et sac, qu’elle laissa dans le
séjour. Laissant la porte ouverte, elle poursuivit son inspection,
scannant tout d’un regard magique.
Elle trouva un groupe de fondamentaux blottis dans
le grille-pain, et se calma assez longtemps pour les convaincre de
quitter leur cachette.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie, mes chéris
?
Un rapide passage en revue de leur mémoire
superficielle lui fit faire la grimace. C'était de sa faute. Enfin,
plus ou moins. Ils n’avaient pas su quoi lui dire. Elle leur avait
donné l’image d’humains pénétrant dans l’appartement, pas de ces
bestioles.
Plus bête est l’outil, plus précise doit être sa
programmation. Il demeurait possible que le sentiment d’urgence
ressenti la veille, à propos de son retour chez elle, ait été dû au
mauvais sang qu’ils se faisaient dans leur indécision.
Elle n’avait rien contre les fondamentaux chez les
autres, ou chez elle quand elle n’y était pas, mais à présent elle
avait besoin de son intimité. Merci quand même.
Sauf que tu ne l’as pas. Ton intimité.
L'odeur infecte provenant des bestioles grillées
flottait toujours dans l’air, et elle savait que seul un sérieux
nettoyage parviendrait à l’en débarrasser. Sans parler du fait
qu’elle ne les avait sans doute pas toutes éliminés. Cette pensée
lui donna la chair de poule. Offrir à des inconnus des frissons
voyeuristes n’entrait pas dans son programme du jour.
Si elles avaient été placées là pour la
surveiller…
Après un dernier tour d’inspection de
l’appartement, sa décision fut prise.
Une demi-heure plus tard, Wren se demandait si
elle avait fait le bon choix. Appuyée à l’une des barres d’acier du
métro, elle s’efforçait d’éviter tout contact avec les autres
passagers, apparemment aussi éreintés et moites de sueur qu’elle
l’était. L'indécision le disputait au remords dans son esprit. Le
métro arriva à la station et s’arrêta dans une secousse. Elle
sortit juste à temps de sa torpeur pour se faufiler entre les
portes avant que celles-ci ne se referment. Le convoi s’éloigna, la
laissant chercher avec avidité un air respirable. Apparemment,
quelqu’un avait pressé le mauvais bouton sur le système de
filtrage, car c’était de l’air chaud
que soufflaient les bouches de la station. Bloquant sa respiration,
Wren grimpa les marches aussi vite qu’elle le put compte tenu de son état de fatigue, passant d’un four à
l’autre en débouchant dans la rue.
Au moins, l’air circulait-il un peu ici, même si
le phénomène n’était dû qu’au passage des véhicules sur la
chaussée. Elle longea les trois îlots qui la séparaient de la tour
high-tech où habitait son associé, avec une sincère gratitude pour
le groupe de vigilance citoyenne qui continuait à arroser les
arbres du quartier, comme en témoignait le vert de leurs feuilles.
A voir celles-ci, on était tenté de croire que le temps allait
bientôt se radoucir.
Une fois devant l’immeuble, elle prit une profonde
inspiration et entreprit de tisser un cocon de Courant autour
d’elle afin de passer devant le portier sans qu’il ne lui pose de
questions.
— Et flûte.
Le Courant-serpents donna quelques à-coups
paresseux, mais ce fut la seule réponse qu’elle obtint. Elle était
vidée. Totalement. Ce qui expliquait cette sensation
d’étourdissement et cette vague nausée. Ou était-ce un effet du
décalage horaire ? Elle s'était quelque peu laissée aller ces
derniers temps. Pas de gym… Trop chaud, ne fût-ce que pour y
songer.
— Madame ?
Elle gratifia le portier, un grand noir vêtu d’une
élégante veste d’uniforme marine, d’un large sourire.
— Bonsoir. Hmm, je viens voir Sergueï ? Didier ?
Appartement 16D.
Le gardien frappa une touche de l’Interphone posé
sur son bureau et releva les yeux sur elle.
— Votre nom, s’il vous plaît ?
— Très bien, mademoiselle Valère. Je
l’appelle.
— Merci beaucoup.
