11.
La porte vitrée s’ouvrit en coulissant. La chaleur moite de cet après-midi d’été les enveloppa aussitôt, leur collant à la peau. Sergueï n’avait éprouvé aucune nostalgie pour les conditions climatiques de la côte Est, c’était certain. Dieu merci, il s’était déjà débarrassé de sa veste, qu’il avait pliée et rangée dans son bagage à main, et son pantalon kaki était assez léger pour rester confortable. Il n’était guère pressé de reprendre sa façade d’homme d’affaires respectable.
Wren, quant à elle, était d’humeur ronchonne.
— Je lui ai dit que j’étais désolée, au steward. Et dans trois langues différentes, grâce à toi. Que voulaient-ils de plus ?
Sergueï n’était pas doté d’une patience illimitée, en dépit des prières formulées dans ce but depuis sept heures.
— Je crois que le mieux en ce qui nous concerne est de laisser tomber.
Il l’aimait, vraiment. Mais cela n’allait pas l’empêcher de lui faire sa fête.
Le quai était désert, à part deux adolescents à la mine abattue assis sur leurs bagages et un agent de sécurité tout aussi réjoui parlant sur son portable. Il souleva sa valise, maudissant André pour leur avoir pris des vols aller et retour via Newark Liberty plutôt que J.F.K. D’accord, Newark était moins cher et proposait plus de vols, mais en cet instant précis il ne rêvait que d’une chose : mettre Wren dans un taxi et bye-bye, plutôt que de devoir se coltiner le train avec elle jusqu’à Manhattan. Mais tant qu’ils ne seraient pas indemnisés, le solde de son compte professionnel ne leur permettait pas de s’offrir le taxi.
Quant à son compte personnel, ce maudit distributeur de l’aéroport de Malpensa lui avait avalé sa carte avant le départ. Ce qui signifiait qu’il allait devoir perdre du temps à la banque pour s’en faire délivrer une autre.
« Je suis trop vieux pour ça », songea-t-il. Jadis, le décalage horaire le faisait rire. Bien sûr, dans le bon… pardon, le mauvais vieux temps, il se permettait souvent de laisser un agent actif sur place et de rentrer seul chez lui. Voyager avec un Talent, surtout quand celui-ci n’aimait pas l’avion, était en soi une véritable épreuve.
Le train arriva avec plusieurs minutes de retard. C’était une heure creuse. Assez creuse pour qu’il n’y eût que peu de voyageurs dans leur voiture, juste un vieil homme en imperméable crasseux, et une jeune executive woman occupée à dicter Dieu sait quoi dans son téléphone cellulaire multifonctions.
Wren, nota-t-il, avait choisi un siège loin de cette dernière, mais il ignorait si c’était pour lui épargner tout désagrément lié au Courant ou par volonté d’isolement. S’installant à ses côtés, il se mit à regarder dans la même direction qu’elle. Ses cheveux châtains étaient rassemblés sur la nuque en une sorte de catogan, mais quelques mèches avaient déjà recouvré leur liberté. Leur texture soyeuse absorbait littéralement la lumière. Quant à la fine pellicule de sueur qui donnait cet aspect satiné à sa peau, il savait qu’elle n’avait pas grand-chose à voir avec la chaleur. Il compatissait. Mais il avait toujours envie de lui faire sa fête.
Pendant les vingt premières minutes du trajet, ils n’échangèrent pas une parole, mais lorsque le train entra dans la grande cité, sa main alla se poser sur la sienne pour rencontrer des doigts glacés, qu’il serra avec douceur. Ce voyage n’avait été facile pour aucun d’eux. Et sa phobie de l’air était tout sauf une vue de l’esprit. Après une hésitation, elle retourna sa main sous la sienne et lui rendit la pareille. C'était suffisant.
