15.
Les hyènes étaient de sortie, ce soir. André les sentait, tapies dans l’ombre. L'affaire italienne était pire que ce qu’il avait imaginé. Quant aux clients, il leur reprochait en bloc de ne pas avoir pris le vol suffisamment au sérieux ni communiqué les informations qu’ils possédaient. Qui était au courant que les gardiens n’avaient aucune idée de la nature de ce qu’ils gardaient ? Et pourtant, le blâme retomberait d’une manière ou d’une autre sur le Silence — ou sur son bouc émissaire désigné. Personne ne ferait rien, jusqu’à ce que l’on sût avec une absolue certitude ce qui allait sortir de ce micmac. Mais à ce moment-là, tout le monde serait déjà en train de se disputer le morceau de viande. L'inquiétude manifestée par Alessandro avait été son premier avertissement. Il l’avait pris au sérieux, couvrant ses arrières et veillant à ne rien laisser derrière lui qui pût le faire tomber. Il n’avait aucunement l’intention d’être le dindon de la farce.
Et si cela signifiait qu’il devait sacrifier d’autres joueurs... il le regretterait, mais les regrets ne l'arrêteraient pas. Même s’il s’agissait de personnes pour lesquelles il éprouvait une profonde sympathie.
Derrière les stores vénitiens qui laissaient entrevoir le ciel éblouissant de midi, André survola les rapports filtrés qui défilaient sur l’écran de son ordinateur. Le chargement mensuel des rapports émanant de ses Opérateurs en activité devait être entré dans la base de données, mais avant cela il devait signer tous ceux qui se trouvaient sous sa supervision. Permettre à quelqu’un de s’immiscer dans une conversation privée — ou pire, autoriser l’enregistrement d’une chose censée rester confidentielle — pouvait s’avérer mortel.
Ses pensées, pourtant, ne cessaient de le renvoyer à l’apparition de Duncan après son rendez-vous avec Poul. Que mijotait ce salaud ? Même s’il n’y avait eu personne d’autre qu’eux dans la cafétéria, les rumeurs se répandaient déjà comme il s’y était attendu. Comme Duncan l’avait certainement prévu. On ne tombait pas nez à nez sur cet individu sans raison. Et cette raison pouvait être aussi bien mauvaise que bonne — mais dans les deux cas mortelle.
Une icône clignota sur son écran. Il cliqua dessus et sa boîte aux lettres électronique s’ouvrit. Sergueï venait de faire son rapport. Enfin ! André eût préféré qu’il vînt le présenter en personne, mais il voulait bien lui pardonner cette petite rébellion. Pour cette fois.
« Contact du Silence blessée dans un accident de voiture avant notre arrivée, puis décédée. Coïncidence peu plausible, vu les éléments découverts ensuite. »
Les sourcils noir de jais d’André s’élevèrent jusqu’à ses cheveux poivre et sel, tandis qu’il poursuivait sa lecture :
« L'organisation contactée n’avait qu’une très faible idée de la valeur de l’objet volé. Suggère une évaluation immédiate pour les assurances, en prévision enregistrement. Suggère également vigilance accrue sur lignes sèches, mesure qui eût été utile dans cette affaire. »
Dans le jargon du Silence, les « lignes sèches » étaient les frontières internationales, et plus particulièrement les ports d’entrée officiels.
« Nous pensons que le problème est actuellement sous contrôle, et sera résolu dans le délai assigné. »
Humour à la Sergueï Didier. Il ne lui avait pas assigné de délai particulier.
« Important : prévenir les autres agents actifs. Qu’ils soient avertis que les risques ne sont pas totalement circonscrits. »
En d’autres termes, si quelqu’un entend parler d’une soudaine disparition, qu’il le signale. Des fausses frayeurs en perspective, avec une consigne aussi vague… Mais dans la mesure où lui-même avait instauré un état d’alerte dès l’engagement initial, il pouvait difficilement désapprouver. Sergueï s’imaginait-il qu’il perdait la main, ou s’agissait-il encore d’une de ses pointes d’humour à froid ?
Suivaient des notes clairsemées, ponctuelles, pleines de données inutiles, et qui ne justifiaient ni de près ni de loin le coût d’un voyage en Italie. André secoua la tête, tout en transférant le rapport au fichier idoine. Etant donné que Sergueï n’était ni un fumiste ni un imbécile, cela signifiait que le vrai rapport se trouvait dans ce qui avait été passé sous silence.
Une nouvelle icône s’afficha sur l’écran, différente cette fois. André passa le curseur dessus, faisant ainsi disparaître l’indicateur. Quelqu’un venait d’accéder sans permission au rapport de Sergueï. Fâcheux ? Sans doute. Peut-être même beaucoup plus que fâcheux. Une fois encore, le bureaucrate du Silence perçut derrière lui le déplacement des hyènes.
Curieusement, Wren avait l’impression d’avoir quitté son appartement depuis bien plus d’une semaine. D’un point de vue technique, pourtant, il n’y avait pas erreur. Il s’étaient envolés pour l’Italie un vendredi, étaient revenus le lundi suivant, et on était de nouveau samedi. Donc, une semaine et un jour, si l’on comptait dans le voyage le flou artistique du premier vendredi. Ce dont elle fit part à Sergueï, tandis qu’il rangeait les denrées achetées en chemin dans le réfrigérateur. Il lui faudrait passer derrière lui et remettre chaque chose à sa place, mais elle attendrait pour cela qu’il fût parti. Inutile de lui gâcher son plaisir.
— On dirait que tu veux explorer les lieux et faire pipi dans tous les coins afin de marquer l’appartement de ton odeur, lança-t-il par-dessus son épaule.
Il était plié en deux pour placer les légumes dans le tiroir où elle avait coutume de mettre le fromage.
— Très drôle.
Ça l’était, à vrai dire. Elle reconnaissait que, malgré son soulagement, l’idée de regagner enfin ses pénates la rendait un tantinet nerveuse. Le duplex de Sergueï était mieux, certes. Elle aurait tué pour posséder cette salle de bains. Et avoir un corps chaud à côté d’elle chaque matin…
D’accord, c’était agréable. Mais pas autant qu’elle se l’était imaginé. Oh, elle l’aimait, oui, inutile de revenir là-dessus. Et le sexe était… Bon, les étincelles la préoccupaient toujours, mais en dehors de cela c’était… c’était… incroyable. Certaines parties de son corps la chatouillaient rien que d’y penser. La vérité, cependant, c'était que la promiscuité lui pesait. L'avoir au réveil, si… inévitable.
