Les hyènes étaient de
sortie, ce soir. André les sentait, tapies dans l’ombre. L'affaire
italienne était pire que ce qu’il avait imaginé. Quant aux clients,
il leur reprochait en bloc de ne pas avoir pris le vol suffisamment
au sérieux ni communiqué les informations qu’ils possédaient. Qui
était au courant que les gardiens n’avaient aucune idée de la
nature de ce qu’ils gardaient ? Et pourtant, le blâme retomberait
d’une manière ou d’une autre sur le Silence — ou sur son bouc
émissaire désigné. Personne ne ferait rien, jusqu’à ce que l’on sût
avec une absolue certitude ce qui allait sortir de ce micmac. Mais
à ce moment-là, tout le monde serait déjà en train de se disputer
le morceau de viande. L'inquiétude manifestée par Alessandro avait
été son premier avertissement. Il l’avait pris au sérieux, couvrant
ses arrières et veillant à ne rien laisser derrière lui qui pût le
faire tomber. Il n’avait aucunement l’intention d’être le dindon de
la farce.
Et si cela signifiait qu’il devait sacrifier
d’autres joueurs... il le regretterait, mais les regrets ne
l'arrêteraient pas. Même s’il s’agissait de
personnes pour lesquelles il éprouvait une profonde
sympathie.
Derrière les stores vénitiens qui laissaient
entrevoir le ciel éblouissant de midi, André survola les rapports
filtrés qui défilaient sur l’écran de son ordinateur. Le chargement
mensuel des rapports émanant de ses Opérateurs en activité devait
être entré dans la base de données, mais avant cela il devait
signer tous ceux qui se trouvaient sous sa supervision. Permettre à
quelqu’un de s’immiscer dans une conversation privée — ou pire,
autoriser l’enregistrement d’une chose censée rester confidentielle
— pouvait s’avérer mortel.
Ses pensées, pourtant, ne cessaient de le renvoyer
à l’apparition de Duncan après son rendez-vous avec Poul. Que
mijotait ce salaud ? Même s’il n’y avait eu personne d’autre qu’eux
dans la cafétéria, les rumeurs se répandaient déjà comme il s’y
était attendu. Comme Duncan l’avait certainement prévu. On ne
tombait pas nez à nez sur cet individu sans raison. Et cette raison
pouvait être aussi bien mauvaise que bonne — mais dans les deux cas
mortelle.
Une icône clignota sur son écran. Il cliqua dessus
et sa boîte aux lettres électronique s’ouvrit. Sergueï venait de
faire son rapport. Enfin ! André eût préféré qu’il vînt le
présenter en personne, mais il voulait bien lui pardonner cette
petite rébellion. Pour cette fois.
« Contact du Silence blessée dans un accident de
voiture avant notre arrivée, puis décédée. Coïncidence peu
plausible, vu les éléments découverts ensuite. »
Les sourcils noir de jais d’André s’élevèrent
jusqu’à ses cheveux poivre et sel, tandis
qu’il poursuivait sa lecture :
« L'organisation contactée n’avait qu’une très
faible idée de la valeur de l’objet volé. Suggère une évaluation
immédiate pour les assurances, en prévision enregistrement. Suggère
également vigilance accrue sur lignes sèches, mesure qui eût été
utile dans cette affaire. »
Dans le jargon du Silence, les « lignes sèches »
étaient les frontières internationales, et plus particulièrement
les ports d’entrée officiels.
« Nous pensons que le problème est actuellement
sous contrôle, et sera résolu dans le délai assigné. »
Humour à la Sergueï Didier. Il ne lui avait pas
assigné de délai particulier.
« Important : prévenir les autres agents actifs.
Qu’ils soient avertis que les risques ne sont pas totalement
circonscrits. »
En d’autres termes, si quelqu’un entend parler
d’une soudaine disparition, qu’il le signale. Des fausses frayeurs
en perspective, avec une consigne aussi vague… Mais dans la mesure
où lui-même avait instauré un état d’alerte dès l’engagement
initial, il pouvait difficilement désapprouver. Sergueï
s’imaginait-il qu’il perdait la main, ou s’agissait-il encore d’une
de ses pointes d’humour à froid ?
Suivaient des notes clairsemées, ponctuelles,
pleines de données inutiles, et qui ne justifiaient ni de près ni
de loin le coût d’un voyage en Italie. André secoua la tête, tout
en transférant le rapport au fichier idoine. Etant donné que
Sergueï n’était ni un fumiste ni un imbécile,
cela signifiait que le vrai rapport se trouvait dans ce qui avait
été passé sous silence.
Une nouvelle icône s’afficha sur l’écran,
différente cette fois. André passa le curseur dessus, faisant ainsi
disparaître l’indicateur. Quelqu’un venait d’accéder sans
permission au rapport de Sergueï. Fâcheux ? Sans doute. Peut-être
même beaucoup plus que fâcheux. Une fois encore, le bureaucrate du
Silence perçut derrière lui le déplacement des hyènes.
Curieusement, Wren avait l’impression d’avoir
quitté son appartement depuis bien plus d’une semaine. D’un point
de vue technique, pourtant, il n’y avait pas erreur. Il s’étaient
envolés pour l’Italie un vendredi, étaient revenus le lundi
suivant, et on était de nouveau samedi. Donc, une semaine et un
jour, si l’on comptait dans le voyage le flou artistique du premier
vendredi. Ce dont elle fit part à Sergueï, tandis qu’il rangeait
les denrées achetées en chemin dans le réfrigérateur. Il lui
faudrait passer derrière lui et remettre chaque chose à sa place,
mais elle attendrait pour cela qu’il fût parti. Inutile de lui
gâcher son plaisir.
— On dirait que tu veux explorer les lieux et
faire pipi dans tous les coins afin de marquer l’appartement de ton
odeur, lança-t-il par-dessus son épaule.
Il était plié en deux pour placer les légumes dans
le tiroir où elle avait coutume de mettre le fromage.
— Très drôle.
Ça l’était, à vrai dire. Elle reconnaissait que,
malgré son soulagement, l’idée de regagner enfin ses pénates la
rendait un tantinet nerveuse. Le duplex de Sergueï était mieux,
certes. Elle aurait tué pour posséder cette
salle de bains. Et avoir un corps chaud à côté d’elle chaque
matin…
D’accord, c’était agréable. Mais pas autant
qu’elle se l’était imaginé. Oh, elle l’aimait, oui, inutile de
revenir là-dessus. Et le sexe était… Bon, les étincelles la
préoccupaient toujours, mais en dehors de cela c’était… c’était…
incroyable. Certaines parties de son corps la chatouillaient rien
que d’y penser. La vérité, cependant, c'était que la promiscuité
lui pesait. L'avoir là au réveil, si…
inévitable.