A la gare de Penn, ils descendirent du train et se frayèrent un chemin dans le labyrinthe des couloirs et des escaliers, pour emprunter l’escalator qui les amena enfin dans l’agitation familière et rassurante de la foule de la VIIIe Avenue. Sergueï pouvait presque sentir les cellules de son corps se détendre, tandis que Wren faisait penser à une chatte de retour chez elle après une visite chez le vétérinaire. Encore angoissée, mais assurée que le monde allait désormais tourner rond.
— Rentre chez toi. Dors un peu. Passe une heure sous la douche. Le reste peut attendre que nous soyons redevenus des êtres humains.
Wren battit des paupières, avant d’acquiescer.
— Oui, oui, tu as raison. Seigneur, que c’est bon de se retrouver chez soi.
Elle se tourna vers lui. D’une main, il lui releva le menton pour lui souhaiter au revoir. Il savait ce que ce geste avait de paternaliste, et qu’il risquait de se prendre un coup de pied bien placé. Pourtant, malgré le côté inédit de cette manifestation publique d’affection, il avait le sentiment d’agir comme il le devait.
Aux minuscules et piquantes étincelles qui se produisirent lorsque leurs lèvres se touchèrent, sans parler de la manière dont le corps de Wren se vida littéralement de sa tension, il comprit que son instinct ne l’avait pas trompé.
— Mmm. Ouiii.
Elle lui offrit un sourire, épuisée par le décalage horaire mais déjà plus heureuse, avant de s’écarter.
— Vous aussi, monsieur, devriez dormir un peu.
— Promis, répondit-il en faisant le signe d’honneur des scouts.
Wren renifla, leva la main, et un taxi se glissa tel un requin jaune jusque sous son nez. Pour une femme qui faisait profession de passer inaperçue, elle avait une chance tout à fait déconcertante avec les taxis. Elle ouvrit la portière, grimpa dans le véhicule et disparut. Sergueï soupira, puis s’approcha du bord du trottoir pour héler celui qui le conduirait chez lui.
Calée contre son dossier, Wren posa deux doigts sur ses lèvres et secoua la tête. Elle allait devoir prendre des mesures au sujet de ce Courant qui s’obstinait à faire des siennes chaque fois que Sergueï la touchait d’une manière si peu érotique que ce fût. Et peu importait que, contre toute attente, il semblât aimer ça. L'appréhension qui la saisissait dans ces cas-là était un problème. A divers égards. Quand bien même cela lui offrait un meilleur aperçu de la psyché de son associé…
— Où allons-nous, mademoiselle ?
Elle donna son adresse au chauffeur, et l’entendit grogner sa déception quant au peu qu’il allait y gagner. Elle s’en fichait. Entre la mission, le voyage, et le retour telle une gifle de ce sentiment d’être observée dès l’instant où elle était sortie de l’aéroport pour monter dans le train, elle était trop fatiguée et trop mal lunée pour trimbaler ses bagages sur quelque distance que ce fût.
Au point qu’arrivée à son immeuble, elle pensa sérieusement les laisser dans le hall plutôt que de les monter par l’escalier. Certes, les choses eussent été plus simples si elle avait été un poil meilleure en translocation, et tant pis pour les éventuels témoins ! Mais la pensée de tout ce qui risquait de mal tourner, compte tenu de ses pouvoirs limités en la matière, rendait supportable l’idée d’une escalade jusqu’au cinquième.
Une pile de courrier l’attendait dans sa boîte aux lettres. Elle la fourra dans la première poche venue de son sac de voyage, puis leva les yeux d’un air dégoûté vers le puits de la cage d’escalier. Quelle mouche l’avait donc piquée de prendre un appartement au dernier étage ? L'intimité qu’il offrait, et l’accès discret au toit. Bien. Certains jours, cependant…
Si je les laisse ici, se raisonna-t-elle, dans une demi-heure mes vêtements seront vendus à la sauvette sur le trottoir. Mais…
Une rapide vérification interne lui confirma qu’il lui restait juste assez de réserve pour, peut-être, lui faciliter un peu la tâche.
— Avantage à la fille qui pratique la formation continue, murmura-t-elle en s’agenouillant près de ses valises.