Etait-elle une garce de voir les choses ainsi ? Elle ne le croyait pas. Simplement elle était habituée à avoir son propre espace. Et vu son comportement maniaque au sujet de détails tels que l’utilisation de dessous-de-verre, l’emplacement du linge à laver ou celui de la vaisselle sale, elle inclinait à penser qu’il n’était peut-être pas mécontent d’être débarrassé d’elle.
Retour au bon vieux schéma new-yorkais des relations séparées à long terme. Ton appart’ ou le mien ?
— Tu as faim ?
— J’ai toujours faim, tu ne savais pas ?
Le fils Mackenzie avait appelé vers le milieu de la matinée pour signaler que l’appartement était propre et qu’il sentait maintenant la pâquerette (sic). Elle n’avait alors eu qu’une idée en tête : y foncer et vérifier par elle-même. Mais dès qu’ils furent sur place, Karl s’était manifesté, en leur communiquant les examens promis des factures d’expédition, plus le bonus inattendu de celui d’un autre colis envoyé sous couvert de la même société d’import-export. Wren avait voulu éplucher ces documents sans attendre pour voir si rien ne lui sautait aux yeux. Il y avait là plus de matériel que ce à quoi elle s’était attendue. Karl devait se servir d’elle pour se défausser d’un tas de données concernant des activités douteuses, voire suspectes. Cela dit, comme le seul effort que cela impliquait était d’être installée dans la paisible fraîcheur du bureau de Sergueï et de laisser ses yeux survoler des kilomètres de papier, elle supposa que c’était un moyen simple de renvoyer la balle, et peut-être de huiler les rouages pour un service futur. De fait, elle était tombée sur deux noms, qu’elle avait été très surprise de voir figurer sur une liste de marchands d’art rare. Marchands, ils l’étaient certainement. Mais associer Pigskin au mot « art » était aussi absurde que de demander à un cochon de chanter la Tosca. Elle avait surligné son nom en rouge, en espérant que Karl serait à même d’épingler son gros cul. Piggy faisait honte au nom de Récupérateur. Elle tenait pour un fait acquis qu’il avait arnaqué son client à au moins deux reprises, ce qui faisait trois de plus qu’il n’était acceptable. Comment il vivait et respirait encore était un mystère qui la dépassait.
— Laisse-moi deviner ce qui te ferait plaisir… Noodles ?
Elle n’y avait pas songé jusqu’à ce qu’il prononce ce mot, mais à la perspective d’un repas chinois, ses glandes salivaires entrèrent immédiatement en action.
— Tu sais ce que j’aime, hein ?
— On ne peut pas dire que ce soit un secret d’Etat.
Elle tenta de hausser un sourcil à cette réponse, mais échoua, comme d’habitude. Gardant cette remarque dans un coin de son esprit pour analyse ultérieure, Wren empoigna sa valise et la posa debout sur le sol de la pièce principale. Où trônait déjà, à sa grande honte, la pile de linge sale datant du voyage en Italie.
— Ils font les fenêtres, observa-t-elle, mais pas la lessive.
Elle aurait dû y penser avant de quitter les lieux, mais ce jour-là, fuir l’appartement était passé avant toute autre considération.
Ramassant un T-shirt, elle le renifla d’un air suspicieux.
— Alors ça !
Un parfum de pâquerette.
— Tu veux un Chung Pao, ou… ?
Sergueï glissa la tête dans la pièce, le portable déjà à l’oreille.
— Avec du piment, oui, merci.
Elle laissa tomber le vêtement et s’assit par terre. Il fallait vraiment qu’elle descende tout ça à la laverie le soir même. Mais dehors c’était toujours le cagnard. Pas au point de faire fondre l’asphalte, comme c’était le cas plus tôt dans le mois, mais l’air était réellement malsain. Et les flics surveillaient de près les bouches d’incendie, aggravant la mauvaise humeur des amateurs de jeux d’eau gratuits.
— Un Chung Pao avec supplément de piment, un plat du jour, et une petite soupe à l’œuf poché.
— Et une Won Ton !
— Et une soupe Won Ton. Appartement... C'est cela. Oui. A vous aussi.
Il raccrocha, entra dans la pièce, et, prenant place dans l’unique siège, un énorme fauteuil élimé datant de Mathusalem, la regarda d’un œil amusé.
— Tu es sûre que Jimmy n’est pas un Talent ?
— C'est moins une question de Talent que de technologie, ricana Wren. Je parie que Jimmy a une identification d’appels juste pour en mettre plein la vue à tout le monde.
— J’appelais depuis mon portable !
— Ouais, et tu ne lui as jamais passé de commande depuis ton portable ?
Si. Et plus d’une fois. Il n’y avait rien à y redire.
— Ne t’inquiète pas, dit-elle pour le rassurer. Je suis sûre que tu es toujours aussi insaisissable pour le Silence. Parlant de ça, ne devions-nous pas, euh, nous présenter au rapport ou quelque chose ?
Sergueï leva la main et la laissa retomber.
— Ou quelque chose. Oui, j’ai averti André que nous étions rentrés, mais il le savait sans doute déjà. En règle générale, lorsqu’on nous charge d’une mission, on n’est censé rentrer qu’une fois celle-ci terminée. Ou si l’on a besoin d’aide ou d’un complément d’informations. Mais puisqu’ils ne nous ont rien donné par quoi commencer…
— Je me trompe, ou ça sent le coup monté ?
— Je ne le pense pas. Même si j’ai dans l’idée qu’il existera toujours une fraction qui ne verrait pas d’un mauvais œil que nous disparaissions soudain au contact du parchemin Nescanni.
Hm-hm. Il y a quelque chose derrière tout ça…
Il s’était montré plutôt loquace sur la manière dont fonctionnait le Silence et sur ce qu’elle pouvait en attendre ou pas dans le cadre de l’accord qu’il leur avait arraché. Il lui avait même parlé du travail qu’il effectuait à l’époque pour eux, qui ne différait guère de leur mission actuelle, exception faite, du moins l'espérait-elle, des parties de jambes en l’air avec son associée. Mais les raisons de son départ, les termes sur lesquels celui-ci s’était effectué et les réactions provoquées par son retour, tout cela demeurait un sujet tabou.