Etait-elle une garce de voir les choses ainsi ?
Elle ne le croyait pas. Simplement elle était habituée à avoir son
propre espace. Et vu son comportement maniaque au sujet de détails
tels que l’utilisation de dessous-de-verre, l’emplacement du linge
à laver ou celui de la vaisselle sale, elle inclinait à penser
qu’il n’était peut-être pas mécontent d’être débarrassé
d’elle.
Retour au bon vieux schéma new-yorkais des
relations séparées à long terme. Ton appart’ ou le mien ?
— Tu as faim ?
— J’ai toujours faim, tu ne savais pas ?
Le fils Mackenzie avait appelé vers le milieu de
la matinée pour signaler que l’appartement était propre et qu’il
sentait maintenant la pâquerette (sic). Elle n’avait alors eu
qu’une idée en tête : y foncer et vérifier par elle-même. Mais dès
qu’ils furent sur place, Karl s’était manifesté, en leur
communiquant les examens promis des factures d’expédition, plus le
bonus inattendu de celui d’un autre colis envoyé sous couvert de la
même société d’import-export. Wren avait voulu éplucher ces
documents sans attendre pour voir si rien ne lui sautait aux yeux. Il y avait là plus de matériel
que ce à quoi elle s’était attendue. Karl devait se servir d’elle
pour se défausser d’un tas de données concernant des activités
douteuses, voire suspectes. Cela dit, comme le seul effort que cela
impliquait était d’être installée dans la paisible fraîcheur du
bureau de Sergueï et de laisser ses yeux survoler des kilomètres de
papier, elle supposa que c’était un moyen simple de renvoyer la
balle, et peut-être de huiler les rouages pour un service futur. De
fait, elle était tombée sur deux noms, qu’elle avait été très
surprise de voir figurer sur une liste de marchands d’art rare.
Marchands, ils l’étaient certainement. Mais associer Pigskin au mot
« art » était aussi absurde que de demander à un cochon de chanter
la Tosca. Elle avait surligné son nom en rouge, en espérant que
Karl serait à même d’épingler son gros cul. Piggy faisait honte au
nom de Récupérateur. Elle tenait pour un fait acquis qu’il avait
arnaqué son client à au moins deux reprises, ce qui faisait trois
de plus qu’il n’était acceptable. Comment il vivait et respirait
encore était un mystère qui la dépassait.
— Laisse-moi deviner ce qui te ferait plaisir…
Noodles ?
Elle n’y avait pas songé jusqu’à ce qu’il prononce
ce mot, mais à la perspective d’un repas chinois, ses glandes
salivaires entrèrent immédiatement en action.
— Tu sais ce que j’aime, hein ?
— On ne peut pas dire que ce soit un secret
d’Etat.
Elle tenta de hausser un sourcil à cette réponse,
mais échoua, comme d’habitude. Gardant cette remarque dans un coin de son esprit pour analyse
ultérieure, Wren empoigna sa valise et la posa debout sur le sol de
la pièce principale. Où trônait déjà, à sa grande honte, la pile de
linge sale datant du voyage en Italie.
— Ils font les fenêtres, observa-t-elle, mais pas
la lessive.
Elle aurait dû y penser avant de quitter les
lieux, mais ce jour-là, fuir l’appartement était passé avant toute
autre considération.
Ramassant un T-shirt, elle le renifla d’un air
suspicieux.
— Alors ça !
Un parfum de pâquerette.
— Tu veux un Chung
Pao, ou… ?
Sergueï glissa la tête dans la pièce, le portable
déjà à l’oreille.
— Avec du piment, oui, merci.
Elle laissa tomber le vêtement et s’assit par
terre. Il fallait vraiment qu’elle descende tout ça à la laverie le
soir même. Mais dehors c’était toujours le cagnard. Pas au point de
faire fondre l’asphalte, comme c’était le cas plus tôt dans le
mois, mais l’air était réellement malsain. Et les flics
surveillaient de près les bouches d’incendie, aggravant la mauvaise
humeur des amateurs de jeux d’eau gratuits.
— Un Chung Pao avec
supplément de piment, un plat du jour, et une petite soupe à l’œuf
poché.
— Et une Won Ton
!
— Et une soupe Won
Ton. Appartement... C'est cela. Oui. A vous aussi.
Il raccrocha, entra dans la pièce, et, prenant
place dans l’unique siège, un énorme fauteuil
élimé datant de Mathusalem, la regarda d’un œil amusé.
— Tu es sûre que Jimmy n’est pas un Talent ?
— C'est moins une question de Talent que de
technologie, ricana Wren. Je parie que Jimmy a une identification
d’appels juste pour en mettre plein la vue à tout le monde.
— J’appelais depuis mon portable !
— Ouais, et tu ne lui as jamais passé de commande
depuis ton portable ?
Si. Et plus d’une fois. Il n’y avait rien à y
redire.
— Ne t’inquiète pas, dit-elle pour le rassurer. Je
suis sûre que tu es toujours aussi insaisissable pour le Silence.
Parlant de ça, ne devions-nous pas, euh, nous présenter au rapport
ou quelque chose ?
Sergueï leva la main et la laissa retomber.
— Ou quelque chose. Oui, j’ai averti André que
nous étions rentrés, mais il le savait sans doute déjà. En règle
générale, lorsqu’on nous charge d’une mission, on n’est censé
rentrer qu’une fois celle-ci terminée. Ou si l’on a besoin d’aide
ou d’un complément d’informations. Mais puisqu’ils ne nous ont rien
donné par quoi commencer…
— Je me trompe, ou ça sent le coup monté ?
— Je ne le pense pas. Même si j’ai dans l’idée
qu’il existera toujours une fraction qui ne verrait pas d’un
mauvais œil que nous disparaissions soudain au contact du parchemin
Nescanni.