Dans l’un des serveurs qu’elle avait récemment consultés sur Internet figurait un article sur une expérience en cours dans une grande université, traitant du rapport entre masse et gravité. Si Wren n’y avait pas compris grand-chose, elle avait néanmoins retenu que si la gravité ne faisait qu’attirer la masse, l’électricité, elle, l’attirait aussi bien qu’elle la repoussait.
Elle n’était pas une scientifique, loin s’en fallait, mais elle possédait un avantage que les autres n’avaient pas.
Jetant un coup d’œil à droite et à gauche pour s’assurer que personne n’arrivait par l’escalier ou n’entrait derrière elle, elle envoya, oh, une toute petite vrille de courant sous ses bagages, et lui commanda de se fondre dans le matériau.
Poids : lourd.
Bras fatigués, besoin repos.
Soulage-moi.
D’accord, ce n’était pas du Rimbaud. Mais ça n’avait pas besoin de l’être. Intensité était le maître mot. Intensité et concentration. Les mots n’étaient que des vecteurs.
Il y eut un léger bourdonnement dans l’air, l’odeur mentale de l’ozone, et lorsqu’elle souleva la poignée, ce qui jusqu’ici était un objet pesant devint aussi léger qu’une plume. Les bagages ne flottaient pas à proprement parler, mais ils franchissaient les marches sans le moindre effort de sa part, ou si peu.
— Regardez-moi, Wren la Solitaire, faire ce que je veux de la science reconnue !
Euh, en fait, pas vraiment. D’après ce qu’elle savait, même les Mages les plus puissants n’étaient pas en mesure d’intervenir sur la gravité. Mais il était possible, apparemment, de la brouiller quelque temps.
Ah ! Que n’ai-je près de moi un étudiant à qui je puisse transmettre cette technique !
Bien sûr, elle pouvait toujours le claironner depuis le toit à qui voulait l’entendre. Mais ce n’était pas cela qui lui avait été inculqué, ni ce qui avait été inculqué à son mentor. Et même des amis proches tels que Lee ne partageaient pas vraiment leurs découvertes professionnelles. Sans doute auraient-ils dû. Mais cela ne venait, semblait-il, à l’esprit de personne.
« Un jour. Peut-être. » John Ebeneezer, son mentor, avait passé la trentaine lorsqu’il l’avait forcée — dans tous les sens du terme — à apprendre ce qu’il savait. Elle avait encore le temps. Et il fallait qu’elle trouve la bonne personne. Après tout, ce n’était pas comme si l’on pouvait commander le disciple parfait sur Internet.
Ces pensées lui occupèrent l’esprit pendant quatre des cinq volées de marches. Arrivée en vue de son appartement, cependant, elle revint brusquement à la réalité.
Quelque chose clochait.
Elle ne savait trop ce qui lui faisait penser cela. Elle avait effectué le verrouillage habituel, chargeant quelques fondamentaux de la surveillance de l’endroit. C'était de minuscules entités dévoreuses de Courant, aussi familiarisées avec l’électricité fabriquée par l’homme qu’un chien avec sa famille d’accueil. De faible résistance, ils étaient juste assez intelligents pour faire la différence entre les bons visiteurs (Sergueï, O.P., Peuplier, sa mère), et les mauvais (tous les autres). Mais s’il y avait réellement un problème, ils auraient fondu sur elle dès l’instant où elle se serait montrée.
D’ailleurs, ils auraient de toute façon dû fondre sur elle. Les fondamentaux étaient attirés par le Courant, raison pour laquelle elle pouvait leur confier certaines tâches. Et ils aimaient le goût de son noyau intime.
Abandonnant ses bagages sur le palier — quiconque les voulait suffisamment pour monter jusque-là pouvait les prendre —, elle gravit d’un pas prudent les dernières marches, calmant son Courant interne pour mieux repérer une éventuelle anomalie derrière sa porte.