Et l’on ne « poussait » pas Sergueï. Si l’on tentait de le faire, tout ce que l’on obtenait c’était un silence buté et un malaise très désagréable pour tout le monde.
— Très bien. Je pense que nous devrions cesser de nous préoccuper des « qui » et des « comment ». Personnellement, je me fiche comme d’une guigne de savoir qui a soudoyé ce moine ou ce qu’ils ont l’intention de faire de ce parchemin. Ce truc est une saloperie. Je ne serai tranquille que lorsqu’il sera de nouveau sous ardoise et hors de portée de qui que ce soit.
— Je suis d’accord, dit Sergueï, à sa grande surprise.
Ce qui la surprenait n’était pas qu’il accepte de différer la résolution de l’affaire, mais qu’il accepte de ne pas en connaître tous les détails.
— Je suis persuadé qu’André a chargé d’autres personnes d’examiner tous les tenants et les aboutissants de cette situation afin de s’assurer qu’elle ne se reproduise pas. Je suis prêt à parier qu’une fois que le Silence en aura terminé avec nos amis italiens, il sera dressé un inventaire secret, précis et exhaustif de tous ses aspects, avec annotations historiques et effets secondaires supposés.
— Qui sera ensuite enterré là où personne ne pourra jamais le trouver.
— Enterrer est une tâche dont le Silence s’est fait une spécialité.
Pour une fois, Wren se sentit à peu près rassurée. Du moins autant qu’il était possible avec en tête l’idée de cette entité malfaisante qui attendait qu’on vienne se frotter à elle…
— Donc, tout ce que j’ai à faire est de trouver le moyen de procéder à cette Récupération sans me volatiliser ni me retrouver à l’hôpital. Et le temps presse. Bon sang. Ça me fait penser… Tu vas les chercher, où je me dévoue ?
Elle leva les yeux au ciel devant son air égaré.
— Les plats, Didier ! Les plats !
— J’y vais. Il faut que tu examines ça.
Du menton, il désigna non pas le tas de linge sale, mais les deux petits livres reliés de cuir pour lesquels elle s’était arrêtée en chemin. Sergueï avait patienté dehors tandis qu’elle entrait dans un magasin, passait par la porte de derrière et grimpait deux volées de marches jusqu’à un petit appartement sans fenêtres. Daishia n’était pas le Talent le plus paranoïaque que Wren eût connu, surtout avec la ville sur les dents à cause de la disparition toujours non élucidée de Mash et de Shona, mais elle n’en était pas loin.
Ce niveau de paranoïa prenait tout son sens lorsqu’on se souvenait que ce n’était pas un, mais trois Anges qui avaient juré de réduire Daishia en charpie. Personne ne savait ce qu’elle avait fait pour déclencher une telle colère, mais de tous les Fatae modernes, les mal nommés Anges étaient ceux qui vouaient le moins d’affection aux humains. De l’avis général, qu’ils exprimassent cette inimitié en se tenant simplement loin d’eux était une excellente chose.
Un peu plus tôt, au printemps, un groupe de vigiles anti-fatae avait tué un Ange. Wren et Sergueï s’étaient trouvés juste à temps sur les lieux pour le voir mourir. Ils ne s’y étaient pas attardés, redoutant la réaction de ses semblables lorsqu’ils trouveraient son cadavre.
Wren fronça les sourcils, se demandant tout à coup si les leaders Fatae qu'O.P. s’était mis à fréquenter avaient pu parler à des Anges. Il n’était pas donné à n’importe qui de faire ami-ami avec eux…
Quoi qu’il en fût, Daishia possédait la meilleure bibliothèque d’ouvrages sur les créatures les plus malveillantes. Et elle était une vieille amie de son mentor, John Ebeneezer. Après avoir longtemps pratiqué la magie, Neezer avait d’abord sombré dans la folie — à cause du Courant —, puis disparu. Mais son réseau se souvenait toujours de lui, et à travers lui, d’elle.
— Très bien. Tu plonges dans la fournaise, et moi dans la folie.
Les deux volumes contenaient les écrits d’un magicien irlandais du nom d’Elspethian, mort de la rage au XIe siècle selon des sources d’époque, qui font également part d’une démence de longue date. Cette démence ne l’en avait pas moins empêché d’être visité par ceux que l’on appelait communément — et par euphémisme — les Voisins du Dessus : les Fatae originels, très, très hostiles aux humains. Rares étaient ceux qui survivaient après les avoir vus. Donc si l’objet contenait ne fût-ce qu’une toute petite part d’eux… Wren en eut des frissons dans le dos. Mais les renseignements de première main étaient préférables dans tous les cas.
Elle attrapa le volume du dessus, puis retroussa le bas de sa robe d’été jusqu’à mi-cuisses pour s’asseoir plus confortablement.
— Cesse de lorgner mes jambes et va nous chercher ce repas ! lança-t-elle à Sergueï sans lever les yeux.
— Bien, m’dame, répondit-il, avant de s’extraire du fauteuil en grognant sous l’effort.
La porte se referma bientôt derrière lui, et tout redevint silencieux, à l’exception du froissement des pages que tournait Wren.


— Voyez un peu ce que nous avons là !
La voix était masculine, monocorde, teintée néanmoins d’un soupçon d’accent du sud-ouest, comme si la personne avait cherché à gommer toute trace de son passé sans tout à fait y parvenir.
— C'est quoi, d’après toi ?
— Un étron, voilà ce que c’est. Je me demande comment des créatures aussi moches peuvent se reproduire.
Le groupe était constitué de trois hommes et de deux femmes. Tous bien habillés, jeunes professionnels urbains de sortie pour un restaurant, un bar ou peut-être un théâtre. Deux noirs, les autres blancs. Ils remontaient la 38e Rue d’un pas traînant, comme si l’air vespéral de cet été caniculaire les avait totalement ramollis. Mais leurs regards étaient ceux de furets percevant une menace, vifs et aigus.