Hm-hm. Il y a quelque chose derrière tout
ça…
Il s’était montré plutôt loquace sur la manière
dont fonctionnait le Silence et sur ce qu’elle pouvait en attendre ou pas dans le cadre de l’accord qu’il
leur avait arraché. Il lui avait même parlé du travail qu’il
effectuait à l’époque pour eux, qui ne différait guère de leur
mission actuelle, exception faite, du moins l'espérait-elle, des
parties de jambes en l’air avec son associée. Mais les raisons de
son départ, les termes sur lesquels celui-ci s’était effectué et
les réactions provoquées par son retour, tout cela demeurait un
sujet tabou.
Et l’on ne « poussait » pas Sergueï. Si l’on
tentait de le faire, tout ce que l’on obtenait c’était un silence
buté et un malaise très désagréable pour tout le monde.
— Très bien. Je pense que nous devrions cesser de
nous préoccuper des « qui » et des « comment ». Personnellement, je
me fiche comme d’une guigne de savoir qui a soudoyé ce moine ou ce
qu’ils ont l’intention de faire de ce parchemin. Ce truc est une
saloperie. Je ne serai tranquille que lorsqu’il sera de nouveau
sous ardoise et hors de portée de qui que ce soit.
— Je suis d’accord, dit Sergueï, à sa grande
surprise.
Ce qui la surprenait n’était pas qu’il accepte de
différer la résolution de l’affaire, mais qu’il accepte de ne pas
en connaître tous les détails.
— Je suis persuadé qu’André a chargé d’autres
personnes d’examiner tous les tenants et les aboutissants de cette
situation afin de s’assurer qu’elle ne se reproduise pas. Je suis
prêt à parier qu’une fois que le Silence en aura terminé avec nos
amis italiens, il sera dressé un inventaire secret, précis et
exhaustif de tous ses aspects, avec annotations historiques et
effets secondaires supposés.
— Enterrer est une tâche dont le Silence s’est
fait une spécialité.
Pour une fois, Wren se sentit à peu près rassurée.
Du moins autant qu’il était possible avec en tête l’idée de cette
entité malfaisante qui attendait qu’on vienne se frotter à
elle…
— Donc, tout ce que j’ai à faire est de trouver le
moyen de procéder à cette Récupération sans me volatiliser ni me
retrouver à l’hôpital. Et le temps presse. Bon sang. Ça me fait
penser… Tu vas les chercher, où je me dévoue ?
Elle leva les yeux au ciel devant son air
égaré.
— Les plats, Didier ! Les plats !
— J’y vais. Il faut que tu examines ça.
Du menton, il désigna non pas le tas de linge
sale, mais les deux petits livres reliés de cuir pour lesquels elle
s’était arrêtée en chemin. Sergueï avait patienté dehors tandis
qu’elle entrait dans un magasin, passait par la porte de derrière
et grimpait deux volées de marches jusqu’à un petit appartement
sans fenêtres. Daishia n’était pas le Talent le plus paranoïaque
que Wren eût connu, surtout avec la ville sur les dents à cause de
la disparition toujours non élucidée de Mash et de Shona, mais elle
n’en était pas loin.
Ce niveau de paranoïa prenait tout son sens
lorsqu’on se souvenait que ce n’était pas un, mais trois Anges qui
avaient juré de réduire Daishia en charpie. Personne ne savait ce
qu’elle avait fait pour déclencher une telle colère, mais de tous
les Fatae modernes, les mal nommés Anges
étaient ceux qui vouaient le moins d’affection aux humains. De
l’avis général, qu’ils exprimassent cette inimitié en se tenant
simplement loin d’eux était une excellente chose.
Un peu plus tôt, au printemps, un groupe de
vigiles anti-fatae avait tué un Ange. Wren et Sergueï s’étaient
trouvés juste à temps sur les lieux pour le voir mourir. Ils ne s’y
étaient pas attardés, redoutant la réaction de ses semblables
lorsqu’ils trouveraient son cadavre.
Wren fronça les sourcils, se demandant tout à coup
si les leaders Fatae qu'O.P. s’était mis à fréquenter avaient pu
parler à des Anges. Il n’était pas donné à n’importe qui de faire
ami-ami avec eux…
Quoi qu’il en fût, Daishia possédait la meilleure
bibliothèque d’ouvrages sur les créatures les plus malveillantes.
Et elle était une vieille amie de son mentor, John Ebeneezer. Après
avoir longtemps pratiqué la magie, Neezer avait d’abord sombré dans
la folie — à cause du Courant —, puis disparu. Mais son réseau se
souvenait toujours de lui, et à travers lui, d’elle.
— Très bien. Tu plonges dans la fournaise, et moi
dans la folie.
Les deux volumes contenaient les écrits d’un
magicien irlandais du nom d’Elspethian, mort de la rage au
XIe siècle selon des sources d’époque,
qui font également part d’une démence de longue date. Cette démence
ne l’en avait pas moins empêché d’être visité par ceux que l’on
appelait communément — et par euphémisme — les Voisins du Dessus :
les Fatae originels, très, très hostiles aux humains. Rares étaient
ceux qui survivaient après les avoir vus. Donc si l’objet contenait
ne fût-ce qu’une toute petite part d’eux…
Wren en eut des frissons dans le dos. Mais les renseignements de
première main étaient préférables dans tous les cas.
Elle attrapa le volume du dessus, puis retroussa
le bas de sa robe d’été jusqu’à mi-cuisses pour s’asseoir plus
confortablement.
— Cesse de lorgner mes jambes et va nous chercher
ce repas ! lança-t-elle à Sergueï sans lever les yeux.
— Bien, m’dame, répondit-il, avant de s’extraire
du fauteuil en grognant sous l’effort.
La porte se referma bientôt derrière lui, et tout
redevint silencieux, à l’exception du froissement des pages que
tournait Wren.
— Voyez un peu ce que nous avons là !
La voix était masculine, monocorde, teintée
néanmoins d’un soupçon d’accent du sud-ouest, comme si la personne
avait cherché à gommer toute trace de son passé sans tout à fait y
parvenir.
— C'est quoi, d’après toi ?
— Un étron, voilà ce que c’est. Je me demande
comment des créatures aussi moches peuvent se reproduire.
Le groupe était constitué de trois hommes et de
deux femmes. Tous bien habillés, jeunes professionnels urbains de
sortie pour un restaurant, un bar ou peut-être un théâtre. Deux
noirs, les autres blancs. Ils remontaient la 38e Rue d’un pas traînant, comme si l’air vespéral de
cet été caniculaire les avait totalement ramollis. Mais leurs
regards étaient ceux de furets percevant une menace, vifs et
aigus.