Il allait être furax. Il venait sans doute à peine
de se coucher. L'idée d’un Sergueï ensommeillé, chaud et peut-être
nu la fit sourire un bref instant, avant que les récents événements
ne reprennent possession de son esprit.
— Monsieur Didier ?
Il devait être nouveau, se dit-elle, pour
prononcer ainsi le « r » final.
— Oui, il y a ici une jeune femme… Tout de suite,
monsieur.
Replaçant le combiné de l’Interphone sur son
support, le gardien reporta les yeux sur elle.
— Vous pouvez monter, mademoiselle.
— Merci.
Wren espérait juste être capable de se redresser
et de traverser le hall sans tomber. Ni vomir. Ni subir l’une de
ces charmantes petites choses qui se produisaient lorsqu’elle était
à ce point diminuée. Le besoin de « pomper » dans l’immeuble était
presque insoutenable, mais elle craignait de ne pas être en mesure
de le faire proprement. D’abord dormir. Ou un peu de caféine.
Lorsque la porte de l’appartement tout de chrome
et de bois s’ouvrit sur le palier du seizième étage, elle tomba
pratiquement dans les bras de Sergueï.
— Qu’est-ce que… ? Non, on parlera plus tard.
Entre.
Elle ne s’était pas trompée : il s’était couché
nu. Le pantalon de survêtement qu’il avait enfilé à la hâte
était lâchement noué et lui tombait sur les
hanches. Quant au loisir de le contempler sans avoir à détourner
les yeux, il était assez neuf pour être… émoustillant.
Son appartement se composait d’un vaste espace
ouvert façon loft, avec la chambre en mezzanine. De splendides
tableaux ornaient les murs peints en gris perle, et le mobilier
devait provenir du hall d’exposition d’un de ces magasins aux prix
scandaleusement élevés. Moderne, sophistiqué et sans aucun doute
très cher. Wren avait toujours peur de casser quelque chose
lorsqu’elle venait ici. En dix ans de travail en commun, elle
n’avait mis les pieds chez son associé qu’à l’occasion de l’affaire
Frants, comme si une petite voix en elle lui avait dit qu’elle ne
cadrerait pas dans le décor. Ce qui ne les avaient pas empêchés de
continuer à se rencontrer chez elle, par habitude.
Ou peut-être, songea-t-elle une fois de plus,
parce qu’il ne souhaitait pas la voir ici, dans son refuge.
S'il était désormais présent dans presque tous les
domaines de sa vie, il restait certaines zones d’ombre dans la
sienne, mais la contrariété qu’elle en concevait était sans doute
excessive… Ou justifiée ? « Suffit, ma grande. Cesse de divaguer.
»
Sergueï l’installa sur le canapé le plus proche,
puis gagna la cuisine, d’où s’échappa bientôt une odeur de café qui
lui chatouilla les neurones, et qu’elle huma profondément.
— Dieu te bénisse, mon cher Sergueï.
Le breuvage serait à coup sûr infect — il ne
possédait cette cafetière électrique que depuis un mois, et
ne savait toujours pas doser convenablement
la mouture et l’eau —, mais ce serait toujours du café.
— Tu ne t’es pas rechargée.
Ce n’était pas une question, mais une
affirmation.
— Un aéroport n’est pas le meilleur endroit…
— Conneries que tout ça.
Elle en eut le souffle coupé. Venant de Sergueï,
c’était d’une grossièreté tout à fait inattendue.
— Je t’ai vue te brancher sur un commissariat de
police, Valère. Quand nous étions dans ce fichu bassin de
rétention.
Vrai.
— C’est...
Elle n’y avait pas vraiment songé, jusqu’à cet
instant. Et les idées peinaient à se succéder sous son crâne.
Molles. Lentes. Mauvais, tout ça. Elle n’avait eu aucune hésitation
à refaire le plein dans son immeuble, où les câbles et elle étaient
vieux amis.
— Je crois que… l’espace obscur m’a peut-être un
peu plus effrayée que je ne le pensais. Je ne voulais pas… prendre
le risque de me connecter à un lieu inconnu, au cas où… Enfin, tu
sais, ajouta-t-elle avec un haussement d’épaules.
Non, il ne savait pas. Il ne le pouvait pas, sauf
s'il essayait un jour de parler et que rien ne sorte de sa gorge.