La Fatae qu’ils venaient de découvrir s’était figée contre le mur de l’immeuble dont elle venait de sortir, sa peau visible présentant un aspect et une teinte qui se fondaient presque au mur de briques brun-rouge. Malheureusement, la longue robe pastel qu’elle portait n’avait pas changé de couleur, ce qui la rendait parfaitement visible. Le sac à dos accroché à son épaule affaissée glissa lentement jusqu’à ses pieds, et sa tête étroite de salamandre s’inclina une fois vers le sol comme pour le humer.
— Qu’est-ce que ça fiche ici, au lieu de rester dans le marais d’où ça n’aurait jamais dû sortir ? Avec les autres lézards ?
— On pourrait peut-être l’y renvoyer… En douceur.
Ce dernier mot déclencha un gloussement chez les deux femmes, tandis que le leader, celui qui avait parlé en premier, se rengorgeait en bombant le torse. Il rayonnait presque d’autosatisfaction devant les hochements de tête approbateurs des quatre autres. Le plus costaud, un blond à moustache épaisse et à la barbe taillée net, se détacha légèrement du groupe et, posant au passage le pied dans le caniveau, s’avança lentement vers l’endroit où attendait la Fatae toujours transie de peur. Celle-ci suivait de ses yeux ronds la progression de l’homme, tout en jetant toutes les deux ou trois secondes un regard inquiet à ses comparses.
— Ça, mon pote, elle l’aura cherché, dit l’homme le plus jeune d’une voix flûtée et ironique. Hé, mais regarde-moi cette peau ! De quoi faire un superbe sac, non ? A ne pas laisser traîner dans l’aéroport, pour sûr !
La bouche pincée, le leader étudia attentivement la créature comme s’il réfléchissait aux différentes possibilités.
— Je crois que tu as raison, Jack.
Les deux femmes s’écartèrent et se postèrent chacune sur un trottoir pour faire le guet. Le leader s’avança d’un pas confiant vers la bête, suivi de Jack. Celui-ci plongea la main dans la poche de son pantalon, dont il sortit un couteau pliant qu’il ouvrit, révélant une lame fine et bien affûtée. Un rayon de soleil la toucha pour se refléter sur le visage de son propriétaire. Plutôt que d’écarter la tête, celui-ci sembla vouloir s’imprégner de cette lumière tout en poursuivant sa progression.
Au moment précis où, comprenant que son immobilité ne dissuaderait pas ses prédateurs, la Fatae tenta de fuir, l’homme blond plongea en avant, empoigna par un bout sa robe de rayonne et tira si fort qu’il la déchira. D’une main maigre prolongeant un bras d’aspect fragile, la femelle saisit une courroie de son sac à dos, auquel elle imprima un puissant mouvement circulaire, heurtant le blond à l’épaule. Ce dernier vacilla et fit un pas de côté sous le choc.
Voyant sa retraite coupée, elle se colla le dos au mur, les yeux écarquillés. Ses pupilles se dilatèrent à tel point que leur centre rouge occulta presque entièrement le noir. Puis elle ouvrit la bouche, pointa à l’extérieur une fine langue rose et poussa une sorte de sifflement à glacer d’effroi les âmes sensibles.
La seconde règle de survie intelligente en cas de rencontre d’un Fatae était de ne jamais embêter un Basilic. La première étant de n’embêter à aucun prix une femelle Basilic. Non que les femelles fussent plus déterminées, plus agressives ou plus vicieuses que les mâles, mais elles étaient chargées de la reproduction de l’espèce, et à cet effet la nature les avait dotées d’une langue qui crachait un venin capable de mettre K.O. un voleur d’œufs — ou un humain adulte — pour plusieurs jours.
— Attention ! Prends-la par-derrière ! chuchota le leader, juste assez fort pour n’être entendu que de son compagnon. Ne laisse pas cette bête puante s’échapper. Apprends-lui à ne pas venir marcher dans nos rues.
— Léééééézard ! appela Jack, agitant son couteau devant lui pour attirer l’attention de l’animal. Lééééézard lééézard lééézard ! Viens ici petit lééézard.
En un autre lieu, peut-être quelques décennies plus tôt, ils auraient porté des capuches blanches. Ou les robes de l’Inquisition, envoyant les âmes prétendument corrompues au bûcher non pas pour la gloire de Dieu, mais par peur de l’Autre.
Mais en dépit de son jeune âge pour l’espèce, la Basilic n’était pas une petite fille terrifiée. Son sac à dos rempli de livres constituait une arme redoutable, et si ses agresseurs n’étaient pas encore tombés, c’était uniquement à cause de son manque de précision dans le tir. De petites taches de poison ponctuaient le trottoir là où elle avait raté sa cible.
— Vigiles-ssss… siffla-t-elle, ses écailles luisant dans l’ombre d’une lumière surnaturelle. Je vous connais, vigiles-sss. Je vais vous tuer. Vous tuer tous. Et je dansssserai sur vos osssements.
Depuis plusieurs mois, grâce au Roitelet et au démon répondant au nom d'O.P., le bruit s’était répandu que des miliciens anti-fatae sillonnaient les rues et passages de Manhattan. Certains se faisaient passer pour le Service de Contrôle de la Peste, distribuant des prospectus et sonnant aux portes pour proposer leurs services. D’autres — ou peut-être les mêmes en dehors de leur temps de travail — préféraient une approche plus directe. La consigne des plus âgés était de ne pas attaquer, mais d’être prêt à se défendre. Sans faire de quartier si nécessaire.
Profitant de ce qu’il croyait être un moment de distraction, le blond se rua sur elle. Elle lui cracha dessus. La projection de venin rata sa cible, les yeux, mais pas la bouche qu’il ouvrait au même moment pour décocher son propre poison.
A peine eut-il prononcé le mot « salope » que son visage se figea dans le rictus haineux qui lui valait un froncement de sourcils outré de sa mère quand il était petit. Mais le reste de son corps continua de bouger. Dans un dernier sursaut d’énergie, il bondit sur elle et ils chutèrent ensemble sur le trottoir.
Jack se précipita vers eux, la main tenant le couteau légèrement écartée afin de ne pas blesser son ami, mais le troisième homme l’arrêta d’un sifflement bref et aigu.