La Fatae qu’ils venaient de
découvrir s’était figée contre le mur de l’immeuble dont elle
venait de sortir, sa peau visible présentant un aspect et une
teinte qui se fondaient presque au mur de briques brun-rouge.
Malheureusement, la longue robe pastel qu’elle portait n’avait pas
changé de couleur, ce qui la rendait parfaitement visible. Le sac à
dos accroché à son épaule affaissée glissa lentement jusqu’à ses
pieds, et sa tête étroite de salamandre s’inclina une fois vers le
sol comme pour le humer.
— Qu’est-ce que ça fiche ici, au lieu de rester
dans le marais d’où ça n’aurait jamais dû sortir ? Avec les autres
lézards ?
— On pourrait peut-être l’y renvoyer… En
douceur.
Ce dernier mot déclencha un gloussement chez les
deux femmes, tandis que le leader, celui qui avait parlé en
premier, se rengorgeait en bombant le torse. Il rayonnait presque
d’autosatisfaction devant les hochements de tête approbateurs des
quatre autres. Le plus costaud, un blond à moustache épaisse et à
la barbe taillée net, se détacha légèrement du groupe et, posant au
passage le pied dans le caniveau, s’avança lentement vers l’endroit
où attendait la Fatae toujours transie de peur. Celle-ci suivait de
ses yeux ronds la progression de l’homme, tout en jetant toutes les
deux ou trois secondes un regard inquiet à ses comparses.
— Ça, mon pote, elle l’aura cherché, dit l’homme
le plus jeune d’une voix flûtée et ironique. Hé, mais regarde-moi
cette peau ! De quoi faire un superbe sac, non ? A ne pas laisser
traîner dans l’aéroport, pour sûr !
La bouche pincée, le leader étudia
attentivement la créature comme s’il
réfléchissait aux différentes possibilités.
— Je crois que tu as raison, Jack.
Les deux femmes s’écartèrent et se postèrent
chacune sur un trottoir pour faire le guet. Le leader s’avança d’un
pas confiant vers la bête, suivi de Jack. Celui-ci plongea la main
dans la poche de son pantalon, dont il sortit un couteau pliant
qu’il ouvrit, révélant une lame fine et bien affûtée. Un rayon de
soleil la toucha pour se refléter sur le visage de son
propriétaire. Plutôt que d’écarter la tête, celui-ci sembla vouloir
s’imprégner de cette lumière tout en poursuivant sa
progression.
Au moment précis où, comprenant que son immobilité
ne dissuaderait pas ses prédateurs, la Fatae tenta de fuir, l’homme
blond plongea en avant, empoigna par un bout sa robe de rayonne et
tira si fort qu’il la déchira. D’une main maigre prolongeant un
bras d’aspect fragile, la femelle saisit une courroie de son sac à
dos, auquel elle imprima un puissant mouvement circulaire, heurtant
le blond à l’épaule. Ce dernier vacilla et fit un pas de côté sous
le choc.
Voyant sa retraite coupée, elle se colla le dos au
mur, les yeux écarquillés. Ses pupilles se dilatèrent à tel point
que leur centre rouge occulta presque entièrement le noir. Puis
elle ouvrit la bouche, pointa à l’extérieur une fine langue rose et
poussa une sorte de sifflement à glacer d’effroi les âmes
sensibles.
La seconde règle de survie intelligente en cas de
rencontre d’un Fatae était de ne jamais embêter un Basilic. La
première étant de n’embêter à aucun prix une femelle Basilic. Non que les femelles fussent
plus déterminées, plus agressives ou plus
vicieuses que les mâles, mais elles étaient chargées de la
reproduction de l’espèce, et à cet effet la nature les avait dotées
d’une langue qui crachait un venin capable de mettre K.O. un voleur
d’œufs — ou un humain adulte — pour plusieurs jours.
— Attention ! Prends-la par-derrière ! chuchota le
leader, juste assez fort pour n’être entendu que de son compagnon.
Ne laisse pas cette bête puante s’échapper. Apprends-lui à ne pas
venir marcher dans nos rues.
— Léééééézard ! appela Jack, agitant son couteau
devant lui pour attirer l’attention de l’animal. Lééééézard
lééézard lééézard ! Viens ici petit lééézard.
En un autre lieu, peut-être quelques décennies
plus tôt, ils auraient porté des capuches blanches. Ou les robes de
l’Inquisition, envoyant les âmes prétendument corrompues au bûcher
non pas pour la gloire de Dieu, mais par peur de l’Autre.
Mais en dépit de son jeune âge pour l’espèce, la
Basilic n’était pas une petite fille terrifiée. Son sac à dos
rempli de livres constituait une arme redoutable, et si ses
agresseurs n’étaient pas encore tombés, c’était uniquement à cause
de son manque de précision dans le tir. De petites taches de poison
ponctuaient le trottoir là où elle avait raté sa cible.
— Vigiles-ssss… siffla-t-elle, ses écailles
luisant dans l’ombre d’une lumière surnaturelle. Je vous connais,
vigiles-sss. Je vais vous tuer. Vous tuer tous. Et je dansssserai
sur vos osssements.
Depuis plusieurs mois, grâce au Roitelet et au
démon répondant au nom d'O.P., le bruit s’était répandu que des miliciens anti-fatae sillonnaient les rues
et passages de Manhattan. Certains se faisaient passer pour le
Service de Contrôle de la Peste, distribuant des prospectus et
sonnant aux portes pour proposer leurs services. D’autres — ou
peut-être les mêmes en dehors de leur temps de travail —
préféraient une approche plus directe. La consigne des plus âgés
était de ne pas attaquer, mais d’être prêt à se défendre. Sans
faire de quartier si nécessaire.
Profitant de ce qu’il croyait être un moment de
distraction, le blond se rua sur elle. Elle lui cracha dessus. La
projection de venin rata sa cible, les yeux, mais pas la bouche
qu’il ouvrait au même moment pour décocher son propre poison.
A peine eut-il prononcé le mot « salope » que son
visage se figea dans le rictus haineux qui lui valait un froncement
de sourcils outré de sa mère quand il était petit. Mais le reste de
son corps continua de bouger. Dans un dernier sursaut d’énergie, il
bondit sur elle et ils chutèrent ensemble sur le trottoir.
Jack se précipita vers eux, la main tenant le
couteau légèrement écartée afin de ne pas blesser son ami, mais le
troisième homme l’arrêta d’un sifflement bref et aigu.