Rien. Elle ne perçut rien. Pas même la présence des fondamentaux. Son épuisement s’envola sur-le-champ, remplacé par un état de supraconscience aiguë.
— Si O.P. a déconné avec mon installation ou viré mes fondamentaux, j’écorcherai vif ce sale petit velu, le ferai frire dans de l’huile de sésame et en ferai le dernier cri en matière de snack.
Puisant sa clé dans la poche de sa veste, elle déverrouilla la porte. Avant de l'ouvrir, cependant, elle toucha le mur et se chargea d’une dose rapide de courant. La lumière baissa un moment, et quelque part une chanson agonisa sur une chaîne stéréo.
— Désolée, murmura-t-elle au voisin inconnu, avant de pousser la porte.
La paix régnait dans le couloir. Et il n’y avait ni Fatae se prélassant, ni Mage en colère, ni vibration de piège électrique, ni signe de perturbation d’aucune sorte.
Mais pas le moindre fondamental. Nulle part.
Elle fit un pas de plus dans l’appartement et jeta un œil dans la cuisine. Même la vaisselle qu’elle avait laissée dans l’évier avait été lavée. Ce dont elle prit bonne note. O.P. allait peut-être vivre, après tout. Un autre pas, et le sentiment de quelque chose de bizarre s’empara de nouveau d’elle, tel un doigt courant sur son épine dorsale. Elle s’arrêta dans le couloir et retint sa respiration, tous les muscles bandés, attendant une attaque qui ne vint pas. Son mystérieux et invisible suiveur ? Un cambrioleur surpris en pleine action ? Pire ?
— O.K., tu es terrorisée par ton propre domicile. Ma pauvre cocotte.
O.P. avait sans doute effrayé les fondamentaux qui s’étaient enfuis, voilà tout. S'il avait fait venir d’autres Fatae, le petit enfoiré, ils avaient pu être dépassés par les événements, et tiraillés entre le « feu vert » qui lui était associé et cette présence inconnue. Après tout…
Quelque chose vola sur son visage. Elle poussa un cri et par réflexe le grilla d’un jet de Courant spontané.
« Seigneur, Valère. Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop, là ? »
Puis elle baissa les yeux sur les restes calcinés, et formula un juron silencieux. Un soudain froissement métallique lui fit faire une brusque volte-face, en position de défense. Rien ne se produisit.
Levant la tête, elle vit alors un flot sombre et épais se glisser dans le conduit du chauffage. Des bestioles gris tacheté, de la taille d’une pièce d’un cent. Dans un accès de colère noire, elle leur régla leur compte à l’aide de flèches de Courant mieux dosées, laissant une traînée sombre sur le plafond blanc. Des bestioles mortes tombèrent sur le tapis, où elles se collèrent, à moitié fondues.
Sa rage immédiate retombée, elle observa une pause pour respirer, consciente que ses réserves étaient proches de zéro, et qu’elle était trop épuisée pour avoir les idées vraiment claires.
La caravane des bestioles vers le conduit de chauffage était stoppée, mais combien en restait-il dans l’appartement ? Il pouvait y en avoir n’importe où. Et à l’heure qu’il était, celui ou celle qui les avait placées là savait qu’elles avaient été découvertes, et par conséquent qu’elle-même était de retour dans son appartement.
Avec un frisson de dégoût, Wren se força à récupérer ses bagages, valise et sac, qu’elle laissa dans le séjour. Laissant la porte ouverte, elle poursuivit son inspection, scannant tout d’un regard magique.
Elle trouva un groupe de fondamentaux blottis dans le grille-pain, et se calma assez longtemps pour les convaincre de quitter leur cachette.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie, mes chéris ?
Un rapide passage en revue de leur mémoire superficielle lui fit faire la grimace. C'était de sa faute. Enfin, plus ou moins. Ils n’avaient pas su quoi lui dire. Elle leur avait donné l’image d’humains pénétrant dans l’appartement, pas de ces bestioles.