Ou essayait de voir et que rien ne lui apparaisse. Ou essayait de
respirer et que ses poumons ne lui obéissent pas.
Sergueï revint avec un gros objet rectangulaire,
qu’il posa sur la table basse devant elle. Wren y jeta un œil,
l’étudia de nouveau, puis éclata d’un rire léger.
— Tu es un génie, répondit-elle obligeamment, tout
en penchant pour poser les mains sur la batterie de voiture. Un
génie absolu, indiscutable.
La tension de la batterie était faible, à peine
douze volts, mais elle mit du baume à son noyau intime par
l’assurance qu’il n’avait pas été oublié.
Puis elle se renversa contre son dossier, soupira,
et observa son associé. Celui-ci avait pris place dans le fauteuil
qui lui faisait face, jambes allongées et croisées sur les
chevilles. Ses cheveux étaient ébouriffés comme s’il n’avait cessé
d’y plonger les mains, ce qui lui allait beaucoup mieux que la
coupe quasi militaire qu’il avait adoptée jusqu’à une date récente.
Elle nota mentalement de le lui dire, histoire de s’assurer qu’il
ne se les fasse plus couper aussi courts.
— Je suppose qu’il y a une bonne raison pour que
tu ne sois pas enfouie sous tes draps, à faire des rêves peuplés
d’éclairs et de coups de tonnerre.
La raison de sa visite lui revint sur-le-champ à
l’esprit. Elle pencha la tête en arrière et ferma les yeux.
— Mon appartement était truffé de bestioles.
Il fronça les sourcils, aussitôt en alerte.
— Des bestioles… électroniques ?
Elle avait beau être morte de fatigue, l’idée
saugrenue d’avoir introduit encore plus d’électronique chez elle la
fit sourire.
— Des puces, des mouchards, des bugs, quel que
soit le mignon petit nom qu’on leur donne, oui… Petits,
grouillants, réceptifs à la magie, dans tous les coins de mon appartement. Bon sang, ils commencent vraiment
à me gonfler.
— Qui ?
— Le Conseil. Qui d’autre aurait l’argent et le
motif pour faire une telle chose ? A moins qu’il n’y ait un joueur
que je ne connais pas dans ce jeu stupide et agaçant qu’est devenu
ma vie. Tu crois que…
Sergueï secoua la tête.
— Non. Le Silence ne fonctionne qu’avec des agents
humains dépourvus de pouvoirs magiques. En grande partie parce
qu’il n’a pas accès à ceux qui en sont dotés. Je soupçonne plutôt
un problème de confiance, ici. Dans la position où se trouve
l’organisation, la magie est trop souvent synonyme du mal, d’un
ennemi qu’il faut combattre.
En fait, songea-t-elle, tout cela laissait
entendre qu’ils avaient subi leur lot de vieille magie. Sergueï ne
lui disait pas tout, elle le sentait, mais faire tourner les
rouages de son cerveau pour deviner ce qu’il lui dissimulait
exigeait trop d’efforts, et elle pouvait remettre cela à plus
tard.
— Alors, qu’as-tu décidé ?
Wren bâilla à s’en décrocher la mâchoire. Même la
promesse d’un café ne suffisait pas à lui garder les yeux
ouverts.
— Il faut que je fasse fumiger ma turne, ce qui
représente un bazar que tu n’imagines pas. Attaquer sans
précautions ces petites saloperies grillerait toute l’électronique
que je possède. Il faudra donc vider complètement l’appartement,
procéder au nettoyage, puis tout remettre en place et le faire
laver de fond en comble. Quand on les grille,
les mouchards dégagent une odeur vraiment pestilentielle.
Elle réussit à maintenir ses paupières ouvertes
assez longtemps pour le regarder, avant de résumer :
— Ça pue la charogne, chez moi.
Sergueï secoua la tête, un mince sourire sur les
lèvres.
— Hôtel Didier, à ton service, aussi longtemps que
tu en auras besoin.
A la manière dont il la fixait à présent, elle
devina que ce n’était pas seulement l’appartement qui allait être
mis à sa disposition. « Mmm. Café d’abord. Puis dodo. Puis sexe.
»
Elle l’étudia de nouveau, et rectifia :
« O.K. Café d’abord. Puis sexe. Puis dodo. »