— Laisse Stevie s’amuser. C'est la première nana
qu’il a la chance de se taper depuis des lustres.
Jack eut une grimace de dégoût à cette idée, mais
consentit à se tenir à l’écart jusqu’à ce que, jaillissant de la
mêlée, la queue de la bête fauche les jambes de son adversaire et
le renverse. Elle avait peut-être le dessous, mais ne s’avouait pas
vaincue. Et touché à l’œil par un nouveau jet de venin, Stevie
commençait à faiblir.
— L'ordure ! lâcha-t-il,
transférant le couteau à son autre main pour se saisir de la queue
reptilienne. Je vais m’offrir un petit souvenir. Et un sac à main
pour Julie ! cria-t-il assez fort pour que sa petite amie
l’entendît depuis le trottoir d’en face.
Le mouvement balayant de la lame entailla à peine
les écailles. La femelle Basilic rugit de douleur, poussa de côté
un Stevie à moitié groggy et, se relevant à demi, plongea sur le
dénommé Jack. Elle avait abandonné toute prétention à passer pour
une personne humaine : sa robe était en lambeaux, et ses griffes,
désormais apparentes, rougeoyaient.
Pas plus que les humains, les Basilics ne
produisaient de lumière propre. Mais les deux adversaires luisaient
maintenant dans le jour déclinant d’une lumière sombre et
frémissante, qui semblait constellée de points noirs mais n’en
produisaient pas moins une étrange clarté.
— Nom de Dieu ! Qu’est-ce que c’est que ça ?
marmonna le leader en reculant d’un pas sans que les deux autres ne
le remarquent.
Puis il baissa les yeux et se rendit compte que
les mêmes étincelles sombres couraient sur sa peau, plus faibles
toutefois, et s’amenuisant sous ses yeux.
— Merde ! Laisse tomber, Jack ! Laisse tomber
!
Les deux femmes commencèrent à s’éloigner d’un pas
vif, tandis qu’il agrippait Stevie par un bras et le remettait tant
bien que mal sur ses pieds.
— Jack, laisse tomber. On s’en va !
La luminescence s’accentua autour des combattants
à tel point que malgré leur empoignade et leurs grognements, ils
finirent par s’en apercevoir.
— Seigneur, grommela Jack,
avant de se jeter derechef sur la femelle, trop obnubilé par sa
rage pour se laisser distraire plus longtemps.
Plus habituée à la magie et à ce qu’elle
représentait que les humains, la Basilic serra les mâchoires et se
dégagea, avant de tenter une nouvelle fois de s’échapper, au lieu
d’attaquer. D’un coup de couteau oblique, Jack lui laboura le
visage, décuplant la haine de la bête qui, au mépris de toute
logique, fit volte-face pour se jeter de nouveau dans le
combat.
— Jack !
Jack était trop occupé pour répondre.
— Ah ! Va au diable ! fit l’autre homme.
Puis, voyant l’une des deux femmes faire demi-tour
pour venir les aider :
— Non ! aboya-t-il. Il veut être seul, cet
imbécile.
La femme jeta un coup d’œil derrière elle, avant
de saisir par le bras un Jack titubant et de tenter de l’éloigner
du combat.
— Sale bestiole, grogna-t-il Je vais t’apprendre à
jouer avec ma ville. Je vais t’apprendre à jouer avec les
humains.
La femelle Basilic siffla quelque chose dans son
propre langage et cracha sur lui, une fois, à bout portant. Cette
fois, le venin atteignit l’œil.
— Sale garce !
Libérant son bras d’un geste sec, Jack leva sa
lame au-dessus de la tête des deux combattants, et l’abaissa d’un
mouvement qui n’eût pas laissé la moindre chance à la bête si
celle-ci n’avait esquivé le coup d’un mouvement ondulatoire
impossible à réaliser pour des humains.
Vibrant autour de leurs
corps telles des ondes de chaleur, la lueur prit une couleur or qui
s’intensifia jusqu’à atteindre sa clarté maximum. Là, un phénomène
étrange dût se produire, car on entendit un cri indéfinissable, un
hurlement, un sifflement de vapeur qui s’échappe. Retrouvant
pleinement sa condition de reptile, la Basilic se ramassa sur
elle-même, pour se détendre brusquement et planter ses crocs dans
le cou de Jack au moment même où celui-ci se redressait pour
plonger d’une main vicieuse la lame de son couteau dans le ventre,
plus tendre et vulnérable, de l’animal.
Il y eut un bruit de baudruche qui se dégonfle. Le
rougeoiement s’accentua un bref instant, avant de s’atténuer et de
s’évanouir tout à fait.
Les deux corps gisaient étendus sur le trottoir,
membres emmêlés, baignant dans une mare de sang, sinistre écrin à
cet enchevêtrement mi-humain mi-animal d’où dépassait une queue à
écailles.
A quelques pâtés de maisons de là, dans la
bibliothèque Stutzner-Friesman, une petite boîte de plastique
doublée de plomb laissa échapper ce qui ne pouvait être décrit que
comme un rot satisfait.
Un bon début. Mais un début seulement.
— Eh bien, c’était rapide.
Wren leva les yeux de sa lecture, s’attendant à
voir revenir Sergueï avec leur repas. Au lieu de cela…
— Maman ! Quel bon vent… ?
Fermant le livre d’une main, elle réfléchit à
toute vitesse et le glissa avec son alter ego
sous le tas de linge sale le plus proche.
— Pourquoi ne m’as-tu pas avertie que tu serais en
ville ? Tu aurais dû m’appeler !
Margot Valère haussa un sourcil parfaitement arqué
devant son unique enfant.
— Parce que tu aurais décroché ?
— Je décroche toujours, protesta Wren. Enfin
presque. Sûr que je l’aurais fait si j’avais entendu ta voix sur le
répondeur.
Wren aimait sa mère à la folie. Mais les deux
femmes étaient convenues que leur relation s’était améliorée d’un
seul coup lorsque Wren avait traversé le fleuve pour s’installer à
Manhattan, établissant ainsi entre elles une distance
salutaire.
Margot déposa avec précaution son sac d’emplettes
à ses pieds, puis s’avança dans l’appartement et gratifia sa fille
d’une tendre étreinte et d’un baiser sur la joue. Il se dégageait
d’elle ce parfum que Wren lui avait toujours connu, de talc chaud
subtilement relevé d’un zeste d’orange. Sa tenue, un chemisier de
coton blanc et une jupe fleurie, était simple mais dans l’air du
temps, et à moins d’avoir vu le ticket de caisse, il était
impossible de deviner que l’ensemble provenait de chez Sears.