— Laisse Stevie s’amuser. C'est la première nana qu’il a la chance de se taper depuis des lustres.
Jack eut une grimace de dégoût à cette idée, mais consentit à se tenir à l’écart jusqu’à ce que, jaillissant de la mêlée, la queue de la bête fauche les jambes de son adversaire et le renverse. Elle avait peut-être le dessous, mais ne s’avouait pas vaincue. Et touché à l’œil par un nouveau jet de venin, Stevie commençait à faiblir.
— L'ordure ! lâcha-t-il, transférant le couteau à son autre main pour se saisir de la queue reptilienne. Je vais m’offrir un petit souvenir. Et un sac à main pour Julie ! cria-t-il assez fort pour que sa petite amie l’entendît depuis le trottoir d’en face.
Le mouvement balayant de la lame entailla à peine les écailles. La femelle Basilic rugit de douleur, poussa de côté un Stevie à moitié groggy et, se relevant à demi, plongea sur le dénommé Jack. Elle avait abandonné toute prétention à passer pour une personne humaine : sa robe était en lambeaux, et ses griffes, désormais apparentes, rougeoyaient.
Pas plus que les humains, les Basilics ne produisaient de lumière propre. Mais les deux adversaires luisaient maintenant dans le jour déclinant d’une lumière sombre et frémissante, qui semblait constellée de points noirs mais n’en produisaient pas moins une étrange clarté.
— Nom de Dieu ! Qu’est-ce que c’est que ça ? marmonna le leader en reculant d’un pas sans que les deux autres ne le remarquent.
Puis il baissa les yeux et se rendit compte que les mêmes étincelles sombres couraient sur sa peau, plus faibles toutefois, et s’amenuisant sous ses yeux.
— Merde ! Laisse tomber, Jack ! Laisse tomber !
Les deux femmes commencèrent à s’éloigner d’un pas vif, tandis qu’il agrippait Stevie par un bras et le remettait tant bien que mal sur ses pieds.
— Jack, laisse tomber. On s’en va !
La luminescence s’accentua autour des combattants à tel point que malgré leur empoignade et leurs grognements, ils finirent par s’en apercevoir.
— Seigneur, grommela Jack, avant de se jeter derechef sur la femelle, trop obnubilé par sa rage pour se laisser distraire plus longtemps.
Plus habituée à la magie et à ce qu’elle représentait que les humains, la Basilic serra les mâchoires et se dégagea, avant de tenter une nouvelle fois de s’échapper, au lieu d’attaquer. D’un coup de couteau oblique, Jack lui laboura le visage, décuplant la haine de la bête qui, au mépris de toute logique, fit volte-face pour se jeter de nouveau dans le combat.
— Jack !
Jack était trop occupé pour répondre.
— Ah ! Va au diable ! fit l’autre homme.
Puis, voyant l’une des deux femmes faire demi-tour pour venir les aider :
— Non ! aboya-t-il. Il veut être seul, cet imbécile.
La femme jeta un coup d’œil derrière elle, avant de saisir par le bras un Jack titubant et de tenter de l’éloigner du combat.
— Sale bestiole, grogna-t-il Je vais t’apprendre à jouer avec ma ville. Je vais t’apprendre à jouer avec les humains.
La femelle Basilic siffla quelque chose dans son propre langage et cracha sur lui, une fois, à bout portant. Cette fois, le venin atteignit l’œil.
— Sale garce !
Libérant son bras d’un geste sec, Jack leva sa lame au-dessus de la tête des deux combattants, et l’abaissa d’un mouvement qui n’eût pas laissé la moindre chance à la bête si celle-ci n’avait esquivé le coup d’un mouvement ondulatoire impossible à réaliser pour des humains.
Vibrant autour de leurs corps telles des ondes de chaleur, la lueur prit une couleur or qui s’intensifia jusqu’à atteindre sa clarté maximum. Là, un phénomène étrange dût se produire, car on entendit un cri indéfinissable, un hurlement, un sifflement de vapeur qui s’échappe. Retrouvant pleinement sa condition de reptile, la Basilic se ramassa sur elle-même, pour se détendre brusquement et planter ses crocs dans le cou de Jack au moment même où celui-ci se redressait pour plonger d’une main vicieuse la lame de son couteau dans le ventre, plus tendre et vulnérable, de l’animal.
Il y eut un bruit de baudruche qui se dégonfle. Le rougeoiement s’accentua un bref instant, avant de s’atténuer et de s’évanouir tout à fait.
Les deux corps gisaient étendus sur le trottoir, membres emmêlés, baignant dans une mare de sang, sinistre écrin à cet enchevêtrement mi-humain mi-animal d’où dépassait une queue à écailles.
A quelques pâtés de maisons de là, dans la bibliothèque Stutzner-Friesman, une petite boîte de plastique doublée de plomb laissa échapper ce qui ne pouvait être décrit que comme un rot satisfait.
Un bon début. Mais un début seulement.


— Eh bien, c’était rapide.
Wren leva les yeux de sa lecture, s’attendant à voir revenir Sergueï avec leur repas. Au lieu de cela…
— Maman ! Quel bon vent… ?
Fermant le livre d’une main, elle réfléchit à toute vitesse et le glissa avec son alter ego sous le tas de linge sale le plus proche.
— Pourquoi ne m’as-tu pas avertie que tu serais en ville ? Tu aurais dû m’appeler !
Margot Valère haussa un sourcil parfaitement arqué devant son unique enfant.
— Parce que tu aurais décroché ?
— Je décroche toujours, protesta Wren. Enfin presque. Sûr que je l’aurais fait si j’avais entendu ta voix sur le répondeur.
Wren aimait sa mère à la folie. Mais les deux femmes étaient convenues que leur relation s’était améliorée d’un seul coup lorsque Wren avait traversé le fleuve pour s’installer à Manhattan, établissant ainsi entre elles une distance salutaire.
Margot déposa avec précaution son sac d’emplettes à ses pieds, puis s’avança dans l’appartement et gratifia sa fille d’une tendre étreinte et d’un baiser sur la joue. Il se dégageait d’elle ce parfum que Wren lui avait toujours connu, de talc chaud subtilement relevé d’un zeste d’orange. Sa tenue, un chemisier de coton blanc et une jupe fleurie, était simple mais dans l’air du temps, et à moins d’avoir vu le ticket de caisse, il était impossible de deviner que l’ensemble provenait de chez Sears.