Plus bête est l’outil, plus précise doit être sa programmation. Il demeurait possible que le sentiment d’urgence ressenti la veille, à propos de son retour chez elle, ait été dû au mauvais sang qu’ils se faisaient dans leur indécision.
— Bon. Très bien, les enfants, merci. Maintenant ouste ! Du balai.
Elle n’avait rien contre les fondamentaux chez les autres, ou chez elle quand elle n’y était pas, mais à présent elle avait besoin de son intimité. Merci quand même.
Sauf que tu ne l’as pas. Ton intimité.
L'odeur infecte provenant des bestioles grillées flottait toujours dans l’air, et elle savait que seul un sérieux nettoyage parviendrait à l’en débarrasser. Sans parler du fait qu’elle ne les avait sans doute pas toutes éliminés. Cette pensée lui donna la chair de poule. Offrir à des inconnus des frissons voyeuristes n’entrait pas dans son programme du jour.
Si elles avaient été placées là pour la surveiller…
Après un dernier tour d’inspection de l’appartement, sa décision fut prise.
Une demi-heure plus tard, Wren se demandait si elle avait fait le bon choix. Appuyée à l’une des barres d’acier du métro, elle s’efforçait d’éviter tout contact avec les autres passagers, apparemment aussi éreintés et moites de sueur qu’elle l’était. L'indécision le disputait au remords dans son esprit. Le métro arriva à la station et s’arrêta dans une secousse. Elle sortit juste à temps de sa torpeur pour se faufiler entre les portes avant que celles-ci ne se referment. Le convoi s’éloigna, la laissant chercher avec avidité un air respirable. Apparemment, quelqu’un avait pressé le mauvais bouton sur le système de filtrage, car c’était de l’air chaud que soufflaient les bouches de la station. Bloquant sa respiration, Wren grimpa les marches aussi vite qu’elle le put compte tenu de son état de fatigue, passant d’un four à l’autre en débouchant dans la rue.
Au moins, l’air circulait-il un peu ici, même si le phénomène n’était dû qu’au passage des véhicules sur la chaussée. Elle longea les trois îlots qui la séparaient de la tour high-tech où habitait son associé, avec une sincère gratitude pour le groupe de vigilance citoyenne qui continuait à arroser les arbres du quartier, comme en témoignait le vert de leurs feuilles. A voir celles-ci, on était tenté de croire que le temps allait bientôt se radoucir.
Une fois devant l’immeuble, elle prit une profonde inspiration et entreprit de tisser un cocon de Courant autour d’elle afin de passer devant le portier sans qu’il ne lui pose de questions.
— Et flûte.
Le Courant-serpents donna quelques à-coups paresseux, mais ce fut la seule réponse qu’elle obtint. Elle était vidée. Totalement. Ce qui expliquait cette sensation d’étourdissement et cette vague nausée. Ou était-ce un effet du décalage horaire ? Elle s'était quelque peu laissée aller ces derniers temps. Pas de gym… Trop chaud, ne fût-ce que pour y songer.
— Madame ?
Elle gratifia le portier, un grand noir vêtu d’une élégante veste d’uniforme marine, d’un large sourire.
— Bonsoir. Hmm, je viens voir Sergueï ? Didier ? Appartement 16D.
Le gardien frappa une touche de l’Interphone posé sur son bureau et releva les yeux sur elle.
— Votre nom, s’il vous plaît ?
— Valère. Geneviève Valère.
— Très bien, mademoiselle Valère. Je l’appelle.
— Merci beaucoup.
Il allait être furax. Il venait sans doute à peine de se coucher. L'idée d’un Sergueï ensommeillé, chaud et peut-être nu la fit sourire un bref instant, avant que les récents événements ne reprennent possession de son esprit.
— Monsieur Didier ?
Il devait être nouveau, se dit-elle, pour prononcer ainsi le « r » final.
— Oui, il y a ici une jeune femme… Tout de suite, monsieur.
Replaçant le combiné de l’Interphone sur son support, le gardien reporta les yeux sur elle.