— Excuse-moi, c’est un peu le désordre.
Margot s’enfonça dans le fauteuil libéré par
Sergueï deux minutes plus tôt et considéra le linge sale avec cette
expression typiquement maternelle qui en disait plus long qu’un
sermon.
— J’étais sur un job, s’empressa de plaider
Wren, sachant de toute façon qu’elle avait
perdu la bataille et la guerre avant même d’ouvrir la bouche.
— J’ai dit quelque chose ?
— M’man. Même les enfants sourds du Pakistan t’ont
entendue ne rien dire.
Sa mère avait vraiment le plus beau rire de la
création. La vie ne lui avait pas fait de cadeaux, mais elle avait
toujours su la prendre du bon côté et se réjouir de petits
riens.
— Alors, ce voyage en Italie, c’était comment ? Je
ne savais même pas que tu avais un passeport !
O.K. La minute désagréable. Sa mère savait ce
qu’elle était et ce qu’elle faisait. Neezer l’avait voulu ainsi en
prenant Wren comme élève. « C'est déjà assez compliqué que tu
n’aies pas l’âge requis et que je sois un prof », avait-il
expliqué. Mais avec le formidable pouvoir mental que seules
possèdent les mères, elle parvenait toujours à occulter ce qu’elle
ne voulait pas savoir sur la vie de sa fille.
— Intéressant (vrai). Mais trop court (vrai
également : le même en bateau eût été beaucoup plus long. Et plus
avisé.)
— Tu as fait des rencontres, là-bas ?
Sainte Mère !
— Maman. S'il te plaît. Je crois vraiment que tu
devrais oublier ça.
Surtout maintenant. Les choses allaient être coton
: si son adorable génitrice n’avait pas vu d’inconvénient à ce
qu’elle travaille avec Sergueï, pour autant qu’elle eût compris ce
que cela signifiait, elle avait fait subir à ce dernier un
interrogatoire en règle lorsqu’il lui avait
proposé cette association. Et elle lui en voulait toujours de pas
avoir laissé sa fille passer ce diplôme de quatrième année dont
elle rêvait tant. « Il va falloir lui annoncer la chose en douceur…
»
— Hello trésor, voilà le dîner ! Tu le veux ici,
ou au lit… Oh, bonsoir madame Valère, quel plaisir de vous voir !
Pour une surprise…
Et merde.
Margot contempla Sergueï comme si elle ne l’avait
jamais vu auparavant, puis se tourna vers sa fille.
— Maman…
— Dis-moi que ce n’est pas ça.
— Je mentirais.
— Geneviève Marie Valère !
— Margot Elizabeta Valère ! rétorqua Wren
exactement sur le même ton.
Sergueï ressentit une furieuse envie de se cacher
derrière un siège, dans un endroit sûr, quel qu’il soit.
— Tu ne cesses de me harceler pour que je vive ma
vie.
— Ce n’était pas à cela que je m’attendais !
— Pourquoi ? Maman, c’est Sergueï. Tu le connais.
Ce n’est pas comme si j’avais ramassé un voyou dans la rue.
Une onde électrique de faible intensité traversa
Sergueï et Margot, qui tressaillirent en même temps. Sergueï
comprit, mais douta que ce fût le cas pour la personne visée.
— Il ne s’agit pas de… Geneviève, réfléchis un
peu, pour l’amour du ciel !
— Quoi ? Parce qu’on travaille ensemble ? Tu
es sortie une ou deux fois avec un collègue,
si ma mémoire est bonne.
— Si ta mémoire est bonne, tu dois aussi te
souvenir que je l’ai regretté. Mais… Je t’en supplie, es-tu sûre
d’avoir bien tout pesé ?
Elles avaient toutes deux oublié qu’il était là
devant elles, les plats chinois entre les mains.
— Je vais déposer ça dans la cuisine, dit-il avant
de disparaître de leur vue, ce qui ne l’empêcha pas de tendre
l’oreille.
— Pesé quoi ? M’man, cette relation me convient.
Elle pourrait même peut-être devenir durable. Du moins je
crois.
— Durable ! Ne me fais pas rire !
— Quoi ?
— Hein ? lâcha involontairement Sergueï, faisant
écho à la réaction d’incompréhension de Wren.
— Geneviève. S'il te plaît. Je sais que c'est un
homme convenable, et que le courant passe bien entre vous. Mais tu
as vingt-huit ans, et lui…
— Et lui non, termina Wren.
En fait, il frôlait la quarantaine.
— Où cela va-t-il te mener ? Tu devrais te trouver
quelqu’un de plus jeune, Geneviève. De plus proche de ton âge, et
qui…
— Maman ? Va t’en. Tout de suite, s’il te
plaît.
— Je ne songe qu’à ton avenir, ma petite
fille.
— Je sais. C'est pour ça que je me retiens de
hurler.
De fait, sa voix était particulièrement calme et
posée.
— Je t’en prie, m’man.
Nous… nous reparlerons de cela une autre fois. Mais pas maintenant,
d’accord ?
Sergueï perçut un bruit de pas, suivi d’un lourd
soupir.
— Tu m’appelleras ? On déjeunera ensemble ? A
moins que tu préfères venir dîner ? Tu ne m’as pas rendu visite
depuis le printemps.
— Ouais, O.K. Bonne idée. Et il fera sans doute
moins chaud qu’ici, de toute façon. Bonsoir, maman.
Le bruit de la porte qui s’ouvre, et un petit cri
de surprise.
Nom d’un chien, qu’y a-t-il encore ?
Posant la nourriture sur le comptoir, Sergueï
regagna juste à temps le couloir pour voir Margot et O.P. effectuer
un curieux pas de deux, elle tentant de s’en aller, lui tentant
d’entrer. Il était, Dieu merci, vêtu pour une fois d’une sorte de
long coupe-vent, et portait par-dessus son habituelle sacoche de
facteur. Mais sa tête était nue, et il était absolument impossible
de rater sa face aplatie couverte de fourrure blanche, ni ses
oreilles rondes de panda, même si l’on ne remarquait pas la couleur
rouge-sang de ses prunelles.