— Excuse-moi, c’est un peu le désordre.
Margot s’enfonça dans le fauteuil libéré par Sergueï deux minutes plus tôt et considéra le linge sale avec cette expression typiquement maternelle qui en disait plus long qu’un sermon.
— J’étais sur un job, s’empressa de plaider Wren, sachant de toute façon qu’elle avait perdu la bataille et la guerre avant même d’ouvrir la bouche.
— J’ai dit quelque chose ?
— M’man. Même les enfants sourds du Pakistan t’ont entendue ne rien dire.
Sa mère avait vraiment le plus beau rire de la création. La vie ne lui avait pas fait de cadeaux, mais elle avait toujours su la prendre du bon côté et se réjouir de petits riens.
— Alors, ce voyage en Italie, c’était comment ? Je ne savais même pas que tu avais un passeport !
O.K. La minute désagréable. Sa mère savait ce qu’elle était et ce qu’elle faisait. Neezer l’avait voulu ainsi en prenant Wren comme élève. « C'est déjà assez compliqué que tu n’aies pas l’âge requis et que je sois un prof », avait-il expliqué. Mais avec le formidable pouvoir mental que seules possèdent les mères, elle parvenait toujours à occulter ce qu’elle ne voulait pas savoir sur la vie de sa fille.
— Intéressant (vrai). Mais trop court (vrai également : le même en bateau eût été beaucoup plus long. Et plus avisé.)
— Tu as fait des rencontres, là-bas ?
Sainte Mère !
— Maman. S'il te plaît. Je crois vraiment que tu devrais oublier ça.
Surtout maintenant. Les choses allaient être coton : si son adorable génitrice n’avait pas vu d’inconvénient à ce qu’elle travaille avec Sergueï, pour autant qu’elle eût compris ce que cela signifiait, elle avait fait subir à ce dernier un interrogatoire en règle lorsqu’il lui avait proposé cette association. Et elle lui en voulait toujours de pas avoir laissé sa fille passer ce diplôme de quatrième année dont elle rêvait tant. « Il va falloir lui annoncer la chose en douceur… »
— Hello trésor, voilà le dîner ! Tu le veux ici, ou au lit… Oh, bonsoir madame Valère, quel plaisir de vous voir ! Pour une surprise…
Et merde.
Margot contempla Sergueï comme si elle ne l’avait jamais vu auparavant, puis se tourna vers sa fille.
— Maman…
— Dis-moi que ce n’est pas ça.
— Je mentirais.
— Geneviève Marie Valère !
— Margot Elizabeta Valère ! rétorqua Wren exactement sur le même ton.
Sergueï ressentit une furieuse envie de se cacher derrière un siège, dans un endroit sûr, quel qu’il soit.
— Tu ne cesses de me harceler pour que je vive ma vie.
— Ce n’était pas à cela que je m’attendais !
— Pourquoi ? Maman, c’est Sergueï. Tu le connais. Ce n’est pas comme si j’avais ramassé un voyou dans la rue.
Une onde électrique de faible intensité traversa Sergueï et Margot, qui tressaillirent en même temps. Sergueï comprit, mais douta que ce fût le cas pour la personne visée.
— Il ne s’agit pas de… Geneviève, réfléchis un peu, pour l’amour du ciel !
— Quoi ? Parce qu’on travaille ensemble ? Tu es sortie une ou deux fois avec un collègue, si ma mémoire est bonne.
— Si ta mémoire est bonne, tu dois aussi te souvenir que je l’ai regretté. Mais… Je t’en supplie, es-tu sûre d’avoir bien tout pesé ?
Elles avaient toutes deux oublié qu’il était là devant elles, les plats chinois entre les mains.
— Je vais déposer ça dans la cuisine, dit-il avant de disparaître de leur vue, ce qui ne l’empêcha pas de tendre l’oreille.
— Pesé quoi ? M’man, cette relation me convient. Elle pourrait même peut-être devenir durable. Du moins je crois.
— Durable ! Ne me fais pas rire !
— Quoi ?
— Hein ? lâcha involontairement Sergueï, faisant écho à la réaction d’incompréhension de Wren.
— Geneviève. S'il te plaît. Je sais que c'est un homme convenable, et que le courant passe bien entre vous. Mais tu as vingt-huit ans, et lui…
— Et lui non, termina Wren.
En fait, il frôlait la quarantaine.
— Où cela va-t-il te mener ? Tu devrais te trouver quelqu’un de plus jeune, Geneviève. De plus proche de ton âge, et qui…
— Maman ? Va t’en. Tout de suite, s’il te plaît.
— Je ne songe qu’à ton avenir, ma petite fille.
— Je sais. C'est pour ça que je me retiens de hurler.
De fait, sa voix était particulièrement calme et posée.
— Je t’en prie, m’man. Nous… nous reparlerons de cela une autre fois. Mais pas maintenant, d’accord ?
Sergueï perçut un bruit de pas, suivi d’un lourd soupir.
— Tu m’appelleras ? On déjeunera ensemble ? A moins que tu préfères venir dîner ? Tu ne m’as pas rendu visite depuis le printemps.
— Ouais, O.K. Bonne idée. Et il fera sans doute moins chaud qu’ici, de toute façon. Bonsoir, maman.
Le bruit de la porte qui s’ouvre, et un petit cri de surprise.
Nom d’un chien, qu’y a-t-il encore ?
Posant la nourriture sur le comptoir, Sergueï regagna juste à temps le couloir pour voir Margot et O.P. effectuer un curieux pas de deux, elle tentant de s’en aller, lui tentant d’entrer. Il était, Dieu merci, vêtu pour une fois d’une sorte de long coupe-vent, et portait par-dessus son habituelle sacoche de facteur. Mais sa tête était nue, et il était absolument impossible de rater sa face aplatie couverte de fourrure blanche, ni ses oreilles rondes de panda, même si l’on ne remarquait pas la couleur rouge-sang de ses prunelles.
— Oh, je… Je suis navré…
Le démon offrait l’image du parfait ahuri, et si la situation avait été un peu moins potentiellement désastreuse, Sergueï aurait éclaté de rire en le voyant atermoyer, ne sachant que faire, et lancer des regards désespérés à Wren.