— Vous pouvez monter, mademoiselle.
— Merci.
Wren espérait juste être capable de se redresser et de traverser le hall sans tomber. Ni vomir. Ni subir l’une de ces charmantes petites choses qui se produisaient lorsqu’elle était à ce point diminuée. Le besoin de « pomper » dans l’immeuble était presque insoutenable, mais elle craignait de ne pas être en mesure de le faire proprement. D’abord dormir. Ou un peu de caféine.
Lorsque la porte de l’appartement tout de chrome et de bois s’ouvrit sur le palier du seizième étage, elle tomba pratiquement dans les bras de Sergueï.
— Qu’est-ce que… ? Non, on parlera plus tard. Entre.
Elle ne s’était pas trompée : il s’était couché nu. Le pantalon de survêtement qu’il avait enfilé à la hâte était lâchement noué et lui tombait sur les hanches. Quant au loisir de le contempler sans avoir à détourner les yeux, il était assez neuf pour être… émoustillant.
Son appartement se composait d’un vaste espace ouvert façon loft, avec la chambre en mezzanine. De splendides tableaux ornaient les murs peints en gris perle, et le mobilier devait provenir du hall d’exposition d’un de ces magasins aux prix scandaleusement élevés. Moderne, sophistiqué et sans aucun doute très cher. Wren avait toujours peur de casser quelque chose lorsqu’elle venait ici. En dix ans de travail en commun, elle n’avait mis les pieds chez son associé qu’à l’occasion de l’affaire Frants, comme si une petite voix en elle lui avait dit qu’elle ne cadrerait pas dans le décor. Ce qui ne les avaient pas empêchés de continuer à se rencontrer chez elle, par habitude.
Ou peut-être, songea-t-elle une fois de plus, parce qu’il ne souhaitait pas la voir ici, dans son refuge.
S'il était désormais présent dans presque tous les domaines de sa vie, il restait certaines zones d’ombre dans la sienne, mais la contrariété qu’elle en concevait était sans doute excessive… Ou justifiée ? « Suffit, ma grande. Cesse de divaguer. »
Sergueï l’installa sur le canapé le plus proche, puis gagna la cuisine, d’où s’échappa bientôt une odeur de café qui lui chatouilla les neurones, et qu’elle huma profondément.
— Dieu te bénisse, mon cher Sergueï.
Le breuvage serait à coup sûr infect — il ne possédait cette cafetière électrique que depuis un mois, et ne savait toujours pas doser convenablement la mouture et l’eau —, mais ce serait toujours du café.
— Tu ne t’es pas rechargée.
Ce n’était pas une question, mais une affirmation.
— Un aéroport n’est pas le meilleur endroit…
— Conneries que tout ça.
Elle en eut le souffle coupé. Venant de Sergueï, c’était d’une grossièreté tout à fait inattendue.
— Je t’ai vue te brancher sur un commissariat de police, Valère. Quand nous étions dans ce fichu bassin de rétention.
Vrai.
— C’est...
Elle n’y avait pas vraiment songé, jusqu’à cet instant. Et les idées peinaient à se succéder sous son crâne. Molles. Lentes. Mauvais, tout ça. Elle n’avait eu aucune hésitation à refaire le plein dans son immeuble, où les câbles et elle étaient vieux amis.
— Je crois que… l’espace obscur m’a peut-être un peu plus effrayée que je ne le pensais. Je ne voulais pas… prendre le risque de me connecter à un lieu inconnu, au cas où… Enfin, tu sais, ajouta-t-elle avec un haussement d’épaules.
Non, il ne savait pas. Il ne le pouvait pas, sauf s'il essayait un jour de parler et que rien ne sorte de sa gorge. Ou essayait de voir et que rien ne lui apparaisse. Ou essayait de respirer et que ses poumons ne lui obéissent pas.
Sergueï revint avec un gros objet rectangulaire, qu’il posa sur la table basse devant elle. Wren y jeta un œil, l’étudia de nouveau, puis éclata d’un rire léger.