— Oh, je… Je suis navré…
Le démon offrait l’image du parfait ahuri, et si
la situation avait été un peu moins potentiellement désastreuse,
Sergueï aurait éclaté de rire en le voyant atermoyer, ne sachant
que faire, et lancer des regards désespérés à Wren.
— Tu t’en allais, maman, rappela celle-ci en
saisissant d’une main le bras d’icelle et de l’autre le sac à
provisions. Et promis, je t’appellerai.
O.P. leva les yeux et,
s’apercevant de la présence de Sergueï, se dirigea vers lui comme
pour se mettre à l’abri. Sachant qu’il n’ignorait rien de son
opinion sur les Fatae en général et sur les démons en particulier,
c’était là un signe de panique manifeste.
La porte se referma derrière Margot. Wren s’y
adossa et posa sur ses deux hôtes le regard exorbité de celle qui
vient d’échapper de peu à la catastrophe.
— Doux Jésus !
— Valère. Ta mère est un vrai canon ! Comment
est-il génétiquement possible que tu sois si petite et ennuyeuse
?
— La ferme, O.P. Tu as la marchandise ?
— Ouaip, dans mon sac à malices ! répondit-il en
ouvrant le rabat de celui-ci de sa patte griffue. Ne suis-je pas
ze best ?
— Tu es ze démon, ça
c’est clair. Et comme ze suis
complètement à sec, tu seras ze démon
qui me fera crédit.
— Wren !
O.P. avait l’air vraiment horrifié, et l’espace
d’une seconde Sergueï se demanda s’il n’allait pas devoir mettre la
main à la poche pour payer cet avorton plein de poils. A condition,
bien entendu, qu’il eût du liquide sur lui…
Finalement, la mâchoire du Fatae se décrocha en ce
qu’il supposa être un sourire, et Wren tendit la main pour recevoir
le paquet qu’il sortit de sa sacoche.
— Tu as un mois, Valère. C'est uniquement parce
que je t’aime bien.
— Très bien. Tu vois, je crois que je vais
reprendre mon chemin habituel pour rentrer. Les escaliers sont un
peu trop encombrés à mon goût ce soir.
— Désolée pour… ça, s’excusa-t-elle.
Après l’avoir raccompagné sur les cinq ou six
mètres qui les séparaient de la fenêtre de la cuisine, elle ouvrit
celle-ci de sorte à lui permettre d’accéder à l’escalier
d’incendie.
— Surveille tes arrières.
— Je n’y manque jamais, répliqua-t-il avant de se
faufiler dehors.
— Zut ! lâcha Wren lorsque le bruit des griffes
sur le métal eut presque disparu.
— Quoi ?
— Je m’étais promis de lui tanner les fesses pour
s’être servi de mon appartement, et j’ai oublié.
— Allons, viens dîner. Tu te sentiras mieux
après.
Une fois les plats sortis de leur emballage et
avalés — sur le sol de la pièce principale, parce qu’en dépit du
ventilateur sur pied et du store en papier de riz qui garnissait la
fenêtre, il faisait trop chaud dans la chambre pour y être à
l’aise.
— Et maintenant, les biscuits bonne aventure ! dit
Sergueï en levant deux petits paquets en papier, tandis qu’elle
terminait sa soupe avec un « slurp ! » satisfait.
— Hmm. Pourquoi les soupes chaudes sont-elles
aussi bonnes par temps de canicule ?
— Parce qu’il se produit un équilibre entre les
températures intérieure et extérieure, je croyais que tu le savais. Allez, choisis le tien. Je te
rappelle que ce sera pire si tu ne le fais pas.
Wren posa son récipient en carton et avisa les
deux objets d'aspect inoffensif sur la paume de Sergueï. Jimmy, le
propriétaire et chef cuisinier de Noodles, connaissait un voyant
qui rédigeait les phrases divinatoires pour ses biscuits, c’était
un gadget que les clients adoraient. Ayant eu l’occasion de
constater par elle-même la justesse de vue de leur auteur, Wren
n’était guère emballée. Mais refuser de les ouvrir risquait
d’aggraver la prédiction. Aussi cryptée que fût la phrase, il
valait parfois mieux savoir à quoi s’attendre. D’autres fois en
revanche…
— Bon. D’accord. Très bien.
Tendant une main hésitante, elle se saisit de
celui de gauche. Il prit celui qui restait, l’ouvrit et lissa le
carré de papier qui l’enveloppait.
— Alors ?
— Je ne sais trop si je dois être inquiet ou
terrifié.
— Ça dit quoi ?
Il releva les yeux et haussa les épaules.
— « Le cœur est la seule chose qui puisse vous
faire du mal. » Donc, soit je suis invulnérable, soit je vais avoir
une attaque cardiaque, soit je vais mourir d’une ingestion
excessive d’abats. Ugh. Et le tien ?
Elle plissa les yeux sur son papier.
— « Si vous devez maudire l’obscurité,
souvenez-vous qu’elle n’est que lumière tombée. »
— Génial ! Je craignais que le voyant ne soit
devenu paresseux et les ait tous faits, euh, intelligibles.
— A propos…
C'était un risque, mais le moment lui semblait
idéal pour le prendre. Au pire, cela lui
ferait penser à autre chose qu’à son éventuel décès par excès
alimentaire.
— Oui ?
— Ce qu’a dit ta mère…
— Oh non ! Ne commence pas.
Elle écrasa dans son poing le reste de son biscuit
et versa les miettes dans le carton de soupe vide.
— Ecoute, ma mère… a un petit problème, O.K. ?
Pour résumer, les mecs, les relations de couple et tout ça, c’est
son cheval de bataille. Elle n’est pas contente lorsque je suis
seule, et ceux avec qui je sors ne lui plaisent jamais. Je la
connais par cœur.
— Pourquoi ?
— Pourquoi elle est insupportable à ce point
?
Wren se mit à jouer avec les restes du repas
jusqu’à ce que, se penchant vers elle, il lui soulève d’un doigt le
menton pour la forcer à le regarder.
Elle poussa un profond soupir.
— Tu te souviens de ce qu’a dit ce moine ?
— Freddie ? Il a dit beaucoup de choses. Des
grossièretés sans intérêt, essentiellement…
Il s’interrompit, songeur, avant d’ajouter :
— Qui te sont glissées dessus, sauf la
dernière.
— Fille du diable, oui. Tu sais quelque chose sur
mon père, Sergueï ?
La question le prit au dépourvu, et il dut
réfléchir quelques instants avant de répondre.
— Non.