— Tu t’en allais, maman, rappela celle-ci en saisissant d’une main le bras d’icelle et de l’autre le sac à provisions. Et promis, je t’appellerai.
O.P. leva les yeux et, s’apercevant de la présence de Sergueï, se dirigea vers lui comme pour se mettre à l’abri. Sachant qu’il n’ignorait rien de son opinion sur les Fatae en général et sur les démons en particulier, c’était là un signe de panique manifeste.
La porte se referma derrière Margot. Wren s’y adossa et posa sur ses deux hôtes le regard exorbité de celle qui vient d’échapper de peu à la catastrophe.
— Doux Jésus !
— Valère. Ta mère est un vrai canon ! Comment est-il génétiquement possible que tu sois si petite et ennuyeuse ?
— La ferme, O.P. Tu as la marchandise ?
— Ouaip, dans mon sac à malices ! répondit-il en ouvrant le rabat de celui-ci de sa patte griffue. Ne suis-je pas ze best ?
— Tu es ze démon, ça c’est clair. Et comme ze suis complètement à sec, tu seras ze démon qui me fera crédit.
— Wren !
O.P. avait l’air vraiment horrifié, et l’espace d’une seconde Sergueï se demanda s’il n’allait pas devoir mettre la main à la poche pour payer cet avorton plein de poils. A condition, bien entendu, qu’il eût du liquide sur lui…
Finalement, la mâchoire du Fatae se décrocha en ce qu’il supposa être un sourire, et Wren tendit la main pour recevoir le paquet qu’il sortit de sa sacoche.
— Tu as un mois, Valère. C'est uniquement parce que je t’aime bien.
— Tu peux compter sur moi. Dès que j’aurai fini le travail.
— Très bien. Tu vois, je crois que je vais reprendre mon chemin habituel pour rentrer. Les escaliers sont un peu trop encombrés à mon goût ce soir.
— Désolée pour… ça, s’excusa-t-elle.
Après l’avoir raccompagné sur les cinq ou six mètres qui les séparaient de la fenêtre de la cuisine, elle ouvrit celle-ci de sorte à lui permettre d’accéder à l’escalier d’incendie.
— Surveille tes arrières.
— Je n’y manque jamais, répliqua-t-il avant de se faufiler dehors.
— Zut ! lâcha Wren lorsque le bruit des griffes sur le métal eut presque disparu.
— Quoi ?
— Je m’étais promis de lui tanner les fesses pour s’être servi de mon appartement, et j’ai oublié.
— Allons, viens dîner. Tu te sentiras mieux après.
Une fois les plats sortis de leur emballage et avalés — sur le sol de la pièce principale, parce qu’en dépit du ventilateur sur pied et du store en papier de riz qui garnissait la fenêtre, il faisait trop chaud dans la chambre pour y être à l’aise.
— Et maintenant, les biscuits bonne aventure ! dit Sergueï en levant deux petits paquets en papier, tandis qu’elle terminait sa soupe avec un « slurp ! » satisfait.
— Hmm. Pourquoi les soupes chaudes sont-elles aussi bonnes par temps de canicule ?
— Parce qu’il se produit un équilibre entre les températures intérieure et extérieure, je croyais que tu le savais. Allez, choisis le tien. Je te rappelle que ce sera pire si tu ne le fais pas.
Wren posa son récipient en carton et avisa les deux objets d'aspect inoffensif sur la paume de Sergueï. Jimmy, le propriétaire et chef cuisinier de Noodles, connaissait un voyant qui rédigeait les phrases divinatoires pour ses biscuits, c’était un gadget que les clients adoraient. Ayant eu l’occasion de constater par elle-même la justesse de vue de leur auteur, Wren n’était guère emballée. Mais refuser de les ouvrir risquait d’aggraver la prédiction. Aussi cryptée que fût la phrase, il valait parfois mieux savoir à quoi s’attendre. D’autres fois en revanche…
— Bon. D’accord. Très bien.
Tendant une main hésitante, elle se saisit de celui de gauche. Il prit celui qui restait, l’ouvrit et lissa le carré de papier qui l’enveloppait.
— Alors ?
— Je ne sais trop si je dois être inquiet ou terrifié.
— Ça dit quoi ?
Il releva les yeux et haussa les épaules.
— « Le cœur est la seule chose qui puisse vous faire du mal. » Donc, soit je suis invulnérable, soit je vais avoir une attaque cardiaque, soit je vais mourir d’une ingestion excessive d’abats. Ugh. Et le tien ?
Elle plissa les yeux sur son papier.
— « Si vous devez maudire l’obscurité, souvenez-vous qu’elle n’est que lumière tombée. »
— Génial ! Je craignais que le voyant ne soit devenu paresseux et les ait tous faits, euh, intelligibles.
— A propos…
C'était un risque, mais le moment lui semblait idéal pour le prendre. Au pire, cela lui ferait penser à autre chose qu’à son éventuel décès par excès alimentaire.
— Oui ?
— Ce qu’a dit ta mère…
— Oh non ! Ne commence pas.
Elle écrasa dans son poing le reste de son biscuit et versa les miettes dans le carton de soupe vide.
— Ecoute, ma mère… a un petit problème, O.K. ? Pour résumer, les mecs, les relations de couple et tout ça, c’est son cheval de bataille. Elle n’est pas contente lorsque je suis seule, et ceux avec qui je sors ne lui plaisent jamais. Je la connais par cœur.
— Pourquoi ?
— Pourquoi elle est insupportable à ce point ?
Wren se mit à jouer avec les restes du repas jusqu’à ce que, se penchant vers elle, il lui soulève d’un doigt le menton pour la forcer à le regarder.
Elle poussa un profond soupir.
— Tu te souviens de ce qu’a dit ce moine ?
— Freddie ? Il a dit beaucoup de choses. Des grossièretés sans intérêt, essentiellement…
Il s’interrompit, songeur, avant d’ajouter :
— Qui te sont glissées dessus, sauf la dernière.
— Fille du diable, oui. Tu sais quelque chose sur mon père, Sergueï ?
La question le prit au dépourvu, et il dut réfléchir quelques instants avant de répondre.
— Non.