— Tais-toi et vas-y, déclara-t-il. Et dis-moi que je suis un génie.
— Tu es un génie, répondit-elle obligeamment, tout en penchant pour poser les mains sur la batterie de voiture. Un génie absolu, indiscutable.
La tension de la batterie était faible, à peine douze volts, mais elle mit du baume à son noyau intime par l’assurance qu’il n’avait pas été oublié.
Puis elle se renversa contre son dossier, soupira, et observa son associé. Celui-ci avait pris place dans le fauteuil qui lui faisait face, jambes allongées et croisées sur les chevilles. Ses cheveux étaient ébouriffés comme s’il n’avait cessé d’y plonger les mains, ce qui lui allait beaucoup mieux que la coupe quasi militaire qu’il avait adoptée jusqu’à une date récente. Elle nota mentalement de le lui dire, histoire de s’assurer qu’il ne se les fasse plus couper aussi courts.
— Je suppose qu’il y a une bonne raison pour que tu ne sois pas enfouie sous tes draps, à faire des rêves peuplés d’éclairs et de coups de tonnerre.
La raison de sa visite lui revint sur-le-champ à l’esprit. Elle pencha la tête en arrière et ferma les yeux.
— Mon appartement était truffé de bestioles.
Il fronça les sourcils, aussitôt en alerte.
— Des bestioles… électroniques ?
Elle avait beau être morte de fatigue, l’idée saugrenue d’avoir introduit encore plus d’électronique chez elle la fit sourire.
— Des puces, des mouchards, des bugs, quel que soit le mignon petit nom qu’on leur donne, oui… Petits, grouillants, réceptifs à la magie, dans tous les coins de mon appartement. Bon sang, ils commencent vraiment à me gonfler.
— Qui ?
— Le Conseil. Qui d’autre aurait l’argent et le motif pour faire une telle chose ? A moins qu’il n’y ait un joueur que je ne connais pas dans ce jeu stupide et agaçant qu’est devenu ma vie. Tu crois que…
Sergueï secoua la tête.
— Non. Le Silence ne fonctionne qu’avec des agents humains dépourvus de pouvoirs magiques. En grande partie parce qu’il n’a pas accès à ceux qui en sont dotés. Je soupçonne plutôt un problème de confiance, ici. Dans la position où se trouve l’organisation, la magie est trop souvent synonyme du mal, d’un ennemi qu’il faut combattre.
En fait, songea-t-elle, tout cela laissait entendre qu’ils avaient subi leur lot de vieille magie. Sergueï ne lui disait pas tout, elle le sentait, mais faire tourner les rouages de son cerveau pour deviner ce qu’il lui dissimulait exigeait trop d’efforts, et elle pouvait remettre cela à plus tard.
— Alors, qu’as-tu décidé ?
Wren bâilla à s’en décrocher la mâchoire. Même la promesse d’un café ne suffisait pas à lui garder les yeux ouverts.
— Il faut que je fasse fumiger ma turne, ce qui représente un bazar que tu n’imagines pas. Attaquer sans précautions ces petites saloperies grillerait toute l’électronique que je possède. Il faudra donc vider complètement l’appartement, procéder au nettoyage, puis tout remettre en place et le faire laver de fond en comble. Quand on les grille, les mouchards dégagent une odeur vraiment pestilentielle.
Elle réussit à maintenir ses paupières ouvertes assez longtemps pour le regarder, avant de résumer :
— Ça pue la charogne, chez moi.
Sergueï secoua la tête, un mince sourire sur les lèvres.
— Hôtel Didier, à ton service, aussi longtemps que tu en auras besoin.
A la manière dont il la fixait à présent, elle devina que ce n’était pas seulement l’appartement qui allait être mis à sa disposition. « Mmm. Café d’abord. Puis dodo. Puis sexe. »
Elle l’étudia de nouveau, et rectifia :
« O.K. Café d’abord. Puis sexe. Puis dodo. »