— Moi non plus. Maman n’a jamais voulu m’en dire
quoi que ce soit. Sauf qu’il était « parti », précisa-t-elle en formant les deux guillemets de ses doigts. Il
allait et venait. Littéralement.
Sergueï se souvint. Un soir, quelques mois
auparavant. Une crise. Une conversation téléphonique à travers la
ville. La voix de Wren, demandant à la personne au bout du fil de
ne pas la quitter. A ce moment-là il avait pensé qu’elle faisait
allusion à son mentor, John Ebeneezer, qui avait disparu alors
qu’elle était encore au lycée. Apparemment ce n’était pas lui. Du
moins pas totalement.
— De toute façon, pour ma mère, les mecs ne sont
rien d’autre qu’un bouton facile à presser. Je ne te cacherai pas
qu’elle passait de l’un à l’autre quand j’étais petite, mais elle
le faisait davantage dans l’esprit de la lionne qui rapporte sa
proie pour nourrir ses petits que pour elle-même.
Un sourire triste apparut sur ses lèvres, et une
ombre nostalgique voila son regard.
— Je peux bien te faire cette confidence : en
matière de couple, les exemples que j’ai eus sous les yeux étant
enfant n’étaient pas les meilleurs.
— Mais cela n’explique pas pourquoi tu as si mal
pris cette insulte.
Elle haussa les épaules, tout en commençant à
débarrasser la vaisselle en carton. Il la laissa faire. En
s’occupant ainsi les mains, songea-t-il, les mots lui viendraient
sans doute plus facilement.
— Maman est aussi Profane qu’il est possible de
l’être. Tu as vu, c’est tout juste si elle s’est rendu compte de la
présence d'O.P. devant elle. J’ai toujours pensé que mes pouvoirs
venaient de mon père. Neezer était très calé en génétique, et Dieu sait qu’on n’en trouve aucune
trace du côté des Valère. Quand j’étais petite j’ignorais ce que
c’était. Je savais juste que ça remontait à l’époque où maman
m’emmenait régulièrement à l’église. J’étais à peu près certaine
que, quelle qu’ait été l’origine de mon Talent, le prêtre ne
pouvait pas approuver.
— La fille du diable.
— Oui. J’ai donc grandi en me demandant si
j’allais rôtir en enfer à cause de cela. Surtout lorsque j’ai
commencé à m’en servir pour chaparder. Je ne le ferais plus
aujourd’hui… Je suis ainsi, c’est naturel, et c’est un don
merveilleux. Mais ce qui se passait au début… Je ne pourrai jamais
l’oublier.
Il se leva en même temps qu’elle. Elle le laissa
la serrer dans ses bras, ce qui lui permit de percevoir son état de
tension.
— Tu veux que je reste cette nuit ?
— Il ne vaut mieux pas. Je ne serai pas de très
bonne compagnie, et puis… Soyons francs : nous avons tous les deux
besoin d’un break.
Elle avait raison, mais il avait ressenti le
besoin de le lui proposer.
— Tu tâcheras au moins de dormir un peu ?
— Par cette chaleur ? O.K., très bien.
J’essaierai.
Mais lorsqu’elle l’embrassa à la porte d’un long
baiser suggestif, bien meilleur que ceux qu’ils échangeaient avant
l’Italie, Wren sut qu’elle serait incapable de trouver le sommeil.
Les paroles de sa mère, pour stupides qu’elles aient été, s’étaient
insinuées dans son esprit et ne le quitteraient pas.
— Merci, m’man, dit-elle à l’appartement vide.
Parce que tu vois, cette relation avec
Sergueï manquait encore de corps. Il a fallu que tu lui en donnes
un peu.
Dieu qu’il faisait chaud dans son appartement ! La
simple idée de gagner sa chambre l’oppressait. Le vert foncé de ses
murs, censé être apaisant, semblait emmagasiner la chaleur plutôt
que de diffuser de la fraîcheur comme il l'aurait dû. Pendant une
bonne minute, elle se laissa aller à envier la climatisation
centrale anti-Courant du duplex de Sergueï. Puis elle rassembla ses
cheveux en une tresse grossière et se rendit dans la salle de bains
pour la fixer d’une pince sur la nuque et dégager ainsi le cou.
Malgré l’extrême légèreté du tissu, sa robe bain de soleil lui
collait à la peau. Avec un soupir, elle la fit passer par-dessus sa
tête, la roula en boule et la jeta dans le panier à linge sale,
vide dans la mesure où plus de la moitié de sa garde-robe d’été
gisait en tas sur le sol de la pièce principale.
Vêtue de sa seule petite culotte, Wren s’étira et
sentit tous ses os, muscles et tendons se remettre en place.
Prenant son courage à deux mains, elle gagna alors l’espace confiné
de la chambre, le temps de sortir du placard un chemisier sans
manches et un short de coton, puis passa dans la pièce d’à côté,
son bureau, où elle mit la main sur une demi-douzaine de livres de
l’étagère « Histoire » de sa bibliothèque.
Récupérant au passage ce qu’elle avait glissé plus
tôt sous le linge sale, elle posa le tout sur la minuscule
table-desserte placée près de son fauteuil et repartit vers la
cuisine. Là, elle sortit du frigo une canette de thé glacé et du
freezer un pot de glace. Puis, elle regagna
le séjour où elle se posa enfin pour commencer ses
recherches.
Deux heures plus tard le thé glacé était fini, un
reste de glace avait fondu au fond du pot, posé sur la pile des
livres laissés de côté, et Wren était lovée dans le fauteuil, un
livre aux coins jaunis ouvert sur ses cuisses, retenant une page
d’une main tandis que l’autre feuilletait le début de l’ouvrage
pour y retrouver une référence.
« Et les Magi se présentèrent devant les princes,
qu’ils plongèrent en telle inquiétude qu’aucun n’osa rejeter leurs
exigences. Un lieu séculier fut donc créé sous le nom de leurs
seigneuries, mais non sous leur autorité. »
Wren revint à la page qu’elle avait retenue.
« Les Magi de Toscane refusaient de s’incliner
devant quiconque, laïc, religieux ou puissant, et se tenaient à
l’écart du monde, se consacrant à leurs charges et à leur cause.
Personne n’eût pu s’élever contre eux, et personne n’osa le faire.
»
— Hum.
Elle leva les yeux et prit soudain conscience de
l’atmosphère pesante qui l’entourait.
— Monastère et hommes de Dieu, mon cul !