— Moi non plus. Maman n’a jamais voulu m’en dire quoi que ce soit. Sauf qu’il était « parti », précisa-t-elle en formant les deux guillemets de ses doigts. Il allait et venait. Littéralement.
Sergueï se souvint. Un soir, quelques mois auparavant. Une crise. Une conversation téléphonique à travers la ville. La voix de Wren, demandant à la personne au bout du fil de ne pas la quitter. A ce moment-là il avait pensé qu’elle faisait allusion à son mentor, John Ebeneezer, qui avait disparu alors qu’elle était encore au lycée. Apparemment ce n’était pas lui. Du moins pas totalement.
— De toute façon, pour ma mère, les mecs ne sont rien d’autre qu’un bouton facile à presser. Je ne te cacherai pas qu’elle passait de l’un à l’autre quand j’étais petite, mais elle le faisait davantage dans l’esprit de la lionne qui rapporte sa proie pour nourrir ses petits que pour elle-même.
Un sourire triste apparut sur ses lèvres, et une ombre nostalgique voila son regard.
— Je peux bien te faire cette confidence : en matière de couple, les exemples que j’ai eus sous les yeux étant enfant n’étaient pas les meilleurs.
— Mais cela n’explique pas pourquoi tu as si mal pris cette insulte.
Elle haussa les épaules, tout en commençant à débarrasser la vaisselle en carton. Il la laissa faire. En s’occupant ainsi les mains, songea-t-il, les mots lui viendraient sans doute plus facilement.
— Maman est aussi Profane qu’il est possible de l’être. Tu as vu, c’est tout juste si elle s’est rendu compte de la présence d'O.P. devant elle. J’ai toujours pensé que mes pouvoirs venaient de mon père. Neezer était très calé en génétique, et Dieu sait qu’on n’en trouve aucune trace du côté des Valère. Quand j’étais petite j’ignorais ce que c’était. Je savais juste que ça remontait à l’époque où maman m’emmenait régulièrement à l’église. J’étais à peu près certaine que, quelle qu’ait été l’origine de mon Talent, le prêtre ne pouvait pas approuver.
— La fille du diable.
— Oui. J’ai donc grandi en me demandant si j’allais rôtir en enfer à cause de cela. Surtout lorsque j’ai commencé à m’en servir pour chaparder. Je ne le ferais plus aujourd’hui… Je suis ainsi, c’est naturel, et c’est un don merveilleux. Mais ce qui se passait au début… Je ne pourrai jamais l’oublier.
Il se leva en même temps qu’elle. Elle le laissa la serrer dans ses bras, ce qui lui permit de percevoir son état de tension.
— Tu veux que je reste cette nuit ?
— Il ne vaut mieux pas. Je ne serai pas de très bonne compagnie, et puis… Soyons francs : nous avons tous les deux besoin d’un break.
Elle avait raison, mais il avait ressenti le besoin de le lui proposer.
— Tu tâcheras au moins de dormir un peu ?
— Par cette chaleur ? O.K., très bien. J’essaierai.
Mais lorsqu’elle l’embrassa à la porte d’un long baiser suggestif, bien meilleur que ceux qu’ils échangeaient avant l’Italie, Wren sut qu’elle serait incapable de trouver le sommeil. Les paroles de sa mère, pour stupides qu’elles aient été, s’étaient insinuées dans son esprit et ne le quitteraient pas.
— Merci, m’man, dit-elle à l’appartement vide. Parce que tu vois, cette relation avec Sergueï manquait encore de corps. Il a fallu que tu lui en donnes un peu.
Dieu qu’il faisait chaud dans son appartement ! La simple idée de gagner sa chambre l’oppressait. Le vert foncé de ses murs, censé être apaisant, semblait emmagasiner la chaleur plutôt que de diffuser de la fraîcheur comme il l'aurait dû. Pendant une bonne minute, elle se laissa aller à envier la climatisation centrale anti-Courant du duplex de Sergueï. Puis elle rassembla ses cheveux en une tresse grossière et se rendit dans la salle de bains pour la fixer d’une pince sur la nuque et dégager ainsi le cou. Malgré l’extrême légèreté du tissu, sa robe bain de soleil lui collait à la peau. Avec un soupir, elle la fit passer par-dessus sa tête, la roula en boule et la jeta dans le panier à linge sale, vide dans la mesure où plus de la moitié de sa garde-robe d’été gisait en tas sur le sol de la pièce principale.
Vêtue de sa seule petite culotte, Wren s’étira et sentit tous ses os, muscles et tendons se remettre en place. Prenant son courage à deux mains, elle gagna alors l’espace confiné de la chambre, le temps de sortir du placard un chemisier sans manches et un short de coton, puis passa dans la pièce d’à côté, son bureau, où elle mit la main sur une demi-douzaine de livres de l’étagère « Histoire » de sa bibliothèque.
Récupérant au passage ce qu’elle avait glissé plus tôt sous le linge sale, elle posa le tout sur la minuscule table-desserte placée près de son fauteuil et repartit vers la cuisine. Là, elle sortit du frigo une canette de thé glacé et du freezer un pot de glace. Puis, elle regagna le séjour où elle se posa enfin pour commencer ses recherches.
Deux heures plus tard le thé glacé était fini, un reste de glace avait fondu au fond du pot, posé sur la pile des livres laissés de côté, et Wren était lovée dans le fauteuil, un livre aux coins jaunis ouvert sur ses cuisses, retenant une page d’une main tandis que l’autre feuilletait le début de l’ouvrage pour y retrouver une référence.
« Et les Magi se présentèrent devant les princes, qu’ils plongèrent en telle inquiétude qu’aucun n’osa rejeter leurs exigences. Un lieu séculier fut donc créé sous le nom de leurs seigneuries, mais non sous leur autorité. »
Wren revint à la page qu’elle avait retenue.
« Les Magi de Toscane refusaient de s’incliner devant quiconque, laïc, religieux ou puissant, et se tenaient à l’écart du monde, se consacrant à leurs charges et à leur cause. Personne n’eût pu s’élever contre eux, et personne n’osa le faire. »
— Hum.
Elle leva les yeux et prit soudain conscience de l’atmosphère pesante qui l’entourait.
— Monastère et hommes de Dieu, mon cul !